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INTRODUCTION

Le début du 21e siècle a été marqué par des changements fondamentaux concernant l’ampleur et la vitesse de la communication, ainsi que l’acquisition, la création et le partage de nouveaux savoirs (Martinovic et Freiman, 2013). Ces changements ont occasionné, parallèlement, l’émergence de nouveaux types de comportements citoyens influencés par une forte présence des technologies et ont créé, par le fait même, une large porte d’entrée dans un monde interconnecté et interdépendant (Evans et Hundey, 2000). Les informations, ainsi que les événements qui prennent place à travers le monde, sont plus facilement accessibles et les gens peuvent agir plus aisément de façon directe avec d’autres en exerçant leurs droits civiques, en respectant les droits de la personne et en se montrant solidaires avec le reste de la communauté. Néanmoins, cette ouverture sur le monde rend certaines personnes plus vulnérables alors qu’elles rencontrent des défis bien réels résultant du fait d’être exposées à des actes de violence, de racisme, de sexisme et d’autres formes d’intimidation (Evans et Hundey, 2000). Dans son rapport Le Canada dans un monde interconnecté en rapide évolution : perspectives et possibilités en matière de mobilisation des connaissances et de recherches futures, le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH) affirme : « Les technologies et les médias numériques représentent une menace croissante pour la sécurité et la démocratie; il faut bien cerner les émotions, les questions liées à la confiance et les considérations d’ordre éthique pour trouver des solutions. » (CRSH, 2018, p. 4.)

Les contacts entre les gens et les organismes se multiplient en ligne et affectent la vie privée, le commerce, le travail et l’éducation (MyHyun, 2016). Les personnes citoyennes ont accès instantanément à un monde ouvert dans toute sa complexité, mais quels rapports créent-elles avec le monde? Comment perçoivent-elles les problèmes et quelles solutions y proposent-elles? Comment exercent-elles leur citoyenneté dans ce contexte numérique planétaire? Comment nos systèmes éducatifs les préparent-elles à cette réalité? Voilà les questions générales qui ont guidé notre recension des écrits effectuée en réponse à l’appel du CRSH, lancé en 2016, concernant la façon dont le Canada peut continuer à réussir dans un monde interconnecté en évolution rapide.

En nous concentrant plus particulièrement sur les compétences numériques et les pratiques de leur développement dans un contexte de citoyenneté numérique globale, nous avons examiné deux angles particuliers : 1) Quelles compétences sont nécessaires pour une personne citoyenne numérique active et responsable dans un contexte de mondialisation? 2) Comment contribuer de façon inclusive et équitable au développement de compétences en matière de citoyenneté numérique dans un monde interconnecté?

