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Kwe, shé:kon ! Depuis plusieurs siècles, les Premiers Peuples subissent les conséquences du colonialisme dans les différentes facettes de leur vie. La notion d’identité de genre pré-colonialiste a été modulée, changée, interdite et colonisée par des lois, des concepts étrangers portés par une société qui s’est faite dominante. Nous n’avons qu’à penser aux femmes autochtones, à leur pouvoir politique par exemple, un pouvoir émacié par la mise en place de Conseils de bande exclusivement masculins, et ce jusqu’en 1993 au Québec. Ou à ces personnes aux esprits à la fois féminins et masculins qui, il y a 500 ans, trouvaient tout à fait leur place dans les sociétés pourtant dites primitives. À travers l’histoire, certain-e-s Autochtones se sont cependant levés pour briser les chaînes du colonialisme et s’affirmer comme ils et elles sont en tant que femmes, hommes ou personnes bispirituelles autochtones. Leurs luttes ont changé des lois, élargi les horizons et permis à plusieurs de retrouver leur juste place au sein de la société comme êtres humains. Plusieurs luttes restent encore à mener pour une véritable égalité et une affirmation socio-culturelle autochtone, nous le savons. Aujourd’hui, ce sont de belles histoires que j’ai envie de vous raconter : les histoires trop peu connues de ceux et celles qui ont su changer les choses. Je les appellerai « Sakohèn:tèse ». En langue kanien'kéha, ce sont « les leaders » : nous sommes en territoire mohawk, j’ai donc voulu choisir un titre mohawk.

Je vous raconterai l’histoire de trois personnes en particulier, la première étant Mary Two-Axe Earley (1911-1996), que vous connaissez peut-être. Mary Two-Axe Earley est certainement un nom marquant dans l’histoire de la discrimination des femmes autochtones au Canada. Elle va contester l’alinéa 12(1) (b) de la Loi sur les Indiens (1876) qui prive les femmes indiennes inscrites de leurs droits fonciers, de leur statut et de leurs droits relatifs aux traités lorsqu’elles épousent un Allochtone. Cet aspect de la Loi sur les Indiens fait en sorte que le statut d’Indien est déterminé par la lignée masculine selon les dispositions qui agissent comme des vecteurs d’assimilation et de dépossession et qui vont, à terme, marginaliser les femmes autochtones partout au Canada. Mary Two-Axe Earley est née sur le territoire mohawk de Kahnawá:ke en 1911. Enfant, Mary Two-Axe Earley va rester auprès de sa mère, une guérisseuse, une enseignante et une infirmière oneida. À l’âge de dix ans, Mary va tragiquement perdre sa mère qui mourra de la grippe espagnole alors que l’épidémie faisait rage partout en Amérique et que sa mère soignait les mourants. À l’âge de dix-huit ans, Mary Two-Axe Earley quitte ses terres ancestrales et se déplace aux États-Unis pour y chercher du travail. Elle s’installe à Brooklyn où une communauté mohawk va se développer autour des industries du fer et de l’acier pendant l’essor industriel des années 1920. C’est là qu’elle va rencontrer et épouser Edward Earley, un ingénieur électricien d’origine irlandaise. Ils auront deux enfants : Rosemary et Edward.

C’est en 1966 que Mary Two-Axe Early commencera à défendre les droits des femmes autochtones. Un événement, en particulier, viendra souffler sur ces braises déjà bien existantes. L’amie mohawk de Mary décède d’une crise cardiaque dans ses bras. Mary a alors l’ultime conviction que c’est le stress qui a contribué à la mort de son amie. En effet, cette amie s’était fait refuser à maintes reprises ses droits de propriété à Kahnawá:ke en vertu de l’alinéa 12(1) (b) de la Loi sur les Indiens. Mary Two-Axe Earley organise alors une série de campagnes pour faire connaître les abus auxquels sont confrontées les femmes autochtones qui ont perdu leur statut et leurs droits en vertu d’une Loi sur les Indiens discriminatoire et injuste. En 1967, elle se joindra au mouvement Indian Rights for Indian Women, un groupe de défense ayant pour mission de résister au colonialisme dit sexuel. Cette même année, les audiences de la Commission royale d’enquête sur la situation de la femme au Canada (1967 à 1970) ont lieu et le mouvement Indian Rights for Indian Women s’y fait entendre, ce qui permettra de sensibiliser l’opinion canadienne aux inégalités auxquelles sont confrontées les femmes autochtones. La Commission recommandera d’ailleurs dans son rapport que la Loi sur les Indiens soit modifiée, afin que toute femme indienne se mariant avec un non-Indien puisse a) conserver son statut d’Indienne et b) transmettre ce statut à ses enfants, une modification qui ne sera cependant pas adoptée par le gouvernement canadien à l’époque.

