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INTRODUCTION

En mars 2020, la propagation rapide de la COVID-19 dans le monde amène l’Organisation mondiale de la santé (OMS) à déclarer l’état de pandémie. Au moment de la rédaction de cet article, plus d’un an s’est écoulé et les différents variants du virus se succèdent à travers le monde entier. Alors que la pandémie s’étire et que les restrictions sanitaires persistent, les institutions éducatives sont contraintes d’adopter des prestations d’enseignement en ligne. À tout moment, en fonction de l’ampleur des cas de COVID-19 recensés dans les communautés et les écoles mêmes, le personnel enseignant est appelé à basculer d’un mode d’enseignement en présentiel à des modalités de livraison d’enseignement en ligne (Nations Unies, 2020; Deslandes-Martineau et al., 2020).

Par conséquent, l’adoption de l’enseignement en ligne implique que les élèves des niveaux primaire et secondaire doivent évoluer dans un nouvel environnement d’apprentissage à l’extérieur des quatre murs de la classe habituelle. Ainsi, les élèves sont amenés à naviguer à travers de nouvelles plateformes d’apprentissage, ou Learning Management Systems (LMS), et à faire usage de différents outils numériques afin de communiquer avec l’enseignante ou l’enseignant et les autres élèves. Souvent considérés comme des digital native (Prensky, 1995), beaucoup d’élèves sont déjà à l’aise avec l’utilisation de plusieurs de ces outils numériques, et bien souvent leurs compétences technologiques surpassent celles de leurs enseignantes ou enseignants et de leurs parents. Pour autant, leurs connaissances sont plus limitées quant à l’utilisation appropriée, sécuritaire et éthique de ces outils. Plusieurs enquêtes font état d’une augmentation alarmante des cas de cyberintimidation dans les plateformes en ligne (McGrath, 2020). Selon L1ght, une organisation qui surveille les tendances en matière de discours haineux, indique que les discours haineux chez les enfants et les adolescents ont augmenté de 70 % depuis que les élèves ont commencé à suivre des cours en ligne » (traduction libre, Degaldo, 2020, p. 1).

Le passage rapide à l’apprentissage en ligne dans les écoles a mis en évidence certaines lacunes de l’éducation à la citoyenneté à l’ère du numérique, déjà relevées dans la littérature (Corriveau, 2016; Plante, 2016). Les élèves en situation d’apprentissage en ligne sont amenés à utiliser des plateformes numériques qui visent l’interaction sociale, le partage de différents documents multimodaux (textes, photos, vidéos, etc.) et la collaboration entre les pairs. Cette connectivité en ligne à l’extérieur de la salle de classe n’est pas pour autant une nouveauté aux yeux des élèves. Ces derniers sont déjà d’avides utilisateurs de réseaux sociaux (Instagram, Tik Tok, YouTube, etc.) comme espace de partage, de « chat » (clavardage) et de plateformes numériques de collaboration, qu’on retrouve notamment dans les jeux en ligne. Malgré cette familiarité avec ces plateformes virtuelles dans leur vie quotidienne, et à l’extérieur du cadre scolaire, les élèves, le personnel enseignant et même les parents présentent des lacunes en ce qui concerne l’agir en tant que citoyen éthique dans ces environnements numériques. L’acquisition d’un savoir-agir éthique dans les environnements numériques est essentielle à l’exercice d’une citoyenneté éthique dans une société pluraliste et inclusive. Toutefois, le personnel enseignant en exercice comme celui en formation n’est pas toujours bien préparé pour traiter d’enjeux sociaux sensibles, comme les discours haineux ou racistes (Jacquet, 2009).

La connectivité en ligne et, en particulier, la possibilité de partage instantané de contenu varié et multimédiatique requièrent de nouvelles compétences liées au savoir-agir en tant que citoyen éthique, lesquelles dépassent la compétence d’usage des outils numériques eux- mêmes. D’autant plus que cette nouvelle forme de connectivité virtuelle amplifie aussi certains enjeux sociaux et éthiques, comme le suggère Dyens : « Oui, la technologie change la culture, mais ce qu’elle fait, ultimement, c’est de la révéler, de l’amplifier, de la multiplier. La technologie est une caisse de résonance de l’humanité. Les défis qu’elle multiplie sont les nôtres. » (Dyens, 2019, cité dans Conseil supérieur de l’éducation, 2020, p. 10.)

