Corps de l’article

Cet article propose de s’interroger sur les modalités particulières des usage(r)s de la plateforme institutionnelle « Transmettrelecinema », un « outil conçu par le CNC et LUX Scène nationale de Valence pour accompagner les dispositifs de sensibilisation au cinéma : 580 films, 430 cinéastes et 670 vidéos à découvrir, des ressources pour les enseignants, élèves, étudiants et tous les amateurs du 7e art »[1]. L’article s’intéresse particulièrement aux espaces réservés aux « vidéos »[2] adressés principalement à des usage(r)s en ligne (principalement les enseignants et éventuellement des élèves) pour un visionnage avant ou après une séance de cinéma en salle dans le cadre de dispositifs mis en œuvre par le CNC. Dans un premier temps, il s’agira de présenter et délimiter le corpus d’analyses. Ensuite, l’enjeu est de mettre en œuvre, par une approche sémiologique, l’analyse des discours véhiculés par la plateforme, croisée avec des témoignages de terrain, pour voir dans quelles mesures des distances sont perceptibles entre différentes représentations de l’éducation à l’image. L’analyse de discours repose sur l’idée que :

Parler, c’est sans doute échanger des informations ; mais c’est aussi effectuer un acte, régi par des règles précises, qui prétend transformer la situation du récepteur et modifier son système de croyances et/ou son attitude comportementale. (Kerbrat-Orecchioni, 1980, p. 84).

Les contenus des vidéos reflètent à la fois un public imaginé (voire fantasmé) et des modalités de transmission elles-mêmes inféodées non seulement à la représentation d’un certain cinéma, mais aussi à une certaine représentation de l’acte de transmettre le cinéma lui-même. Ainsi, les discours véhiculés par la plateforme ainsi que leur éditorialisation (mise en images des protagonistes, fonctionnalités et présentation visuelle de la plateforme) sont symptomatiques de ces représentations plus ou moins conscientisées par ses concepteurs et ses usagers avec l’idée qu’« un discours ne se contente pas de décrire un réel qui lui préexiste, mais construit la représentation du réel que le locuteur souhaite faire partager par son allocutaire. » (Seignour, 2011, p. 6).

La perspective est donc de se placer à la jonction entre l’analyse du discours (Arrivé, 2007) tenu sur la plateforme (son contenu langagier et ses mises en scène audiovisuelles), la sémiologie en information et communication utile pour examiner ses fonctionnements énonciatifs (Maingueneau, 1996 ; Bonnafous et Jost, 2000) et la pédagogie critique (Ogien, 2014 ; Giroux, 1988 ; Freire, 1974). Il s’agit de délimiter les contours parfois invisibles de représentations qui trouvent une résonnance particulière dans leur contexte d’énonciation pédagogique et institutionnel. Un regard particulier sera porté sur les publics supposés de cette plateforme dans son cadre institutionnel spécifique.

Pour mieux cerner ces usage(r)s, quatre entretiens ciblés ont été menés dans le cadre d’une étude de terrain : deux avec des enseignants participant régulièrement au dispositif avec leurs classes de lycée, un autre avec un responsable d’action éducative dans une association qui coordonne les dispositifs. Le quatrième entretien a été mené avec une étudiante de Master ayant effectué, en 2018, son stage au CNC à la Direction de la création, des territoires et des publics/Service de l’action territoriale et culturelle et ayant ainsi pu de l’intérieur travailler sur la plateforme en question. Parmi les enseignants, un professeur de philosophie et un professeur de Lettres qui inscrivent le dispositif dans leurs classes depuis plus de 10 ans. Tous deux exercent dans des lycées d’académies différentes, l’un de ces lycées proposant par ailleurs des options « cinéma et audiovisuel ». Ces entretiens ciblés n’ont pas vocation à l’exhaustivité ni à la représentativité, ils permettent des remontées du terrain qui entrent en résonnance avec nos axes de recherche et ont permis d’approfondir ou d’envisager certains points.

La plateforme s’annonce dès l’entrée comme « une vidéothèque pour comprendre, aimer et partager le cinéma ». Plateforme élaborée avant tout pour concentrer les documents pédagogiques à destination des enseignants qui participent aux dispositifs du CNC « École au cinéma », « Collège au cinéma » et « Lycéens et apprentis au cinéma »[3], elle s’est peu à peu étoffée de ressources complémentaires auxquelles on s’intéresse particulièrement ici. C’est l’onglet « vidéo » et le menu déroulant qui s’y ouvre qui concentrent l’essentiel des contenus audiovisuels consultables en ligne. Il ne s’agit donc pas exactement d’une plateforme de vidéo à la demande, mais d’une mise à disposition de vidéos pédagogiques et d’extraits de films commentés. À ce titre, la plateforme – au même titre qu’une plateforme de VOD – peut être étudiée comme un dispositif de médiation avec des publics et ses usage(r)s.

Les échanges menés avec les différents protagonistes cités plus haut confirment trois grandes attentes concernant les contenus de la plateforme Transmettrelecinema.com :

  • des contenus explicatifs d’analyses filmiques des films au programme ;

  • des extraits prédécoupés et faciles d’accès pour un usage pédagogique en classe ;

  • un accès à des paroles de professionnels du cinéma (réalisateurs, scénaristes, directeurs photo…) susceptible de compléter une approche strictement académique.

L’on verra comment l’éditorialisation des contenus de la plateforme (contenus audiovisuels et contenus langagiers des discours) répond à ces demandes d’usagers et quelles tensions, contradictions et malentendus se font jour.

Présentation générale du site et des arborescences de l’onglet « vidéo »

Concrètement, le menu de l’onglet « vidéo » s’affiche comme suit :

Figure 1

Élément de la page d’accueil http://www.transmettrelecinema.com (novembre 2020)

Élément de la page d’accueil http://www.transmettrelecinema.com (novembre 2020)

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Il permet l’accès à des vidéos courtes, qui proposent des analyses de films « Avant la séance » et des « Extraits » d’environ trois minutes consultables en streaming. Ils sont mis à disposition des usagers de la plateforme et accompagnés de suggestions d’ouvertures pédagogiques ainsi que les « Bandes-annonces » de films programmés dans le cadre du dispositif. Des « Portraits de passeurs » ou des rencontres avec les cinéastes (« Entretiens / cinéastes ») renvoient au catalogue de documentaires du CNC[4] qu’il est possible d’acheter en ligne. Les « Clefs pour le cinéma » présentent un certain nombre de « modules d’analyse filmique à partir de séquences de films des dispositifs, proposés par les auteurs des documents pédagogiques édités par le CNC. Des modules transversaux pour mieux comprendre le cinéma »[5]. L’onglet « 20 ans CAC » met à disposition « à l’occasion des 20 ans de Collège au cinéma, une série d’interviews de 20 réalisateurs français, parrains de cette manifestation [qui] ont répondu à une série de questions autour des « premiers souvenirs de cinéma » et de « conseils à donner aux jeunes »[6]. Enfin, quelques vidéos d’« Ateliers » pédagogiques sont proposés avant d’ouvrir la plateforme à des « Créations YouTubeurs » qui renvoient vers des chaînes YouTube financées par le CNC dans le cadre du concours CNC/Talents. Ces dernières proposent, à leur manière, des analyses cinématographiques et des entretiens autour de la médiation proposée par YouTube. Les propositions de la plateforme sortent ici des dispositifs scolaires pour s’élargir vers d’autres types de médiation au cinéma.