CADRE CONCEPTUEL

Concept de citoyenneté numérique

Plusieurs chercheuses et chercheurs se sont penchés sur le concept de citoyenneté numérique afin d’en définir les principales composantes. L’International Society for Technology in Education (ISTE, 2020) définit la citoyenneté numérique en soulevant quatre éléments clés : 1) la permanence de l’identité numérique; 2) l’importance d’adopter des comportements positifs, sécuritaires, légaux et éthiques en ligne; 3) la propriété intellectuelle associée à l’utilisation et au partage d’information; et 4) la vie privée et la sécurité numérique associées à la gestion des données personnelles. Isman et Canan Gungoren (2014) focalisent plutôt leur attention sur les activités réalisées en ligne et proposent une définition inclusive de la citoyenneté numérique, en la décrivant comme « la capacité d’utiliser la technologie avec compétence; d’interpréter et de comprendre le contenu numérique et d’évaluer sa crédibilité; de créer, de rechercher et de communiquer avec les outils appropriés; de réfléchir de manière critique sur les opportunités et les défis éthiques du monde numérique; de faire des choix sûrs, responsables et respectueux en ligne » (Isman et Canan Gungore, 2014, p. 73, traduction libre). Jones et Mitchell (2016), pour leur part, font valoir une vision succincte de la citoyenneté numérique reposant sur le comportement respectueux et l’engagement civique en ligne. Dans le même ordre d’idée, Ribble (2015) fait référence à la citoyenneté numérique comme l’ensemble des « normes d’un comportement approprié et responsable – l’utilisation de la logique » (Ribble, 2015, p. 15, traduction libre). Essentiellement, une personne citoyenne numérique crée ou vit des expériences numériques positives en se souciant d’elle-même et des autres (Ribble, 2017). Afin de mieux comprendre le concept de citoyenneté numérique dans toute sa complexité, neuf éléments, qui suivent les principes du respect, de l’éducation et de la protection, lui sont associés (Ribble, 2015; Ribble et al., 2004; Ribble et al., 2005) : 1) Accès numérique; 2) Commerce numérique; 3) Communication et collaboration numériques; 4) Étiquette numérique; 5) Aisance avec le numérique; 6) Santé et bien-être numériques; 7) Loi numérique; 8) Droits et responsabilités numériques; 9) Sécurité numérique et protection de la vie privée. Ces neuf éléments peuvent être divisés en trois grandes catégories (Ribble et Bailey, 2007). On associe l’accès numérique, la communication et la collaboration numériques, ainsi que l’aisance avec le numérique, à l’apprentissage des élèves et à leur rendement scolaire. L’étiquette numérique, les droits et responsabilités numériques, de même que la sécurité numérique et la protection de la vie privée correspondent à l’environnement et au comportement des élèves. Enfin, la loi numérique, la santé et le bien-être numériques, et le commerce numérique font partie de la vie des élèves à l’extérieur du milieu scolaire.

Ribbles (2017) propose trois principes directeurs pour encadrer le développement de la citoyenneté numérique : 1) la sécurité (protection de soi et des autres), 2) le sens commun (compréhension du monde numérique dans le but de faire des choix responsables) et 3) l’aspect social (respect de soi et de l’autre). Ce cadre, aussi appelé 3S (Figure 1), favorise la mise en place des neuf éléments clés présentés ci-dessus. C’est à la jonction de ces trois principes directeurs qu’on retrouve la citoyenneté numérique.

Figure 1

Cadre 3S (Ribble, 2017)

Cadre 3S (Ribble, 2017)

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Évolution du concept de citoyenneté numérique

Au fil des années, le concept de citoyenneté numérique s’est complexifié (Figure 2). Au départ, toute personne possédant un accès à Internet était considérée comme une citoyenne numérique (Shelley et al., 2004). La fréquence d’utilisation ou encore le type d’activités réalisées en ligne n’étaient alors aucunement pris en considération.

Figure 2

Évolution du concept de citoyenneté numérique

Évolution du concept de citoyenneté numérique

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La définition initiale de la citoyenneté numérique a donc rapidement évolué et est passée du simple accès à Internet à une utilisation quotidienne et efficace (Mossberger et al., 2011). Une utilisation efficace requiert toutefois la mobilisation de différentes compétences. Le concept de littératie numérique, dans lequel on fait référence à l’importance de posséder des compétences techniques (ex. : utiliser un logiciel de traitement de texte ou de traitement d’images) et non techniques (ex. : faire de la recherche d’informations ou juger de la crédibilité des informations présentées sur Internet) a alors vu le jour. D’autres ont plus récemment abordé les compétences numériques sous l’angle de la citoyenneté mondiale, où la citoyenneté numérique semble s’ajouter à la citoyenneté traditionnelle pour constituer deux des principales facettes de ce nouveau genre de citoyenneté. Clark et Savage (2017), par exemple, signalent l’émergence d’une citoyenneté mondiale due, en partie, à la multiplication des échanges transnationaux (sur les plans économique, politique et culturel), essentiellement facilités par la connectivité physique et virtuelle. Cet état des choses serait ainsi à l’origine d’une nouvelle conception de la citoyenneté dans son rapport avec la nation (aspect local) et le monde (aspect mondial). Selon Kanan et Baker (2006), la citoyenneté mondiale est devenue l’un des enjeux majeurs du 21e siècle, en particulier pour les systèmes éducatifs dont les curricula et les pratiques pédagogiques associées semblent avoir de plus en plus comme finalité la formation de citoyens du monde.

