Article body

Our voices rock the boat and perhaps the world. They are dangerous. All of this becomes important to our emerging conversation on Indigenous feminisms, on our ability to speak to ourselves, to inform ourselves and our generations, to counter and intervene in a constantly morphing colonial system. To "decolonize" means to understand as fully as possible the forms colonialism takes in our own times.

Dian Million (2009 : 55)

Les textes présentés dans ce numéro sont issus du colloque du CIÉRA « Genres et identités : perspectives autochtones contemporaines » qui a eu lieu à Montréal les 29 et 30 avril 2019. Dans cette introduction, il m’importe de rendre hommage à la façon dont, sur la scène de l’amphithéâtre, l’idée de territoire non cédé a pris chair. L’auditoire du colloque se souviendra, avec une vive émotion, du récit des traumatismes intergénérationnels reliés aux expériences autochtones des pensionnats, des féminicides, des stigmatisations, du racisme systémique, de la violence de l’assimilation et du déracinement. Mais la scène de l’amphithéâtre a aussi été animée d’un esprit de résistance à l’entreprise coloniale, dont le mythe propre est de penser qu’elle rythme seule le cours de l’Histoire. Je pense aux gestes et aux postures que le passage à l’écrit efface mais qui transforment la réception des analyses et des récits : un wampum tendu en l’air à bout de bras comme un manifeste pour la guérison, une invitation à rire ensemble pour combattre l’asymétrie coloniale, une artiste refusant le seul échange intellectuel au profit d’un exercice de présence, à soi et aux autres. Les timidités aussi, et les hésitations, qui sont là pour nous rappeler la vulnérabilité persistante des paroles autochtones dans un espace public qui les rend encore largement inaudibles.

Ma propre réception de ce colloque a été fortement marquée par la visite, à la même période, de l’exposition itinérante Honte et préjugés : une histoire de résilience, de l’artiste cri-métis Kent Monkman au musée McCord à Montréal. Conçue comme une contre-histoire autochtone dans le contexte du 150ème anniversaire de la Confédération canadienne en 2017, l’exposition proposait une déambulation à travers l’histoire de la colonisation, racontée depuis la perspective de Miss Chief Eagle Testickle, alter ego de l’artiste, icône transgenre et atemporelle, et « […] trickster, débusquant les vérités qui se cachent derrière les fausses histoires et les expériences cruelles » (Monkman 2017 : 28). En intervenant depuis cette identité queer autochtone, l’exposition renversait les mythes visuels établis et relayés par la peinture occidentale : les paysages vides du romantisme soutenant le mythe de la « découverte » d’un continent pourtant déjà peuplé, l’appropriation par le primitivisme des idiomes visuels tribaux « […] alors que les coutumes et les langues autochtones étaient expulsées, à force de coups, du corps des enfants autochtones dans les pensionnats », le « massacre [cubiste] du nu féminin » montré comme contemporain des violences faites aux femmes en Amérique du Nord (idem : 32). Le travail de Monkman s’attèle ainsi à cette question d’ordre historique et politique : comment faire sens de la colonisation depuis les expériences autochtones, de façon à en conserver la mémoire et à ouvrir en même temps leurs possibilités d’existence et d’actions futures ?

Ce travail de renversement de perspective m’engage, en tant qu’acteur allochtone de la recherche académique, à chercher ce qui, dans les études du genre dans des contextes autochtones, traditionnellement réalisées à l’aide de concepts issus du système familial nucléaire de l’occident colonial (Oyewumi 2002), reproduit ce que l’on pourrait appeler le contrat représentationnel du regard colonial. Ce que j’appelle ici contrat représentationnel est le rapport entre ce que le regard colonial autorise à voir et ce qu’il cherche à effacer, entre ce qui devrait être considéré comme représentatif ou non de la colonisation (sa politique de représentation) ;ce qu’il tient pour un mode valide de représentation (son épistémologie) ; les métaphores qu’il tient pour vraies (ses projections ou son idéologie linguistique) ; et la nature du sujet qui se représente les choses ainsi que la nature des relations entre ce sujet, les autres et le monde (son ontologie).

En se basant sur les perspectives plurielles des théories autochtones féministes (Kolawole 2004; Green et Green 2007; Mendoza 2010; Wane 2011) et queer (Driskill 2010) ainsi que sur les contributions de ce numéro, on peut identifier au moins trois aspects centraux du contrat représentationnel colonial sur le genre : (1) la réduction de la question du genre au traitement catégoriel des identités et des différences ; (2) la dimension genrée et sexualisée de la politique de mise à disposition des corps et des terres autochtones ; (3) l’idéologie du monopole à la fois anthropo-, ethno-, andro-, et hétérocentré de la puissance d’agir.

Je parle bien ici de théories autochtones et non de « visions du monde » ou de « points de vue culturels », et ce, pour plusieurs raisons. Tout d’abord, dans la mesure où elles offrent d’identifier et de déjouer la colonialité du concept de genre (Lugones 2008; Hargreaves 2017, cité par Bradette dans ce numéro), sa fonction comme mécanisme essentiel de la domination coloniale, les perspectives autochtones contemporaines ne doivent pas être perçues comme secondaires ou dérivées des théorisations occidentales du genre, comme si celles-ci pouvaient encore se formuler en dehors de celles-là. Ensuite, les perspectives autochtones contemporaines sur le genre ne sont pas de simples particularismes mais des cosmopolitiques orientées vers des enjeux de souveraineté politique, érotique, intellectuelle, visuelle, etc. (Warrior 1992; Brown 2018). Ce sont des forces d’organisation pratiques, incorporées, axées sur la gouvernance légale (Todd 2016; Napoleon et Friedland 2016) et avec lesquelles les théories issues de contextes allochtones, si elles veulent sortir du contrat représentationnel colonial, doivent savoir engager une « relationnalité éthique » (Donald 2009) : non pas parler « sur » ou « pour » mais « en compagnie de » ces perspectives.

Reciprocity of thinking requires us to pay attention to who else is speaking alongside us. It also positions us, first and foremost, as citizens embedded in dynamic legal orders and systems of relations that require us to work constantly and thoughtfully across the myriad systems of thinking, acting, and governance within which we find ourselves enmeshed.

Todd op. cit.