On le voit, l’ensemble des contenus est relié par une vocation pédagogique forte : la mise à dispositions de vidéos produites par le CNC est disponible gratuitement, à la demande, dans une situation de classe ou pour la préparation de cours ou d’interventions de médiation en lien avec le cinéma et l’analyse de films. La plateforme répond en cela aux demandes de formation des enseignants autour de l’analyse filmique, une demande retrouvée lors des entretiens avec les deux participants. Pour y répondre, la plateforme a développé un partenariat avec les éditeurs qui participent à l’élaboration des livrets pédagogiques qui accompagnent les films au programme en format papier : les Cahiers du cinéma puis Capricci. Ces éditeurs fournissent des intervenants parmi leurs rédactrices et rédacteurs pour nourrir les contenus vidéo de l’onglet « Analyses de séquence ». Ces accointances confirment les recherches récentes menées par la sociologie et les sciences de l’éducation : ces dispositifs d’éducation à l’image prennent aussi place à l’intérieur d’un marché économique qui gravite autour du cinéma. Barbier, Legon, Marx et Mesclon (2020, résumé de l’article) avancent que :

On peut ensuite observer des confrontations et arrangements entre, d’une part, les films programmés et les manières de les apprécier sollicitées par ces dispositifs et, d’autre part, l’expérience cinématographique ordinaire des adolescents, très largement inscrite dans le marché ordinaire du cinéma.

L’analyse des discours énoncés dans les vidéos de la plateforme s’inscrit dans la lignée de ces recherches. Il s’agit d’envisager dans quelles mesures les discours sont porteurs de représentations du cinéma comme de l’acte pédagogique et quelles tensions les traversent. Ainsi se lisent les modalités normatives qui consistent à « transmettre un cinéma » à un usager de la plateforme largement fantasmé et dont les contours se dessinent dans l’éditorialisation des contenus mis à sa disposition. Les différents « positionnements » (y compris économiques) du CNC – en particulier par rapport aux contenus sur YouTube financés par l’institution – seront relevés dans la dernière partie. L’analyse sémiologique des discours de la plateforme contribue à révéler combien ces dispositifs d’éducation à l’image sont chargés de représentations plus ou moins invisibilisées qu’il convient de déconstruire. En cela, l’approche se place dans la même dynamique théorique que la recherche déjà faite sur la dimension économique de la préconisation du choix des films des dispositifs (Barbier et al., 2020), mais avec d’autres outils méthodologiques.

Quelle analyse filmique ?

Une plateforme « dans l’air du temps »

La plateforme témoigne d’un souci de proposer des « analyses de séquence » ou des « pistes pédagogiques » qui viennent s’ajouter aux formations (variables selon les académies) inscrites au PAF (plan de formation de l’Éducation nationale) des enseignants déjà en poste. La plateforme semble s’inscrire de manière plus ou moins assumée à la jonction d’un double constat : le besoin de formation des enseignants du secondaire et le développement de plateformes de VOD pour l’éducation à l’image. La décision d’offrir des contenus en ligne téléchargeables, éventuellement augmentés de liens actifs vers d’autres sources, ainsi que la mise a disposition de contenus vidéo consultables en streaming visent donc à s’adapter aux pratiques contemporaines, celles des enseignants comme celles des élèves, mais aussi à palier le manque constaté de formation des enseignants sur un corpus qui peut être sollicité par toutes les disciplines scolaires, mais qui, de fait, n’appartient en propre à aucune[7]. La place accordée à YouTube sur cet espace en ligne (j’y reviendrai) donne une certaine visibilité aux activités du CNC sur ce média spécifique qu’est Internet et révèle le désir pour l’institution de ne pas se tenir à l’écart des évolutions techniques de son temps, qui influencent largement les publics du cinéma et leur pratique sur le web (Octobre, 2014 ; Cicchell, 2017). Ainsi, laisser en ligne des supports qui s’ajoutent aux films vus en salle permet une vision augmentée de l’acte pédagogique. La tentative est sans doute de le rendre ainsi plus séduisant et/ou plus actuel. Internet permet un désenclavement du dispositif institutionnel qui semble alors s’ouvrir à la société au sens large, celle des amateurs (les « YouTubeurs ») comme celle des professionnels (les « réalisateurs », les « passeurs »). C’est peut-être une façon pour le CNC de se présenter comme le relais institutionnel d’une désacralisation du modèle historique de l’Éducation nationale (Dubet, 2002) comme si finalement les deux institutions rivalisaient d’énergie pour surpasser la crise institutionnelle qu’elles traversent (Laborde, 2020 ; Kerlan, 2013 ; Gauchet, 2014). S’il faut retrouver des publics pour les salles « Art et essai » – désir qui était dans les années 90 à l’origine de l’installation des dispositifs (Odin, 2014) –, il faut mesurer aussi les bouleversements sociétaux qu’implique l’« ère numérique » (Octobre, 2013) qui amène potentiellement ces publics vers Internet et, plus récemment encore, vers la pratique devenue commune de la VOD et ses traductions industrielles puissantes. Que ces évolutions mettent en cause l’hégémonie du cinéma en salle est une certitude (Gaudreault et Marion, 2013) que les organismes comme le CNC tentent de s’adapter en conséquence est inévitable, et qu’ils y parviennent dans le cadre de ce type de plateforme pédagogique est encore une autre question. Elle témoigne en tout cas d’une certaine prise de conscience, de tentatives, de désirs d’aller dans le sens de la renaissance du « phœnix » qu’est le cinéma et d’une réflexion renouvelée sur sa transmission.

Le paradoxe n’en est pas des moindres : les usages et les usagers d’une plateforme en ligne qui revendique son fonctionnement comme une « vidéothèque »[8] supposent une éviction de la salle… Paradoxe qui s’amorce ici et qui sera confirmé par l’éditorialisation globale de la plateforme : si l’on considère que le CNC défend encore et toujours la diffusion des films en salle comme facteur essentiel de la cinéphilie, y compris de la cinéphilie scolaire, les contenus proposés en ligne, au sein d’une « vidéothèque » et laissant une place notable aux YouTubeurs laisse évidemment entrevoir des tensions que l’analyse des discours et de leur éditorialisation tentera de mettre au jour.

Analyses formalistes en streaming : réaffirmation du discours de la critique savante

À l’attente des enseignants quant à l’analyse filmique, le CNC a donc répondu par un partenariat avec des maisons d’édition spécialisées dans le cinéma et la critique de films, les Cahiers du cinéma puis plus récemment Capricci, confiant les textes des vidéos d’analyses en ligne à leurs collaborateurs réguliers. Logiquement, l’analyse des discours présents en ligne révèle toutes les traces langagières et lexicales habituelles de la cinéphilie « moderne » qui « se caractérise donc par sa promotion de l’esthétique du cinéma » (Jullier et Leveratto, 2010, p.123) et que Jullier et Leveratto (2010, p. 13) définissent ainsi :

C’est une cinéphilie équipée par l’écriture sur le cinéma, une cinéphilie résultant de l’entrelacement du plaisir pris au spectacle cinématographique et de la culture de plaisir esthétique transmise par les études secondaires.

Les analyses filmiques proposées sur la plateforme se construisent en effet dans un propos principalement formaliste (description et interprétation des formes filmiques) et esthétique (qui défend que le film est beau). L’onglet « Avant la séance » propose 11 analyses qui s’inscrivent totalement dans cette perspective : « l’univers utopique » de Midnight Special caractérise le genre fantastique des films de Jeff Nichols[9], l’attachement du Varda aux références picturales et littéraires permet d’expliquer Cléo de 5 à 7 [10], « le rapport entre la surface et la profondeur », « la délicatesse de l’image » chez Todd Haynes qui est désigné par le critique comme étant « vraiment un auteur »[11]. La vidéo sur Carol proposé « Avant la séance » (le film bénéficie de deux vidéos : une présentation et l’autre « pour aller plus loin[12] » animé par le même critique) présente l’analyse de ses films comme la recherche de « ce qui est caché derrière » et « dont il va falloir chercher les indices », comme « devant un film muet »[13]. Les vidéos de présentation des films « Avant la séance » s’appuient sur un même cahier des charges : un extrait du film, une prise de parole face caméra d’un intervenant – le plus souvent désigné au générique comme un « critique » qui officie parfois sur plusieurs films différents – proposant une mise en perspective du film et du réalisateur : « les plans de réaction » de Jeff Nichols[14], le « travail sur la photographie » dans Carol [15] ou le « grand raffinement plastique » de La Tortue rouge [16].