Au Québec, le Cadre de référence de la compétence numérique (Ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur, 2019) situe l’apprentissage du savoir-agir en tant que citoyen éthique au coeur des 12 dimensions interreliées de l’acquisition de la compétence numérique. Cette dimension de la compétence numérique devient non seulement une nécessité, mais aussi une urgence en période de pandémie en raison de la mesure de confinement qui « semble avoir durablement bousculé nos pratiques numériques, tout particulièrement auprès des adolescents qui se sont retrouvés en première ligne face à la cyberviolence » (Duneau, 2020).

Dans le cadre de cet article, une réflexion est portée en particulier sur l’agir en tant que citoyen éthique dans l’environnement numérique, chez les élèves en contexte d’apprentissage en ligne durant la pandémie. En particulier, nous nous préoccupons du phénomène de montée des comportements inappropriés et des discours haineux ou racistes véhiculés par les élèves en contexte d’apprentissage en ligne durant la pandémie. Cette réflexion émerge d’un recueil d’expériences issues, d’une part, de l’implication des auteures comme chercheuses et formatrices universitaires auprès d’une communauté d’apprentissage d’enseignantes et enseignants en formation continue pendant la pandémie, laquelle est informée par le modèle de recherche-action collaborative (RAC) développé dans Pellerin (2011). D’autre part, elle émerge par l’expérience d’enseignement en formation initiale et au cycle supérieur sur des enjeux sociaux sensibles en éducation, comme le racisme, les préjugés et le traitement des minorités dans l’actualité. Engagée dans une posture de praticien réflexif (Schön, 1994), notre réflexion n’émerge pas du recueil structuré de données de recherche; elle prend plutôt appui sur l’expérience continue et les nombreuses discussions libres engagées avec les enseignantes et enseignants, les directions d’école et la communauté étudiante des premier et deuxième cycles durant ces rencontres professionnelles, et les séances officielles de cours. L’expérience personnelle acquise en savoir incarné est un outil au service de la réflexion sur le sens du phénomène observé. « Décrire le phénomène, c’est saisir son unification par la personne, le sens que celle-ci lui donne et comment elle le lui a donné. » (Ribau et al., 2005, p. 11.) Dans cet article, nous faisons appel à ce savoir incarné pour appuyer notre réflexion sur le phénomène de l’agir éthique dans l’espace numérique et en contexte d’apprentissage en ligne.

Celle-ci révèle l’ampleur du phénomène de la montée accélérée, durant la pandémie, de comportements et de discours inappropriés, haineux ou racistes en contexte d’apprentissage en ligne chez les élèves. Elles éclairent également le manque de formation chez le personnel enseignant pour gérer ce type de situation et pour savoir comment responsabiliser les élèves et les sensibiliser à l’importance d’agir en tant que citoyen éthique, et ce, en ligne comme en présentiel. Nos propos sont cohérents avec la littérature, et particulièrement avec les publications en provenance de la Commission canadienne de l’UNESCO (Deslandes-Martineau et al., 2020) et des Nations Unies (2020; 2021), qui énoncent clairement les défis de l’éducation en ligne en temps de COVID-19. L’objectif de cet article est d’examiner la dimension de la citoyenneté éthique à l’ère du numérique en contexte d’apprentissage en ligne. Dans un premier temps, nous examinerons le phénomène du transfert rapide des activités d’apprentissage d’un mode en présentiel à un mode en ligne, en réaction aux restrictions sanitaires mises en place pendant la pandémie, et la nécessité d’adopter un agir éthique citoyen dans l’espace numérique pour contrer, ici comme ailleurs dans le monde, la montée des discours d’intolérance, notamment sur les réseaux sociaux (Nations Unies, 2021). Par la suite, nous présenterons des pistes de réflexion et d’action destinées à mieux outiller le personnel enseignant afin qu’il puisse aider les élèves à développer leur citoyenneté éthique en contexte d’apprentissage en ligne.