Cette relationnalité qui anime les contributions de ce numéro, est enfin enracinée dans l’idée de territoire non-cédé. Selon l’expression du philosophe Lakota Vine Deloria (2001 : 23), le territoire est un champ de relationships of things with each other. Il est composé des lieux et des êtres vivants animés de désirs, d’intentions, de pensées, qui communiquent entre eux et forment une société d’affects, de devoirs et d’interdépendances à travers lesquelles s’expriment différentes pratiques liées aux genres. Le discours académique s’est autrefois habitué à décrire ses réseaux de relations en termes de visions du monde ou plus récemment d’ontologies. Mais comme la chercheure mohawk et anishinaabe Vanessa Watts le souligne à travers le concept de place-thought, les expériences autochtones du territoire portent aussi leurs propres épistémologies. Si les lieux sont animés, ressentent et sont, pour les humains, des partenaires de relations socio-affectives, engageant en cela des pratiques corporelles, il ne faut pas oublier qu’ils sont aussi, et en même temps, pensants et sources de théories. « So it is not that Indigenous people do not theorize, but that these complex theories are not distinct from place » (Watts 2013 : 22). Depuis une perspective déné, Glen Coulthard ajoute que cette idée autochtone du lieu comme « way of knowing, is precisely the understanding of land and/or place that not only anchors many Indigenous peoples’ critique of colonial relations of force and command, but also our visions of what a truly post-colonial relationship of peaceful co-existence might look like » (Coulthard 2010 : 79-80). Corps, lieux et théories autochtones sont tissés ensemble dans la notion de territoires non-cédés.

Honour Dance. Par-delà l’identité et la différence

Documentation et discours génocidaire

La recherche académique sur les pratiques autochtones liées au genre s’est longtemps construite autour de la seule ambition documentaire. Produite exclusivement par des chercheur.e.s allochtones, elle visait à archiver la diversité des pratiques et à établir des nomenclatures pour les pratiques et les identités qui ne correspondaient pas aux catégories euro-américaines. Depuis plusieurs décennies maintenant, de nombreuses voix autochtones issues de la recherche, des arts et de la littérature ou de la politique, contestent le geste même de l’assignation identitaire et la perspective hétéronormée, andro- et anthropocentrée qui fonctionne comme le miroir déformant des visées documentaires. Celles-ci apparaissent ainsi comme les héritières de plusieurs siècles de domination, à travers lesquels les occupants coloniaux ont construit une position d’observateur universel, se concevant comme un opérateur d’ordre et de sens face à une altérité qui ne se donne à voir que comme un ensemble de particularismes étranges. C’est pourquoi, dans l’oeuvre Honour Dance (2020), Miss Chief Eagle Testickle s’invite dans la scène peinte par George Catlin intitulée Dance to the Berdache (1830). Il / Elle conteste l’effacement d’une présence autochtone Two-Spirit sous la représentation coloniale du « berdache ». Sous le pinceau de Catlin, les « berdaches » Sauk et Fox, comme par ailleurs les guerriers suspendus de la cérémonie de l’Okipa chez les Mandans du Dakota (voir Della Faille et Freaky dans ce numéro) sont des aberrations. Mais le problème qui se pose à lui n’est pas, en premier lieu, de l’ordre catégoriel.

Comme le démontre Hérault (2010), l’attention et le malaise qui envahissaient déjà le Père Marquette face aux Ikoneta lors de l’expédition Joliet de 1673 chez les Illinois du Mississippi, portent exclusivement sur ce qu’il perçoit comme un renversement de valeurs. Si pour Marquette, conformément à l’idée d’une hiérarchie des sexes circulant dans l’Europe du XVIIème siècle, les Ikoneta se « […] font gloire de s’abaisser à faire tout ce que font les femmes », sa condamnation vient surtout du fait que ce choix « […] les fait passer pour des Manitous, c’est-à-dire de grands génies ou personnes de conséquences » (Marquette et Joliet 1681 : 22-23, cité dans Hérault 2010 : 340). Par conséquent, les « Ikoneta sont dévastateurs non pas parce qu’ils représenteraient une identité de genre antinomique avec le système duel européen mais parce qu’ils opèrent un retournement de prestige et de pouvoir culturellement inacceptable » (idem : 342).

Aussi, dans une perspective coloniale, ces pouvoirs accordés aux pénétré.e.s et aux infécond.e.s ne pourront être tolérés que comme des signifiants flottants, destinés à un rôle de figuration dans l’histoire de l’exploration des terres exotiques. La peinture de Catlin porte en elle ce récit. À propos de ces pratiques qu’il rencontre chez les Sauk et Fox, il écrit : « This is one of the most unaccountable and disgusting customs that I have ever met in the Indian country and […] I should wish that it might be extinguished before it be more fully recorded » (Catlin 1866 : 206). Selon ce récit, les « berdaches » seront voués à la marginalisation et, à terme, à la disparition devant l’inéluctable expansion territoriale de la modernité. Le regard colonial n’arrivera à temps que pour sauver ces particularismes de l’oubli et du non-sens, privilège de ses compétences documentaires et typologiques.

Cette petite fable coloniale qui articule la rhétorique génocidaire de la disparition des traditions autochtones à la mission de sauvetage culturel par l’archivage global, est doublement biaisée. On peut le comprendre à partir du travail de théorisation de Lisa Kahaleole Hall (2009), ancré dans l’expérience des femmes Kanaka Maoli. En hypersexualisant les femmes autochtones hawaïennes, à travers, par exemple, la production marketing des hula girls, le regard colonial a recomposé « both individual and communal indigenous identities in stigmatized and disempowering ways » (Hall 2009 : 15). D’autre part, lorsque le regard documentaire prétend observer la disparition des traditions comme un simple état des choses, il oublie ou dissimule que la disparition est le fruit d’une stratégie d’effacement :  « the deliberate destruction of non-heteronormative and monogamous social relationships, the indigenous languages that could conceptualize these relationships, and the cultural practices that celebrated them has been inextricable from the simultaneous colonial expropriation of land and natural resources » (ibid. : 16).

Les perspectives autochtones contemporaines se dressent contre cette expérience pluriséculaire des stratégies planétaires d’effacement : l’assignation d’identités incapacitantes ainsi que la destruction des institutions et des modes de relations aux autres et au monde. L’histoire du terme « berdache » en témoigne. Dérivé des termes persan bardeh et arabe bardaj, qui signifient « esclave », les langues dérivées du latin (l’italien bardascia, l’espagnol bardaxa et le français bardache) ont ajouté la connotation sexuelle à l’idée de position sociale inférieure. Les mots ont donc été utilisés par les colons européens pour identifier les personnes transgenres dans les Amériques, à partir des figures déjà connues de l’homosexualité masculine, des hommes travestis ou des garçons esclaves sexuels (catamines, gitons). En Amérique du Sud, le terme a été utilisé comme une arme rhétorique d’infériorisation. Critère ultime de la sauvagerie, l’identification des « berdaches » a été une des justifications du projet civilisateur / génocidaire colonial (Trexler 1995).

Qu’est-ce que l’identité a à voir avec tout ça ?