Ironie du sort, dix-huit mois plus tard, Mary deviendra veuve. Elle-même ne peut plus revenir dans la communauté qui l’a vue naître. Des chefs de chez elle et même la Fraternité nationale des Indiens (l’ancêtre de l’Assemblée des Premières Nations) se montreront peu enclins à changer les choses pour les femmes autochtones. En effet, en 1975, alors que Mary Two-Axe Earley participe avec soixante autres femmes de Kahnawá:ke à la conférence mondiale sur les femmes à Mexico, elle reçoit un appel téléphonique qui l’informe que son Conseil de bande a envoyé aux femmes qui participent à la conférence un préavis d’expulsion de leur communauté en leur absence. Mary profite du momentum et de l’écho médiatique de l’événement auquel elle participe pour lever le voile sur la discrimination raciale et sexuelle dont sont victimes les femmes autochtones du Canada. La couverture médiatique sera tellement importante et tellement négative que le Conseil de bande de Kahnawá:ke se verra forcé de retirer les ordres d’expulsion.

En 1985, Mary Two-Axe Earley, Jeannette Corbiere Lavell, Sandra Lovelace, Yvonne Bédard et toutes les autres obtiennent enfin gain de cause et le projet de loi C-31 viendra modifier la Loi sur les Indiens. Leur ténacité bénéficiera sur le coup à 16 000 femmes et 46 000 de leurs descendants de première génération mais aussi à toutes les femmes autochtones qui viendront par la suite et qui ne perdront plus leur statut suite à une union avec un Allochtone. Militante des droits de la personne et défenseure des droits des femmes et des enfants, Mary Two-Axe Earley va marquer l’histoire comme pionnière et architecte du mouvement des femmes autochtones au Canada. Son activisme et son implication vont contribuer à la formation d’une coalition d’allié-e-s autochtones, voire non autochtones, qui n’auront pas peur de remettre en question les lois canadiennes discriminatoires et inspirer les Sharon McIvor, Cindy Blackstock, Michèle Audette et tant d’autres femmes autochtones dans ce Kanata.

Une autre histoire maintenant. En 1990, lors d’une conférence à Winnipeg, une femme crie, le docteur Mira Laramée a popularisé le terme « bispirituel », un terme générique utilisé pour décrire un-e Autochtone faisant partie de la communauté LGBT+, mais aussi en utilisant sa culture propre pour mieux s’y définir. Un mot, une vision, une réappropriation, une femme, plusieurs oreilles. Parmi elles, un homme : le co-directeur du groupe Two-Spirited People of Manitoba, Albert McLeod. McLeod milite depuis trente ans pour les droits des Autochtones de la communauté lesbienne, gay, bisexuelle et transgenre. Est-ce un geste politique, cette affirmation de son identité de genre, cet affranchissement d’une pensée dominante colonialiste ? Certainement, répond-il. Les idées autochtones sur le genre datent déjà de milliers d’années. Une majorité de cultures autochtones utilisaient des variations du terme « spirituel » pour décrire des êtres humains possédant à la fois un esprit féminin et un autre masculin. Les langues autochtones contiennent également de nombreux mots faisant référence à la sexualité ou au genre.

Albert McLeod, par ses actions, ouvre les mentalités à une époque où être gay peut encore être tabou dans certaines communautés autochtones, un héritage de la colonisation et des tentatives d’assimilation culturelle, selon lui. Des chercheur-e-s avancent d’ailleurs que les homosexuels étaient traditionnellement beaucoup plus acceptés dans les communautés autochtones que dans les sociétés occidentales. La réponse de McLeod à cette peur de la diversité sexuelle : l’éducation et une plus grande place sur la scène politique pour faire changer les lois et les politiques. Au cours des trente-cinq dernières années, Albert McLeod a travaillé sans relâche pour défendre les droits des personnes bispirituelles, lesbiennes, gays, bisexuelles, trans et queer dans les communautés et à travers le continent. McLeod a ouvert la voie aux droits et à la reconnaissance des personnes bispirituelles en Amérique en travaillant avec les Autochtones LGBTQ et en redonnant la place aux personnes de genre non-binaire chez les Premières Nations. Depuis, le mouvement s’est développé partout en Amérique du Nord, changeant les visions et bouleversant les codes et les certitudes. Le travail de McLeod s’étend au-delà de la communauté bispirituelle. Il est également engagé au niveau des droits de l’Homme, de la formation interculturelle, de la sauvegarde de la culture et de la langue. Parmi ceux qui suivent sa trace, notons Kent Monkman, artiste bispirituel autochtone qui transcende la vision bispirituelle à travers les nombreuses formes d’art qu’il pratique.