Ainsi, ces différentes vidéos d’« Avant la séance » accréditent une vision du cinéma comme un art, une l’éloge des formes plastiques, de l’auteurisme et de la figure du génial réalisateur (Laborde, 2014, 2018 ; Odin, 2015 ; Jullier, 2002). Comme c’est le cas dans d’autres contextes officiels (Legon, 2014 ; Legon et Laborde, 2020), le jugement esthétique passe devant une lecture « éthico-pratique » des films (Lahire, 1993) qui s’attacherait à expliquer ce qu’ils transmettent en termes de valeurs morales utiles à la compréhension du monde. Le plaisir éprouvé lors du visionnage des films est ainsi institutionnalisé par la plateforme rejoignant ce que Jullier et Leveratto (2010, p.116) à la suite de Janet Staiger (2000) nomment « une méthode française » de l’enseignement du cinéma :

[…] la neutralisation de ce plaisir et de ses aspects intimes au profit du dégagement par la discussion collective, en partant d’impressions et en passant par les thèmes, d’un texte de l’œuvre (l’écriture et mise en scène) caractérise […] la méthode française.

Le principal problème soulevé par les entretiens menés avec des acteurs de terrain à propos de ces vidéos relève de la difficulté d’accès à un certain niveau d’expertise que des élèves (et particulièrement les collégiens) n’ont pas. Par ailleurs, le manque d’entrées thématiques est souligné : des entrées qui seraient plus facilement exploitables dans le cadre de cours qui, très majoritairement, ne sont justement pas des cours de cinéma, mais qui rejoindraient davantage la lecture éthico-pratique des films à laquelle le discours cinéphilique se refuse. Sur l’exemple de Panic sur Florida Beach [17], un discours assez spécialisé, le vocabulaire spécifique des formes filmiques (le « hors champ ») côtoie un vocabulaire non spécifique, mais pour autant difficile à comprendre pour certains collégiens (p. ex. la « mise en abîme », la « condescendance » un « monde immanent », etc.) ce qui oblige l’enseignant et/ou le médiateur à faire un gros travail de mise au point terminologique et explicatif avant même de travailler sur le film. D’où un renvoi à d’autres plateformes parfois réputées plus pédagogiques comme Upopi (plateforme de Ciclic[18]), Nanouk[19] (plateforme à laquelle renvoie déjà Transmettrelecinema) ou les plateformes des coordinations locales[20] qui proposent des outils jugés plus faciles d’accès comme des planches de photogrammes des films, très absents de la plateforme du CNC. Cette éditorialisation tend de toute évidence au sérieux d’une approche savante là où d’autres plateformes d’éducation à l’image, privilégiant l’aspect pédagogique, visent davantage le ludique (on y trouve des quizz, des jeux questions/réponses, des cartes postales numériques, etc.) et l’interactivité.

« transmettre le cinéma » mais comment ? Liens complexes entre cinéphilie et pédagogie

Par ailleurs, si l’on se place dans une perspective de pédagogie critique, tous les films étudiés pourraient s’inscrire dans une réflexion critique et contre hégémonique à l’endroit même où cette perspective est pourtant largement éludée sur la plateforme, et alors même qu’elle est davantage présente dans les brochures imprimées. Sur la plateforme, se maintient ainsi une représentation de la transmission très normative, correspondant aux canons académiques de la cinéphilie moderne. Le discours ne relativise pas le jugement de goût qui est porté sur le film, il le présente comme un jugement esthétique indubitable. Un exemple représentatif est l’analyse « Avant la séance » de Carol de Todd Haynes, il confirme que l’angle sociologique et le contexte diégétique d’un amour lesbien vécu dans les années 50 sont un biais obligatoire pour comprendre le film. Pour autant, la vidéo d’« Analyse LAAC 2018-2019 » dévolue à la séquence d’ouverture du film[21] parle essentiellement des traductions possibles du fond par les formes : des « mouvements fluides de la foule soulignés par le montage rapide », des « focales », « des champs-contrechamp » qui disent « la réciprocité de l’émotion », « quand Carol apparaît, le film prend soin de la détacher de la foule », le « cadre », la « contre-plongée » autant de formes qui « disent » « le malaise » des personnages. L’ancrage culturel d’une réflexion sur l’homosexualité féminine et ses représentations au cinéma n’est pas étudié. L’analyse critique qui aurait pu être faite de son esthétisation mélodramatique est évitée, alors même que le livret pédagogique proposé aux enseignants en version papier et numérisé pour sa mise en ligne, lui, y consacre toute une partie[22]. Ainsi, la dimension contextuelle du film et le rapport social à l’homosexualité et ses représentations sont traités de manière plus sociologique dans le livret. Celui-ci élargit en effet l’analyse à

des images de consommation étroitement liées à la standardisation de la famille et du désir, et souligne que si cette explosion capitaliste reflète l’entrée de l’Amérique dans une forme de modernité, on ne peut pas dire que la société de l’époque soit marquée par un réel progrès social. L’Amérique des années 1950 est encore profondément marquée par le ségrégationnisme et l’homosexualité est répertoriée par l’Association des psychiatres dans la liste des maladies mentales. (CNC, 2018, p.3)

Faite par le même critique, l’analyse de séquence en ligne propose et se limite donc volontairement à des entrées plus formalistes. Ces constats confirment que l’éditorialisation de la plateforme procède à une concentration du discours d’analyse sur les formes esthétiques, à l’instar de ce qui a été constaté plus haut. En conséquence, les pistes pédagogiques de la version en ligne rendent compte quasi exclusivement de la seule approche formaliste là où les analyses de séquences proposées dans le livret (voir CNC, 2018) proposent elles une approche plus ancrée dans l’analyse des représentations dont le film est porteur. Ainsi, on retrouve mise à l’œuvre dans l’éditorialisation de la plateforme l’obsession institutionnelle qui consiste à définir le cinéma par les formes cinématographiques à l’exclusion de ses autres définitions – celles du cinéma comme média –, pour autant très porteuses pédagogiquement (Laborde, 2017).

Finalement, l’éditorialisation de la plateforme promulgue une lecture des films communément partagée par la parole d’expertise. Des approches théoriques différentes, pourtant actives dans le champ de la recherche universitaire et parfois davantage présentes dans les livrets fournis aux enseignants offrent pourtant une autre analyse du film, plus historique, plus culturelle, ou plus économique par exemple.

Ce constat se trouve reconduit pour les onglets « Analyses LAAC 2018-2019 » et « Analyse CAC 2018-2019 » qui mettent à disposition des extraits vidéo, commentés le plus souvent par une voix off. L’exercice d’analyse est celui d’un essai vidéo constitué autour d’un remontage d’extraits commentés du film. Il tourne autour de motifs plastiques ou symboliques ; le « petit train » de la scène de « la rencontre » dans Carol [23], le « cycle du vivant » pour La Tortue rouge [24], le « motif de la parole » dans Gasherbrum [25], ou d’éléments formels : « la scène d’ouverture »[26], le « montage parallèle »[27], les « champs-contre champs »[28] pour les films proposés dans Collège au cinéma en 2018-2019. Les vidéos mises à disposition souscrivent globalement aux mêmes formats : une analyse de séquence proposée par une voix la plus souvent (mais pas systématiquement) référencée comme étant celle d’un « critique ». La bande-annonce d’Alien par exemple[29] est commentée pour sa « logique de séduction » et la matière dont elle « joue la carte du mystère », ce qui « grâce au montage » et « à la bande-son composée d’une nappe anxiogène » vise à « donner un avant-goût sensoriel de l’expérience cinématographique vécue dans la salle par le spectateur ». Comme le soulignent D. Bordwell et K. Thompsodans, dans une approche esthétique, la forme et le contenu sont indissociables puisque tout le discours du film est finalement porté et informé par sa forme :

