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Merci, Boris, d’avoir accepté de réaliser cette entrevue avec moi [1] , [2] . Je suis l’une des nombreuses personnes qui ont eu le plaisir de lire une large partie de ton œuvre, laquelle est empreinte de sensibilité, d’attention à l’autre et d’humilité. Je fais également partie des nombreuses personnes qui ont une dette envers toi et qui te sont reconnaissantes pour ton enseignement, car j’ai beaucoup appris de toi sur l’ethnographie organisationnelle. À travers cette entrevue, j’aimerais que nous puissions faire partager aux lecteurs et lectrices certains des moments clés qui ont constitué ta trajectoire universitaire. De cette façon, j’espère que cette conversation inspirera de nouvelles façons de faire en recherche et ouvrira l’esprit des jeunes (mais aussi des moins jeunes) universitaires à la richesse de la recherche qualitative dans les études organisationnelles. J’espère également que nous pourrons sensibiliser les lecteurs et lectrices à des méthodes créatives de travail ethnographique, autant sur le terrain qu’au niveau de l’écriture, ou encore, assis·e·s à leur bureau ( fieldwork , textwork et deskwork , voir Yanow, 2000).

Lançons-nous immédiatement avec une première question : tu as commencé ton parcours universitaire en études des organisations, puis tu t’es tourné vers la communication. Aujourd’hui, tu es professeur en communication, tu possèdes une expertise en méthodes qualitatives, notamment l’ethnographie, et tu es affilié à l’École de Montréal en communication organisationnelle – l’une des principales approches de recherche sur la communication constitutive de l’organisation (CCO ; voir Brummans et al ., 2014). Parle-nous de l’évolution de ta carrière : qu’est-ce qui t’a conduit à la communication, puis à l’ethnographie ? Et, comment es-tu devenu un membre actif de l’École de Montréal ?

Merci pour cette question Marie-Claude. J’ai commencé comme étudiant en psychologie à l’Université de Tilburg, aux Pays-Bas. Après une année de propédeutique, j’ai sérieusement envisagé de me réorienter vers la philosophie. Mais, j’ai décidé de ne pas poursuivre une carrière en philosophie car, à l’époque, je craignais de ne pas trouver d’emploi. Je suis donc passé de la psychologie à un programme d’études organisationnelles. Je connaissais bien les questions organisationnelles, car mon père était consultant en organisation. Grâce à lui, j’avais appris à connaître ce domaine et j’avais déjà développé un intérêt pour des sujets comme la culture organisationnelle, la gestion des conflits, etcétéra. Le programme d’étude sur les politiques et organisations a été une véritable bénédiction, car il m’a offert une bonne compréhension de la théorie organisationnelle et des méthodes en sciences sociales.

Vers la fin de mon programme de maîtrise[3] en études organisationnelles, j’ai suivi des cours avec le professeur Wim de Moor, un professeur en psychologie qui s’intéressait à la communication organisationnelle. J’ai découvert plus tard que le professeur de Moor avait fait une année sabbatique à la Purdue University aux États-Unis, avec des professeur·e·s tels que Cynthia Stohl et Dennis Mumby, qui étaient membres du Département de communication de Purdue à l’époque. À son retour, il a donc transmis à ses étudiant·e·s tout ce qu’il avait appris pendant son séjour là-bas. Il a également écrit quelques livres en néerlandais sur la communication organisationnelle et la gestion des conflits, des livres que j’ai lus pendant mes études et que j’ai aimés. C’est ainsi que j’ai découvert le travail de Karl E. Weick. C’est aussi durant cette période que j’ai lu pour la première fois The Social Psychology of Organizing de Weick (voir Weick, 1979). La découverte de Weick a été extraordinaire, car elle m’a permis de voir comment la philosophie et la théorie pouvaient être utilisées pour comprendre les organisations. Tout cela a contribué à la rédaction de mon mémoire de maîtrise qui portait sur l’identité organisationnelle selon une perspective communicationnelle.

Pendant la rédaction de mon mémoire, je suis tombé sur un livre intitulé Organizational Communication, de Peter Manning (voir Manning, 1992). Manning était professeur à l’École de justice pénale de la Michigan State University (MSU), aux États-Unis. Son livre était très intéressant. Il examinait les organisations d’un point de vue post-structuraliste – je me souviens, j’y ai découvert Jean Baudrillard, dont le livre Simulacra and Simulation m’a époustouflé (voir Baudrillard, 1994 [1981]). À l’époque, la communication par courriel venait tout juste de commencer. J’ai donc décidé d’envoyer un courriel à Peter Manning. À ma grande surprise, il m’a répondu et, après avoir correspondu pendant un certain temps, il m’a encouragé à venir à la MSU pour y faire une seconde maîtrise au Département de communication – il a d’ailleurs fait partie du comité d’évaluation de mon mémoire en tant que membre externe de l’École de justice pénale.

J’ai eu la chance de recevoir une bourse d’études à l’étranger du gouvernement néerlandais et je suis donc parti à la MSU. Mon intention était d’y apprendre davantage sur la recherche qualitative car, aux Pays-Bas, j’avais été formé aux méthodes quantitatives. Lorsque je suis arrivé à la MSU, un professeur m’a demandé : « Alors, quels cours de statistiques vas-tu suivre ? » C’est seulement là que j’ai découvert que c’était l’un des programmes de communication les plus quantitatifs aux États-Unis ! Je me souviens avoir sérieusement pensé abandonner et rentrer chez moi. Mais par la suite, je me suis dit : « Eh bien, j’ai reçu cette généreuse bourse, Peter Manning est ici, et le programme de communication a l’air génial. Je vais probablement apprendre beaucoup de choses au cours des deux prochaines années. Alors, pourquoi ne pas tirer le meilleur parti de cette opportunité. » Je ne m’étais pas trompé : j’ai beaucoup appris sur la recherche quantitative et j’ai eu le privilège de travailler avec James Dearing dans le cadre de ses recherches sur la diffusion de l’innovation – James Dearing était un étudiant d’Everett Rogers, qui a écrit le livre fondateur sur ce sujet (voir Rogers, 1995).

Ce qui est formidable malgré tout, car toutes ces connaissances t’ont certainement donné un excellent aperçu des différents types de méthodologies. J’oserais supposer que ta formation quantitative t’a aidé à devenir un meilleur chercheur qualitatif ?

Oui, absolument. De nombreux programmes d’études supérieures exigent des étudiant·e·s qu’ils ou elles suivent les deux types de cours, quantitatif et qualitatif, et je pense que c’est très sage. Évidemment, à un certain moment, tu auras probablement une préférence pour l’un ou l’autre. Il y a très peu de gens qui font de la recherche par méthodes mixtes – cela demande beaucoup de réflexions et de compétences –, mais je pense que c’est bon d’apprendre les deux.

À la fin du programme de maîtrise à la MSU, je me suis familiarisé avec les études sur la communication organisationnelle aux États-Unis et je voulais en apprendre davantage sur les méthodes qualitatives. J’ai donc postulé à divers programmes de doctorat et j’ai été accepté à la Texas A&M University. En 2000, c’était un endroit particulièrement intéressant pour la recherche en communication organisationnelle car Katherine Miller était là ainsi que Charles Conrad, Marshall Scott Poole et Linda Putnam. J’ai eu beaucoup de chance d’être accepté dans ce programme : j’ai été formé et encadré par ces quatre professeur·e·s exceptionnel·le·s en communication organisationnelle et j’ai pu suivre des cours de méthodes qualitatives avec Yvonna Lincoln, la coéditrice du SAGE Handbook of Qualitative Research (voir Denzin et Lincoln, 2017). Yvonna Lincoln m’a beaucoup appris sur les méthodes qualitatives et l’ethnographie, et j’ai travaillé avec Kathy (Katherine) Miller et Linda Putnam comme co-directrices de thèse.

Vers la fin de mon doctorat, j’ai commencé à chercher un emploi et j’ai vu une annonce concernant un poste à l’Université de Montréal (UdeM). J’avais appris un peu de français auparavant, mais il ne m’en restait que des fragments. J’ai donc supprimé le courriel le concernant. C’est alors que ma co-directrice, Linda Putnam, m’a dit : « Tu devrais peut-être contacter James Taylor et François Cooren. Tu pourrais peut-être apprendre la langue pendant que tu travailles là-bas ». J’ai suivi son conseil et j’ai contacté Jim (James) et François qui m’ont chaleureusement encouragé à postuler. Lorsque j’ai passé l’entretien d’embauche, j’avais un très bon pressentiment au sujet du département, sentiment qui s’est confirmé par la suite, et j’ai été honoré qu’ils retiennent ma candidature. Le département m’a laissé environ 18 mois pour apprendre le français avant de commencer à enseigner, ce qui était extrêmement généreux.

Lorsque j’ai commencé à l’UdeM, j’avais déjà lu – relu et encore relu – les articles de James Taylor et François Cooren publiés dans Communication Theory (voir Cooren et Taylor, 1997 ; Taylor, 1995, 2001 ; Taylor et al., 1996). Ces textes me fascinaient. Je ne pense pas avoir tout compris à ce moment-là, mais leurs textes étaient – et sont toujours – une source d’inspiration, et travailler avec ces personnes était pour moi comme un rêve. Lorsque j’ai commencé à travailler comme professeur adjoint à l’UdeM, j’ai eu l’impression d’entrer dans un long postdoc. Chaque jour de la semaine, j’apprenais le français avec des gens beaucoup plus jeunes que moi. Je ressentais une certaine pression car je devais apprendre cette langue pour pouvoir enseigner. Puis, quand je n’apprenais pas le français, je faisais des séances d’analyse de données avec Jim, François, Chantal Benoit-Barné et Daniel Robichaud. Ils m’ont appris beaucoup de choses sur les différents types d’analyse du discours, l’ethnométhodologie, la théorie de l’acteur-réseau et bien d’autres choses encore. C’est à peu près à cette époque que j’ai publié mon premier chapitre destiné à l’ouvrage collectif Communication as Organizing (voir Brummans, 2006). Ce chapitre portait sur « l’École de Montréal, » car cette expression circulait déjà alors que l’École était en train d’émerger. Je faisais donc partie de cette vague.