LE TRANSFERT À L’ENSEIGNEMENT ET À L’APPRENTISSAGE EN LIGNE EN CONTEXTE DE PANDÉMIE

L’enseignement et l’apprentissage en ligne à l’ère de la COVID-19

Depuis le printemps 2020, les restrictions sanitaires en réaction à la propagation de la COVID-19 ont eu pour conséquence de forcer les institutions scolaires à modifier leurs prestations d’enseignement et, dans de nombreux cas, à transférer complètement l’enseignement et l’apprentissage en ligne. L’expression anglo-saxonne emergency remote learning (Hodges et al., 2020), ou « situation d’apprentissage d’urgence » (traduction libre), fait référence à des mesures prises en contexte éducatif en réaction à la situation d’urgence créée par la propagation exponentielle de la COVID-19 lors de la première vague de la pandémie. Ces mesures d’urgence sont toujours en vigueur après plus d’un an, et ce, en réaction à la persistance de la pandémie à travers une 2e, une 3e et une 4e vague, et l’émergence de nouveaux variants du virus. Le transfert de l’apprentissage en ligne a exigé l’utilisation de technologies numériques – plateformes de gestion d’apprentissage (LMS), d’outils de communication asynchrone (courriels, forum, etc.) et synchrone (visioconférence comme Google Meet, ZOOM, etc.) – qui avaient été pour la plupart très peu exploitées par le personnel enseignant des niveaux primaire et secondaire lorsqu’il enseignait selon un mode en présentiel (Nations Unies, 2020; Wu, 2021). Comme l’a indiqué Forget-Dubois (2021), le transfert rapide à l’enseignement en ligne en contexte de pandémie est avant tout une « bouée de sauvetage » (École branchée, 2021) afin d’assurer une certaine continuité de l’enseignement malgré la fermeture des établissements.

Ce passage soudain à un enseignement et à un apprentissage en ligne comme mesure d’urgence a aussi provoqué une sorte de tsunami révélant sur son passage plusieurs enjeux en éducation et, en particulier, de sérieuses lacunes concernant la dimension éthique de la compétence numérique (Deslandes-Martineau et al., 2020). Selon la note de synthèse des Nations Unies (2020), « [l]a crise sanitaire a révélé que la formation initiale et continue des enseignants devait être repensée de façon à mieux les préparer aux nouvelles formes d’enseignement » (p. 16-17). Cette prise de conscience et l’état d’urgence dans lequel se retrouvaient les administrations scolaires ont contribué à l’adoption précipitée de diverses solutions, le tout de nature plus réactive que proactive. La priorité pour les écoles était avant tout d’assurer une certaine continuité pédagogique pendant la pandémie à travers le transfert à l’enseignement et à l’apprentissage en ligne (Nations Unies, 2020). Le personnel enseignant avait peu de temps pour se retourner, s’approprier les outils numériques pour pouvoir enseigner en ligne et accompagner leurs élèves à travers de nouveaux environnements d’apprentissage numérique. Ainsi, la priorité de la part des systèmes éducatifs était avant tout d’offrir des formations continues rapides, « prêtes à utiliser », sur l’usage des technologies d’enseignement en ligne, pouvant être exploitées dans l’immédiat.

La vitesse à laquelle s’est déroulé le passage en mode virtuel n’a certes pas permis aux enseignantes et enseignants de développer leurs connaissances et les compétences nécessaires pour créer des expériences d’apprentissage riches et engageantes en ligne pour leurs élèves (Deslandes-Martineau et al., 2020). Elle leur a encore moins donné la possibilité de développer de nouvelles compétences en ce qui concerne la citoyenneté éthique numérique en ligne. Le rapport du Conseil supérieur de l’éducation fait également état de cette situation : « Cela soulève des préoccupations touchant au développement des compétences et des attitudes nécessaires à la maîtrise de l’information, à l’exercice de la citoyenneté… » (Conseil supérieur de l’éducation, 2019, p. 2.) En fait, le personnel enseignant possède des compétences très limitées concernant l’usage des outils numériques en contexte d’apprentissage en ligne de manière éthique. Selon les recherches effectuées par HabiloMédias – un organisme canadien sans but lucratif également cité dans les documents de l’UNESCO –, ces compétences « [...] démontrent que les enseignants accordent une grande importance à l’enseignement des compétences de littératie numérique à leurs élèves, comme l’authentification des renseignements, la gestion de la vie privée, la lutte contre la cyberintimidation et la sécurité en ligne, tout porte à croire que ce n’est pas le cas dans les classes du Canada » (HabiloMédia, s.d.) Des recherches réalisées avant la pandémie (p. ex. : Corriveau, 2016; Plante, 2016) avaient déjà démontré que le développement des compétences reliées à la citoyenneté numérique représentait un défi pour le personnel enseignant. Ce défi est d’autant plus accentué avec le transfert à l’enseignement et à l’apprentissage en ligne, et en particulier en réaction à de nouveaux enjeux sociaux et éthiques qui émergent dans le cadre de l’apprentissage en ligne et en période de pandémie (Degaldo, 2020).