La figure du trickster telle qu’utilisée par Monkman invite à renverser les généralités stigmatisantes associées à une identité racialisée ou ethnicisée : l’homme guerrier sanguinaire, la femme autochtone sexuellement passive, les berdaches, etc. Ces réductions font dériver l’identité (sexuelle, sociale) de la culture d’appartenance et réduit les sujets à des objets d’investigation de la diversité culturelle. Les perspectives autochtones, dans ce sens, ne seraient qu’un ensemble de particularismes culturels au sein desquels il n’y aurait qu’à saisir des conceptions des genres et des identités socio-sexuelles essentiellement différentes des modèles hégémoniques. Mais la logique à l’oeuvre dans la recherche d’identités absolument différentes est illusoire. Attachée aux authenticités, elle est aveugle aux complexités, aux hybridités ou aux contradictions. Comme le rappelle le philosophe béninois Paulin J. Hountondji (1976) dans le contexte de la relation coloniale sur le continent africain :

Pluralism does not come for any society from outside but is inherent in every society. The alleged acculturation, the alleged ‘encounter’ of African civilization with European civilization, is really just another mutation produced within African civilization, the successor to many earlier ones about which our knowledge is very incomplete, and, no doubt, the precursor of many future mutations, which may be more radical still.

165

La recherche de différences essentielles a pour effet de piéger, à l’intérieur d’identités univoques, ce qui n’est d’abord qu’un ensemble de pratiques et de positionnalités aux contours mouvants selon les contextes pragmatiques, historiques et sociaux. Autrement dit, l’authenticité « […] as a need to rely on an ‘‘undisputed origin’’, is a prey to an obsessive fear: that of losing a connection. Everything must hold together » (Minh Ha 1987 : 94). La peur du vide, qui hante la rationalité moderne, nous conduit à voir la réalité comme anarchique ou échappant à l’empire de la signification, tant qu’elle n’est pas saisie à travers une nomenclature univoque. Or, depuis le réel qui la perçoit en retour, c’est-à-dire depuis une perspective non hégémonique, cette nomenclature apparaît simplement comme une fiction totalisante. La critique n’est pas nouvelle. Deloria (1969) affirmait déjà : « Not even Indians can relate themselves to this type of creature who, to anthropologists, is the ‘real’ Indian. Indian people begin to feel that they are merely shadows of a mythical super-Indian » (82). Ce qui est en cause ici, ce n’est pas la diversité culturelle mais la séparation qui est au coeur de la rhétorique coloniale, entre les modèles hégémoniques du genre d’une part et, d’autre part, ce que l’on peut appeler, après Trinh T. Minh Ha (1986), les inappropriate/d others. Ce sont celles et ceux qui, en raison de l’intersection de leurs positions culturelle, ethnique, raciale, nationale, sociale, de genre ou sexuelle, échappent aux politiques et aux discours identitaires de la modernité occidentale. Une telle altérité, comprise comme un tout, ne se construit comme objet cohérent que depuis les perspectives hégémoniques. Elle en vient alors à constituer un apartheid conceptuel (idem).

Afin d’enrayer la reproduction de la structure hiérarchique de la domination coloniale, basée sur la réflexion des identités et des différences, l’autrice suggère de saisir les différences par diffraction. Comme le résume le philosophe et historien camerounais Achille Mbembe, depuis une distinction entre la conception « phallique » du pouvoir colonial et « l’extraordinaire richesse symbolique du rapport au corps et au sexe » (2020 : 117) dans les cultures africaines pré-coloniales :

La différence sexuelle prend fondamentalement corps à partir de toutes sortes d’ambiguïtés, d’inversions et de métamorphoses. Hors ce champ d’ambivalences, elle signifie très peu. Aussi bien le corps que la sexualité hors du pouvoir toujours ouvre sur un champ de dispersion et donc d’ambivalence. Dans ce domaine […] c’est la logique des significations inattendues qui prévaut.

idem : 118

Queer Indigenous Studies et critique du sujet occidental

Les perspectives autochtones contemporaines rejoignent, en partie, la critique de l’assignation à identité développée par les théories queer. Cependant, leur invisibilité à l’intérieur de celles-ci constitue pour elles un défi de première importance (Driskill 2010; Hall 2013). Il s’agit de combattre, en connexion avec les critiques de l’hétéropatriarcat, l’effacement de la domination coloniale à l’intérieur même du paradigme post-identitaire :

the queer (white) subject is the universal self-determining subject, the “transparent I”, but the racialized subject is the “affectable other”. But if queerness is dominated by whiteness […] then it also follows a logic of belonging and not belonging. It also relies on a shared culture — one based on white supremacy. […] What seem to disappear within queer theory’s subjectless critique are settler colonialism and the ongoing genocide of Native peoples.

Smith 2010 : 42

Le contrat représentationnel colonial implique que si le sujet blanc est universel, le sujet racialisé ou ethnicisé est d’abord un particularisme qui aspire à la visibilité. Mais, à l’intérieur de ce contrat, il n’y accède que dans la position d’un autre, d’une absolue différence à découvrir et à documenter. Il y a là un piège logique, propre à ce que Da Silva (2007) appelle le multiculturalisme néolibéral, attaché à documenter « never-before-heard languages that speak of never-before-heard things that actualize a never-before-known consciousness » (169, cité dans Smith op. cit.). Cette forme de documentation, qui insiste sur les discontinuités identitaires, ne construit pourtant que ce que l’on pourrait appeler des simulations d’authenticité[1]. C’est le cas, par exemple, du documentaire Queens of Samoa (1995) portant sur les fa’afafine (littéralement « à la manière d’une femme »), hommes adoptant des comportements associés au genre féminin. Si les pratiques homosexuelles ne sont ni nécessaires ni suffisantes pour définir une identité fa’afafine, elles ne sont toutefois pas exclues et, de fait, elles sont pratiquées dans un contexte de migration transnationale (Samoa, Hawaï, Tahiti, Tonga). Or, le documentaire Queens of Samoa insiste sur la discontinuité historique entre fa’afafine et homosexualité, dans un geste qui apparait finalement comme homophobe (Wallace 1999). Le contrat représentationnel colonial projette des identités socio-sexuelles là où existent avant tout un ensemble de pratiques et/ou de statuts contextuellement marqués, comme le souligne l’artiste interdisciplinaire fa’afafine Dan Taulapapa McMullin : « […] the procedure being a separation of the prefix fa’a, meaning to cause or to be alike, and fafine, meaning woman. The overall being the position fafine and the action fa’a, and the position fa’a and the action fafine » (McMullin 2011).