Je crois que l’expression « École de Montréal » avait été utilisée dans une publication antérieure. Je ne sais pas exactement laquelle, mais je pense que Dennis Mumby ou quelqu’un d’autre avait déjà mentionné et utilisé cette terminologie. Il m’a semblé intéressant d’écrire quelque chose sur l’École de Montréal car, au cours de mon doctorat, je me suis intéressé à la formation des champs universitaires, comme la formation de la communication organisationnelle par exemple. Plus particulièrement, je m’étais intéressé à la façon dont les pratiques d’écriture des universitaires – ou le « travail textuel » (textwork), pour reprendre le terme de John Van Maanen (voir Van Maanen, 2011a, 2011b) – contribuent à la constitution des champs. J’ai utilisé ce que j’avais appris de ma recherche doctorale pour écrire ce chapitre sur la façon dont l’École de Montréal se constituait à travers diverses pratiques de communication. D’ailleurs, ma thèse de doctorat s’est inspirée des écrits de Pierre Bourdieu sur la réflexivité en milieu universitaire (voir Bourdieu, 1988, 2000 ; Bourdieu et Wacquant, 1992). J’ai donc utilisé ces idées dans ce chapitre également. Il m’a fallu beaucoup plus de temps pour publier quelque chose qui était réellement basé sur ma thèse de doctorat. Un article sur la constitution communicationnelle d’un champ universitaire a été difficile à publier (voir Brummans, 2015) et mes co-directrices, Katherine Miller et Linda Putnam, m’avaient prévenu à ce sujet. Mais, j’étais assez têtu et je voulais continuer avec ce sujet parce qu’il me fascinait.

Je suppose que cette obstination en dit long sur moi en général. Je me souviens que, lorsque j’ai postulé pour mon programme de maîtrise à la MSU, une merveilleuse professeure aux Pays-Bas m’a écrit une lettre de recommandation et elle y utilisait le mot « entêté » (pigheaded). Il y a une sorte d’entêtement dans ce que je fais, et je fais souvent des choses qui ne sont pas forcément très intelligentes sur le plan professionnel. Par exemple, lorsque je suis arrivé à l’UdeM, j’ai dû faire des demandes de subventions de recherche en tant que professeur adjoint. J’avais toujours été intéressé par le bouddhisme. Je me suis donc complètement éloigné de ma recherche de thèse et j’ai décidé d’étudier la constitution d’un monastère bouddhiste dans le nord de l’Inde. Pour ma carrière de professeur assistant, ce n’était pas la meilleure décision, du moins au début. Mais, j’essaie toujours de suivre mon intuition et les choses qui me passionnent.

Je crois qu’à long terme, ces choix sont plus riches !

Ce sont les plus gratifiants, oui. J’ai l’impression d’avoir eu beaucoup de chance d’en arriver où j’en suis aujourd’hui, dans le monde universitaire, et c’est en grande partie grâce à l’aide de merveilleuses personnes : mes mentors, toutes ces personnes que j’ai déjà mentionnées, et bien d’autres encore. Malgré mon entêtement, j’ai réussi à me rendre aussi loin grâce à ces personnes.

Il est frappant de constater à quel point Weick est une figure importante pour de nombreuses personnes dans la discipline de la communication organisationnelle. À un moment ou à un autre, il semble que le parcours de presque toutes les personnes que je connais dans ce domaine ait été éclairé par son travail.

C’est vrai. Malheureusement, je n’ai jamais eu la chance de le rencontrer en personne. C’est quelqu’un que j’ai toujours lu et j’ai toujours été très intéressé par la personne qui se cache derrière ses textes. C’est aussi ce qui m’a amené à étudier le travail textuel pour ma thèse de doctorat : j’ai interrogé douze éminents spécialistes de la communication organisationnelle sur leurs pratiques professionnelles afin d’en savoir un peu plus sur qui ils étaient et comment ils faisaient leur travail. En revanche, je n’ai jamais pu apprendre à connaître Weick de cette manière.

J’aime beaucoup la question qui suit, qui nous amène plus spécifiquement au thème de notre entrevue. Selon toi, quelle est la place de l’ethnographie dans la recherche en communication organisationnelle ?

C’est, en effet, une excellente question. J’ai écrit une très brève réponse à un essai à ce sujet pour la revue Management Communication Quarterly (MCQ), dans un espace édité par Bryan Taylor de l’University of Colorado Boulder (voir Taylor et al., 2021). Comme le montre cet essai, l’ethnographie a toujours fait partie de la discipline de la communication organisationnelle. Dans les années 1980 et 1990, Nick Trujillo, Bud Goodall et plusieurs autres ethnographes ont exercé une grande influence sur le domaine. Ils ont attiré l’attention sur la valeur de l’ethnographie pour la recherche en communication organisationnelle et ont écrit des articles et des livres magnifiques, qui sont aujourd’hui considérés comme des classiques (voir Goodall, 1991, 1996 ; Trujillo, 1992, 1993). Je ne dois pas oublier de mentionner également le travail de Sarah Tracy. La professeure Tracy a écrit un superbe article ethnographique sur le travail émotionnel des employés d’un bateau de croisière (voir Tracy, 2000).

Je pense qu’il y a toujours eu une adéquation naturelle entre l’ethnographie et la communication organisationnelle, surtout depuis le tournant interprétatif et critique des études en communication organisationnelle dans les années 1980 (voir Kuhn, 2005; Putnam, 1983). Cependant, le travail ethnographique prend énormément de temps et exige un engagement profond et prolongé « de tout son être ou devenir », pour ainsi dire. Il est difficile d’effectuer ce type de recherche pour les doctorant·e·s qui veulent terminer leur doctorat en quatre ans, et il semble encore plus difficile d’effectuer un travail ethnographique à mesure qu’une carrière universitaire progresse. Je crois que John Van Maanen a dit un jour que les titulaires n’ont généralement plus le temps d’effectuer des recherches ethnographiques sur le terrain. Ainsi, peu de chercheur·e·s en communication organisationnelle finissent par mener des études ethnographiques à part entière.

Je dois admettre qu’il en va de même pour moi. Mes expériences de travail sur le terrain sont de plus en plus des expériences indirectes : je vis le travail de terrain à travers les étudiant·e·s que j’encadre. J’ai évidemment toujours l’envie d’aller moi-même sur le terrain. Cela me manque ainsi vraiment d’aller en Inde et à Taïwan, où j’ai effectué la plupart de mes recherches ethnographiques. De même, travailler avec Médecins sans frontières en Afrique, avec François Cooren, Frédérik Matte et Chantal Benoit-Barné, a été merveilleux (voir Cooren, Brummans et Charrieras, 2008 ; Cooren, Matte, Benoit-Barné et Brummans, 2013). Mais, en raison de ma situation familiale actuelle et de mes responsabilités universitaires, il est devenu de plus en plus difficile de partir pendant des semaines, voire des mois, des durées qui offrent le temps nécessaire pour faire partie d’une culture, d’une culture organisationnelle.

Maintenant, pour revenir à ta question : je pense naturellement à la communication, à l’organisation – ou l’organizing (voir Weick, 1979) – et à l’ethnographie comme un tout. Je ne peux pas les séparer les uns des autres. Même lorsque j’effectue une recherche qualitative non ethnographique, je suis toujours influencé par les expériences ethnographiques que j’ai vécues dans le passé. En d’autres termes, j’essaie toujours d’atteindre des niveaux de compréhension plus profonds, plus « denses » (thick; voir Geertz, 1973). Pour comprendre la communication, en particulier son rôle dans la constitution des organisations, il m’est très difficile de ne pas y penser en termes d’ethnographie, et ce, en raison de la façon dont je vois la communication. Je parlerai davantage de ma vision plus tard, mais en quelques mots, disons que ma façon de penser est influencée par le tournant matériel et, plus récemment, par le tournant sur l’affect (voir Kuhn, Ashcraft et Cooren, 2017). J’apprécie la richesse réflexive de ces tournants. J’ai adoré analyser les transcriptions dans mes premières années de jeune chercheur, mais j’ai toujours trouvé qu’il manquait quelque chose. Dans les transcriptions que je créais, j’essayais toujours d’inclure – entre doubles parenthèses – des éléments contextuels, des sentiments ou des objets réels que j’avais observés sur le terrain. Lorsque j’ai commencé à travailler à l’UdeM, des gens comme François Cooren et James Taylor apportaient la question de la matérialité dans leurs analyses discursives des organisations et de leurs processus organisationnels. Aujourd’hui, les analyses de conversations multimodales tentent également de le faire (voir Mondada, 2019). Cependant, se concentrer uniquement sur les transcriptions semble limitatif car, en ethnographie, tu collectes tellement plus que des enregistrements de réunions et de conversations. Par exemple, les notes de terrains sont très importantes et je prends toujours beaucoup de photos. Parfois, je filme autre chose que des réunions ou des conversations. De plus, en tant qu’ethnographe, tu vis toi-même des expériences qui sont extrêmement importantes et qui, à mon avis, doivent faire partie intégrante de l’ensemble du processus de recherche, y compris l’analyse.

Les « données » de communication créées par les expériences de travail ethnographique sur le terrain ne sont pas seulement de nature linguistique. Elles sont également extralinguistiques, même s’il est difficile d’y accéder avec nos méthodes actuelles de collecte et d’analyse des données. Présentement, j’essaie moi-même de développer de nouvelles méthodes pour examiner les dimensions linguistiques et extralinguistiques de l’expérience organisationnelle, une expérience qui inclut mais dépasse aussi l’expérience humaine. Au lieu de me concentrer uniquement sur l’expérience humaine, j’essaie d’attirer l’attention sur des événements ou des moments linguistiques et extralinguistiques spécifiques à la constitution d’une organisation. Cela nécessite de se concentrer sur les relations : comment les organisations prennent forme et se transforment en tant que champs de relations, à travers des événements.

Merci pour ces explications. Comme tu l’as mentionné, nous parlerons davantage de tes réflexions actuelles dans un moment. Tout d’abord, j’aimerais réorienter notre conversation et parler de ta recherche ethnographique sur les organisations bouddhistes, comme le monastère Rizong, au Ladakh en Inde, et la Buddhist Compassion Relief Tzu Chi Foundation, dont le siège social est à Taïwan. D’où t’est venu cet intérêt pour les organisations bouddhistes ?