MÉTHODOLOGIE

Notre approche méthodologique s’est principalement fondée sur la synthèse narrative, une méthode qui inclut la recension d’études qualitatives et qui est souvent utilisée dans l’analyse d’une littérature hétérogène (Popay et al., 2006). Pour mieux comprendre la problématique ciblée, nous avons effectué une recension des écrits, afin de produire une synthèse détaillée englobant des données de recherche, des pratiques efficaces, des cadres référentiels, des documents stratégiques et des politiques. Nous décrivons d’abord les stratégies exploitées pour effectuer la recherche documentaire initiale, puis les critères d’inclusion et d’exclusion, et enfin la démarche de sélection des ouvrages retenus pour la recension des écrits.

La première partie du travail consistait à effectuer une recherche documentaire systématique des écrits sur la citoyenneté numérique dans un contexte mondial. Après avoir cherché dans les moteurs de recherche communs Google et Google Scholar, nous avons examiné des bases de données canadiennes et internationales (ERIC, ProQuest, SpringerLink, Science Direct et EBSCO) afin de monter une recension plus complète et plus scientifique des écrits pertinents. Étant donné que l’éducation à la citoyenneté numérique sur le plan global est un sujet émergent, notre recension comprenait aussi la synthèse de livres, de rapports gouvernementaux et d’actes de colloques. Aussi, notre recension comprenait certaines sources de la littérature grise, c’est-à-dire qui ne sont pas issues des canaux habituels de publication scientifique. Selon Scöpfel et Farace (2021), la littérature grise comprend ce qui est produit par les instances du gouvernement, de l’enseignement et de la recherche publique, du commerce et de l’industrie, et qui n’est pas contrôlé par l’édition commerciale. Comme cette catégorie d’informations peut comprendre des sources parfois moins crédibles, nous avons été très sélectifs dans le choix des contributions incluses dans la présente recension, choisissant d’inclure surtout des rapports gouvernementaux issus d’un processus rigoureux de validation, par exemple les rapports provenant de subventions de recherche nationales (ex. : CRSH). À noter que pour favoriser un regard plus holistique de la problématique, le présent travail comprend aussi des sources non scientifiques (ex. : document sur des politiques gouvernementales). Cependant, nous nous sommes toujours assurés de faire une évaluation critique de toutes les informations recueillies lors de la recension. Les autres sources de la littérature grise analysées comprenaient principalement des programmes d’études scolaires et des ressources pédagogiques au Canada et dans le monde, en français et en anglais, afin de déterminer leur apport sur le plan des compétences en lien avec la citoyenneté numérique. Nous n’avons pas retenu de sources moins fiables issues de la littérature grise, comme les rapports annuels d’organismes non scientifiques et les publications de soi-disant experts (ex. : blogues), en raison d’un manque de justification scientifique. Au total, 32 références ont été retenues et ont nourri le cadre conceptuel, ainsi que les réponses aux deux questions de recherche formulées plus loin.

Pour ce qui est des mots-clés utilisés lors de la recension, ceux-ci ont varié selon l’un des deux pôles de recherche principaux, soit 1) les compétences nécessaires pour une citoyenneté numérique responsable et interconnectée (ex. : compétences numériques, littératie numérique, citoyen numérique), et 2) les pratiques liées au développement de compétences numériques (ex. : citoyenneté numérique, éducation, politique). Lorsque cela était possible, nous avons formé des équations de recherche avec les opérateurs booléens « OR » et « AND » pour combiner des mots-clés associés à un même pôle de recherche.

Le processus de sélection des éléments retenus s’est fait en quatre étapes, à partir de critères d’inclusion et d’exclusion déterminés au préalable. Comme critères d’inclusion, nous avons retenu les résultats ayant pour champ disciplinaire l’éducation ou la technologie éducative, les ouvrages publiés entre 2006 et 2017, de langues française et anglaise, et ceux dont le résumé était en lien étroit avec nos deux pôles de recherche. À noter que les dates spécifiées correspondent à une période de 10 années précédant le moment de l’étude, menée en 2017 dans le cadre d’une subvention du CRSH[1] (Freiman et al., 2018).