Le terme Two-Spirit qui a émergé des organisations autochtones nord-américaines, désignant des genres dont la logique coloniale ne rend compte que de façon inappropriée, ne doit pas non plus justifier une réduction identitaire. L’auteur.e cherokee Two-Spirit Qwo-Li Driskill rappelle ainsi que, pour la seule langue cherokee, le terme Two-Spirit traduit une multiplicité de positions :

asgayusd’ udant [i/a] (s/he feels / thinks like a man), ageyusd udant [i/a] (s/he feels / thinks like a woman), nudale ageyha udantedi (different-spirited woman), nudale asgaya udantedi (different-spirited man), sgigi (“that way”), uligisdidegi (“flirt”), taliqwo didantvn (s/he has two hearts), utselidv (special), nudale udanto/udantedi (different heart / spirit), atsoine (s/he is third, as in gender), and asegi udanto/udant[i/a]/udnatedi (strange heart / spirited[ed]) [which] refers specifically to people who either fall outside of men’s and women’s roles or who mix men’s and women’s roles.

Driskill 2016 : 5

Le regard colonial, dont la peinture de Catlin a été utilisée dans cette introduction comme un type exemplaire, rejette donc les connexions et les complexités. Il situe ainsi inévitablement ses affectable others à l’horizon de la disparition. Sortir du contrat représentationnel colonial implique de renoncer à la recherche de l’authenticité qui prive, finalement, les expériences autochtones de toute agentivité et les réduit à ne fonctionner, dans leur statut d’objet d’investigation, que comme les équivalents logiques de la nature elle-même (Smith 2015).

Le naturalisme est un brutalisme

La nature comme métaphore de la disponibilité

Les perspectives autochtones contemporaines nous apprennent également que l’utilisation coloniale du genre comme outil d’affaiblissement des individus et des communautés est étroitement liée à la politique de mise à disponibilité du monde pour l’exploitation des ressources. La chercheure Tanana Athabascan Dian Million défend ainsi une felt theory, visant à re-situer les expériences vécues et ressenties des femmes, hommes et personnes non-binaires colonisées dans la sphère des paroles politiques et académiques légitimes. En se mettant à leur écoute, le mythe colonial-moderne de la disponibilité du monde, porté par le projet de devenir maître et possesseur de la Nature, apparaît plutôt comme une politique systémique de l’abus (Million 2009). Cette idée restera incongrue dans une perspective coloniale nourrie par « the aesthetic of the not-there » (Elston 2012 : 182) à savoir, la construction de l’idée moderne de nature sur la mise en scène de l’absence ou sur la négation de la contemporanéité des espaces de vie autochtones. Dans l’oeuvre Trappers of Men (2006), Monkman met en scène Miss Chief au centre du paysage romantique peint par Albert Bierstdat dans la peinture intitulée Mount Corcoran (1877). Sa position évoque la Naissance de Vénus de Boticelli, alliée à la puissance érotique d’un corps queer autochtone. L’apparition sort les colons contemplant de grands espaces vides, de leurs rêveries. La mythologie est renversée : « […] le Noble Sauvage était une drag-queen » (Swanson 2005 : 1) et c’est elle qui raconte l’histoire. Bien plus, elle anime le lieu d’une présence demeurée inappropriée et enraye le processus de colonisation, c’est-à-dire la « chosification », selon le concept introduit par Aimé Césaire (1955).

Ce que les voix colonisées identifient est la colonialité du concept moderne de nature, qui ne peut aucunement être résumé à la seule extension continue du domaine des connaissances scientifiques. La nature est cet espace qui n’a cessé de s’accroitre, au cours de l’histoire, par les efforts progressifs d’effacement des présences autochtones. Il serait déséquilibré de voir, dans le projet moderne, la seule négation scientifique des puissances animées non-humaines[2] et non celle, politique, des puissances d’agir extra-occidentales. En effet, avant d’être une esthétique ou même une abstraction métaphysique, la mise à disposition du monde sur laquelle repose le concept de nature, est une fiction juridico-politique qui a visé le démantèlement des pratiques et des concepts (p. ex., légaux, cosmologiques, philosophiques) sur lesquels reposaient les organisations socio-politiques autochtones.

Parmi les étapes centrales de la construction de cette fiction juridique, figure le concept de la terra nullius qui signifie « terre vide », c’est-à-dire inoccupée, sans maître. Relié à la doctrine de la découverte, ce concept est historiquement lié aux étapes de l’expansion coloniale européenne[3]. À partir du XVIIème siècle, la justification religieuse de la conquête coloniale européenne coexistera avec la doctrine de l’individualisme possessif par laquelle le libéralisme politique a fondé le droit individuel d’appropriation[4]. Dans Law of Nations (1758), De Vattel étendra ce raisonnement aux États-nations :

All mankind has an equal right to things that have not yet fallen into the possession of anyone; and those things belong to the person who first takes possession of them. When, therefore, a nation finds a country uninhabited, and without an owner, it may lawfully take possession of it […]. It is asked whether a nation may lawfully take possession of some part of a vast country, in which there are none but erratic nations whose scanty population is incapable of occupying the whole? ... [I]n establishing the obligation to cultivate the earth, that those nations cannot exclusively appropriate to themselves more land than they have occasion for, or more than they are able to settle and cultivate. Their unsettled habitation in those immense regions cannot be accounted a true and legal possession; and the people of Europe, too closely pent up at home, finding land of which the savages stood in no particular need, and of which they made no actual and constant use, were lawfully entitled to take possession of it, and settle it with colonies. […] We do not, therefore, deviate from the views of nature, in confining the Indians within narrower limits [je souligne].

De Vattel 1758, cité dans Secher 2007 : 7-8

Une telle justification du droit d’appropriation à l’échelle internationale est exemplaire de la colonialité de la nature : l’augmentation de la mise à disposition du monde est proportionnelle à l’intensification des délimitations (enclosures) des espaces de vie autochtones. Les outils de cette marginalisation géographique sont juridico-politiques : privatisation des terres collectives autochtones (Federici et Linebaugh 2018), appropriation violente, déportations, généralisation des modèles de ségrégation territoriale que sont les réserves et les camps, les ghettos ou les prisons (Povinelli 2019).

Corps-frontières, corps-trophées, corps-déchets

Cette politique expansionniste a reposé, et repose encore, sur des logiques d’éradication et d’extraction, intrinsèquement articulées à une conception genrée et sexualisée de la relation dominant-dominé (Tadiar 1993). D’une part, à travers les critères de la jouissance et de la prise de possession, le pouvoir colonial se pense lui-même comme pouvoir orgastique du phallus (MBembe 2020). D’autre part, à travers le critère d’un usage autochtone du territoire supposé passif et inconstant, la perspective coloniale se montre hostile à tout autre rapport aux corps et à la territorialité que l’appropriation individuelle masculine : les organisations matrilinéaires, les rôles politiques, religieux, économiques des femmes (Masson 2008; Federici et Linebaugh 2018) seront systématiquement démantelés, les femmes démonisées, violées, réduites à l’esclavage et assassinées.