De nouveaux environnements d’apprentissage et des enjeux d’éthique et de citoyenneté numérique

L’expérience du basculement à l’apprentissage en mode virtuel s’est révélée beaucoup plus facile pour les élèves que pour le personnel enseignant. En fait, les élèves sont en majorité beaucoup plus familiarisés avec l’utilisation de plateformes numériques comparativement à leurs enseignantes et enseignants, et même à leurs parents. Dans une nouvelle ère où la technologie imprègne toutes les sphères de notre vie quotidienne, les plateformes numériques jouent un rôle important dans la vie des jeunes. Elles leur permettent notamment de s’amuser, de socialiser, de communiquer et de partager avec les amis (Jenkins et al., 2015). Les environnements virtuels sont d’ores et déjà les nouveaux terrains de jeux et espaces de socialisation pour les jeunes. Le jeu en ligne est un exemple de plateformes numériques avec lesquelles les élèves d’âge scolaire et même préscolaire sont très familiarisés. Selon des statistiques américaines, jusqu’à 91 % des enfants de 2 à 17 ans jouent aux jeux vidéo sur une base régulière (Roberge, 2017). Les jeux en ligne permettent de développer la compétition, mais aussi des habiletés de collaboration, favorisant aussi un sens de camaraderie et l’esprit d’équipe (Pellerin, 2020). Les réseaux sociaux sont aussi des environnements numériques utilisés d’une manière exponentielle par les adolescents d’aujourd’hui. La montée rapide en popularité de plateformes numériques, comme Instagram et Tik Tok, chez les jeunes est causée en grande partie par les affordances (terme anglo-saxon, voir Gibson, 1979) qu’offrent celles-ci, soit le partage de photos et de vidéos, ainsi que la création de contenus numériques et multimodaux (Pellerin, 2018). Ainsi, l’apprentissage en ligne, appuyé par l’utilisation de plateformes numériques comme Google Classroom, Moodle, D2L, etc., n’a pas exigé d’adaptation radicale chez les élèves. En raison de l’usage accru des technologies dans leur vie quotidienne, les élèves se sont approprié rapidement de nouveaux outils numériques adoptés par les écoles afin de permettre la continuité de l’apprentissage en contexte de pandémie.

Malgré les habiletés des élèves à utiliser les technologies émergentes, il n’en demeure pas moins qu’on observe de nombreuses lacunes chez ces derniers en ce qui concerne le savoir-agir éthique nécessaire à l’exercice de la citoyenneté numérique. Le basculement à l’apprentissage en ligne en période de pandémie a révélé d’une manière alarmante l’absence de savoir-agir relativement à l’adoption d’une posture de citoyen éthique dans l’usage du numérique. Ces lacunes ont pour effet d’accentuer des enjeux sociaux et éthiques en contexte d’apprentissage en ligne, mais aussi d’influencer des actions et des comportements dans la vie des jeunes à l’extérieur des cadres éducatifs.

En dépit de la prise de conscience de certains enjeux sociaux liés à l’usage du numérique (voir le site d’HabiloMédias) – comme la cyberintimidation, le comportement éthique en ligne, la propagande haineuse, les fausses nouvelles et le déploiement de mesures proactives en contexte éducatif pour y faire face et conscientiser les élèves à ces effets délétères –, le phénomène est loin d’être sous contrôle. Bien au contraire, dans un contexte social de libération de la parole (Nations Unies, 2021) et de tensions liées à la pandémie, l’apprentissage en ligne est également traversé par les tensions qui circulent plus largement dans la société. Le transfert à l’apprentissage en ligne y fait écho et l’amplifie, faute d’un savoir-agir éthique. Bien qu’il y ait un manque de données probantes en provenance de la recherche canadienne en contexte francophone et, en particulier, en contexte de milieu minoritaire, le personnel enseignant et les directions d’écoles ayant contribué à nos réflexions sont témoins d’une montée chez les élèves, tant au niveau primaire que secondaire, de comportements inappropriés, de l’adoption de discours haineux ou de discours racistes en contexte d’apprentissage en ligne. Ces comportements et ces discours de la part des élèves ont souvent lieu sur des plateformes numériques, comme les réseaux sociaux, à l’extérieur du cadre éducatif, mais s’infiltrent par la suite dans les environnements virtuels utilisés pour l’apprentissage en ligne. Quelle que soit l’origine du comportement ou du discours, ceux-ci influencent à la fois le climat relationnel, le sentiment de bien-être et de sécurité, ainsi que l’apprentissage des élèves en contexte virtuel.