C’est une très bonne question, mais je dois dire qu’il m’est très difficile de déterminer l’origine de cet intérêt. Je me souviens que mes parents m’avaient offert un livre sur le bouddhisme zen quand j’avais seize ou dix-sept ans – le livre s’appelait Everyday Zen (Beck, 1989) je crois. J’ai dû leur indiquer que je m’intéressais au bouddhisme d’une manière ou d’une autre. Mon père était très impliqué dans le mouvement de développement personnel des années 1980. Il lisait des livres d’auteurs tels que Wayne Dyer et Tony Robbins, des livres sur la programmation neurolinguistique et bien d’autres choses encore. Une fois qu’il les avait terminés, il me les donnait. Mon intérêt pour le bouddhisme a donc dû s’amorcer pendant ces années-là. Puis, en lisant moi-même des livres bouddhistes, j’ai aussi essayé de méditer. Cependant, ayant grandi dans un petit village dans le Sud des Pays-Bas, il n’y avait personne pour m’enseigner ou me guider. Je n’étais qu’un amateur – et, à bien des égards, j’ai toujours l’impression de l’être.

Depuis ces années d’initiation, j’ai l’impression que le bouddhisme a toujours fait partie de ma vie. À certains moments, il passait au second plan et, à d’autres, surtout lorsque la vie était plus difficile, il revenait au premier plan. Par exemple, lorsque mon père est décédé, à peu près au moment où j’ai été embauché à l’UdeM, le bouddhisme est revenu dans ma vie parce que je sentais que j’avais besoin d’un cadre pour donner un sens à ce que je vivais, et pour m’aider à prendre des décisions. J’ai toujours trouvé le bouddhisme extrêmement inspirant et porteur de vie (life-affirming), même s’il attire l’attention sur la fugacité et l’impermanence de la vie. Il existe de nombreuses écoles bouddhistes différentes, mais dans son essence, cette pensée veut que tu remettes tout en question, voire les paroles du Bouddha lui-même. À cet égard, je trouve cette philosophie très sage, intelligente et pratique. Elle n’est pas censée être dogmatique. Je veux dire, bien sûr, que tu peux la rendre dogmatique, mais la façon dont je m’engage avec elle, c’est en termes d’ouverture : sa capacité à ouvrir l’esprit, à te reconnecter avec un état d’abandon et avec le vide naturel de l’esprit.

La façon dont tu parles du bouddhisme est intéressante. Pour moi, elle explique ton amour pour l’ethnographie. Je veux dire que ta description du bouddhisme pourrait facilement s’appliquer à l’ethnographie : être ouvert d’esprit, être proche des gens, s’intéresser aux gens, vouloir aller au fond des choses et des relations.

En effet, je vois aussi de nombreux parallèles. Le bouddhisme inspire une grande partie de ce que je fais, que ce soit dans mon travail universitaire ou dans mes relations avec les gens et les autres êtres qui m’entourent. Le bouddhisme est devenu un véritable fondement de ma vie. Mon intérêt plus récent pour la philosophie processuelle en est une extension. Je vois de nombreux parallèles entre le bouddhisme et des auteurs comme Alfred N. Whitehead et William James. Lorsque je lis Whitehead ou James, je vois de nombreuses idées qui ont une grande résonance avec la philosophie bouddhiste. C’est comme si la philosophie processuelle me donnait un nouveau vocabulaire pour parler des choses qui m’intéressent depuis 2004, lorsque j’ai commencé à étudier les organisations bouddhistes (voir Brummans, 2022).

Et comment tes intérêts pour la philosophie bouddhiste, les organisations bouddhistes et la recherche CCO s’expriment-ils dans ton travail ?

Lorsque je suis arrivé à l’UdeM, l’École de Montréal et l’approche CCO étaient en train d’émerger. J’ai donc surfé sur cette vague avec un certain nombre d’autres personnes. Mon idée était d’utiliser la théorisation CCO pour étudier la constitution d’une institution monastique bouddhiste – une institution totale selon les termes de Goffman (1961). Au départ, j’étais simplement intéressé par la façon dont les bouddhistes s’organisent et non par la pleine conscience in se. Karl Weick a publié un article avec Ted Putnam dans le Journal of Management Inquiry en 2006. Dans cet article, ils comparent une vision occidentale de la manière dont on peut s’organiser en étant pleinement conscient (mindful organizing), laquelle se penche principalement sur les organisations à haute fiabilité, avec une vision d’inspiration bouddhiste de ce que c’est que de s’organiser de façon pleinement consciente (voir Weick et Putnam, 2006). La façon dont ils parlent des modes organisationnels en pleine conscience m’a donné un bon point de référence pour commencer à publier certaines de mes recherches sur l’organisation bouddhiste. Les articles portant sur les organisations bouddhistes étaient difficiles à vendre sur le marché scientifique, mais l’idée de s’organiser en pleine conscience (mindful organizing) était déjà, lui, un concept grâce à Weick. Ainsi, dans un premier temps, ce concept m’a permis de cadrer mon travail. Ensuite, le mouvement de la pleine conscience a commencé à émerger (et d’une certaine manière, cette émergence se poursuit) : des organisations comme Google, et bien d’autres, ont commencé à essayer d’intégrer la pleine conscience bouddhiste dans leurs modes d’organisation. Cependant, je ne m’intéressais pas vraiment à la façon dont les organisations pouvaient « importer » la pleine conscience bouddhiste : je voulais étudier comment les bouddhistes – ceux et celles qui pratiquent le bouddhisme dans leur vie quotidienne – s’organisent. Mes recherches se sont donc concentrées sur le monastère Rizong, dans l’Himalaya indien, et sur la Fondation bouddhiste Tzu Chi, une organisation humanitaire internationale, située à Taïwan. Dans ces études ethnographiques, mon objectif était d’apprendre des choses qui pourraient nous être utiles ici en Occident et dans d’autres parties du monde, mais je n’étais pas nécessairement intéressé à traduire ou à importer ces idées dans les cultures organisationnelles occidentales. Comme Ronald Purser (voir Purser, 2019 ; Purser et Milillo, 2015), je trouve ce type d’importation très problématique. Nous ne devons pas oublier que la pleine conscience n’est qu’une partie de la pratique bouddhiste. La pleine conscience fait partie d’une philosophie plus large. Je pense que ce n’est pas une bonne idée de prendre un petit morceau d’une philosophie ancienne et d’essayer d’importer ce fragment dans une autre culture. Tu peux le faire, mais je suis très critique de cela.

J’ai beaucoup aimé ton article « Road to Rizong » (voir Brummans, 2012). Il m’a aidée à mieux comprendre certains fondements du bouddhisme et aspects des organisations monastiques bouddhistes traditionnelles. La notion de « non-action » m’était très vague. Au départ, elle ne me semblait pas compatible avec les vues non-duelles et processuelles. Dans ton article, tu as inclus un extrait de Eleanor Rosch (2008 ; dans Brummans, 2012), où elle compare la non-action à « l’action spontanée », qui a vraiment éclairé ce concept pour moi. Être en pleine conscience signifie que nous nous donnons la capacité de nous engager spontanément dans l’action ; nous sommes alors « pleinement en contact avec les réalités et les besoins que la situation exige, et non pas encombrés par les stratégies de l’ego, ou par des idées préconçues ou d’autres méthodes » (Rosch, 2008, p. 153 ; dans Brummans, 2012, p. 439 ; traduction libre [4] ).

« The Road to Rizong » décrit l’une de tes cinq visites au monastère Rizong, au Ladakh. En 2008, tu as vécu une catastrophe naturelle qui a gravement endommagé le monastère. Dans un autre article, publié dans MCQ (voir Brummans 2014), tu indiques que cette expérience t’a permis de finalement « lâcher prise », et qu’elle t’a aidé à mieux comprendre les enseignements bouddhistes. Tu as également écrit dans l’article de 2012 que « les érudits et les praticiens bouddhistes considèrent que la création continue de distinctions par l’ego, même si elles sont nouvelles, est la cause de notre souffrance puisqu’elle nous coupe des conditions qui surgissent de manière interdépendante et qui nous constituent, nous et tout le reste » (Brummans, 2012, p. 435 ; traduction libre [5] ). J’entends par là que nous devrions nous voir (et nous accepter) comme faisant partie d’un flux inséparable.

Pendant la catastrophe, il semble que tu as eu le sentiment de faire partie intégrante de ce qui se passait. En suivant ton récit, il me semble que tu as pu ressentir ce qu’était une « action adéquate » ( right action ) en observant les moines et en interagissant avec eux. Comme tu l’as écrit, « [tu as] agi sans perdre [ton] calme, sans paniquer et sans [t’]accrocher à une conception du soi rigide. [Ton] centre semblait inébranlable et il semblait que [tu savais] exactement quoi faire, même si [tu n’avais] jamais été dans cette situation auparavant » (Brummans, 2012, p. 439 ; traduction libre [6] ). En d’autres termes, je me demande si tu peux trouver des mots pour exprimer le sentiment de faire partie d’un flux inséparable?

Merci pour cette merveilleuse question. Tout d’abord, permets-moi de dire que je suis un peu mal à l’aise d’entendre la citation où tu as inséré le pronom « tu » là où j’avais écrit « les moines ». Parce que je ne pense pas avoir été aussi sage et attentif dans mes actions que l’étaient les moines et les nonnes eux-mêmes et elles-mêmes. Je pense également qu’il est important de ne pas idéaliser ou romancer les moines et les nonnes de la communauté que j’ai eu le privilège d’étudier et dont je faisais partie. Créer ce genre de distinction est très problématique, surtout dans le cadre d’une recherche ethnographique. Ce sont des êtres humains comme nous le sommes tous et toutes, et j’espère que l’article ne renvoie pas à une version exotique, idéalisée ou romancée de ces personnes. De plus, j’ai bien vu l’inquiétude, la peur, etcétéra, sur leur visage pendant que l’événement se déroulait. Mais j’ai senti que, d’une certaine manière, ils et elles étaient préparé·e·s à ce genre de situation. Je veux dire, pas préparé de manière intentionnelle, du genre : « OK. Demain un glissement de terrain va se produire et nous allons nous y préparer ». Ils et elles y étaient plutôt préparé·e·s en termes d’attitude de vie en général. Je devrais peut-être expliquer ici que le bouddhisme part de l’idée que tout est impermanent : le changement est inéluctable. Même les montagnes changent et ne sont pas permanentes.