La mise à disposition du monde s’est donc tout d’abord construite sur la transformation coloniale des corps et des territoires étrangers en objet de jouissance. Celle-ci s’est opérée par l’assimilation des relations dominant-dominé et pénétrant-pénétré ou actif-passif, à travers la construction de ce que Syeda et Akhtar (2019) nomment la colonisation comme émasculation. Les ramifications de ce modèle sont nombreuses. Les hommes autochtones dans les Amériques ont été désignés de façon incapacitante dès les premiers temps de l’occupation espagnole, comme lorsqu’ils sont comparés au peuple des Canaanites que la Bible présente comme homosexuels (Warrior 1991) pour justifier leur « punition » : en 1519, le conseil de la ville de Veracruz demande, par exemple, à Charles V l’autorisation de devenir le bras armé du jugement divin et de punir les « Indiens » rebelles sur le motif qu’ils sont « […] all sodomites and engage in that abominable sin » (Trexler op. cit : 1). La punition était alors, non seulement l’élimination mais aussi l’émasculation (Smith 2015). Les « chasses aux Indiens » encouragées par les autorités pendant quatre siècles en Amérique du Sud, seront également justifiées à la fois par l’immoralité supposée des « Sauvages » et par une rhétorique hétéropatriarcale fondée sur la métaphysique occidentale. En justification de ces pratiques d’extermination, Juan Ginés de Sépulveda récitera ainsi la philosophie grecque antique : « La matière doit obéir à la forme, le corps à l’âme, l’appétit à la raison, les bêtes à l’homme, la femme au mari, le fils au père, l’imparfait au parfait, le pire au meilleur » (Chamayou 2010 : 47).

En parallèle, une arme rhétorique du colonialisme est d’accuser les hommes colonisés de misogynie, de violences domestiques, d’oppression des femmes. Toutefois, si les femmes autochtones peuvent faire l’expérience de violences sexistes à la fois dans la société coloniale et dans leurs communautés, cela ne doit pas rendre invisible la construction hétéropatriarcale du genre au sein de la société coloniale. La stigmatisation des identités et des pratiques autochtones a largement servi à construire la domination des hommes blancs sur les femmes blanches. Accuser les hommes autochtones de sexisme et les piéger dans des modèles de masculinité soit défaillante (émasculation) soit bestiale (la figure du guerrier sanguinaire), visait à étouffer toute recherche par les femmes blanches d’un modèle d’émancipation à travers l’exemple du statut des femmes colonisées (Smith 2005). Cela permet aussi de justifier, au sein des guerres coloniales, un féminisme hégémonique, comme en témoigne encore la propagande qui articule les guerres du libéralisme tardif contre l’islamisme à la mission civilisatrice d’émancipation des femmes (Mbembe 2020).

Par ailleurs, dès l’instant où les corps sont entachés de péché et donc laids ou impurs, ils sont considérés comme intrinsèquement violables : «  Colonization for Native women signifies the absence of beauty, the negation of our sexuality. […] For us intercourse is not marked by white, middle-class, patriarchal dominant-submissive tenderness. It is more a physical release from the pressure and pain of colonialism — mutual rape » (Maracle 1996 : 20).

Le viol des dominé.e.s n’est aucunement à comprendre comme un événement marginal de la colonisation. Il a été et demeure une technique centrale « […] de gestion hétérosexuelle de corps subalternes […], considérés tantôt comme des objets, tantôt comme pathologiques » (Mbembe idem : 104). La colonisation a produit un nombre incalculable de corps-trophées : coeurs et sexes de femmes autochtones arborés par les soldats du Colonel Chivington lors de son triomphe à Denver en 1864 (Trexler op. cit.), cartes postales pornographiques des corps colonisés qui normalisa la recherche d’une jouissance non entravée par la morale familiale nord-atlantique au XXème siècle (Blanchard et al. 2018), photographies de soldats irakiens à la prison d’Abu Ghraib, forcés par des soldats américains à porter des sous-vêtements féminins et à simuler des actes homosexuels (Caputi 1999).

Le projet de maîtrise et de possession à la fois de la nature et des corps subalternes constitue un même et unique paradigme. « The basic myths, methods and motivation behind genocide — the wasted of the organic and elemental worlds and the attempted annihilation of the planet — are rooted in gynocidal and misogynist paradigms » (Caputi 1993, cité dans Smith 2005 : 55).

La destruction de l’environnement apparaît ainsi comme une forme étendue de violence sexuelle, un « viol territorial » (Smith 2005) dans la mesure où elle vise l’intégrité des corps autochtones. Par exemple, selon le rapport Toxic Wastes and Race in the United States, la moitié des populations d’Asie, des îles du Pacifique et des Premières Nations, Inuit et Métis du continent américain vivent à proximité de sites de déchets toxiques non contrôlés (Lee 1987). Sans compter que ces sites d’extraction et de pollution fonctionnent aussi comme des man-camps (Condes 2021), comme le relate aussi le collectif Las Palabras de la selva (Beristain et al. 2009), qui a étudié les impacts psychosociaux des activités pétrolières de la compagnie Texaco sur les populations amazoniennes en Équateur et a démontré la systématicité des violences sexuelles envers les femmes vivant autour des sites d’exploitation. Notons également que la totalité de la production virtuelle d’uranium des États-Unis se situe sur ou à proximité de terres autochtones (Churchill et al. 1986). Selon Hoover et al. (2012), la réserve Mohawk de Akwesasne, dépendante de la pêche dans le Saint-Laurent, a été contaminée suite à l’installation de trois usines d’aluminium en amont de la réserve qui ont diffusé des PCB (polychlorobiphényle) dans l’eau, un agent chimique éco- et reprotoxique. La forte concentration de PCB dans les graisses du lait maternel a eu pour conséquence une détérioration des fonctions cognitives et thyroïdiennes des nouveau-né.e.s, une augmentation du diabète et de l’hypertension ainsi qu’une baisse de l’âge de la puberté pour les jeunes femmes, en raison des effets oestrogéniques des PCB. Dès lors que l’on sort de la représentation coloniale de la nature comme espace vide, l’écocide devient donc, avant tout, un problème de justice reproductive, c’est-à-dire « […] the ability of a woman to determine her reproductive destiny » (idem : 1646). Comme l’affirme Katsi Cook, sage-femme mohawk de Kanienkehaka, « […] women are the first environment » (1992 : 1).