Selon les enseignantes et les enseignants, l’affichage et le partage par les élèves dans des clavardages et forums en ligne de photos et de vidéos inappropriées avec du contenu sexuel ou violent sont des situations auxquelles ils doivent faire face dans le cadre de leur enseignement en ligne. Les comportements inappropriés et les discours haineux ou racistes ne sont pas nouveaux chez les jeunes, mais l’utilisation de leur part des plateformes numériques, comme les réseaux sociaux, leur offre de nouveaux environnements pour accomplir cet exercice (Nations Unies, 2021). Cependant, en période de pandémie et d’apprentissage en ligne, l’émergence de comportements d’intimidation est à la hausse, ainsi que l’adoption de discours haineux ou racistes selon les observations d’actrices et d’acteurs éducatifs, tels que le personnel enseignant et les directions d’écoles. Les élèves ont comme modèle les discours véhiculés des adultes à partir des réseaux sociaux. « En 2017, une analyse canadienne a montré que le langage raciste, islamophobe, sexiste ou autrement intolérant avait augmenté de 600 % en un an. » (Market Place, 2017, cité dans Musée de l’Holocauste Montréal, 2019.) « Au Canada, 8 jeunes sur 10 disent avoir reçu souvent ou parfois des commentaires racistes sur les médias sociaux. » (Montreal Gazette, 2019, cité dans Musée de l’Holocauste Montréal, 2019.)

Les comportements en ligne des élèves sont les miroirs de ce qui se passe sur les réseaux sociaux au quotidien. La montée de l’intolérance, et des discours intolérants, xénophobes et racistes est particulièrement visible sur Internet et les médias sociaux. La libération de la parole que l’on peut observer dans les discours politiques et médiatiques y est exacerbée (Nations Unies, 2021). Dans son analyse des pages Facebook de trois groupes populistes identitaires au Québec, à la suite de l’attentat à la mosquée de Québec, Potvin (2017, p. 1) montre comment les administrateurs de ces pages alimentent le nationalisme, orientent « les échanges sur l’enjeu identitaire » et maintiennent « un sentiment de crise et d’appartenance commune, dont les effets préjudiciables sont visibles », en exploitant les techniques classiques utilisées par les médias traditionnels pour influencer leur audience.

Selon certains auteurs comme Bounemoura (2020), ce phénomène d’intolérance observé sur les réseaux s’est accentué pendant la période de pandémie en raison du confinement. La fermeture des établissements scolaires et le confinement à la maison ont pour effet d’accentuer l’usage des plateformes numériques chez des jeunes, et trop souvent avec une surveillance minimale de la part des adultes. Le personnel enseignant souligne que, en contexte scolaire traditionnel en présentiel, les élèves utilisent des outils numériques selon des règles de bonne conduite et de sécurité. Des bris à ces règles peuvent entraîner des mesures punitives et l’interdiction d’utiliser ces outils. Cependant, selon leurs observations, la nétiquette qui correspond aux règles de politesse et de conduite sur Internet est perçue par les jeunes comme une exigence scolaire et non comme un savoir-agir à l’extérieur de l’école. Ainsi, lorsque les élèves évoluent dans des plateformes numériques hors de l’école, le personnel enseignant constate qu’ils sont exposés à des comportements inappropriés, des discours haineux ou racistes, mais, trop souvent, ils ne sont pas en mesure de porter un jugement critique et d’adopter un comportement éthique envers ceux-ci. Ce qu’ils voient et entendent sur les réseaux sociaux est perçu comme légitime et représente le droit à la liberté d’expression. Ainsi, les élèves s’approprient certains de ces comportements inappropriés et de ces discours haineux ou racistes en provenance des réseaux sociaux, et diffusent ceux-ci dans leurs échanges et discussions en contexte d’apprentissage en ligne à travers les clavardages, les forums et autres espaces de dialogue mis à la disposition des élèves pour appuyer leur apprentissage en ligne. L’influence d’un manque de savoir-faire et de savoir-agir en tant que citoyen éthique de la part des élèves en ligne soulève à la fois des enjeux sociaux et éthiques. Selon le Conseil de l’Europe (2020), les lacunes observées au niveau de l’agir éthique citoyen par les élèves peuvent entraver leur santé mentale et physique, leur sens de la sécurité et du bien-être, et peuvent influencer négativement leur apprentissage. Ces lacunes peuvent aussi entraîner des conséquences légales donnant lieu à des accusations d’infractions criminelles et, par conséquent, à des poursuites judiciaires. Le manque de connaissances et de savoir-agir en tant que citoyen éthique à l’ère numérique peut contribuer à une certaine vulnérabilité chez les jeunes concernant la propagande haineuse ou raciste, ainsi que l’embrigadement idéologique ou politique.