La forme du film, dans sa plus large acception, est ce par quoi nous désignons le système global des relations entre les “éléments” d’un film. […] Si la forme est le système global qu’un spectateur attribue à un film, il n’y a ni d’intérieur ni d’extérieur. Chaque composant participe à la structure d’ensemble perçue. (Bordwell et Thompson, 1999, p. 93 et 94)

Même lorsque les films y invitent fortement (le cas de Carol), l’analyse des films, en tant qu’ils sont vecteurs de représentations plus ou moins hégémoniques et plus ou moins confirmées, infirmées et mises en tension par leur discours dans un contexte social donné, n’est jamais activée, comme si la clôture du discours formaliste sur lui-même confinait au déni d’un autre regard possible sur les films :

Depuis le départ, il s’agit, sous divers déguisements, d’un formalisme pour art populaire appuyé sur cette simple recette : pour trouver ce qui, le cas échéant, est précieux dans un film, chercher partout ailleurs que dans le scénario, en contournant soigneusement tout ce qui serait accessible à “l’analyse thématique” ou au “sociologisme vulgaire” ». (Burch, 2009, p. 69).

En même temps, l’existence d’extraits prédécoupés dans l’onglet « Extraits »[30] est conforme aux attentes qu’ont pu exprimer les enseignants et médiateurs que j’ai interrogés. Héritée d’une époque pas si lointaine où il était difficile de trouver légalement des extraits de films à disposition pour les classes, la plateforme a historiquement contribué à permettre aux enseignants de travailler sur des séquences de film. En cela, la plateforme a longtemps constitué un lieu de sources audiovisuelles important, enrichi de liens vers des plateformes plus locales (celles des coordinations régionales comme Ciclic, ou des plateformes destinées au jeune public comme Nanouk déjà évoquées) ou des documentations externes. La difficulté est de ne pas donner l’impression d’une plateforme « fourre-tout », foisonnante certes, mais qui disperse finalement les informations.

La durée des formats vidéo reste quant à elle tributaire d’un entre-deux : trop longue par rapport à certaines pratiques en ligne qui fonctionne par « capsules » efficaces et très brèves (de type Instagram), elles ne sont pas assez longues pour développer un discours pédagogique clair ni pour un discours savant complètement abouti. Ce format contraignant oblige donc à se référer aux compléments indiqués (textuels ou non). En cela, la plateforme propose des contenus plus ou moins « clé en main », plus ou moins directement utilisables devant une classe. Finalement, quelles sont les attentes des enseignants ? De la matière pour préparer un cours ou des séquences toutes prêtes ? Un peu des deux ? Sans vouloir trancher, le discours de la plateforme prend le risque de paraître finalement toujours incomplet : trop simple pour les enseignants informés, trop compliqué pour les autres.

Les « Clefs pour le cinéma »[31] sont l’exemple le plus représentatif de cette hésitation. Relevant du même regard formaliste (le décor, la 3D, le cadre, la profondeur de champ…), un constat domine : l’enfermement de l’analyse filmique dans le discours de la cinéphilie moderne, mais aussi sa volonté d’être un lieu possible de formation. Il s’agit là de former les enseignants, de leur donner des outils pour comprendre. En effet, les enseignants de disciplines diverses sont variablement armés face au langage spécifique de l’analyse filmique. Cependant, de manière plus notable, ici l’acte pédagogique semble se référer à une activité qui oscille entre le champ scolaire et celui de la médiation culturelle, confirmant le double ancrage institutionnel des dispositifs, entre ministère de la Culture et ministère de l’Éducation nationale. Exception faite des « Ateliers »[32] qui se déroulent en classe, la parole d’analyse est, comme on l’a vu, très largement réservée à des critiques (les mêmes rédacteurs des Cahiers du cinéma et de Capricci) qui ne sont pas des enseignants et très minoritairement des universitaires[33]. Ici encore, les entretiens confirment que cette voix critique est parfois trop « littéraire », complexe ou peu compréhensible pour les élèves, et pour d’autres, trop incomplète ou partielle. Les usagers doivent finalement le plus souvent rééditorialiser les contenus pour les rendre utilisables en fonction de leur contexte. Des enseignants préfèrent renvoyer à des plateformes jugées plus lisibles ou plus attractives pour un public scolaire, d’autres n’utilisent les extraits que comme illustrations de contenus ciblés qu’ils didactisent en lien avec les spécificités de leur discipline. Le lien entre cinéphilie et pédagogie s’avère donc loin d’être une évidence et ce type de plateforme se heurte inévitablement à ces difficultés éditoriales : à qui parle-t-on lorsque l’on veut parler à tous ? doit-on institutionnaliser le cinéma au point de le faire rentrer dans un moule « scolaire » ? Par ailleurs, la mise en scène du discours dans ces vidéos reste assez statique, magistrale, horizontale et loin des ambitions que peuvent afficher certains autres contenus en ligne disponibles actuellement sur d’autres plateformes, dans lesquels la forme est véritablement pensée et travaillée en fonction des usages du web 2.0. Du côté de son éditorialisation, on a vu que la sémiologie de la plateforme renvoie à un discours très vertical et magistral, où même l’ancrage formaliste semble être la conséquence d’une vision finalement assez élitiste. La mise en scène des experts assis face caméra, immobiles, les voix off qui se posent sur des extraits vidéo de façon très linéaire sont bien loin de certains formats actuels pourtant encouragés par le dispositif « CNC Talents » abordé plus loin.

Modalités discursives de la parole d’expertise

Un « cinéma au masculin singulier »[34]

Il convient donc de s’intéresser aussi aux caractéristiques éditoriales de la transmission des contenus pédagogiques. Tous les voix et visages présentés dans ces essais vidéo ou interviews qui proposent d’expliquer les films s’inscrivent eux-mêmes dans une vision finalement partielle : il n’y a pas de variété ethnique de la voix critique, pas d’accents provinciaux, pas de posture dissidente dans le discours, des corps d’experts très majoritairement conformes à l’hégémonie blanche et masculine qui parlent du cinéma d’une même voix. Dans les 4 premiers onglets qui regroupent la quasi-totalité des voix des analyses filmiques, sur 53 vidéos d’analyses proposées en streaming, 39 sont rattachées à une voix masculine (deux vidéos par la critique Suzanne Hême de Lacotte sont pourtant portées par une voix off masculine)[35]. Ce décompte peut paraître laborieux, il n’en est pas moins révélateur d’une hégémonie masculine dans la parole d’expertise[36]. Quant aux films dans les programmes qui se succèdent d’année en année, la large majorité est réalisée par des hommes ce qui montre le peu d’intérêt pour l’instauration de quelconque quota qui pourrait assurer la parité entre réalisateurs et réalisatrices dans les programmes scolaires. On retrouve ici l’analyse de Michelle Coquillat (1982) dans La Poétique du mâle, soit une prévalence historique et culturelle pour la domination masculine en termes de création artistique.

Si cette vision hégémonique uniformisée en termes de représentations ethniques, sociales et genrées concorde peut-être avec la voix professorale (et encore, cela reste à prouver quant à la parité homme/femme…), elle est de toute évidence étrangère à la mixité culturelle des classes en France et la variété des lectures pragmatiques des films. L’éditorialisation de la plateforme s’inscrit donc logiquement dans une vision qui segmente la culture cinéphile, rattachée à une « culture savante » et à une « distinction » au sens bourdieusien du terme qui passe par la maîtrise de la lecture esthétique. Même lorsque le corpus tend vers une forme d’« éclectisme éclairé » (Coulangeon, 2003 ; Legon, 2014) – c’est le cas dans le choix de films comme Alien ou OSS 117 dans les dispositifs – on voit que le discours reste sur cette même ligne.