Selon le bouddhisme, nous souffrons parce que nous nous accrochons à l’idée de permanence : la permanence de notre propre moi (l’ego), du moi (du soi) des autres, de tout ce qui nous entoure et de ce qui est en nous. Les choses qui nous entourent semblent souvent permanentes, mais en réalité elles ne le sont pas. Les moines de Rizong grandissent avec cette perspective de l’impermanence. Toute leur façon de vivre et de sentir, d’être et de devenir est fondée sur cette idée. C’est ce dont j’ai été témoin lors du glissement de terrain. Ils et elles étaient beaucoup plus capables de lâcher prise et de ne pas se préoccuper des choses superficielles. Je n’ai pas été capable de le faire moi-même. Lorsque l’eau a commencé à traverser les murs de ma chambre, mon premier réflexe a été d’emballer toutes mes affaires, en particulier mon passeport et des choses de ce genre. Dans mon esprit, sans passeport, je n’allais jamais pouvoir sortir de là. Je n’ai pas vu ce type de comportement chez les moines. J’ai senti que cela créait un véritable contraste entre les moines et moi. J’ai dû apprendre à suivre leur exemple.

Cela peut paraître étrange, mais on finit par s’habituer à être dans le désastre. La pluie n’arrêtait pas de tomber, le sol tremblait et il y avait des éclairs. Je pensais : « Est-ce que tout va disparaître avec moi dedans ? » Même si ce genre d’idée te traverse l’esprit, tu t’y habitues à un certain point. Tu commences à t’habituer à la situation. Les moines et les nonnes étaient si proches les un·e·s des autres et si attentionné·e·s tout au long de cet événement. Ils et elles n’ont pas cessé de venir prendre de mes nouvelles. À un moment donné, je me suis retrouvé devant un petit temple. Il y avait des statues bouddhistes sacrées qui étaient extrêmement importantes pour le monastère et j’ai vu que les moines et les nonnes faisaient tout ce qu’ils et elles pouvaient pour protéger ces statues. Ils et elles les traitaient comme des êtres sensibles. J’ai trouvé si inspirante la façon dont les moines communiquaient avec les statues que je me suis également intéressé de plus en plus à leur protection. C’est devenu ma tâche principale au milieu des événements qui se déroulaient. Les moines et les nonnes venaient me voir, ainsi que les statues, pendant la catastrophe. Je pouvais sentir qu’ils et elles étaient très attentionné·e·s.

Parce que les manières d’être ou de devenir des moines et des nonnes étaient si inspirantes, j’ai commencé à me percevoir différemment. À de nombreux moments, j’ai eu l’impression que les gens n’étaient pas centrés sur eux-mêmes et elles-mêmes. C’est peut-être vrai dans de nombreuses situations de catastrophe, non ? Peut-être que ce n’est pas typique d’un contexte bouddhiste et on pourrait critiquer mon article à cet égard. Par exemple, pendant l’ouragan Katrina à La Nouvelle-Orléans, on a pu observer des actes de compassion et de sagesse similaires. J’ai utilisé ma compréhension du bouddhisme pour donner un sens à ce qui s’est passé au monastère Rizong, mais ce que j’ai vécu est probablement transférable à d’autres contextes non bouddhistes.

Ce que j’entends dans ce que tu dis, c’est que, d’une certaine manière, tu as accepté de ne pas avoir de contrôle sur ce qui se passait et tu as alors cessé de te projeter dans l’avenir. La catastrophe t’a obligé à être dans l’ici et maintenant, à être ouvert à ce qui se passait.

Ouvert, oui, et très conscient de l’interdépendance : tes propres actions ont des conséquences pour les autres mais aussi pour toi, tu es dans des situations ensemble ; tu es dans le même bateau. Surtout dans une communauté isolée comme le monastère, cette interdépendance est présente tous les jours, mais pendant la catastrophe, notre sens de l’interdépendance a été renforcé.

Cela peut s’appliquer à la pandémie de COVID-19. Pendant cette période, qui a été extraordinaire et malheureusement très douloureuse à bien des égards, on se sent paradoxalement très vivant. Ce genre de situation extrême t’oblige à te concentrer sur l’impermanence et je pense que c’est la beauté du bouddhisme. Si nous pouvions nous concentrer sur cette impermanence constamment, comme le font les moines, nous commencerions probablement à vivre très différemment. C’est ce que j’ai vécu pendant la catastrophe : je me suis senti extrêmement vivant pendant cet événement, et après aussi. Cette idée de vivacité ou de vitalité est devenue importante pour moi : comment pouvons-nous l’intégrer dans la recherche sur la communication organisationnelle ? C’est l’une des questions sur lesquelles Camille Vézy et moi avons écrit (voir Brummans et Vézy, 2022). Il faut aller au-delà du langage pour atteindre ce type de dynamisme ou de vitalité. Comme le montre Daniel Stern, nous pouvons exprimer la vivacité ou la vitalité dans le langage (voir Stern, 2010), mais elle s’exprime également de nombreuses autres manières. Encore une fois, je crois que nous en parlerons un peu plus tard dans l’entrevue.

Cet événement – la catastrophe et le changement qui s’est opéré en toi – t’a-t-il amené à modifier ta posture ontologique, épistémologique et axiologique ? A-t-il provoqué un tournant dans ton travail universitaire, notamment dans ta façon d’enseigner ? D’ailleurs, dans ton enseignement, j’ai remarqué que tu es très à l’écoute des étudiant · e · s et que tu as une présence apaisante et réconfortante. Dans tes cours, les étudiant · e · s ont l’expérience d’un rythme plus lent (ce qui ne veut pas dire moins d’apprentissages), comparé à beaucoup d’autres enseignant · e · s.

Merci beaucoup pour ces mots aimables. C’est extrêmement gratifiant d’entendre cela de la part d’une personne qui a suivi un cours avec moi. Il m’est difficile de savoir comment je me présente en tant qu’enseignant, mais il est très important pour moi de créer ce genre d’atmosphère dans une classe. Même dans mes écrits, ce sentiment d’espace, d’ouverture et de rythme plus lent est exactement ce que j’espère accomplir. Je pense à l’enseignement en termes d’écriture. J’ai habité en Inde et à Taïwan, et j’ai eu l’occasion d’enseigner au Japon pendant une de mes années sabbatiques. En vivant dans ces cultures, j’ai appris que moins, c’est plus (less is more, comme ils disent en anglais). C’est une idée que j’utilise tout le temps dans mon enseignement, et j’essaie de l’appliquer aussi dans mes écrits. Par exemple, la réponse publiée dans MCQ sur l’ethnographie organisationnelle dont j’ai parlé plus haut (voir Taylor et al., 2021) consiste en sept haïkus – je n’écris pas de vrais haïkus, mais plutôt des poèmes inspirés de cette forme lyrique japonaise. En répondant avec une poésie qui propose de l’ouverture, de l’espace et du vide autour des mots, pour ainsi dire, je voulais aider les lecteurs et lectrices de MCQ à penser différemment à la façon dont nous faisons de la recherche universitaire et créons du savoir.

Au Ladakh, en particulier, j’ai beaucoup appris sur l’idée que « moins c’est plus », sur le silence et sur le fait de ne pas agir – ou disons la non-action, comme le nomme Eleanor Rosch (voir Rosch, 2008). Mon enseignant bouddhiste me disait souvent d’arrêter de lire, d’arrêter de méditer ou de m’engager complètement dans la philosophie bouddhiste, parce que ce n’est plus là que l’apprentissage se fait après un certain temps. La question est donc la suivante : « Comment peux-tu intégrer cela dans ta recherche ? » L’un des moyens consiste à faire plus avec moins de mots, à être plus concis et à utiliser différentes manières d’exprimer ce que tu as appris sur le terrain. J’essaie également d’utiliser l’idée d’interdépendance comme point de départ de mes recherches. George Marcus parle de la complicité entre l’ethnographe et les personnes qu’il étudie (voir Marcus, 1997, 2001). Pour moi, il s’agit plutôt d’interdépendance. Comme je l’ai mentionné, la relationalité ou l’événementiel est de plus en plus important dans la façon dont je comprends le développement des connaissances. Ainsi, comment des événements comme la catastrophe du Rizong créent-ils des conditions particulières pour la production de connaissances ? Cela peut paraître étrange, mais grâce à cet événement, à cette catastrophe, j’ai pu apprendre beaucoup, et les moines ont également beaucoup appris. Je l’ai déjà dit dans l’article dont nous parlions précédemment (voir Brummans, 2012), mais je pense que nous devrions tenter d’apprendre des catastrophes et autres défis de la vie. Pema Chödrön, une enseignante bouddhiste qui a écrit le célèbre livre When Things Fall Apart (voir Chödrön, 2000), parle de l’importance de se concentrer sur les moments où les choses s’effondrent, car ces moments présentent des opportunités pour vraiment apprendre quelque chose.

Je suis tout à fait d’accord avec cette perspective. Je t’épargne les détails, je dirais simplement que des choses difficiles me sont arrivées il y a une douzaine d’années. Cependant, un ou deux ans après ce que j’appelle mon « accident », j’ai pu constater que c’était la meilleure chose qui me soit arrivée. Je suis donc tout à fait d’accord et je comprends ce que tu dis.

C’est merveilleux que tu aies pu percevoir la valeur de cette horrible expérience. Je suppose que mon interprétation du bouddhisme et le désastre que j’ai expérimenté au Ladakh ont également changé ma vision de la vie. De cette façon, ces expériences peuvent devenir très bénéfiques, non seulement pour soi-même, mais aussi pour ceux et celles qui nous entourent. Nous devenons beaucoup plus ouverts aux autres avec le type d’état d’esprit décrit par Pema Chödrön.

Oui, je suis d’accord. Ce que tu viens de dire crée une belle passerelle vers la prochaine question : je crois que tu médites ? Ton travail de terrain devient-il une forme de méditation ? Penses-tu que la pleine conscience te rend plus concentré en tant que chercheur, observateur et ethnographe ? Ou même, en suivant l’idée d’une « action spontanée » de Rosch (2008), cela fait-il de toi un meilleur « observateur participant » (Moeran, 2009) ?