Par ailleurs, notre processus de triage s’est fait en évaluant la qualité des articles scientifiques de la recension à partir des éléments de scientificité exprimés par Lincoln et Guba (1985), comme la validité interne (ou crédibilité, en recherche qualitative) et la validité externe (ou transférabilité, en recherche qualitative). Par exemple, pour évaluer la crédibilité d’une source qualitative recensée, nous avons examiné l’adéquation entre l’objet d’étude, le courant épistémologique dans lequel s’inscrit le travail et le devis de recherche, un regard que Tétreault et Guillez (2014) qualifient d’« étude de cohérence » et qui contribue directement au degré de crédibilité.

Finalement, pour répondre aux deux questions de recherche, nous avons appliqué aux articles une démarche d’analyse thématique (Paillé et Mucchielli, 2008). Celle-ci consistait à procéder systématiquement au repérage (à partir d’une démarche de prise de notes, ou « codes », en marge), au groupement (rassemblement des codes similaires) et à l’examen des codes de l’ensemble des articles analysés par un processus de mise en relation des codes appartenant à une même thématique. Comme le proposent Pope et al. (2007), des thèmes ont été identifiés au fil des lectures et relectures des documents sélectionnés. Plus précisément, fidèles à la démarche proposée par Paillé et Mucchielli (2008), nous avons d’abord appliqué une fonction de repérage dans laquelle les thèmes pertinents ont été relevés d’un article à l’autre et répertoriés à l’aide du logiciel Excel de Microsoft, en consacrant à chaque code thématique une « feuille » où tous les articles concernés ont été listés. Deuxièmement, nous avons passé une fonction de documentation, permettant une mise en évidence de l’importance de certains thèmes déterminée par leur récurrence et un retour à la littérature afin d’approfondir les thèmes émergents. Enfin, nous avons adopté un regard plus global sur le corpus, identifiant les répétitions, les recoupements et les contradictions. Il importe de noter, encore une fois, qu’une synthèse des connaissances a été publiée en 2018 sous forme de rapport pour le CRSH. Nous présentons ici une version révisée et abrégée du rapport initial.

RÉSULTATS DE LA RECENSION DES ÉCRITS

Question 1 : Quelles compétences sont nécessaires pour une personne citoyenne numérique active et responsable dans un contexte de mondialisation?

Isman et Canan Gungoren (2014) soulèvent un ensemble de qualités que toute personne citoyenne numérique doit posséder. Ils évoquent, entre autres, « la capacité d’utiliser la technologie avec compétence; d’interpréter et de comprendre le contenu numérique et d’évaluer sa crédibilité; de créer, de rechercher et de communiquer avec les outils appropriés; de réfléchir de manière critique sur les opportunités et les défis éthiques du monde numérique; de faire des choix sûrs, responsables et respectueux en ligne » (Isman et Canan Gungoren, 2014, p. 73, traduction libre). La personne citoyenne numérique, telle que décrite par Isman et Canan Gungoren (2014), possède à la fois des compétences techniques (hard skills), comme l’utilisation du logiciel de traitement de texte Word pour rédiger un projet, et des compétences non techniques (soft skills), comme l’évaluation de la crédibilité des informations, la création et la communication. En outre, l’un des éléments clés est l’idée selon laquelle les personnes numériquement compétentes semblent faire des choix respectueux à la fois avantageux pour elles et pour les autres. En effet, les interactions personnelles de toutes sortes sont multipliées grâce à Internet et ce réseautage a un effet sur la vie privée, le commerce, le travail et l’éducation (MyHyun Kim, 2016). Par conséquent, les gens pourraient bénéficier du fait d’apprendre à travailler avec la technologie tout en interagissant respectueusement avec les autres.

Dans un même ordre d’idée, Jones et Mitchell (2016) soulèvent également l’importance du respect d’autrui chez toute bonne personne citoyenne numérique. Leurs propos reposent strictement sur deux éléments : le comportement respectueux envers autrui et l’engagement civique en ligne (qu’il soit public ou privé). Ces deux éléments amènent les gens à mettre le bien-être d’un groupe au-dessus de leurs propres intérêts, afin d’atteindre un objectif commun. Selon ces auteurs, une telle vision concise de la citoyenneté numérique peut participer davantage aux efforts de prévention et d’éducation que d’autres définitions dans lesquelles on retrouve de nombreuses composantes disparates.