LA CITOYENNETÉ NUMÉRIQUE À L’ÈRE DE L’APPRENTISSAGE EN LIGNE

De la réflexion à un cadre d’action pour favoriser l’apprentissage en ligne de manière éthique

Les chercheuses et chercheurs, et actrices et acteurs de l’éducation s’entendent pour dire que l’éducation à la citoyenneté numérique s’impose à l’ère de la globalisation numérique (Ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur, 2019; Conseil de l’Europe, 2017). Au-delà de la maîtrise technologique, elle sous-tend la capacité de penser de manière critique au monde environnant et d’agir en citoyen éthique et responsable, conscient des injustices sociales (Funk et al., 2016) et de « la défense continue de la dignité et de tous les droits fondamentaux qui lui sont associés » (Conseil de l’Europe, 2017, p. 11) grâce à l’utilisation responsable de la technologie. Par là même se déploie la dimension éthique intrinsèque de l’éducation à la citoyenneté numérique, laquelle a été mise à l’épreuve par le passage rapide – voire brutal pour certaines enseignantes et certains enseignants – à l’enseignement en ligne durant la pandémie de COVID-19.

L’idée d’un fossé existant entre les jeunes « natifs de l’ère numérique », habitués à naviguer dans l’espace numérique, et la génération précédente, les « immigrants numériques », comme les enseignantes et enseignants ou les parents dont les compétences seraient moins développées et qui seraient acquises plus difficilement, a été remise en question par les chercheurs. Par exemple, dans sa recherche sur les pratiques numériques des jeunes, Boyd (2016, cité dans Joubaire, 2017, p. 9) fait état des défis que les jeunes rencontrent dans le monde « connecté » : « [...] car avoir l’aisance suffisante pour créer ses propres médias ou partager des contenus ne signifie pas qu’ils ont les connaissances nécessaires pour exercer un esprit critique sur les médias qu’ils utilisent. »

Les effets délétères et souvent tragiques de la cyberintimidation chez les jeunes sont pourtant bien connus (Shariff, 2009; 2015). Les gouvernements sanctionnent d’ailleurs ces comportements de plus en plus sévèrement. Il apparaît nécessaire que les jeunes, leurs parents et les écoles soient conscients des risques légaux que suscitent leurs actions et qu’ils se familiarisent avec la protection en ligne; « le plus grand défi reste d’aider les jeunes à définir leurs limites juridiques et éthiques lorsqu’ils font face à des préjudices en ligne et de mettre l’accent sur le leadership des jeunes et des moins jeunes, en ce qui a trait à leur responsabilité sociale et leur citoyenneté numérique » (McGill University, s.d.).