L’article que j’ai publié dans MCQ, en 2014, porte sur ce sujet (voir Brummans, 2014). Il s’agit de la façon dont la pleine conscience bouddhiste – telle que je la définis – peut être utilisée dans la recherche qualitative en communication organisationnelle. Cette réflexion faisait partie d’un forum sur les coulisses de la recherche qualitative en communication organisationnelle – c’était un numéro mené par Sarah Tracy en tant qu’éditrice invitée (voir Brummans, 2014). Je pense que la philosophie bouddhiste et la pratique de la pleine conscience peuvent être très utiles aux chercheurs et chercheuses en recherche qualitative, quelle que soit leur discipline (voir Brummans, 2022).

J’ai lu certains travaux d’Alan Wallace, un spécialiste du bouddhisme, qui écrit sur la pleine conscience (voir Wallace, 2011). Comme Ron Purser, Wallace critique les versions édulcorées de la pleine conscience dans le monde occidental. Pour lui, la pleine conscience signifie « garder à l’esprit » : garder quelque chose à l’esprit et faire preuve de discernement. Je définis la pleine conscience de manière similaire en termes de conscience de l’interdépendance et de l’impermanence. Je pense que faire preuve de discernement, ou être conscient·e de la façon dont nous sommes en relation avec d’autres êtres, ou être conscient·e de la façon dont nous devenons ce que nous sommes en relation avec d’autres êtres, est vraiment précieux. Et, pour revenir à ta question, je pense que la méditation peut être une pratique très utile pour les personnes qui font un travail ethnographique car les ethnographes cherchent à comprendre les phénomènes en étant là, en étant « présent », en observant, en inscrivant, en dessinant, etc. Le développement d’aptitudes à la prise de conscience peut donc s’avérer très utile pour renforcer sa conscience, non seulement lors du travail de terrain, mais aussi lors du travail au bureau et du travail textuel (voir Yanow, 2000).

En ce qui concerne le texte ethnographique, j’aimerais parler davantage de la façon dont tu écris. J’ai remarqué des changements de ton dans tes différents articles, même en comparant les différents textes sur la pleine conscience que tu as écrits. Par exemple, si l’on compare le texte que tu as publié dans Anthropology of Consciousness en 2008 ( voir Brummans, 2008) et celui que tu as publié dans Journal of International and Intercultural Communication avec Jennie Hwang en 2010 (voir Brummans et Hwang, 2010), le premier est écrit à la première personne, tandis que le second est écrit à la troisième personne. Dans le premier, je sens un rythme, je sens de la poésie, et ça me donne l’impression que tu es plus près du lecteur ou de la lectrice. Dans le second, Jennie et toi sonnez davantage comme des universitaires, le ton y est plus traditionnel et impersonnel. Changes-tu de style pour t’adresser à différents publics et t’adapter à différents types de revues ? J’imagine qu’il y a des approches de l’écriture ethnographique que tu préfères, ou avec lesquelles tu te sens plus à l’aise. Comment parviens-tu à passer d’un style, ou d’un genre, à l’autre ? Prends-tu plaisir à passer de l’un à l’autre ?

C’est aussi une excellente question. Mon approche de l’écriture ne dépend jamais uniquement des exigences de l’édition universitaire. Parfois, tu es invité à écrire quelque chose pour un livre ou une revue spécifique et il est clair qu’ils préfèrent un style ou un genre particulier. Dans ce cas, il n’est pas très difficile de s’adapter. Mais, dans d’autres cas, c’est toi qui décides du style du texte que tu écris. Cela montre que « Nous sommes nombreux »[7], pour citer le célèbre poème de Pablo Neruda (voir Neruda, 1970). Le fait que nous soyons nombreux devient particulièrement clair lorsque l’on écrit, car l’écriture est un processus et une pratique dialogique. Umberto Eco en parle (voir Eco, 1992, 1994) : lorsque tu écris, tu gardes à l’esprit un lecteur ou une lectrice imaginaire. Et, quand ce dernier ou cette dernière lit, il ou elle converse également avec un auteur imaginaire à l’esprit. J’aime cette idée. L’écriture est donc dialogique pour moi, car j’ai toujours en tête un lecteur ou une lectrice ou un public particulier à qui je veux communiquer quelque chose. Ce dialogue est le point de départ de mon écriture. Les différentes voix que tu lis sont des personnages différents. Elles sont toutes « moi » et elles sont toutes « pas moi ». Cela ressemble à un koan du bouddhisme zen (voir Low et Purser, 2012 ; Tarrant, 2008) ! Il n’y a pas de « moi », pas d’unité centrale de traitement : me, moi, je… ça change tout le temps. C’est pourquoi j’ai dit au départ que j’étais mal à l’aise à l’idée de faire cette entrevue : parce qu’une fois ce texte publié, mes idées seront déjà passées à autre chose.

J’aime beaucoup écrire des textes ethnographiques. Parfois, ils sont plus personnels, écrits à la première personne, de sorte que mes expériences personnelles constituent un point de départ pour produire des connaissances. Cependant, ces expériences sont également de nature très relationnelle. Ces articles autoethnographiques ne sont jamais seulement à propos de moi ; ils sont toujours à propos de relations, à propos d’interdépendances à travers lesquelles moi et les autres nous nous constituons. J’aime les écrire car j’espère que les lecteurs et lectrices pourront s’identifier à ces expériences d’une manière ou d’une autre, et que le fait de vivre ces expériences en les lisant pourra les aider à penser, à ressentir et à changer.

L’un des articles dont je suis le plus satisfait est celui que j’ai écrit sur l’agentivité textuelle de la déclaration d’euthanasie de mon père (voir Brummans, 2007a), principalement en raison des commentaires reçus par ceux et celles qui l’ont lu. Tout d’abord, il est rare que les gens te disent ce qu’ils pensent de ton travail – et de toute façon, très peu de gens finissent par lire ton travail universitaire, à l’exception des évaluateur et évaluatrices anonymes bien-sûr. J’ai cependant reçu quelques commentaires agréables sur cet article. Des gens m’ont dit que le lire leur avait été utile, parce que ce texte les avait aidés à réfléchir à l’euthanasie et à ce qu’ils voudraient pour leur fin de vie. Des personnes de différents horizons m’ont dit qu’après avoir lu ce texte, elles ont commencé à avoir une idée plus claire de ce qu’elles voulaient faire pour mettre fin à leur vie – ou encore, qu’elle ne souhaitait pas intervenir activement dans ce processus. Apprendre que ton travail fait une certaine différence, qu’il a des conséquences réelles sur les gens, c’est un véritable accomplissement et une bénédiction pour tout universitaire.

Comment es-tu arrivé à publier ce type de travail très personnel ?

Je dois remercier Yvonna Lincoln, que j’ai mentionnée précédemment et qui m’a enseigné les méthodes qualitatives. Pour l’un de ses séminaires doctoraux portant sur les méthodes qualitatives avancées, elle nous avait demandé de collecter ce que nous voulions pour composer un texte expérimental. Mon grand-père était très intéressé par la poésie et tenait un journal intime. Pour réaliser ce travail, j’ai contacté ma grand-mère aux Pays-Bas et lui ai demandé de m’envoyer une compilation de ses écrits composés pendant les deux ou trois dernières semaines avant sa mort. Sur cette base, j’ai écrit un article intitulé « Reconstructing Opa: Last Meditation of a Meteorologist » (voir Brummans, 2003), car mon Opa (grand-père en néerlandais) commençait chacune de ses entrées de journal par le temps du jour. Dans cet article, j’ai essayé de reconstruire mon grand-père à travers la lecture de ses entrées de journal, en m’engageant dans le genre de dialogue imagé que décrit Umberto Eco. J’ai représenté chaque entrée du jour sous la forme d’un court poème et le titre de chaque poème était le temps qu’il faisait ce jour-là.

Après avoir lu ce document final, Yvonna Lincoln m’a encouragé à l’envoyer à Qualitative Inquiry pour évaluation. À ma grande surprise et à mon grand plaisir, il a été accepté. Comme je l’énonce dans la note d’auteur de cet article, c’était la première fois que je me sentais libéré d’écrire d’une manière différente sur le plan universitaire. J’avais toujours écrit de la poésie, mais pour moi-même. Ainsi, avoir l’opportunité de publier ma poésie dans une revue universitaire fut vraiment émancipateur. Depuis lors, Qualitative Inquiry est un espace qui me permet de jouer avec différents styles ou genres et avec différentes formes d’expression. Et maintenant, je joue de plus en plus avec des styles différents dans d’autres revues également. Par exemple, je n’avais jamais vu de poèmes dans la revue MCQ. J’ai donc décidé de publier les haïkus mentionnés plus haut (voir Taylor et al., 2021). J’ai également écrit récemment un texte visuellement créatif sur l’observation attentive des processus organisationnels pour le livre Noticing Differently, édité par Barbara Simpson et Line Revsbæk (voir Brummans, 2022). Pour créer les images de ce chapitre, j’ai travaillé avec mon beau-frère et ma belle-sœur, qui sont des artistes graphiques à San Francisco. Ainsi, je suis également de plus en plus intéressé par l’expérimentation de différents styles d’expression visuelle.

Tu as déjà fourni une partie de la réponse à la question suivante. Tu as dit que tu as toujours écrit des poèmes. Comment as-tu développé tes compétences en matière d’écriture ? J’ai lu une interview avec Tim Ingold (voir Ingold et Vionnet, 2018) où il disait qu’il lui était très difficile d’écrire, même si cela semble facile quand on lit ses œuvres. Tout d’abord, je voulais te demander si tu es d’accord avec le propos d’Ingold. Par ailleurs, y a-t-il des universitaires qui t’ont inspiré à poursuivre ton écriture de textes universitaires non traditionnels ?

