ChroniquesRoman

Fragments, bivalves et confinement[Notice]

  • Pierre-Olivier Bouchard

…plus d’informations

  • Pierre-Olivier Bouchard
    Memorial University of Newfoundland

Voilà trois livres bien mal assortis. Les grands espaces, d’Annie Perreault (Alto), Tout est Ori, de Paul Serge Forest (VLB) et Femme forêt, d’Anaïs Barbeau-Lavalette (Marchand de feuilles) ne partagent peut-être que leur appellation générique. Disposés en recueil, ils formeraient un excellent point de départ pour un panorama des différents possibles romanesques de la littérature québécoise contemporaine. Faut-il absolument leur trouver des points communs ? Établir entre eux des recoupements qui ne pourraient qu’être superficiels ? Comme le laisse entendre le titre décousu de cette chronique, je ne m’y risquerai pas et plongerai plutôt dans le vif du sujet. Qui sait, quelque chose surgira peut-être en cours de route. La quatrième de couverture parle d’un « roman polyphonique », mais il faut avouer que le genre romanesque est poussé ici à son extrême limite, dans la mesure où la cohérence entre les différents récits repose presque uniquement sur les thématiques abordées (l’amitié et les relations interpersonnelles, le froid) et sur les effets d’écho (la Russie revient partout, un peu comme le lac Baïkal, tandis que le personnage d’Anna apparaît à diverses époques de sa vie). L’ensemble est divisé en grandes sections nommées selon les points cardinaux, elles-mêmes divisées en plus petites sections adoptant le point de vue des différents personnages. Perreault ne cherche pas à tout expliquer ni à tout dire et c’est là une force du texte. Il en découle une esthétique minimaliste reposant sur l’évocation et la retenue, où l’esquisse vaut plus que le résultat final. En témoigne ce passage dans lequel la narratrice s’interroge sur l’attitude à adopter quant à l’arme à feu qu’elle a décidé d’inclure dans le décor d’une scène : Puis, citant Tchekhov (« Si dans le premier acte vous indiquez qu’un fusil est accroché au mur, alors il doit absolument être utilisé quelque part »), la narratrice va plus loin : Est-il besoin de préciser que l’auteure s’accorde une grande liberté dans la construction de son récit, écrivant, selon ses propres termes, « à l’instinct » (63) ? Il n’est pas surprenant qu’un roman contemporain se libère des contraintes liées à la cohérence de l’intrigue, mais la démarche de Perreault n’est pas militante. Pas question ici de déconstruire le genre romanesque ni d’en faire le procès. Pas question non plus de proposer une réflexion théorique sur l’écriture ou sur la place de la fiction dans notre rapport au monde. Ceux qui veulent lire une oeuvre engagée devront aller voir ailleurs. Perreault ne livre pas les résultats d’une recherche, pas plus qu’elle n’argumente pour défendre une vision de la littérature. Les personnages monologuent sans justification. Ils poursuivent des quêtes impossibles. C’est comme ça, tout simplement. Rien ne justifie que le lac Baïkal s’exprime en son propre nom (« J’englobe tout. Je suis les algues et les poissons, je suis les douces ridules sous le vent d’été, la violence de la débâcle au printemps » [16]), si ce n’est cette liberté que s’accorde la romancière. Rien d’autre ne permet non plus d’expliquer que des voix étrangères à l’intrigue se mêlent au propos pour raconter leur expérience du froid. À certains égards, la lecture des Grands espaces peut déconcerter, décevoir même. On aimerait parfois avoir quelque chose de plus à se mettre sous la dent. Mais en s’autorisant une écriture libre et instinctive, Perreault se donne les moyens de créer de l’extraordinaire, voire du merveilleux, non pas au sens de surnaturel – encore que l’imaginaire russe aurait offert de belles perspectives à cet égard, et je suis presque déçu qu’il n’ait pas été davantage exploité, maintenant que j’y pense –, mais dans une …

Parties annexes