Les corps-objets du colonialisme sont aussi des corps pathologiques ou corps-frontières, dont il faut empêcher la reproduction. Comme le résume Smith (2015), face à la résistance des peuples autochtones au colonialisme tardif des politiques économiques du Fonds monétaire international et de la Banque Mondiale, l’Agence américaine pour le Développement International identifie un problème de surpopulation mondiale et prévoit, en 1977, un plan de stérilisation d’un quart des femmes à travers le monde. Les campagnes massives de stérilisation qui débutent alors outrepasseront les procédures de consentement et de nombreuses jeunes femmes se verront imposer une hystérectomie sans information sur la nature de l’opération. Dans une lettre publique intitulée « The theft of life », l’organisation Women of All Red Nations (WARN : 1979) rapporte qu’environ 50 % des femmes des Premières Nations ont pu être stérilisées dans les années 1970, le taux pouvant atteindre 80 à 100 % dans certaines réserves. Au Pérou, sous la présidence d'Alberto Fujimori (1990-2000), ce sont environ 200 000 femmes quechua et aymara (dont plusieurs sont décédées en raison de l’absence d’hygiène ou d’anesthésie) qui ont subi une hystérectomie forcée par le Ministère de la Santé.

L’histoire de la colonisation depuis les expériences vécues des colonisé.e.s nous apprend donc que la constitution de cette fiction juridico-politique qu’est la nature, obéit à une logique de « forçage et de concassage, de saccage, d’incision, de dissection et, s’il le faut, de mutilation » des matières brutes (Mbembe 2020 : 8). C’est donc à la fois une vaste entreprise de production infinie de déchets. L’oeuvre Le Déjeuner sur l’herbe (2017) de Monkman, avec ses corps cubistes errants, ne dit pas autre chose : le naturalisme est un brutalisme. C’est un enjeu majeur de la recherche universitaire de ne pas laisser de côté ce que les perspectives autochtones contemporaines disent de l’utilisation idéologique du concept de nature. Le projet moderne/colonial ne peut plus apparaître comme celui de la maîtrise et de la possession universelle de la nature. Il apparaît plutôt comme le projet de maîtrise et de dépossession, d’extraction et de ponction, par les États coloniaux, des relations que leurs affectable others entretiennent avec leurs lieux de vie.

Troubles dans la puissance d’agir

La question que posent les théories queer et féministes autochtones est de savoir quelles sont les relations qui actualisent une puissance d’agir, que l’on parle d’autonomie politique, de statut social, de plaisir érotique, de guérison des traumatismes de la colonisation, de processus d’inventions (p. ex., littéraires, artistiques, théoriques), de transmission intergénérationnelle, etc. Ce faisant, elles ne rejettent pas uniquement le modèle hétéropatriarcal de l’agentivité ou de la subjectivité mais aussi la dimension anthropocentrique de ce modèle. Par exemple, selon Vanessa Watts, les puissances d’agir humaines sont plutôt conçues comme des diminutive agencies (Watts 2013 : 24), en ce qu’elles dérivent de la relation à un ensemble d’entités territoriales, ancestrales. Cela implique donc de prendre ses distances avec la philosophie occidentale qui postule l’autonomie du sujet humain face à une nature disponible.

Dans son étude sur le mati, relation à la fois sexuelle et spirituelle entre femmes de la classe ouvrière afro-surinamaise, décrite dans la littérature académique comme une institution lesbienne, Gloria Wekker (2009) démontre, par exemple, que les idées de dichotomie, de hiérarchie et de permanence des genres sont absentes. Par le mati, les femmes choisissent de se libérer de l’institution du mariage hétérosexuel en privilégiant la possibilité de relations à la fois hétéro- et homo-érotiques. Cette pratique est ancrée dans la religion Winti au sein de laquelle les femmes s’engageant dans des relations homoérotiques s’identifient au dieu masculin Apuku, animé de désir pour les femmes et jaloux des autres hommes. Or,

[…] it is the Apuku who is sexually attracted to women, and there is no emic reason to privilege this instantiation of the ‘‘I’’ above others by making him the decisive, ‘‘truest’’ element of the self. Likewise, when women state that it is good for your ‘‘insides’’ to have sex with men at least once in a while, they are building on an understanding of multiplicitous personhood that temporarily privileges a female instantiation of ‘‘I’’ which desires a man.

Wekker 2009 : 444

Encore une fois, il est important de répéter ici la valeur épistémique de cette conception du sujet et de la puissance d’agir. La pratique du mati n’offre pas l’exemple d’une vision du monde différente ou d’une catégorie inédite (troisième genre). Elle est plutôt exemplaire d’une politique de subjectivation qui échappe à la fois à la réduction identitaire et au paradigme post-identitaire. Elle se déploie au sein d’une cosmologie générale qui met l’accent sur les relations libératrices ou oppressives comme c’est aussi le cas pour les fa’afafine samoanes par exemple, qui dépendent d’un réseau dynamique de relations à la famille (aiga), à la terre (fanua) et aux esprits (aitu) (McMullin 2011).

Un rapport critique à ces relations n’est pas exclu et constitue même une dimension centrale de leur pertinence contemporaine. Les cosmologies et épistémologies autochtones sont alors conçues comme des espaces de résistance (Hernandez-Castillo 2010). Le mémoire rendu par le premier Sommet des Femmes Autochtones des Amériques (2003) propose ainsi quatre dimensions centrales d’une épistémologie anti-coloniale, à partir d’une utilisation critique de la cosmologie traditionnelle andine :

Community […] as a life where people are intimately linked with their surroundings […]. Equilibrium: which means to watch over the life and permanence of all beings in space and in nature. The destruction of some species affects the rest of beings. The rational use of material resources leads us toward balance and rectitude in our lives.” […]. Respect: which is based on the indigenous concept of the elders being those who are most respected, an attitude that extends to all other beings in nature. The Earth is seen as a woman Mother and Teacher that conceives the sustenance of all beings […]. Duality or dualism: in which the feminine and the masculine in a same deity are two energy forces found in one, which permits the balance of vision and action. They represent the integrity of everything that guides us toward complementarity. By considering the Supreme as dual, father and mother, one can act with gender equity. This attitude is basic for the eradication of machismo.

Cumbre de Mujeres Indigenas de Americas 2003 : 132

Des lieux de vie aux épistémologies autochtones contemporaines

Les critiques autochtones de la colonialité du genre ne sont donc pas tournées avant tout vers la reconnaissance d’une diversité culturelle des conceptions du genre. Elles s’efforcent plutôt de faire entendre, sur la question du genre et des identités socio-sexuelles, des cosmopolitiques critiques du brutalisme colonial. Elles ne posent pas la question du genre comme un problème d’identité mais comme un enjeu, individuel et collectif, de puissance d’agir.