J’ai toujours écrit des poèmes et j’ai aussi toujours tenu un journal intime. Par ailleurs, beaucoup de personnes dans ma famille écrivent. J’ai déjà mentionné mon grand-père, mais mon père écrivait aussi beaucoup. Dans ma famille, nous nous transmettons toujours des écrits, surtout des poèmes pour les occasions spéciales. J’ai commencé à écrire en anglais quand j’étais jeune, parce que je suis tombé amoureux de cette langue. J’ai aussi toujours beaucoup lu : de la poésie, de la fiction, des livres sur la psychologie, de la spiritualité, etcétéra. J’ai commencé à imiter les auteurs que j’aimais dans mes compositions. Il est donc difficile de déterminer qui a réellement influencé mon écriture.

Sur le plan universitaire, ma co-directrice de thèse, Kathy Miller, m’a fait découvrir les travaux d’Eric Eisenberg (voir Eisenberg, 1998, 2001), de Bud Goodall (voir Goodall, 1991, 1996) et d’autres chercheur·e·s en communication organisationnelle – telle que Sarah Tracy (voir Tracy, 2000) – qui ont un style d’écriture merveilleux. Le style de Kathy Miller est également très agréable à lire (voir Miller, 2002). Ainsi, la lecture de ces auteurs et autrices m’a beaucoup influencé. J’ai également eu l’occasion de rencontrer certaines de ces personnes et de parler d’écriture avec elles.

Et peut-on dire qu’en découvrant Being Alive and Making , d’Ingold (voir Ingold, 2011, 2013), tu as, en quelque sorte, trouvé en lui un égal ?

Eh bien, je n’oserais pas me comparer à quelqu’un comme Ingold car il est beaucoup plus brillant que moi. Quand on lit Ingold, il y a une fluidité et un rythme, mais aussi une profondeur. J’ai toujours recherché cela et c’est ce que je trouve si beau quand je lis l’œuvre d’Ingold. La plupart des gens développent leur propre façon d’écrire, leur propre voix. Quand je lis, j’essaie toujours de sentir l’auteur ou l’autrice. La lecture est donc non seulement dialogique sur le plan linguistique, mais aussi sur le plan affectif et corporel. J’ai toujours l’impression d’être assis en face de l’auteur ou l’autrice que je lis et que nous discutons. En d’autres termes, j’essaie d’imaginer l’auteur ou l’autrice non seulement sur le plan linguistique, mais aussi sur le plan affectif. Prenons l’exemple de Karl Weick, dont j’ai vu de nombreuses photos. Donc, quand je le lis, je le vois, il est devant moi. Tim Ingold aussi, parce que je l’ai vu plusieurs fois en vidéo sur YouTube. Je sais comment il parle, je connais ses manières et ses façons de faire. Tous ces auteurs et autrices que je lis, j’ai le sentiment qu’ils et elles font partie d’un processus cumulatif, qui ne s’arrêtera jamais, et qu’ils et elles me nourrissent tous dans mon développement en tant qu’écrivain et en tant qu’être humain. J’espère que mon écriture se transmettra également. J’ai l’impression de faire partie d’une lignée. Dans le bouddhisme, la lignée est très importante. Je me sens privilégié de faire partie d’une lignée universitaire composée de tous ces auteurs, autrices, enseignant·e·s et mentors qui se sont présenté·e·s sur mon chemin, de toutes ces personnes que je côtoie au travail et des étudiant·e·s avec lesquels je travaille également. Écrire et créer de nouvelles connaissances, nous le faisons tous ensemble, c’est un travail entièrement collaboratif. Même si on a l’impression qu’il y a des stars dans le monde universitaire, que certain·e·s chercheur·e·s sont mis·es plus en avant-plan que d’autres, je pense qu’ultimement notre travail est un effort collectif.

Comme dirait Deleuze, nous avons des milliers d’amis conceptuels (voir Deleuze et Guattari, 1991) !

Nous avons parlé de la manière dont tu as développé ton écriture. Maintenant, j’aimerais parler davantage de la façon dont tu enseignes l’écriture ethnographique. J’ai lu l’article que tu as co-écrit avec ma directrice de thèse, Consuelo Vásquez, sur les stratégies d’enseignement de l’ethnographie et de l’écriture ethnographique (voir Brummans et Vásquez, 2016). J’ai reconnu certaines des stratégies présentées dans la première partie de l’article car j’ai suivi ton séminaire doctoral en 2015. Je me souviens spécialement d’un exercice qui nous demandait de produire un dessin qui devait exprimer un élément de notre terrain de recherche. J’avais dessiné un superhéros et ce thème est devenu le fil d’Ariane de mon texte final. Cet exercice m’a vraiment marqué ! Pourrais-tu expliquer brièvement aux lecteurs et lectrices ce que sont ces stratégies pédagogiques et comment les as-tu développées ? Depuis combien de temps les utilises-tu ? As-tu des anecdotes à partager sur ces stratégies qui pourraient nous permettre de mieux comprendre leur utilité ?

Lorsque je suivais les cours de méthodes qualitatives d’Yvonna Lincoln, à un moment donné, elle nous a demandé de nous rendre dans un espace public et de nous asseoir sans aucun outil pouvant permettre la prise de notes ; nous devions tout simplement observer ce qui se passait pendant une heure. Ensuite, nous avions une semaine pour rédiger un compte-rendu de vingt pages à simple interligne de ce que nous avions observé. Pour le deuxième exercice, il nous était demandé de nous rendre dans un autre endroit et de faire le même exercice en prenant des notes. Elle nous demandait constamment de rédiger des mémos pour réfléchir à ces expériences, comme comparer nos expériences d’observation avec prise de notes à celles sans prise de notes. Nous devions également réaliser une étude de cas à part entière. Mon étude de cas concernait les concierges de la Texas A&M University pour comprendre comment ils donnaient un sens à leur travail : qu’est-ce que cela signifie d’être un concierge ? Comment donnent-ils un sens au nettoyage des toilettes, ou autres, sur un campus ? Pour cette mission, Yvonna Lincoln nous avait demandé de mener nos entrevues sans enregistreur, en ne prenant que des notes manuscrites. Elle voulait que nous devenions efficaces en termes de prise de notes, que nous développions notre capacité à nous imprégner et à absorber ce qui se passait sous nos yeux, sans nous appuyer sur la technologie. Ce que j’ai appris à cette époque m’a été extrêmement utile au Ladakh, plus tard, car il n’y avait pas d’électricité au monastère. J’avais ma caméra vidéo, mais les batteries sont rapidement tombées à plat et j’ai dû recourir à des méthodes plus traditionnelles pour créer mes données. Je pense qu’il est vraiment important de ne pas trop compter sur la technologie lors d’un travail de terrain – la technologie te catapulte facilement hors de ce que tu vis, hors de « l’être-là » ou « du devenir-là », comme nous le savons tous si bien de nos jours, dans la mesure où nous sommes toujours rivés à nos écrans.

J’utilise beaucoup ces exercices lorsque j’enseigne les méthodes qualitatives. J’ai donc appris beaucoup d’Yvonna Lincoln. Puis, lorsque j’ai eu l’occasion de concevoir mes propres cours, j’ai plongé dans les expérimentations ! J’ai décidé d’élaborer des cours dans lesquels l’expérimentation, la créativité, l’imagination et la prise de risques sont encouragées et cultivées et dans lesquels les étudiant·e·s peuvent partager ces expériences. J’essaie de détourner l’attention des étudiant·e·s de l’obtention d’une bonne note pour plutôt leur faire vivre une expérience enrichissante. Je leur demande de prendre des risques et de faire quelque chose qu’ils ne feraient pas autrement – par exemple, dessiner, comme tu l’as expérimenté lors du séminaire. Quand j’étais très jeune, je me souviens que quelqu’un m’avait donné un livre sur le mind mapping. Il s’agit de créer des diagrammes de ce qui se trouve dans ton esprit – des expressions diagrammatiques du contenu processuel de ton esprit, pourrait-on dire – et ceux-ci sont devenus la base de mon enseignement. À chaque cours, j’essaie de créer une carte mentale au tableau avec les étudiant·e·s et je leur demande de faire de même dans le journal qu’ils tiennent pour mon cours. Ainsi, j’encourage les moyens créatifs de représenter ce qui se passe dans leur esprit, dans leur pensée, leur sentiment, leur corps, parce que je pense que c’est extrêmement utile pour l’apprentissage de la recherche qualitative, ainsi que plus tard, lorsque tu mènes des recherches en tant que chercheur·e plus expérimenté·e.

J’ai toujours trouvé que rien n’est trop fou dans l’apprentissage parce que les gens aiment faire des choses qui sortent de l’ordinaire. Sarah Tracy a écrit un livre de méthodes merveilleux (voir Tracy, 2020) qui montre combien la créativité et l’imagination entrent dans l’enquête qualitative, ce qui ne veut pas dire que cette approche n’est pas rigoureuse. Le livre offre de nombreux exemples concrets auxquels les lecteurs et lectrices peuvent s’identifier. Ce type de livre montre ce qui se passe dans la « cuisine » d’un·e chercheur·e d’allégeance qualitative, pour ainsi dire. Je pense que les cours de méthodologie doivent donner un aperçu des coulisses de la recherche et permettre aux étudiant·e·s de faire l’expérience de la recherche. Comme le dit Erin Manning, le mot « méthode » suggère un processus trop « méthodique » ; elle préfère y penser en termes de « techniques » (voir Manning, 2016). Cette vision me plaît.

On ne sait jamais exactement à qui l’on s’adresse quand on enseigne car chaque élève a ses intérêts particuliers et sa propre façon d’apprendre. Je pense donc que c’est fantastique la façon dont tu essaies d’ouvrir différents chemins ou trajectoires pour les étudiant · e · s car cela permet de toucher chaque étudiant · e d’une manière différente.

Oui, j’aime l’idée de Francisco Varela (1987) de « tracer un chemin en marchant »[8]. C’est un vrai privilège d’accompagner les étudiant·e·s à tracer leur propre chemin tout en marchant.

Nous entrons maintenant dans la dernière partie de l’entrevue. Dans ce qui suit, j’aimerais rediriger notre conversation vers ton travail plus récent sur le devenir organisationnel – un devenir traité comme une expérience processuelle continue, où la corporalité, les sentiments, l’affect, les conditions environnantes et l’intensité de certains moments, très brefs, sont essentiels. La question au cœur de cette réflexion est : « Comment étudier la nature événementielle de la communication dans la constitution de collectifs sociaux avec différents degrés d’ organisationalité , dans sa richesse à la fois linguistique et extralinguistique ? » (Brummans et Vézy, 2022).