La place de la parole des professionnelles et professionnels du cinéma

Comme je le disais plus haut, une des attentes principales des enseignants et médiateurs est de pouvoir avoir en ligne une trace de l’intervention de professionnels du cinéma que le dispositif « au cinéma » permet et encourage depuis sa création. L’onglet « 20 ans du CAC »[37] répond parfaitement à cette attente de médiation au cinéma par le cinéma lui-même. L’onglet présente ainsi « à l’occasion des 20 ans de Collège au cinéma, une série d’interviews de 20 réalisateurs français, parrains de cette manifestation » qui « ont répondu à une série de questions autour des « premiers souvenirs de cinéma » et de « conseils à donner aux jeunes »[38]. Filmés face caméra, le plus souvent dans une salle (l’entretien de Luc Dardenne – réalisateur belge par ailleurs – est l’enregistrement d’une conférence devant des classes après une projection) ou sur un fond noir (p. ex. Klapisch), l’item peut regrouper des vidéos que l’on trouve également dans l’onglet « Entretiens »[39]. Les cinéastes mis en valeur sont quasi exclusivement masculins : 19 hommes interviewés sur les 20 cinéastes des « 20 ans de CAC » dont 5 sont d’origine parisienne (Annaud, Doillon, Beinex, Fansten, Klapisch). L’analyse sémiologique des termes employés révèle un propos volontiers métaphorique, suspendu à l’idée plus ou moins clairement exprimée d’avoir reçu un « coup de poing » (Chevallier), et d’avoir eu les « jambes coupées » (Doillon) par un film vu pendant l’enfance. Le cinéma comme « vérité », comme « idée artistique » (Saleem), le réalisateur comme « cinéphile » (Beinex ou Annaud qui consomme du « cinéma à haute dose ») se présentent comme assurant un lien essentiel avec « le » spectateur envisagé de manière essentialiste dans un discours reconstruit de mythologie personnelle. L’espace de la salle, le quartier (Beinex), « la voûte céleste du Rex » (Fansten), la « taille » des acteurs, la différence noir et blanc/couleur (Amer), tout contribue à définir le cinéma comme « art de l’illusion » (Amer), comme « plaisir » (Fansten), un « arbre qui donne des fruits » (Amer), un « miracle » (Ferroukhi). Il est question des « magnifiques films de la période italienne » (Annaud, Amer), « d’éducation sentimentale » (Beinex), et très ponctuellement des films « sur le petit écran » (Ferroukhi). Des cinéastes interrogés plébiscitent leur formateur, leur « prof » (Annaud), leur « cinéclub » d’école (Faucon, Klapisch) rendant hommage autant au cinéma qu’aux « passeurs », les « initiateurs » (Klapisch) qui œuvrent à sa médiation et qui ont traversé leur goût du cinéma. Henri Agel, Jean Douchet, Henri Sadoul, François Truffaut traversent les interviews renforçant le lien discursif entre la cinéphilie moderne et le parisianisme déjà souligné par Jullier et Leveratto (citant Sontag, 1996 ; Keathley, 2006). On retrouve encore à travers ces discours les caractéristiques de la cinéphilie « moderne » qui « réduit le sens du film à celui d’être un instrument d’exploration et d’exposition d’une expérience intime de l’artiste. » (Jullier et Leveratto, 2010, p.138).

Des nuances doivent cependant être apportées à ce propos dans le sens où le « contexte social » (Annaud, Chevallier) est parfois évoqué. Le plus paradigmatique est sans doute l’entretien réalisé avec Palcy Euzhan. Seule femme antillaise présente, la réalisatrice de Rue Cases-Nègres témoigne de ses souvenirs des films américains qui envahissaient les écrans africains, minimisant la représentation des noirs, à tel point que lorsqu’un personnage noir était présent dans le film l’exploitant de la salle augmentait le prix des places !! Elle porte un discours ethnique sur les films (dont Orfeu Negro de Marcel Camus, présenté comme modèle culturel) et évoque un corpus de films africains (les films de Sembène Ousmane) qui reste dans les implicites de la plateforme : les vidéos évoquent régulièrement Bergman, Rosselini, Visconti, Hitchcock, Eisenstein, Renoir… mais très peu de films d’autres cinématographies situées en dehors de l’Europe ou des États Unis.

Dans tous les cas, ceux et celles qui sont sollicités pour les vidéos de la plateforme sont affiliés d’une manière ou d’une autre au CNC par des activités dans la production cinématographique au sens large : scénaristes, réalisateurs, producteurs, donnant l’impression finalement d’un petit monde qui reste aussi un entre soi. Comme on l’a vu, la majorité des vidéos montrent le cinéma comme (presque) imperméable au monde, dans un immanentisme propre à certaines lectures formalistes. Du point de vue pédagogique, la mise à disposition de vidéos en ligne en streaming sur une plateforme gratuite pourrait être un lieu rêvé pour porter des discours sur les représentations et les tensions hégémoniques et contre hégémoniques dont les films se nourrissent et qu’ils diffusent plus ou moins consciemment[40]. Du point de vue de la médiation opérée et espérée, elle ne peut donc que s’inscrire dans un discours qui attend des usagers de la plateforme qu’ils se retrouvent dans un rapport esthétique à la culture, y compris lorsque la plateforme témoigne (parcimonieusement) d’une ouverture à des films grand public. Des usagers de la plateforme pourraient se sentir fort éloignés de ce goût du cinéma très marqué géographiquement et socialement, tant la plateforme a limité la prise en compte des possibles variables socioethniques de ses publics.

« Passeurs » de bonnes intentions théoriques et pratiques

Cette ligne éditoriale de la plateforme se confirme dans l’onglet « Portait de passeurs »[41]. Renvoyant à 8 vidéos, différents acteurs de la médiation, interviewés autour de séquences documentaires, sont ici mis en exergue. Un montage de séquences des films au programme est proposé par Ciclic[42], association responsable du dispositif dans la région Centre-Val de Loire. La vidéo montre comment des motifs et des thèmes circulent dans les différents films programmés en 2012, invitant à une « pédagogie des fragments mis en rapport » considéré comme une modalité pédagogique incontournable (Bergala, 2002) et qui se passe même de commentaires en vertu des rapprochements visuels, thématiques et plastiques, considérés comme évidents, que le montage suscite. Les autres vidéos mettent en avant les associations et lieux partenaires qui coordonnent les dispositifs localement : l’association Cinéma 93 dans le département 93, l’association « La lanterne magique » sur l’île de la Réunion, le cinéma L’Alhambra à Marseille, le pôle Image Haute-Normandie en région Haute-Normandie, « Passeurs d’images » en région Rhône-Alpes, autant d’associations qui coordonnent le dispositif sur les territoires français. Comme les dispositifs arriment ces associations et lieux de diffusions, qui dépendent du ministère de la Culture avec les classes de l’Éducation nationale, l’éditorialisation de la plateforme porte logiquement la trace de ces liens entre les deux ministères et des partenariats entre salles, monde associatif et artistes qui président aux dispositifs.