Me voilà rendue à parler des hommes autochtones. Et ce n’est pas d’un homme dont j’ai choisi de vous entretenir mais bien de tous ceux qui, à travers les siècles, ont su se tenir debout ou se relever, une fois par terre. Je veux rendre hommage à ceux qui supportent leur famille, leurs femmes, leurs enfants, ceux qui s’impliquent pour changer les choses, ceux qui, par un discours, une oeuvre, une action petite ou grande, laisseront leur trace. À ceux qui emmènent encore leurs enfants dans la forêt, sur le territoire, pour leur parler du sapin, du secret des plantes, des animaux. Ceux qui, par la transmission du respect de tous les êtres vivants, montrent l’exemple à tous. À ceux qui supportent les luttes des femmes, qui travaillent à la sauvegarde et à la défense des langues et des cultures et qui parlent encore des histoires de Tshakapesh ou d’Aataentsic. À ceux qui trouvent la force d’aller au plus profond d’eux-mêmes pour apaiser les esprits dérangeants mais qui trouveront le chemin pour se relever à travers la pratique de leur culture ou en vivant sur leur territoire. À ceux qui cherchent encore des pièces du puzzle oublié, endormi ou perdu dans un colonialisme imposé et qui les font revivre et connaître à tous. À ceux qui résistent contre la déforestation de leurs terres ou la pollution des lacs et des rivières, à ceux qui croient encore à la Terre Mère ou à la Grande Tortue, à ceux qui prennent soin de leurs parents, des Aîné-e-s, de leur communauté, ceux qui sont fiers de leurs racines et de leur nation, ceux qui tracent le chemin pour un meilleur avenir pour tous et toutes. Enfin, à ceux qui parlent fort et juste, qui ont le don de la sagesse, de la résilience et de l’humilité.

Mes réflexions à propos de l’identité me renvoient au cours Gouvernance autochtone au féminin que je donne chaque été depuis maintenant deux ans. C’est un cours qui est réservé à des femmes autochtones, des leaders, des élues dans les Conseils de bande. Les femmes qui arrivent au cours, ce sont des femmes qui sont à la fois tristes, aigries, parfois en colère, parfois découragées mais aussi pleines d’espoir. Elles ont de la difficulté à trouver leur place au sein de leurs organisations, de leur Conseil de bande, de leur communauté, de leur nation. Elles veulent changer les choses, elles sont contemporaines tout en état traditionnelles, et elles se cherchent. Ces sentiments, elles ne savent pas d’où ils viennent : jamais elles n’ont lu la Loi sur les Indiens, elles ne connaissent pas les effets des pensionnats sur la deuxième ou sur la troisième génération dont elles font partie, elles n’ont pas étudié les impacts de la religion dans leur communauté ou sur leur propre personne, les impacts de la mise en réserve et de la perte des territoires, et c’est ce qu’on fait ensemble dans ce cours. C’est un cours qui est difficile, elles arrivent aigries et elles en ressortent apaisées, avec un peu plus d’espoir. Je pense que ce cours-là les aide à comprendre que la complexité de leur identité de femme autochtone et la manière dont elles se sentent sont des choses normales et partagées par plusieurs femmes autochtones. On a dit à ces femmes-là comment être, quoi être et quand être depuis si longtemps que d’être elles-mêmes est devenu difficile.

Dans une de ses chansons, Buffy Sainte-Marie dit : « You can still be an Indian, down at the Y on Saturday night », ce qui signifie qu’on peut être Indienne, le samedi soir au YMCA ou au Centre d’amitié autochtone où il y a des activités organisées pour les Autochtones. Mais être Autochtone, ce n’est pas seulement être Autochtone pendant les Pow-wow ou le soir au YMCA ou au Centre d’amitié. Être Autochtone, c’est incarner qui on est, dans toute notre complexité, avec une culture, d’une part québécoise et canadienne avec tout ce que le colonialisme nous a imposé et, d’autre part, autochtone avec une culture du territoire. Je pense qu’on ne l’habite pas assez. Cette réflexion me donne à penser que je n’ai plus envie d’être celle qu’on me dit d’être, j’ai envie d’habiter celle que je suis en tout temps, celle qui est faite de forêt, de lacs, de rivières, de sauge, de rire aussi — pour ne pas pleurer parfois, et de tellement d’espoir. C’est celle-là que j’ai envie d’être et je vous souhaite à tous et toutes d’incarner cette identité forte, complexe, normale. Vous aussi, étudiant-e-s, allié-e-s, professeur-e-s, leaders, chacun-e à votre manière, allez laisser votre trace, comme ceux et celles dont j’ai parlé et comme ces femmes qui viennent à mon cours. Que nous soyons homme, femme, bispirituel-le, jeune ou âgé-e-s, aux yeux bridés ou aux cheveux blonds, Autochtone ou Allochtone, ensemble seulement, par un tas de petites ou de grandes actions, nous saurons mieux réfléchir et changer les choses. Parce que changer les choses et être soi-même implique une décolonisation de soi et se décoloniser seul-e, en vase clos, c’est impossible, nous devons le faire avec vous. Niawen’kó:wa !