D’ailleurs, récemment, c’est Whitehead qui a influencé ta réflexion processuelle sur les organisations. Brian Massumi et Erin Manning, deux philosophes contemporains bien connus, t’ont guidé dans cette quête. Quelles nouvelles idées ont émergé de ta lecture de Whitehead, Massumi et Manning ? Te permettent-elles de voir tes expériences de terrain sous un nouveau jour ?

Pour commencer, je devrais peut-être en dire plus sur la façon dont je suis arrivé à Whitehead. Comme évoqué plus tôt dans notre entrevue, bien que l’analyse des transcriptions ait été inspirante et instructive, j’ai toujours eu l’impression que quelque chose manquait. Clifford Geertz (1973) parle de descriptions denses (thick descriptions) en ethnographie et les transcriptions ne m’apparaissent justement pas suffisamment « denses », pour ainsi dire. Je me souviens avoir eu de nombreuses conversations avec François Cooren à ce sujet. Ainsi, pendant de nombreuses années, j’ai essayé de trouver des moyens d’intégrer d’autres types de données dans la recherche sur la constitution communicative des organisations (CCO), en incluant par exemple des notes de terrain, des images, etcétéra.

En 2019, Bryan Taylor, Professeur à l’University of Colorado Boulder, m’a convié en tant que conférencier invité. Il enseignait un séminaire de troisième cycle sur l’ethnographie organisationnelle et il a eu la brillante idée d’inviter quatre ou cinq spécialistes de la communication organisationnelle à donner des conférences sur des sujets liés à l’ethnographie organisationnelle, à différents moments du semestre. Nous étions également invités à participer activement au séminaire sur toute la durée de notre visite. C’était une merveilleuse opportunité et, bien sûr, j’ai immédiatement accepté. Pour l’occasion, Bryan m’a demandé de traiter de l’ethnographie et de la recherche CCO. Je devais également parler du tournant matériel en communication organisationnelle et dans les études sur les organisations. Dès que j’ai dit oui, je me suis dit : « Oh mon Dieu ! Comment vais-je pouvoir parler de tout cela de manière cohérente !? » Je n’avais que six ou sept mois pour me préparer à cette visite.

Il y a une belle phrase dans le bouddhisme qui va comme suit : « La forme est le vide, le vide est la forme »[9] (Gyatso, 2002/2015, p. 114). Cette phrase m’a toujours intrigué. Le vide et la forme sont inextricablement liés l’un à l’autre, ce qui constitue un point de départ intéressant pour réfléchir à la formation des choses et à la manière dont elles prennent forme. Jennie Hwang, Pauline Cheong et moi-même avons publié un article dans la revue Organization Studies portant sur le rôle des mantras bouddhistes dans la matérialisation du discours organisationnel de la fondation taïwanaise Tzu Chi (voir Brummans, Hwang et Cheong, 2020). Grâce au travail investi sur cet article, j’avais commencé à réfléchir davantage à la question de la formation organisationnelle. J’ai donc pensé : « Travaillons avec cette idée que la forme est le vide et que le vide est la forme. Comment pouvons-nous l’utiliser pour réfléchir à la formation des organisations ? » Dans un même élan, j’ai commencé à relire les travaux de Robert Chia sur le devenir organisationnel. Dans ses écrits des années 1990, Chia s’est inspiré de philosophies orientales comme le taoïsme et le bouddhisme (voir Chia, 1995). Chia a donc été une source d’inspiration pour moi, mais je ne savais toujours pas exactement comment commencer ma conférence. J’ai donc décidé d’envoyer un courriel à Brian Massumi, disant : « J’ai été invité à parler de la formation organisationnelle. Voici une phrase que j’aime bien : “La forme est le vide, le vide est la forme”. Comment aborderais-tu ce sujet ? »

Il m’a répondu : « Tu devrais commencer à lire Whitehead » et il m’a donné un guide de lecture de Whitehead. « Tu peux commencer à lire le magnum opus, Process and Reality (voir Whitehead, 1978), mais il est fort possible que tu abandonnes après la première page. C’est bien mieux de commencer par des parties de ses autres livres », a suggéré Brian. Il a ajouté qu’il est important de lire les écrits originaux de Whitehead, plutôt que de simples sources secondaires, aussi éclairantes soient-elles. Pendant tout l’été 2019, j’ai lu Whitehead en parallèle à quelques sources secondaires, comme Without Criteria de Steven Shapiro (voir Shapiro, 2009). J’ai aussi commencé à lire davantage les travaux de Brian, puis j’ai découvert ceux d’Erin Manning. J’ai également été fasciné par William James. Pour Brian et Erin, James et Whitehead vont de pair : Brian a publié un très beau livre, Semblance and Event, dans lequel il parle de la convergence entre James et Whitehead (voir Massumi, 2011).

À travers toutes ces lectures, j’ai commencé à réfléchir davantage au rôle de la communication dans la formation et la transformation des organisations. J’ai commencé à voir l’importance de se concentrer à la fois sur la linguistique et l’extralinguistique, de porter une attention particulière à la façon dont les événements s’expriment. Pendant que je travaillais sur ce sujet, j’ai eu de nombreuses conversations avec Camille Vézy, une doctorante qui menait alors une ethnographie organisationnelle sur une start-up en intelligence artificielle, ici, à Montréal. Camille a une connaissance approfondie de la philosophie et de la recherche qualitative. Nos conversations ont donc nourri ma réflexion et nous avons finalement décidé de coécrire ensemble un chapitre pour The Routledge Handbook of the Communication Constitution of Organization (voir Brummans et Vézy, 2022), basé sur la conférence que j’ai donnée à l’Université du Colorado à Boulder.

Lorsque j’ai fait cette présentation en novembre 2019, tout s’est très bien passé et j’en ai été très satisfait. Pendant les questions/réponses, Bryan Taylor m’a demandé de définir plus clairement et explicitement ce que j’entendais par « communication ». Par la suite, pour mieux m’outiller à répondre à ce genre de question, j’ai commencé à lire les écrits de Brian sur la communication comme expression (voir Massumi, 2002, 2019). Considérer la communication comme une expression focalise l’attention sur la manière dont les choses s’expriment linguistiquement et extralinguistiquement à travers les événements. C’est comme un changement de figure et de fond : si nous partons de l’événement, de l’occasion ou du micro-moment comme force constitutive, alors nous ne nous intéressons plus aux êtres ou aux entités déjà existants et préformés, qu’ils soient humains ou autres qu’humains. La communication occupe alors le devant de la scène. Ç’a été très révélateur pour moi.

Dans le chapitre co-écrit avec Camille, nous travaillons avec cette idée de la communication comme forme d’expression : comment les événements s’expriment et comment, ce faisant, des collectifs sociaux ayant des degrés d’organisationalité différents (voir Dobusch et Schoeneborn, 2015) se forment et se transforment. L’article de Leonhard Dobusch et Dennis Schoeneborn sur l’organisationalité s’intéresse à ce que signifie pour un collectif social le fait d’être « organisationnel » : quand qualifions-nous un collectif social d’organisation et quels critères doivent-ils remplir pour devenir une organisation ? Leur concept d’organisationalité nous a donc été très utile.

Notre chapitre commence par une vignette sur la formation du monastère Rizong, au Ladakh. Lors de mon travail de terrain, j’ai trouvé un livre qui décrit la fondation du monastère (voir Jivaka, 1961). C’est une belle histoire : un marchand, qui deviendra plus tard un lama bouddhiste, voyageait dans les montagnes du Ladakh. À un moment donné, il s’est mis à pleuvoir. Il a alors creusé un trou pour que ses mules aient de quoi boire. Lorsqu’il est revenu au même endroit plusieurs semaines plus tard, il a découvert que l’eau était toujours là malgré le temps chaud – le Ladakh est notoirement chaud et sec en été. Le moment précis, où il a découvert que l’eau était toujours là, était de très bon augure pour le marchand ; cela avait une grande signification spirituelle. Il l’a interprété comme un signe qu’il devait y construire un monastère. Ce moment a donc déclenché toute une chaîne d’actions, des actes de communication : il est retourné dans le village voisin, a parlé aux gens de l’événement de bon augure, et ils ont commencé à construire le monastère ensemble. Finalement, le monastère où j’ai effectué mon travail de terrain a été construit. Ce moment précis est donc important pour comprendre la formation et la transformation mouvementées de ce collectif social particulier. Il montre que de nombreux éléments ont joué un rôle dans le devenir de Rizong : non seulement le langage que le marchand utilisait afin de convaincre les gens de l’aider à construire le monastère, mais aussi ses mules assoiffées, le soleil brûlant qui les frappait pendant leur marche, l’environnement montagneux… Tout doit être pris en compte pour comprendre la constitution de ce monastère. En réalisant cela, j’ai commencé à devenir très attentif aux micro-moments et j’ai essayé de réfléchir à des techniques pour les examiner d’une manière aussi « dense » que possible, linguistiquement et extralinguistiquement. Cela correspond vraiment bien à ma compréhension de la pleine conscience bouddhiste : faire preuve de discernement, être très concentré et demeurer conscient des interdépendances entre tous les différents constituants.

C’est très inspirant tout ça ! J’ai beaucoup aimé le chapitre que tu as co-écrit avec Camille. Tu es donc en train de développer de nouvelles techniques ethnographiques pour approfondir notre compréhension du devenir organisationnel pour faire avancer la recherche sur la CCO. Vous concluez votre chapitre avec diverses techniques méthodologiques pour « tracer » ce devenir, des techniques que nous pourrions qualifier de très « sensorielles ». Peux-tu nous en dire davantage à ce sujet ?