Pour penser celle-ci, les perspectives autochtones contemporaines réaffirment l’importance théorique et éthique de la notion de « place » (place-based theory). Il s’agit d’une notion complexe qui réfère à la fois à la place que doit occuper chaque personne au sein du tissu des relations et au lieu de vie ou territoire, quoique ce soit une notion irréductible à celle d’une terre qui serait seulement bonne à exploiter/développer/jouir. « Place is a way of knowing, experiencing, and relating with the world — and these ways of knowing often guide forms of resistance to power relations that threaten to erase or destroy our senses of place » (Coulthard 2010 : 79).

L’importance de la place-based theory pour la question du genre est ainsi primordiale. Elle éloigne les théoricien.ne.s autochtones du diagnostic marxiste, dont l’héritage critique est déterminant parmi les théories féministes et queer occidentales (Butler 2019; Federici 2018) et qui prend pour mesure de l’oppression, l’exploitation du temps et de la force de travail (Kulchyski 2005 : 88, cité dans Coulthard op cit. : 81). La place-based theory défend plutôt l’idée que l’oppression coloniale repose sur la dépossession spatiale (idem). L’appropriation des terres et le déplacement des populations autochtones ainsi que le démantèlement de leurs formes d’organisation territoriale a pour corollaire une dépossession des identités de genre et des pratiques à la fois sexuelles, spirituelles, esthétiques et politiques, qui étaient toutes dérivées ou inscrites dans un champ d’obligations réciproques et de responsabilités partagées avec un ensemble d’acteurs humains et non-humains. Par exemple, l’absence de droit de vote pour les femmes autochtones hawaïennes à l’époque coloniale a effacé leur rôle d’autorité politique centrale dans les sociétés pré-coloniales Kanaka Maoli (Hall op.cit.). Celles-ci n’utilisaient pas de critère de genre pour l’attribution d’un pouvoir politique décisionnaire de même qu’elles ne distinguaient pas d’homo- et d’hétéro-sexualité. À travers un ensemble de pratiques sociales esthétiques (danses, chants), la sexualité Kanaka Maoli était interreliée à la cosmologie et aux entités territoriales, donnant lieu à de multiples significations inattendues construites à l’intérieur du langage poético-politique kaona (idem). Le pouvoir (mana) reposait sur la maîtrise des habiletés langagières et non sur l’appartenance à un genre ou à une identité socio-sexuelle. Pour cette raison, le féminisme de source hégémonique est rejeté par certain.e.s activistes autochtones, non pas parce qu’il est absolument non pertinent mais parce qu’il est, dans la plupart des cas, historiquement secondaire par rapport aux institutions, coutumes et philosophies qui assuraient déjà, dans nombre de sociétés pré-coloniales, un égal pouvoir, une égale vitalité et une égale autonomie à toutes et tous (idem).

La place-based theory constitue, en ce sens, une critique radicale de l’effacement des concepts autochtones au profit de la séparation entre mythes et connaissances. En faisant abstraction de la force pragmatique, organisatrice et critique des cosmologies autochtones, le regard colonial se rend responsable de ce que Gayatri Chakravorty Spivak, théoricienne indienne du postcolonialisme, nomme la « violence épistémique » (Spivak 2008). Sarah Hunt, chercheure de la nation Kwakwaka’wakw, explique ainsi ce concept : « The work of discourse in creating and sustaining boundaries around what is considered real and, by extension, what is unable to be seen as real (or to be seen at all) » (Hunt 2014 : 29).

La poétesse métis (Laguna Sioux) Paula Gunn Allen a ainsi remis en cause l’effacement des racines autochtones de l’histoire intellectuelle et politique contemporaine, dans un texte canonique intitulé Who is your mother? Red Roots of White Feminism. L’auteure y défend que les philosophies et structures politiques autochtones et principalement celles issues des sociétés matriarcales iroquoiennes, « […] found their way into contemporary feminist theory » (Allen 1986 : 44) : la critique, relayée par Montaigne, des injustices sociales par des voyageurs Iroquois en Europe, le fédéralisme source d’inspiration anti-féodale des fondateurs de la Constitution Américaine, la distribution égalitaire des biens et des pouvoirs, l’organisation pacifique de la société que Marx découvrira à travers sa lecture du récit de Lewis Henry Morgan (idem). Les théories féministes autochtones appellent ainsi à contester l’effacement du rôle des cosmopolitiques autochtones dans l’histoire politique et intellectuelle contemporaine.

Dans le même sens, l’anthropologue métis Zoé Todd dénonce l’effacement de la notion de Sila (Todd 2016), force centrale dans l’organisation sociale et la production intellectuelle inuit, au profit de la figure grecque de Gaïa, dans le développement d’une compréhension du climat comme « common cosmopolitical concern » (Todd 2016 : 5). Si la question se pose, ce n’est pas du point de vue du relativisme culturel. Il ne s’agit pas d’affirmer que les deux concepts ont, pour les fonctions théoriques que nous leur demandons de remplir, la même valeur. La critique repose davantage sur le fait que les Inuit sont à la fois parmi les premiers observateurs de la crise climatique qui frappe le Grand Nord, parmi les principaux acteurs internationaux à avoir tenté d’alerter et d’agir sur cette crise (Watt Cloutier et Van Everdingen 2004) et enfin une source intellectuelle majeure de la conscience du climat comme « common organizing force » (Todd op cit. : 8) en raison de la centralité du concept de Sila dans leur cosmopolitique. Tel est le diagnostic des théories féministes autochtones : armée de la même logique selon laquelle elle brutalise les corps et les terres, l’entreprise coloniale se prolonge dans l’effacement des concepts et des théories autochtones.