Les usagers de la plateforme que j’ai pu interroger plébiscitent cette médiation aux métiers du cinéma, aux côtés des intervenants artistes sollicités dans les classes. Le propos des professionnels se situe dans les mêmes coordonnées langagières que celles relevées précédemment. Une classe « infecte » est évoquée comme exemple de la diversité des interventions dans les classes face à un public qui n’est pas conquis d’avance, mais qui tire finalement un bilan très positif des interventions : « la surprise se transforme en apprentissage » pour repartir « des rêves de cinéma plein la tête »[43]. Le « passeur » et le difficile travail de la « transmission » sont ici évoqués dans une vision très romantique de l’apprentissage et selon la métaphore de la « rencontre » et du « tremblement de terre » (mots qui reviennent dans le documentaire autour du dispositif « École et cinéma » coordonné au niveau national par l’association « Enfants de cinéma »[44]) se confirme ici l’adhésion plus ou moins consciente au « modèle esthétique » de l’éducation théorisé par Alain Kerlan. Kerlan montre que les discours officiels relayés par l’institution scolaire depuis des années encouragent et plébiscitent la fréquentation de l’Art et des artistes à l’École pour réparer le tissu scolaire et ses inégalités selon un « modèle esthétique de l’Éducation » qui fonctionne comme une doxa unificatrice. Et il est bien ici question d’un « rattrapage » en milieu rural, les publics bénéficiant grâce à l’association de salles itinérantes qui leur permettent des « moments de rencontres autour du cinéma ». Les « artistes » invités dans ce contexte (réalisateurs, acteurs, scénaristes) participent à cette « révélation » dont l’art cinématographique est porteur. La variabilité des lectures et des réceptions qui co-construisent le sens du film est évoquée dans la vidéo sur « École et cinéma » avec un témoignage du fait que dans une classe « il n’y en a pas un qui avait vu le même film »[45]. Pourtant, ces variables de l’interprétation semblent devoir se résorber justement en vertu de la médiation et de la « rencontre » avec des films choisis pour leur qualité esthétique. Les bonnes intentions s’expriment clairement, on cherche à « mixer les publics » et « lutter contre l’exclusion ». La plateforme se réaffirme en tant que médiateur d’un savoir qui va dans son sens institutionnel : « la formation du regard participe de la bonne santé du cinéma en France » (Pôle image Haute-Normandie[46]). Les vidéos accréditent tous les discours officiels sur l’art à l’école (Kerlan, 2010), y compris dans la posture de transmission vertueuse du cinéma comme art et de ses vertus prophylactiques pour sortir de l’échec scolaire et de la démotivation des élèves (Laborde, 2014).

Dans la vidéo sur « La lanterne magique »[47] la parole est donnée à des médiateurs et enseignants de l’île de la Réunion qui plébiscite l’art « unificateur » pour donner aux élèves « le goût du cinéma » et devenir un « spectateur actif ». L’éducation à l’image vise à aller contre l’hégémonie des films américains, à développer la maîtrise des mots (voir les commentaires de l’enseignante sur Ridicule de Patrice Leconte au programme de CAC) pour « contrer » les images que les élèves voient habituellement : « les films de combat », la « télévision actuelle » et savoir les « décortiquer » en tant qu’« acteurs » et « créateurs ». Le « cinéma commercial », la « télévision », les « très grosses productions américaines » (citations extraites de la vidéo sur L’Alhambra[48]) apparaissent comme autant de repoussoirs, accusés de témoigner ostensiblement de la valeur marchande des productions audiovisuelles là où la culture artistique plébiscitée par la plateforme n’aborde jamais ni les questions d’argent ni le budget des films. C’est sur ce point que la vocation politique historique des cinéclubs glisse vers la volonté affichée de séparer le public distingué de la culture populaire considérée comme aliénée par la consommation. Tous ces éléments recoupent exactement le langage des discours officiels sur l’enseignement du cinéma à l’École (Laborde, 2014) et l’homogénéité des points de vue prouve assez l’institutionnalisation du discours de la plateforme qui se positionne donc comme la manière officielle de « transmettre le cinéma ». Pour autant, l’exemple des vidéos sur « L’Alhambra » à Marseille[49] mérite qu’on s’y arrête pour nuancer ce constat. La parole des élèves démarre le film et laisse ensuite s’exprimer les médiateurs locaux du dispositif. Il s’agit de « voir beaucoup de films » (ce qui justifie le nombre des séances et la projection de courts métrages) dans une perspective de plébisciter la « diversité » du cinéma et de permettre aux élèves de choisir une « programmation » qui soit la leur à partir des films proposés. La parole ici se montre aussi engagée, voire dissidente : William Benedetto, directeur du cinéma, admet qu’« aujourd’hui on se focalise trop sur la question des œuvres […] Collège au cinéma est un dispositif qui demande à être repensé » arguant que « si les films étaient choisis par des collégiens peut-être qu’ils les regarderaient autrement ». On trouve ainsi un bon exemple de mise en contradiction de la plateforme par elle-même. Ces « glissements » de discours plus ou moins volontaires se constatent aussi dans la partie consacrée aux YouTubeurs : comme toutes les grandes institutions, le CNC est forcément soumis à des tensions qui le travaillent de l’intérieur interdisant d’unifier totalement les voix qui s’expriment pourtant en son nom.

L’onglet « Ateliers »[50] pousse vers la mise en œuvre d’une pratique du cinéma dans la classe en proposant des suggestions d’ateliers. La présence d’ateliers donnant concrètement des idées de médiation est plébiscitée par les usagers des dispositifs rencontrés et leur nombre semble, de ce point de vue, insuffisant sur la plateforme. De manière peut-être trop exceptionnelle, l’approche s’ouvre à des possibilités pédagogiques plus interactives ou créatives. Les voix se font essentiellement féminines – sauf pour « l’atelier Mashup-cooker [51] », un peu plus technique – comme si l’acte didactique était plus essentiellement féminin alors qu’ailleurs le masculin de l’expertise domine[52]. Des idées pédagogiques existent concrètement, mais la question de la « transmission » sur une plateforme qui s’appelle « transmettre le cinéma » apparaît ainsi finalement peu problématisée : un discours domine, très peu interrogé et les activités pédagogiques proposées restent forcément magistrale dans la mesure où les savoirs sont transmis unilatéralement et que l’interaction avec les contenus de la plateforme est concrètement et techniquement impossible. Les acteurs de terrain rencontrés trouvent dommage que les coordinations locales et/ou les enseignants ne puissent pas interagir plus concrètement avec les contenus de la plateforme et proposer aussi des ateliers sous forme d’échanges de bonnes pratiques dont la plateforme pourrait être le point d’ancrage national. C’est donc aussi une certaine représentation des enjeux de l’éducation à l’image qui s’exprime, et c’est logique : la médiation s’opère en s’appuyant sur un réseau (professionnels, animateurs, médiateurs, critiques, exploitants de salles) qui reste celui tissé par les financements du CNC. C’est une certaine vision d’une certaine transmission d’un certain cinéma qui s’exprime, celle d’une institution publique berceau de la cinéphilie à la française.

Les différents services du CNC ne communiquent d’ailleurs sans doute pas optimalement entre eux, mais la plateforme témoigne pourtant d’une tentative de croisement entre différentes activités du CNC : l’éducation à l’image et le soutien financier aux YouTubeurs. Comme l’ont remarqué Barbier et al. (2020), l’économie n’est pas absente des dispositifs scolaires et, logiquement, elle ne l’est pas non plus dans l’éditorialisation d’une plateforme comme transmettrelecinema.com.

YouTube ou le bon (contre -) exemple ?

Une plateforme dans la plateforme

L’onglet « vidéo » renvoie à un espace dédié aux « Créations YouTubeurs »[53]. Il s’agit principalement de vidéos qui permettent de mettre en avant l’engagement financier récent du CNC dans des productions audiovisuelles. Cette participation financière aux contenus en ligne se fait via le label « CNC Talent »[54] reçu à l’issue d’une candidature. Sur la plateforme Transmettrelecinema, se trouvent différentes sortes de contenus extraits de chaînes YouTube ayant obtenu ce financement : Avner, GoodLoose, Golden Monstache, studio Bagel, FloBer, Pandora, Jéremy, Le Fossoyeur de films, Nota Bene. Deux teasers du dispositif sont proposés : « MIXICOM/Juliette et Audrey » et « ma vie en dessins » diffusés sur Studio Bagel. Les chaînes YouTube se trouvent ainsi partiellement « institutionnalisées » et on peut se demander dans quelles mesures les usages de la plateforme Transmettrelecinema.com contribuent à ce que la posture institutionnelle « contamine » une cinéphilie jusqu’ici considérée comme apocryphe, celle des YouTubeurs. On peut alors se demander comment la reconnaissance de ce type de contenus ouvre une brèche sur la plateforme et permet de renvoyer à des contenus différents, parfois dissidents, tout en les adoubant.