Développement du curriculum à l’ère numérique

Dans une société multiculturelle comme le Canada, l’impératif de l’inclusion, de l’équité dans le respect des droits, est au coeur de la démarche éducative (Jacquet, 2016, 2009; Potvin, 2014). À l’ère du numérique, l’intégration de la dimension éthique et de la citoyenneté numérique est essentielle afin de développer chez les élèves les compétences de savoir-être et d’agir de manière éthique et en citoyen responsable (Lafrenière et Cox, 2019). La citoyenneté numérique doit être intégrée, et ce, de manière transversale, dans l’ensemble des programmes scolaires, comme le souligne le Rapport sur l’état et les besoins de l’éducation (Conseil Supérieur de l’Éducation, 2019). Cela évitera qu’elle ne soit cantonnée qu’à des programmes précis (p. ex. : TIC, études sociales), ou encore laissée au bon vouloir de l’enseignante ou de l’enseignant. Comme le dit si bien le proverbe africain : « Il faut tout un village pour élever un enfant. » L’éducation à la citoyenneté numérique est ainsi la responsabilité de tout le monde!

La formation initiale et continue du personnel enseignant

Une telle position suggère nécessairement que le personnel enseignant soit lui-même outillé pour développer les compétences associées à l’éthique et à la citoyenneté numérique chez leurs élèves. Le besoin de formation initiale à la compétence numérique, englobant les dimensions éthiques et celles de la pensée critique, est clairement nommé dans le Rapport sur l’état et les besoins de l’éducation (Conseil supérieur de l’éducation, 2019) et le Cadre de référence de la compétence numérique (Ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur, 2019).

Ce dernier document est alimenté par « une analyse systématique de plus de soixante-dix référentiels de compétences informationnelles et numériques du 21e siècle, provenant du monde entier » (p. 9). Il identifie 12 dimensions de la compétence numérique, dont la compétence 1 (Agir en citoyen éthique à l’heure du numérique) et la compétence 11 (Développer sa pensée critique envers le numérique) sont intrinsèquement liées.

La compétence 1 : Agir de manière éthique en considérant la diversité sociale, culturelle et philosophique des parties prenantes de la société numérique ainsi que du contexte social, économique, environnemental ou professionnel dans lequel se déroulent les interactions; Être conscient de l’impact de son utilisation du numérique sur son bien-être physique et psychologique.

Ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur, 2019, p. 10

Compétence 11 : Élaborer son jugement à l’égard du numérique de façon intentionnelle en se basant sur des critères d’analyse rigoureux, en exploitant des ressources numériques et en les comparant entre elles; Poser un jugement réflexif sur son utilisation du numérique en faisant preuve d’autocritique.

Ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur, 2019, p. 23

Ce cadre de référence propose également de courts exemples de situations d’apprentissage utiles pour le personnel enseignant pour chacune des 12 compétences, mais qu’il s’agit de compléter par des ressources et des formations ciblées lui permettant d’apprendre à modéliser un agir éthique et à développer la pensée critique.

Afin de mieux outiller le personnel enseignant, les élèves et les parents, des ressources en ligne sont aussi développées pour accompagner les jeunes Canadiens à devenir des citoyens éthiques à l’ère du numérique. Par exemple, la ressource en ligne HabiloMédias offre des ressources pédagogiques, destinées aux classes allant de la maternelle à la 12e année, qui sont alignées avec les objectifs et les résultats d’apprentissage des programmes d’études des provinces et des territoires (HabiloMédias, 2021a). L’un des objectifs ciblés est d’aider les enfants et les jeunes à « se comporter de manière appropriée en ligne » (HabiloMedias, 2021b, p. 6) et « à faire en sorte qu’ils possèdent les compétences d’analyse critique dont ils ont besoin dans le monde médiatisé 24/7 » (HabiloMedias, 2021b, p. 14). HabiloMédias propose sur son site de s’appuyer sur l’analyse d’événements sociaux (p. ex. : Black Lives Matter) pour modéliser la démarche critique d’analyse et favoriser le développement de valeurs éthiques (Habilomédias, 2021 c).

D’autres ressources multimédias en ligne, comme celles de la Fondation Lilian Thuram[1] et d’Amnistie internationale[2], sont aussi accessibles aux enseignantes et enseignants afin de les appuyer dans l’éducation à des enjeux sociétaux, tels que le racisme et la violation des droits humains. De telles ressources offrent en particulier des idées de situations d’apprentissage authentiques dans lesquelles les élèves peuvent s’engager activement en ligne afin d’apporter des solutions à des enjeux auxquels ils font eux-mêmes face dans leur quotidien en classe et à l’extérieur. À travers la participation à des projets en ligne de la sorte, les jeunes apprennent à agir en citoyen éthique et à développer leurs compétences reliées à l’usage du numérique de manière éthique et démocratique.