Mais il faut se garder de reproduire ici une dernière violence : celle de l’abstraction ou de l’appropriation conceptuelle qui repose sur l’effacement des territorialités autochtones contemporaines. « From a theoretical standpoint, the material (body / land) becomes abstracted into epistemological spaces as a resource for non-Indigenous scholars to implode their hegemonic borders » (Watts op cit. : 31). Le contrat représentationnel colonial implique, pour finir, à la fois une idéologie de l’autonomie de la production conceptuelle académique et une coupure onto-épistémologique entre les lieux de vie et les épistémés autochtones. En réponse, les perspectives féministes et décoloniales autochtones se fondent sur les concepts de terre, de lieux de vie et de réciprocité. En réaction au processus d’abstraction des concepts autochtones engagé par l’anthropologie contemporaine et plus particulièrement par son « tournant ontologique », Watts (idem) défend ainsi l’idée selon laquelle les théories autochtones ne peuvent pas être abstraites de la dimension pragmatique et politique de leur relation aux lieux de vie. Dans la cosmologie anishnaabe et haudenosaunee par exemple, Sky Woman tomba à travers un trou dans le ciel sur le dos d’une tortue et devint la Terre. « Therefore, Place-Thought is an extension of her circumstance, desire, and communication with the water and animals — her agency. Through this communication she is able to become the basis by which all future societies will be built upon — land » (idem). Le concept féministe autochtone de place-thought exige donc de ne pas déconnecter les concepts et théories autochtones des territorialités et des corporalités, sources de sens desquelles elles émergent. Il appelle ainsi à re-cartographier (Bradette dans ce numéro) les espaces théoriques à l’intérieur desquels les expériences autochtones du genre et de la sexualité se déploient.

Les articles de ce numéro

Dans une présentation détaillée des différents visages des féminismes autochtones en Amérique du Sud, Otilia Puiggros met ainsi l’accent sur la valeur des territoires comme sources des politiques de ce qu’elle nomme les féminismes situés. Les féminismes occidentaux et universitaires partagent les idéaux universalistes des sociétés coloniales tout en s’attaquant au privilège patriarcal. Les féminismes autochtones sont, quant à eux, des luttes contre tous les ressorts du projet colonial (capitalisme, monothéisme, hétérosexisme, etc.) et émergent de territoires singuliers qui sont sources d’engagement : celui des femmes quechua andine pour le bien-vivre des communautés, celui des femmes autochtones du Chiapas qui, depuis les espaces de résistance des coopératives, se sont organisées contre les différentes formes de servage qu’elles endurent. Or, ces différents territoires sont non seulement sources d’engagement mais aussi de sens. La cosmologie andine repose sur les valeurs d’interdépendance entre l’humain et la Pachamama ainsi que de complémentarité et de réciprocité entre les sexes. En mettant l’accent sur l’actualisation de ces relations complémentaires à la terre, les féminismes situés construisent une cosmopolitique anti-coloniale du bien vivre, collectiviste et communautaire et ce, en dépit de l’articulation, dans le passé, de cette même cosmologie à une forme de patriarcat.

Dans le contexte de l’hypermédiatisation récente du tourisme chamanique féminin shipibo au Pérou, Anne-Marie Colpron démontre également la nécessité d’un discours critique sur l’« authenticité ». Le chamanisme féminin n’est ni nouveau ni archaïque mais évoluant au fil des échanges. Les pouvoirs chamaniques ne se réduisent pas « […] à UN savoir chamanique shipibo-konibo légitime et authentique mais à des savoirs pluriels qui s’enrichissent au rythme des contacts ». Ainsi, si les rao (plantes médicinales, poisons, flegmes animaux, objets de pouvoir) transmettent les connaissances des « maitres de la forêt », les objets manufacturés transmettent les connaissances des touristes. Le territoire, où s’enracine l’apprentissage chamanique, est alors une matrice de sens à travers laquelle les femmes chamanes shipibo actualisent une nouvelle puissance d’agir.

Cette notion doit être arrachée au modèle anthropo- et andro-centré de l’individualisme libéral, tel que nous le comprenons après l’étude par Marie-Ève Bradette de la « re-érotisation » comme acte de décolonisation des corps et du territoire dans la littérature féministe autochtone. Dans le roman étudié, L’Amant du lac de Virginia Pésémapéo Bordeleau, la re-érotisation repose sur une « action esthétique » ou une politisation de l’esthétique qui déconstruit les tropes hétéropatriarcaux de l’entreprise coloniale (corps et territoires « pénétrables, violables et extractibles ») à travers une « écriture voluptueuse et enveloppante ». Le territoire, à travers la figure du lac, devient sujet érotique. Le langage, en construisant une sensualité corporelle et non anthropocentrée, défait le discours colonial identitaire et permet une connaissance autochtone par les expériences du corps.

Peut alors se déployer le répertoire des significations inattendues (Achille Mbembe, voir supra), comme autant d’actualisations d’une puissance d’agir décoloniale. En témoigne, d’une façon intime et puissante, l’entrevue de Dimitri Della Faille et Freaky, sur les communautés de suspension corporelle. Inspirées des pratiques autochtones telle que la cérémonie de Sun Dance peinte par George Catlin chez les Mandan du Dakota par exemple, les pratiques de suspension ne sont pas pour Freaky reliées à la question de l’authenticité mais à l’actualisation de la puissance d’agir. La recherche de l’effet groundant de la communauté, la reconnexion aux traditions rituelles, la déconstruction du rapport normatif au corps dans la société coloniale ou les pratiques de soin adaptées à la suspension, sont autant de sources créatrices d’une force spirituelle personnelle et de formes de résistance à l’entreprise coloniale d’effacement des présences autochtones.

Cette entreprise est systémique et structurelle. Il est aisé de comprendre pourquoi à la lecture de ces quatre articles, qui montrent que les épistémologies, les axiologies, les cosmologies et les traditions rituelles autochtones sont, pour les femmes, des sources de pouvoir social et politique, spirituel et érotique et qu’elles leur donnent un rôle central dans la réalisation communautaire du bien-vivre, du soin, de la guérison, etc. Tel que dit précédemment, le regard colonial n’est pas ici confronté à un problème catégoriel mais à un renversement des valeurs qui fait obstacle à son propre développement fondé sur l’accumulation et la dépossession. Comme le démontrent Annie Pullen SansFaçon, Edward Lee et Maxime Faddoul, la violence structurelle de cette entreprise se fait sentir d’une façon particulièrement dense pour les personnes bispirituelles (ou Two-Spirit) qui, en raison de leurs identités trans et autochtones, font l’objet de discriminations racistes, homophobes et transphobes. L’article met en avant l’idée que, pour les jeunes trans autochtones, la relation à la communauté est source d’un pouvoir de résilience ou source de sens pour vivre l’identité trans. L’ancrage communautaire relie l’identité de genre à une spiritualité et articule donc sa signification à un appareil de sens culturel et communautaire. À l’inverse, l’amnésie culturelle ou le déracinement social, géographique, etc. accroissent la vulnérabilité des jeunes trans autochtones.

C’est en raison de ces expériences autochtones contemporaines moins attachées à la définition des identités et des différences qu’à des enjeux de survie, de revitalisation des puissances d’agir, individuelles, collectives, territoriales, du bien-vivre, du soin et de la guérison, que cette introduction a choisi de mettre en avant la relation, demeurée inappropriée, entre les corps, les terres et les théories autochtones face à la colonialité du genre.