Une typologie permet de regrouper les différentes vidéos. La réécriture de films connus sur le mode humoristique est une première proposition de médiation sur des titres comme Foutaises de Jean-Pierre Jeunet (repris par Avner[55]) ou Tous les hommes s’appellent Patrick de Godard (sur Goodloose[56]) qui évite ainsi la parole docte de l’analyse filmique. En effet, sont ainsi mises en lumière les principales caractéristiques scénaristiques et formelles des films de référence en actualisant leur discours et en remaniant leur mise en scène « à la manière de » par une reprise quasiment plan par plan des films d’origine. Dans ces exemples en « palimpsestes », l’analyse se fait « au second degré » selon le modèle de « l’imitation » dans le « régime ludique » du pastiche (Genette, 1982). S’il était question de rompre avec les discours habituels de la transmission cinéphilique, on aurait pu attendre que le pastiche du film de Godard donne lieu à un discours sur la question, très bien illustrée par les films de la Nouvelle Vague, du « harcèlement romantique » en déplaçant l’admiration (réactualisée) pour le film dans un registre plus polémique de la mise en scène des rapports hommes/femmes dans le cinéma de cette époque (Sellier, 2005 ; Sellier et Burch, 2009). Il n’en est rien…

Tuez les pères

Des vidéos de l’onglet « Créations YouTubeurs » portées par « Studio Bagel » et « Golden Moustache » proposent une « rencontre » autour de YouTube entre YouTubeurs financés par le CNC et des réalisateurs qui ont eux aussi été financés par le CNC, mais dans le circuit cinématographique habituel des aides publiques. Pascal Jaubert[57] met en regard les YouTubeurs et le « circuit traditionnel » « normal » dans lequel il a fait ses derniers films avec « des moyens techniques de bâtard ». Il reconnaît que YouTube permet « la rapidité » qui n’est pas celle d’un « film normal » et permet ainsi une « liberté de création totale ». Les termes employés révèlent une perspective apparemment laudative, mais inscrivent le discours dans un clivage entre production « alternative » et « films normaux », la norme restant le cinéma en salle. Pour autant, le YouTubeur assis en face de lui, Arthur Laloux, rappelle quelques évidences : ses propres films sur Golden moustache (chaîne YouTube adoubée par le CNC), bien moins équipés financièrement, obtiennent 800 000 vus. Il convient que « c’est peu pour YouTube », mais qu’il aurait « rempli une salle de cinéma de 200 places pendant 2 ans »… Dans d’autres vidéos mises à disposition, la réaffirmation de la norme cultivée du cinéma traditionnel et la distinction opérée entre les réalisateurs expérimentés face aux jeunes YouTubeurs sont encore plus franches. Les vidéos d’entretiens (« X rencontre Y ») tout en semblant, pas leur présence même sur la plateforme, aller dans le sens d’un plébiscite des modalités de production, de création et de diffusion des images animées sonores via YouTube, présentent pourtant un discours récurrent qui confine parfois à la condescendance par sa portée paternaliste[58]. Les réalisateurs expérimentés (Pascal Jaubert précédemment cité, mais aussi Dante Desarthes avec Vincent Rebouch, Rémi Bezançon face à FloBer, Michel Hazanavicius avec Gael Mectoob, Patrick Braoudé avec Benoit Blanc) tiennent un discours très paternaliste à ces « jeunes » Youtubeurs qui démarrent : « honneur aux plus jeunes » est la première phrase prononcée par Pascal Jaubert dans sa rencontre avec FloBer. Des discours reviennent sur l’idée que les créations de YouTubeurs sont, pour l’instant, encore très immature et que plus tard ils sauront ce qu’est le vrai cinéma. « Passer de la vanne au long métrage, là c’est du vrai travail […] il faudrait laisser ce truc-là à sa place, un truc qui bouillonne… mais qu’est pas si puissant, et objectif et intelligent que ça » dit Hazanavicius à Gael Mectoob[59] qui pour autant n’a jamais prétendu devenir réalisateur. Dans ce compagnonnage de « l’avant » et du « maintenant », les mentions hypocoristiques sont de mise : « les acteurs grandissent », « les p’tits films sont sur YouTube » (entretien Braoudé/Blanc[60]). Ainsi se dit tout le scepticisme des professionnels du monde du cinéma, adoubés par l’institution, face au succès croissant d’un nouveau rapport à la cinéphilie, au cinéma et au métier même de réalisateur qui passe désormais par des « jeunes ». La sphère de l’amateurisme et celle des professionnels convergent depuis quelques années et cette liaison apparaît de toute évidence comme dangereuse. Les vidéos YouTube adoubées (et financées) par le CNC s’assortissent donc d’une suspicion qui s’inscrit dans une mise en garde : il ne faudrait pas que ces jeunes cinéphiles issus d’une autre cinéphilie, voire d’une autre culture et même d’un autre rapport à la culture, croient pouvoir égaler les Pères qui ont œuvré pour l’inscription du cinéma dans une culture savante. Ici encore les tensions à l’intérieur même des discours éditorialisés par la plateforme se font jour. La dimension économique rejoint bien la médiation culturelle et l’éducation à l’image, comme l’ont déjà souligné Barbier et al. (2020), quitte parfois à instaurer des contradictions dans les représentations voire des conflits d’intérêts. À noter : la plupart des hiérarchisations culturelles repérables dans les implicites des discours ne sont pas conscientisées et sont nappées d’une bienveillance sans doute réelle.

Des représentations réaffirmées

Ainsi, un certain nombre de représentations peu interrogées persistent. Tout d’abord, la toute-puissance de la pellicule (médium historique du film [Kitsopanidou et Soulez 2015]) considérée comme la seule bonne technique pour enregistrer des images animées sonores. C’est tout à fait décelable dans la vidéo Dante Desarthe/Vincent Rebouah/Goodloose[61] . En réponse au « fond vert » utilisé par le Dailymotioneur Dante Desarthe pour créer un effet, « rétro », Vincent Rebouah, auréolé de sa réalisation de films pour Arte, réplique par l’usage de la « rétroprojection » de films d’archive et se définit, ironiquement, comme un « kodakeur » puisqu’il fait des films avec une pellicule Kodak. Remi Bezançon, face au YouTubeur FloBer[62] lui dit que ces « vidéos » « ne sont pas des vidéos », car « ce sont des films en fait ». Si la hiérarchisation entre les différentes modalités de tournage reste en sous-texte, il est notable que la parole de l’« expert » se traduise par une révérence prononcée pour les modalités les plus historiques de la production cinématographique en les plaçant ainsi comme la référence indépassable (et donc obligatoire). Le discours se fait donc très normalisateur (voire moralisateur), rappelant au passage que la norme est celle du film sur pellicule qui ne saurait se placer sur le même niveau que l’usage de la vidéo par les producteurs/diffuseurs des plateformes en ligne… même si les effets sont les mêmes. La plateforme du CNC continue donc de plébisciter un certain discours sur le cinéma alors même que des discours alternatifs deviennent désormais plus audibles et surtout, ont un succès mesurable que le CNC lui-même soutient en tant qu’institution. La rencontre entre YouTubeurs et cinéastes tourne donc vite à la leçon, guidée par un principe de jugement de goût scalaire qui hiérarchise la valeur des pratiques. La plateforme officielle se positionne bien contre les plateformes comme YouTube, c’est-à-dire à la fois « en contact avec », mais aussi « en opposition à » de manière plus ou moins consciente. Cette ambiguïté a aussi son pendant économique : le CNC offre une vitrine tournée vers l’École à des produits qu’il labellise en tentant de résorber le grand écart entre Internet et le cinéma d’art et d’essais vu en salle. Les vidéos de YouTube sont donc considérées comme des expériences (Rebouah parle de « laboratoire ») qui doivent amener à une « vraie réalisation » qui, elle, sera sur pellicule, et au bon format. Remi Bezançon reconnaît que la production sur le net est « très rapide », très « instinctive » alors que le cinéma « c’est pas instinctif… c’est long, c’est laborieux ». « L’intérêt de YouTube, c’est la rapidité » répète en écho Pascal Joubert dans la vidéo précédemment citée, car le cinéma c’est « un vrai gros risque ». Sur YouTube « t’as la liberté d’essayer et de te planter ». Bref, dans ce type de discours, la vidéo pour le Net apparaît comme une enfance de l’art, un préalable brouillonnant avant de parvenir à la vraie création, celle du cinéma en salle.