Quant à Choi (2016), elle insiste sur la transformation de la personne, car la citoyenneté numérique comprend « les habiletés […] et l’action en matière d’utilisation d’Internet, ce qui permet aux gens de comprendre, de naviguer, de s’engager et de transformer sa personne, la communauté, la société et le monde » (Choi, 2016, p. 20, traduction libre). De façon plus précise, Choi propose quatre catégories centrales associées à la citoyenneté numérique et guidant les actions des gens dans le monde numérique : 1) Éthique (comportement approprié, sûr, et responsable); 2) Apprentissage des médias et de l’information (accès à l’information, utilisation responsable, évaluation de la pertinence et création de nouvelles informations); 3) Participation/engagement politique et personnel (sensibilisation des gens à différents enjeux politiques, participation à une démocratie en ligne et à différentes communautés en ligne selon ses intérêts; 4) Résistance critique (activisme politique et critique des structures de pouvoirs présentes dans la société). L’idée de transformation est reflétée dans les deux dernières catégories. Choi (2016) fait alors référence non seulement à la transformation de l’individu à travers les échanges et les gestes posés, mais également à la transformation de la communauté dans laquelle le citoyen numérique est actif.

En incorporant les principaux éléments de la citoyenneté numérique soulevés par les différents auteurs, nous proposons un modèle plus complexe qui comprend un amalgame des composantes clés de la citoyenneté numérique (Figure 3). De façon générale, cinq catégories semblent émerger du travail des auteurs :

  1. Compétences sociales : communication, participation/engagement, résistance critique et commerce;

  2. Compétences personnelles : choix sécuritaires;

  3. Compétences juridiques et sécurité : droits et lois;

  4. Compétences techniques : utilisation compétente des technologies;

  5. Compétences non techniques : interprétation et compréhension de l’information, évaluation de la crédibilité des informations, créativité, recherche, pensée critique, littératie numérique.

Figure 3

Composantes clés de la citoyenneté numérique

Composantes clés de la citoyenneté numérique

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Les compétences sociales, personnelles et juridiques sont des compétences citoyennes, tandis que les compétences techniques et non techniques sont des compétences numériques. Les compétences citoyennes, bien qu’existant sans la présence du numérique, sont amplifiées dans le contexte numérique et prennent une nouvelle importance lorsqu’elles interagissent avec les compétences numériques.

L’une des principales différences entre notre modélisation de la citoyenneté numérique et les modèles suggérés par les auteurs susmentionnés est l’intersection entre les catégories, car nous croyons que certains éléments de la citoyenneté numérique peuvent appartenir à deux catégories simultanément. Par exemple, dans notre modèle, la santé et le bien-être ainsi que le fait d’effectuer des choix respectueux sont à la fois associés à l’aspect personnel et à l’aspect social, car les choix personnels des gens peuvent avoir une incidence sur eux-mêmes ou sur les gens qui les entourent (que ce soit dans une communauté physique ou en ligne, proche ou éloignée). Chaque personne fait des choix pour répondre à ses besoins personnels en tant que citoyenne ou citoyen, apprenantes ou apprenants, ou comme personne active sur le marché du travail. L’aspect personnel teinte donc les choix responsables associés à la citoyenneté numérique. Ces mêmes choix peuvent également être faits pour respecter les droits et les lois qui nous entourent (aspect juridique). Enfin, sans accès aux technologies, une personne ne peut faire preuve de compétences techniques ou non techniques.

Question 2 : Comment contribuer de façon inclusive et équitable au développement de compétences en matière de citoyenneté numérique dans un monde interconnecté?