Je pense qu’en termes de méthodes de collecte de données, nous sommes souvent coincés dans les relations sujet-objet, même si nous considérons nos relations avec les personnes que nous étudions comme étant collaboratives (voir Marcus, 1997, 2001). Notre question est la suivante : comment pouvons-nous dépasser ces relations sujet-objet dans notre travail ethnographique sur le terrain, au bureau et dans l’écriture ? Ce qui devient important, c’est de se mettre au diapason avec les « conditions du devenir », plutôt qu’avec les sujets ou les objets – des « unités » individuelles, pour ainsi dire, qu’elles soient humaines ou autres qu’humaines. Il devient important de décrire les conditions qui donnent lieu aux événements, qui jouent finalement un rôle constitutif particulier dans la formation et la transformation d’un collectif social. Afin de décrire ces conditions, il devient important d’utiliser des choses comme la « description dense », telle que présentée par Geertz (1973). Cependant, existe-t-il des moyens de penser à cela de manière encore plus relationnelle ? Dans notre chapitre, nous présentons différentes techniques pour décrire et représenter visuellement les conditions qui donnent naissance à une organisation. D’ailleurs, parlons de l’une de ces techniques, pour laquelle je suis très redevable à Erin Manning qui a écrit un livre merveilleux, Always More Than One (Manning, 2013). Grâce à ce livre, j’ai découvert le travail de Ferdinand Deligny. Dans les années 1950, Deligny a décidé de travailler avec des personnes atteintes d’autisme. Il les a rassemblées dans une communauté dans les Cévennes, dans le sud de la France, et il a cherché à les rencontrer « sous leurs propres termes », en quelque sorte – sans les forcer à vivre dans le cadre psychiatrique qui existait à l’époque. Deligny voulait donc les rencontrer sur leur propre terrain, de manière à les comprendre selon leurs propres termes – c’est-à-dire, pour les comprendre à travers leurs propres formes d’expression. Pour ce faire, Deligny a commencé à dessiner les mouvements/déplacements des personnes au sein de cette communauté (voir Deligny, 2015). Un beau film, intitulé Ce gamin, là (Victor, 1976), a été réalisé à ce sujet. Il est disponible sur YouTube. En voyant ce film et les merveilleux dessins de Deligny, qui sont difficiles à décrire avec des mots, j’ai commencé à penser : « Serait-il révélateur de suivre des personnes dans des contextes organisationnels et de retracer leurs mouvements ? » J’ai commencé à penser à représenter visuellement la façon dont les gens se déplacent dans une organisation et à analyser ces trajectoires dans le cadre d’études ethnographiques portant sur la constitution des organisations. J’ai donc commencé à jouer avec cela moi-même. Je me souviens ainsi avoir fait un dessin de la trajectoire vers la garderie de mon fils, Willem. Tous les jours, mon fils et moi allons à la garderie située juste à côté du pavillon où je travaille. Faire ce dessin a été une expérience étonnamment gratifiante car elle m’a rendu plus attentif au « champ de relations » – pour reprendre le terme de Brian (voir Massumi, 2015, p. 200) – qui nous permet de devenir ce que nous sommes en tant que père et fils chaque jour. Après avoir dessiné la carte, il est devenu impossible de ne pas apprécier notre petit voyage quotidien, même quand il pleuvait ou neigeait, ou quand mon fils ne voulait pas y aller – ou quand c’est moi qui ne voulais pas y aller parce que j’étais fatigué. J’ai beaucoup plus apprécié ce devenir-ensemble dans ces moments particuliers.

À la lumière de cette expérience, je pense que l’utilisation de ce type de dessin ou de cartographie pour comprendre la formation des organisations est intéressante, non seulement à des fins universitaires, mais aussi pour les membres des organisations eux-mêmes. Si tu demandais aux membres d’une organisation de réaliser ce type de dessin, ne seraient-ils pas plus conscients des champs de relations dans lesquels ils sont engagés ? Ne seraient-ils pas plus conscients des interdépendances à travers lesquelles tout se déroule ? Je vois là un réel potentiel. Au Canada, il existe une discipline appelée la recherche-création. Je suppose qu’elle existe dans d’autres parties du monde sous d’autres noms. J’ai des collègues formidables dans mon département qui travaillent dans ce domaine, comme Natalie Doonan, Aleksandra Kaminska et Tamara Vukov. J’ai parlé à chacune d’elles de cette idée de recherche et elles m’ont fait toutes sortes de suggestions de lectures merveilleuses. Grâce à leurs conseils, j’ai découvert et j’ai été absorbé par d’autres façons de représenter les expériences de travail de terrain. C’est pourquoi Camille et moi terminons le chapitre par une discussion sur ce sujet.

C’est formidable ! Autrement dit, tu essaies de considérer ces nouvelles techniques non pas comme des modes de transmission des résultats de tes analyses de données, mais comme des moyens d’amener les lecteurs et les lectrices dans tes expériences sur le terrain. Je pense que c’est exactement l’objectif de la recherche-création : le but est d’amener les gens dans de nouveaux contextes. Je pense que c’est merveilleux de tenter de nouvelles approches et ainsi de trouver des moyens d’amener les gens à eux-mêmes déplier les champs de relations dans les milieux organisationnels, afin qu’ils puissent acquérir une meilleure compréhension de la constitution communicationnelle des organisations.

Absolument. Je suppose que cela a toujours été mon objectif. Avant, j’essayais de le faire uniquement à travers des formes d’écritures créatives ; comme je l’ai dit plus tôt, en faisant entrer les lecteurs et lectrices dans un processus dialogique et en établissant une relation avec eux et elles en tant que personnes imaginaires. Mais maintenant, je me demande si nous ne pouvons pas trouver d’autres moyens de « faire entrer les gens », de les faire participer aux événements qui donnent naissance à des collectifs sociaux, même s’ils ont déjà eu lieu ; de leur donner un avant-goût, ou un sens, de ce qui se passe pendant ces moments clés de formation. Je pense que cela serait très utile. Et, encore une fois, cela peut avoir d’énormes avantages pour les personnes dans les organisations, pour cultiver la pleine conscience dans les organisations.

Comme tu l’as expliqué, l’idée de traçage est récurrente dans le chapitre que tu as co-écrit avec Camille. Ce traçage, de la façon dont vous le présentez, est plutôt poétique. Ne penses-tu pas que cette façon de représenter les données sera un obstacle à la diffusion des connaissances ?

Absolument ! Qu’est-ce que je peux dire… Je suppose que mon entêtement revient ici. Lorsque j’ai commencé à lire Whitehead et à correspondre avec Brian, j’avais l’impression de me heurter à un mur dans mon travail. L’invitation de l’University of Colorado Boulder est donc arrivée au bon moment pour moi, car je voulais faire les choses différemment. J’avais déjà utilisé la poésie dans mes écrits universitaires. J’avais même publié quelques courts articles dans Qualitative Inquiry, qui étaient entièrement composés de poèmes (voir Brummans, 2007b, 2009). J’ai utilisé la poésie parce que c’était le seul moyen d’atteindre le vide non conceptuel dont parle le bouddhisme. Je suppose que William James appelle cela « l’expérience pure », Deleuze le « virtuel », et Whitehead le « potentiel ». La poésie m’a aidé à écrire sur ce sujet.

J’espère évidemment que les gens liront mon travail et que cela leur sera utile. Publier est un moyen de communiquer ses idées à d’autres personnes, mais on se heurte parfois à des problèmes. Certaines personnes sont très résistantes aux nouvelles idées ; les évaluateurs et les évaluatrices ou les éditeurs et éditrices peuvent être très résistants. Cependant, il y a maintenant beaucoup de revues scientifiques qui t’encouragent à expérimenter et à proposer de nouvelles façons de représenter et d’exprimer. Ainsi, tu finis par trouver des moyens de communiquer tes idées, même si elles semblent « radicales » à ce moment dans le temps – la radicalité étant toujours relative, n’est-ce pas ? Parfois, tu dois simplement penser au-delà de ce qui est accepté dans ton domaine. Malheureusement, ce type d’expérimentation n’est souvent pas encouragé, surtout pour les personnes qui tentent d’obtenir leur agrégation universitaire. Comme je l’ai dit, j’ai toujours été trop têtu à cet égard, mais cet entêtement m’a permis de vivre de nombreuses expériences extrêmement enrichissantes et merveilleuses.

Ce que tu as dit est très encourageant pour les jeunes chercheur · e · s comme moi, et je dois dire que suis heureuse d’avoir une directrice de thèse (Consuelo Vásquez) qui m’encourage à explorer et à faire ce que je veux. Je n’ai même pas besoin d’être têtue avec elle ! Terminons cette merveilleuse entrevue par cette dernière question : quels sont tes prochains défis en termes de développement de ton approche ethnographique pour étudier la communication et les organisations, sous une perspective CCO ?

Je veux développer davantage les idées que Camille et moi avons introduites dans notre chapitre et les mettre en pratique dans différents contextes. Whitehead a écrit un très beau livre intitulé Adventures of Ideas (voir Whitehead, 1967), dont le titre a inspiré le titre de notre chapitre. Comme je l’ai mentionné, notre chapitre se termine par ces nouvelles avenues pour les recherches ethnographiques en CCO : des techniques aventureuses qui n’ont jamais été mises en pratique. Mon objectif est de commencer à travailler avec ces techniques dans des ethnographies organisationnelles réelles ; de commencer à pratiquer ce que nous prêchons dans le chapitre, pour ainsi dire, et de voir ce que ces techniques peuvent faire et où elles peuvent nous mener. Il y aura beaucoup d’essais et erreurs, et je me réjouis déjà de ce processus d’apprentissage à venir. J’aimerais aussi retourner au monastère Rizong, une fois que nos jeunes enfants seront un peu plus âgés, et essayer ces techniques et ainsi mieux comprendre les modes d’organisation des moines. Pendant mon travail de terrain, au monastère Rizong, j’ai joué avec l’idée de devenir moine. J’ai traversé une période où je ne voulais pas rentrer au Canada et poursuivre mon travail universitaire. J’ai ressenti une réelle tension, une poussée et une traction. Je me disais : « À quoi bon faire du travail universitaire si je peux être moine à temps plein ? » Je ressens encore cette tension parfois, mais plus autant car je peux pratiquer le bouddhisme ici. Je n’ai pas besoin d’être dans l’Himalaya indien pour cela, même si ça reste un environnement des plus inspirants. Ces sentiments dualistes se sont donc dissipés au fil des ans. Cependant, j’aimerais beaucoup retourner à Rizong avec mes fils et mon épouse et rendre visite aux moines. La façon dont les moines et moi sommes devenus apparentés est très profonde et j’ai l’impression que ce champ relationnel s’étend au-delà des frontières de l’espace et du temps.