Une dernière ressource que nous proposons ici est Le RÉCIT[3] (2017). Ce réseau a aussi comme objectif le développement professionnel du personnel enseignant en matière de citoyenneté numérique. Il propose des ressources en ligne et des formations continues lui permettant de favoriser l’adoption de comportements éthiques et responsables par les élèves. Depuis le début de la pandémie, ces ressources visent davantage l’intégration de ces comportements éthiques en contexte d’apprentissage en ligne.

L’accès en ligne à de telles ressources pédagogiques est nécessaire et incontournable en formation initiale et continue, car elles permettent d’outiller et d’accompagner le personnel enseignant dans le développement de la citoyenneté éthique et numérique chez leurs élèves. Et cela quel que soit le mode de livraison : en présentiel, en ligne ou en hybride.

CONCLUSION

La transformation éducationnelle qui s’est effectuée en réaction à la pandémie de COVID-19, et qui concerne en particulier l’enseignement et l’apprentissage en ligne, commande de nouvelles compétences éthiques et numériques qui vont au-delà des habiletés à l’usage des technologies numériques (Conseil supérieur de l’éducation, 2019). Alors même que, sur les réseaux sociaux, les discours d’intolérance, accentués par le contexte de la pandémie, diffusent au-delà des frontières, il importe plus que jamais d’intégrer dans les situations d’enseignement et d’apprentissage le savoir-agir en tant que citoyen éthique et responsable dans les environnements numériques. Un point d’ancrage transversal de l’acquisition de la compétence numérique à l’heure de l’interconnectivité globale et de l’instantanéité.

L’absence d’un savoir-agir en tant que citoyen éthique et responsable chez les élèves peut avoir des conséquences importantes sur leur santé mentale et physique, et sur leur sentiment de sécurité et de bien-être. Elle peut également entraver leur apprentissage scolaire. Des lacunes à l’égard de ces compétences, et reliées à la citoyenneté éthique et à la citoyenneté numérique, peuvent également contribuer à l’émergence d’autres enjeux sociaux et éthiques, comme des conséquences légales pouvant mener jusqu’à des poursuites judiciaires. Le manque de connaissances et de compétences critiques d’analyse chez les jeunes témoigne plutôt de l’existence d’une fracture éthique, c’est-à-dire d’une disjonction entre la compétence d’usage du numérique élevée des élèves et leur faible compétence éthique dans les environnements numériques. Une fracture qui peut contribuer à une vulnérabilité accrue envers la propagande haineuse ou raciste diffusée sur les plateformes numériques, et à l’embrigadement idéologique et politique des jeunes (Nations Unies, 2021).

À l’ère du numérique et de l’interconnectivité globale, l’intégration transversale dans le curriculum de la dimension éthique et de la citoyenneté numérique est essentielle. Nous devons tous être à la fois responsables individuellement et collectivement de nos comportements éthiques, et ce, autant dans les environnements virtuels que dans la « vraie vie » (Landry, cité dans Musée de l’Holocauste Montréal, 2019).

Par ailleurs, il s’avère essentiel de s’assurer que la formation initiale et continue du personnel enseignant dépasse le développement de la compétence d’usage des outils technologiques afin d’intégrer l’agir en citoyen éthique dans les environnements numériques. Une dimension essentielle clairement identifiée dans le Rapport sur l’état et les besoins de l’éducation (Conseil Supérieur de l’Éducation, 2019) et le Cadre de référence de la compétence numérique (Ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur, 2019). À cet égard, l’appui sur les savoirs incarnés acquis dans l’expérience est très porteur, tant pour les chercheuses et chercheurs que pour le personnel enseignant et les étudiantes et étudiants en formation initiale et continue.

La réalisation de recherches quantitatives et qualitatives pourrait valider l’importance de la dimension éthique de la citoyenneté numérique, et en particulier en contexte d’enseignement en ligne. Une problématique qui reste encore peu investiguée en éducation, notamment en contexte minoritaire francophone hors Québec. Cette réflexion, nous l’espérons, contribuera à sensibiliser le personnel enseignant, les directions d’école, les parents et autres actrices et acteurs éducatifs à l’urgence de développer l’agir éthique à l’ère du numérique.