Vivre dans un espace numérique mondial amène de multiples changements au niveau des pratiques citoyennes, ce qui augmente la pression sur tous les systèmes d’une société moderne. Granjon et al. (2011, p. 10) précisent que, dans un monde numérique, « l’écosystème informationnel se complexifie et les usages sociaux de l’actualité sont de plus en plus variés et individualisés, et ce, même si certaines habitudes perdurent ». Les auteurs remarquent également que ces tendances créent une dynamique de changements constants qui nécessitent des ajustements dans les expériences et les comportements, faisant « bouger les formes de l’action citoyenne » de sorte que les gens deviennent producteurs et diffuseurs d’information.

Par conséquent, ces transformations impliquent un regard plus nuancé et critique, selon Greffet et Wojcik (2014), sur le concept même de la citoyenneté numérique, concept qui s’articule autour du besoin d’une maîtrise des technologies, ainsi que sur la « (ré)évaluation permanente de l’action politique dans des sociétés de plus en plus réflexives ». Ceci permettrait une analyse plus profonde des inégalités de compétences civiques et technologiques qui nécessitent, selon les mêmes auteurs, une mobilisation d’une diversité de méthodes pour leur développement. Lacombled (2013) avance à son tour que « plus que jamais, l’homme doit trouver ses repères dans ce nouveau monde » et qu’il y a donc une « urgence pour qu’une nouvelle citoyenneté numérique responsable émerge et revendique son esprit de liberté et de civisme face aux dérives de certaines grandes marques du Net ». La recherche de réponses à ces besoins et ces défis amènent de nouvelles visions politiques et stratégiques, ainsi que des pratiques éducatives innovantes qui seront analysées dans les prochaines sections en lien avec le modèle présenté à la Figure 3.

Cadres stratégiques ciblant la citoyenneté numérique

Dans le cadre de consultations menées par France Stratégie pour son projet 2017/2027, Gebran et Vaziaga (2017) identifient les conditions de réussite de la révolution numérique dans le champ de la vie publique et politique. Ils soulignent le besoin de « faire preuve de créativité et d’agilité pour penser les principes de cette nouvelle ère et proposer des pistes d’adaptation » (Gebran et Vaziaga, 2017, p. 1) grâce, entre autres, au passage d’une structure pyramidale à une gouvernance en réseau assurant à chaque citoyenne et citoyen le droit à l’information et à la participation à la résolution de problèmes planétaires (ex. : en matière d’environnement).

Dans un contexte plus large de la francophonie mondiale, la Stratégie de la Francophonie numérique de l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF) soulève le besoin que les pays francophones deviennent « pleinement des acteurs maîtrisant les transformations induites par le numérique et s’insèrent dans l’économie numérique mondiale » (OIF, 2012, p. 1) en misant sur : 1) l’innovation numérique en mettant en place un programme de mentorat et d’entrepreneuriat des jeunes; 2) la sécurité de la vie privée en établissant des sociétés de l’information ouvertes majoritairement transparentes; 3) l’intelligence numérique au service de la population dans sa diversité; et 4) la production, la promotion et la protection des biens communs numériques francophones.

Pour sa part, le Canada se lance également dans l’élaboration de politiques et de stratégies associées au numérique en offrant de nouvelles opportunités à ses citoyennes et citoyens, en les invitant à s’impliquer dans une gouvernance électronique ouverte (e-gouvernement), tant au niveau national que provincial et local. Par exemple, une nouvelle stratégie numérique de Bibliothèque et Archives Canada (BAC, 2015) a introduit les trois piliers de son nouveau paradigme, soit la conservation numérique, la découverte numérique et le rendement numérique, augmentant ainsi les occasions de faire connaître aux Canadiennes et aux Canadiens leur patrimoine documentaire. La stratégie de la Ville de Vancouver (City of Vancouver, 2013) met l’accent, entre autres, sur un accès plus équitable aux outils numériques en améliorant la littératie numérique pour tous les gens, ainsi que sur une participation numérique citoyenne plus engagée.