L’adaptation éditoriale de la plateforme à ses publics visés, espérés, ou réels lui confère une visée de médiation à vocation scolaire vers ces publics jeunes, certainement consommateurs de YouTube… mais qui lui échappent. Le discours professoral affleure alors toujours comme modèle de la transmission pédagogique d’un individu savant vers un néophyte apprenant, mais aussi du professionnel expérimenté vers l’amateur qui a encore tout à apprendre.

Autre mise en opposition récurrente : la salle apparaît comme le but ultime de la diffusion alors même que les YouTubeurs défendent la spécificité de l’obligatoire efficacité de l’écriture pour le web. « Vous n’avez pas affaire à un public, vous avez affaire à une somme d’individus » dit doctement Vincent Roublah à Dante Desarthe qui vient pourtant de lui expliquer qu’il avait bien conscience que le public du web avait des comportements spectatoriels spécifiques par rapport au public d’une salle de cinéma. Ici, les évidences sont l’occasion de réaffirmer un certain rapport au film de cinéma et de rejeter la pratique du web dans un tout indifférencié assimilé en l’occurrence au public de la télévision qui « zappe ». Ce qui se joue dans ces vidéos (qui sont pourtant des vidéos promotionnelles destinées à montrer une forme de reconnaissance pour d’autres formes d’écritures audiovisuelles diffusées en ligne), c’est un glissement dans les paradigmes des représentations du cinéma, et une tentative pour la plateforme institutionnelle de se mettre au diapason de ses publics espérés, dont elle sait que les pratiques changent (massivement). S’il s’agit de s’adresser aux jeunes publics, en accompagnement des dispositifs scolaires qu’elle met prioritairement en ligne sur cette plateforme, l’éditorialisation des contenus semble manifester à la fois une main tendue vers ce public et vers les nouveaux médias que l’institution soutient économiquement, mais aussi une réticence plus ou moins consciente, et une tentative de maintien du discours historique sur le cinéma, celui de la cinéphilie moderne. Le discours se fait vite très scolaire justement, comme s’il s’agissait d’expliquer à un public immature, les YouTubeurs et à travers eux les jeunes cinéphiles, qu’elles sont les bonnes pratiques du cinéma.

Si la consultation du cinéma en salle revient comme un leitmotiv, la sauvegarde des films, même tournés en numérique, sur support pelliculaire apparaît alors comme une nécessité patrimoniale autant que comme la sauvegarde d’une essence originelle du cinéma[63]. Pas de surprise donc de retrouver aveuglement plébiscité le Festival de Cannes comme au moment d’hommage rendu au cinéma (3 vidéos « Solange à Cannes », seule femme YouTubeuse de l’onglet[64]). « Être digne du cinéma » (formule employée par Solange) c’est forcément reconnaître qu’un film doit être vu dans son circuit traditionnel, mais aussi s’intéresser aux formes cinématographiques. « Le faux raccord », « le gros plan », « le montage », « le regard caméra », « le suspense », le « travelling »[65] sont expliqués par les YouTubeurs : Jeremy et surtout Avner qui, dans un discours face caméra, avec un registre familier, se font médiateurs des contenus scolaires de la plateforme à destination des collégiens et lycéens. Ici, si la parole du professeur s’efface, elle laisse place à un discours qui est en fait surtout une reformulation des mêmes paradigmes dans un registre rajeuni de contenus similaires. Signe que les dispositifs techniques et le médium informent bien le discours sans pour autant le déformer ni changer profondément les représentations quand l’ensemble passe par le filtre de la plateforme qui les éditorialise et les met à disposition dans l’espace de transmission institutionnel qu’elle a délimité.

Conclusion

L’analyse sémiologique des discours que véhicule la plateforme et de son éditorialisation révèlent ainsi les normes de la cinéphilie moderne qui renvoie au dogmatisme d’une version assez élitiste et donc clivante de l’enseignement scolaire, tout en plébiscitant un modèle de transmission verticale qu’elle semble naturaliser totalement. Les publics ne sont pas sollicités pour des interactions concrètes avec les contenus qui sont donnés comme un bloc inaltérable de savoirs à absorber. Les contours d’une certaine norme d’une certaine cinéphilie se dessinent, peu interrogés, alors même qu’un véritable effort de démocratisation des contenus et d’élargissement des représentations aurait pu laisser attendre une plus grande variabilité des discours. Après analyses, il apparaît que cette plateforme n’échappe pas aux conflits de société qui sont toujours d’actualité : le clivage homme/femme dans l’industrie cinématographique dont la dernière cérémonie des Césars s’est fait l’écho, les tensions ethniques sur la représentation des minorités, et la difficile transition entre des paradigmes historiques et les nouvelles pratiques culturelles induites par les nouvelles technologies de l’audiovisuel. Le poids de la vocation patrimoniale du CNC, son attachement à une conception historique du dispositif cinématographique en salle : on voit bien que le « passage en ligne » des contenus pédagogiques est finalement soumis aux mêmes représentations que leur précédente existence en format papier et que sacrifier à la mode n’est pas un gage de renouvellement.

Les implications économiques du CNC ne doivent pas non plus être écartées des réflexions sur cette plateforme, qui tente un lien forcément problématique entre investissement dans un nouveau modèle économique, médiation culturelle et éducation à l’image ; cinéma d’auteur en salle et YouTubeurs. Les instances de légitimation historiques et officielles se trouvent certes interrogées par les pratiques culturelles actuelles, mais les représentations ont du mal à changer et même à s’exprimer autrement que sur le modèle historique qui semble être finalement très proche de celui des cinéclubs scolaires de l’après-guerre. Le renouvellement générationnel et des discours dissidents sont cependant à l’œuvre, ce qui permet de retrouver YouTube sur une plateforme pédagogique du CNC. Notons qu’un projet est en cours qui doit assez largement modifier la plateforme, rendant sans doute cet article obsolète : nul doute que la plateforme saura s’améliorer en faisant peau neuve.

Enfin, la plateforme témoigne des « médiations éditoriales » occasionnées par les « écrits d’écrans » (Jeanneret et Souchier, 2005, p. 3). D’un point de vue méthodologique, il se confirme encore que « la sémiotisation du texte s’opère dans les processus
matériels de sa mise en forme. » (Jeanneret et Souchier, 2005, p. 4). On a vu que les « enjeux de pouvoir » s’expriment logiquement dans les mêmes termes dans l’intermédiation en ligne d’une plateforme que dans les institutions éducatives et culturelles. Étudier une plateforme comme transmettrelecinema permet donc de mieux cerner ces enjeux qui se jouent y compris in situ dans les classes et dans diverses situations concrètes de médiations culturelles. Elle pose surtout, à la suite de Jeanneret et Souchier, une véritable question politique qui amène à se demander dans quelle mesure mettre à disposition une telle ressource pédagogique constitue « une réelle complexification de la pratique d’écriture-lecture qui n’est prise en compte par aucune instance d’apprentissage collectif ? » (Jeanneret et Souchier, 2005, p. 10). Loin de la démocratisation du savoir, c’est une strate supplémentaire d’une certaine expression du diktat (y compris économique) du modèle de la « plateforme » qui se met au jour, sans véritable réflexion finalement sur ses éventuelles vertus pédagogiques.