Pour le niveau de compétences clés à acquérir, Genevois (2013) a examiné des discours officiels sur les enjeux du numérique à l’école en y repérant le besoin de développer des « usages sûrs et critiques » dans toutes les dimensions de la vie privée, sociale ou professionnelle incitant les systèmes éducatifs à travers le monde à intégrer ces aspects de façon de plus en plus explicite. À titre d’exemple, citons le Cadre d’élaboration d’une politique curriculaire en matière de citoyenneté numériqueMaternelle-12, proposé par le Gouvernement de la Saskatchewan (2015). En faisant référence aux normes établies par l’International Society for Technology in Education et au modèle basé sur les neuf éléments proposés par Ribble (2011; 2015), les auteurs du Cadre s’assurent que les élèves comprennent les questions humaines, culturelles et sociétales relatives à la technologie et qu’ils adoptent un comportement légal et éthique, en plus de développer des compétences du 21e siècle associées à une littératie numérique.

La province de l’Alberta (Alberta Education, 2012) a adopté une approche similaire aussi basée sur le cadre de Ribble (2011), mais présentant deux éléments additionnels, soit la vision AVEC (apportez votre équipement personnel de communication) et l’informatique en nuage. Le cadre directeur de l’approche en Alberta souligne, entre autres, la complexité des contenus à enseigner en optant pour une vision axée sur une éducation centrée sur la personne apprenante. Cette approche vise aussi le développement de compétences chez l’élève, ainsi qu’une utilisation de la technologie numérique au service de la création et du partage de connaissances. Le gouvernement du Québec (2016), pour sa part, a effectué une analyse comparative des initiatives internationales en identifiant, entre autres, les enjeux fondamentaux de la gouvernance liés à une « architecture ouverte et décentralisée d’Internet de même que la libre circulation des données dans le monde », et en ciblant l’éducation comme l’un des domaines prioritaires pour le déploiement de nouvelles avancées numériques, comme partie d’une approche holistique du numérique qui englobe les dimensions sociale, environnementale et économique (Gouvernement du Québec, 2016).

Citoyenneté numérique dans les programmes scolaires

Selon Karseth et Senesind (2010), l’enculturation serait un concept qui représente une part importante de la citoyenneté dans un contexte planétaire. Une distribution rapide du savoir et de l’innovation dans un contexte de globalisation d’une économie mondiale, combinée avec l’ubiquité des nouvelles technologies de l’information, implique des changements à apporter dans le curriculum, de sorte à tenir compte de l’héritage culturel et des traditions pour stimuler la découverte et la création de connaissances.

En ce qui a trait aux exigences pour un curriculum axé sur la citoyenneté numérique, Jones et Mitchell (2016) citent quatre éléments principaux : 1) qu’il soit bien défini; 2) qu’il incorpore des stratégies pédagogiques efficaces axées sur un apprentissage actif; 3) que des buts éducatifs et des résultats d’apprentissage soient bien articulés; et 4) que son influence sur les comportements visés soit mesurable. Selon Muizumi (2010), on accorde une importance accrue aux aspects liés à la citoyenneté mondiale dans le curriculum scolaire en Ontario. Notamment, les thèmes de conflits, de migration et de développement durable font partie des programmes d’études d’histoire et de géographie en 7e et en 8e année. On accentue particulièrement l’importance pour les élèves de développer des habiletés et des stratégies associées au processus d’enquête et à la communication, des habiletés clés de la citoyenneté numérique dans un monde interconnecté. Les élèves apprennent à évaluer et à comparer divers concepts (comme l’identité, la géographie, l’histoire, la gouvernance, le commerce et la technologie) du point de vue du Canada et de celui d’autres pays, ce qui donne clairement une orientation mondiale à leur apprentissage.

Les équipes de Project Zero et de Common Sense Media proposent, pour leur part, un programme de citoyenneté numérique actualisé, s’inspirant de la recherche et visant non seulement le développement de compétences comme l’évaluation de la crédibilité des sources, mais aussi l’habileté à « reconnaître les éventuels problèmes numériques, les dilemmes et les décisions délicates lorsqu’ils se présentent et l’inclination à réfléchir et à réagir avec soins » (James et al., 2019, p. 10, traduction libre). De façon plus concrète, Buchgolz et al. (2020) s’inspirent de DigCitCommit et suggèrent quatre questions pour guider les décisions et les activités de la salle de classe :

1. Comment rester informé en évaluant l’exactitude, la perspective et la validité des sources en ligne? 2. Comment localiser ou développer des espaces en ligne où je peux m’engager respectueusement avec des personnes qui ont des croyances et des expériences différentes des miennes? 3. Comment utiliser la technologie pour s’engager, participer et être une force pour le bien dans la communauté? 4. Comment apprendre à équilibrer le temps d’écran avec d’autres activités et interactions sociales?

Buchgolz et al., 2020, p. 13, traduction libre

En ce qui a trait aux compétences en matière de citoyenneté numérique, une étude américaine révèle que les enseignantes et enseignants de la maternelle à la 5e année se focalisent d’abord et avant tout sur les concepts touchant la vie privée et la sécurité, la cyberintimidation et les messages haineux (Lauricella et al., 2020). L’enseignement de ces compétences peut s’appuyer sur différents modèles. Par exemple, Bennett et al. (2016) proposent un modèle de développement de la citoyenneté numérique mondiale chez les élèves du primaire. Les auteurs explorent le modèle des « trois mondes de l’enfant » : monde de citoyenneté numérique, de citoyenneté mondiale et de droits de la personne. Une interaction équilibrée entre ces trois mondes s’articule autour de trois composantes clés : voix, choix et pouvoir. Truong-White et McLean (2015) ont plutôt examiné la portée d’une narration numérique (digital storytelling) permettant aux élèves de niveaux intermédiaire et secondaire de collaborer en ligne à la résolution de problèmes à caractère planétaires, comme les changements climatiques. Toujours aux mêmes niveaux, Jones et Mitchell (2016) ont examiné la problématique du recadrage de l’éducation à la citoyenneté numérique autour de deux stratégies : l’augmentation des comportements respectueux envers les autres et l’intégration d’activités qui engagent les jeunes dans des actions en ligne. Les élèves pouvaient alors partager leurs talents et leurs connaissances avec d’autres, en ligne, et aider leurs pairs dans la résolution de problèmes scolaires ou sociaux, aux échelles communautaire, nationale et internationale.

CONCLUSION

Pour bien comprendre la nature des compétences nécessaires à la personne citoyenne numérique active et responsable dans un contexte planétaire (Question 1), il importe de mieux articuler, et éventuellement d’intégrer, un modèle unifié et holistique présentant non seulement les compétences citoyennes et numériques à développer, mais également l’articulation entre ces compétences. Notre recension nous a donc menés à une modélisation à la fois dynamique et complexe du concept de citoyenneté numérique.

À partir de notre analyse des compétences à développer pour faire un usage numérique responsable et engagé pour une cause citoyenne, nous nous sommes penchés sur la problématique des moyens d’accompagnement des gens dans le développement de compétences en matière de citoyenneté numérique (Question 2), tant de façon conventionnelle que non-conventionnelle, pour leur donner le goût, le savoir et le pouvoir d’agir dans un monde interconnecté. Il semble que les pédagogies plus ouvertes, axées sur des projets réels, favorisent le développement de personnes citoyennes mondiales numériques, car elles permettent aux personnes d’interagir avec un plus grand nombre de gens et de collaborer pour élaborer des actions concertées visant des gestes de compassion et d’entraide permettant de résoudre des problèmes d’actualité complexes. Ce sentiment d’appartenance à la communauté mondiale et de pouvoir agir pour une cause commune en arrivant aux résultats concrets permet de développer une culture numérique mondiale qui assure une adoption de comportements sages et appropriés dans ce nouveau monde ouvert à tous.

Plus que jamais, les gens sont exposés à un monde interconnecté en constant changement. Il y a toutefois des implications à vivre dans un monde numérique (CRSH, 2018) et il importe que les gens deviennent des citoyens numériques, afin de pouvoir y participer pleinement. L’éducation est une arme puissante pour répondre aux défis considérables associés aux technologies et aux médias numériques; notre réflexion nous pousse à insister non seulement sur le développement de la citoyenneté numérique, mais également et surtout sur l’importance d’agir tôt. Nous souhaitons voir une articulation plus claire de la place de la citoyenneté numérique mondiale dans les programmes d’études, ainsi qu’un développement et une amélioration continue des ressources éducatives destinées aux jeunes et aux adultes.