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Introduction

La « modernisation » et, de façon plus générale, la « modernité » renvoient à un processus non pas unique, mais pluriel (Berdoulay, 2012). Le développement du capitalisme mondial a provoqué une nouvelle étape de la modernisation et une mutation profonde des relations entre l’Europe et les autres continents. La modernisation industrielle de l’Occident s’est accompagnée de guerres et de luttes pour l’acquisition de colonies par des nations européennes. C’est pourquoi cette modernisation, depuis le XIXe siècle, ne peut pas être séparée de l’expérience de la colonisation et de l’occidentalisation pour la plupart des populations qui vivaient dans des pays non européens. La colonisation et l’invasion du capitalisme ont exercé de grandes influences sur chaque société et produit un développement géographique inégal à l’échelle mondiale (Harvey, 1982). Il y eut de grandes différences dans l’expérience de la modernisation entre le centre et la périphérie, la tendance générale de la circulation et de l’accumulation du capital engendrant des conséquences très variées selon les régions en raison des conditions locales (Idem). On peut ainsi trouver des modes divers de modernisation dans le monde d’autrefois, tout comme dans celui d’aujourd’hui.

En bon républicain et moderne, Paul Vidal de la Blache s’est engagé dans le projet de la modernisation de la France (Robic, 1994 et 2000 ; Claval, 1998 ; Ozouf-Marignier, 2000 ; Mercier, 2001 ; Berdoulay, 2008). Après la guerre franco-prussienne de 1870-1871, il est passé d’une étude historique et classique à une géographie s’insérant dans la réforme de l’enseignement, et il n’est pas resté indifférent au mouvement colonial dans son pays (Berdoulay, 2008). Dans ce contexte historique et institutionnel, Vidal s’est révélé un géographe attentif aux phénomènes de la modernité, comme l’a souligné une historiographie relativement récente, surtout à propos de la France (Vidal, 1898 ; Sanguin, 1988 ; Robic, 1994, 2000 et 2004 ; Mercier, 2001 ; Ribeiro, 2010 et 2014). Or, peu de travaux ont été menés sur sa manière d’étudier géographiquement ce qui se passait en Asie.

C’est précisément mon objectif, dans cet article, de voir en quoi des pays asiatiques ont fourni à Vidal l’occasion d’analyser le processus de modernisation et d’inscrire celle-ci dans la formation et l’approfondissement de ses conceptions géographiques. En effet, depuis la première période de sa carrière, Vidal s’est fortement intéressé à l’Asie. Dès son premier poste universitaire à Nancy (1873-1877), il a donné des cours sur la colonisation russe en Asie et a écrit quelques articles ainsi qu’un livre portant sur ce continent (Andrews, 1986a et 1986b). Selon Mercier (1998 et 2000), l’intérêt de Vidal pour l’Asie, particulièrement clair dans son livre Marco Polo. Son temps et ses voyages (1880), a joué un rôle important dans la formation de sa pensée géographique. Comme il l’a écrit lui-même, « c’est l’Asie, surtout, qui s’est manifestée comme ce qu’elle a été à toute époque, la terre classique pour l’étude des faits de géographie humaine » (Vidal, 1898 : 106).

Je procéderai en deux grandes étapes axées sur deux ensembles de pays. Je traiterai d’abord de la formation de sa problématique de la circulation à partir de ses études sur l’Asie centrale et l’Inde (Vidal, 1875, 1877a et 1877b). Le géographe y insiste sur l’influence des voies de communication et, de façon plus générale, sur la circulation dans la formation de l’individualité régionale à de multiples échelles tout en faisant attention à la possibilité d’initiatives locales (Gottmann, 1952). Comme souligné par Nozawa (1988), Vidal a remarqué très tôt la puissance des chemins de fer, qui pouvait créer une division régionale du travail et une nouvelle solidarité entre des régions diverses de l’Inde. Le jeune Vidal était fasciné par le développement rapide de l’empire anglo-indien grâce à la circulation, ainsi que par la transformation de sa société.

Je me pencherai ensuite sur la façon dont il abordait la formation d’un « système mondial moderne ». On peut constater que Vidal était arrivé, dans les années 1890, à la conception d’un système constitué d’une triple polarité : l’Europe, l’Amérique du Nord et le Japon (Arrault, 2007 et 2008) ; mais en même temps, on note que dans l’Atlas général (Vidal, 1894), il représentait le monde moderne comme un système multiscalaire de l’économique, de l’impérial, et du culturel (Robic, 2004). De fait, la formation de ce système mondial moderne correspond à un processus contradictoire et compliqué. Par exemple, les grandes puissances, tout en colonisant des pays non européens, en faisaient aussi des rivaux économiques et militaires. Je me concentrerai donc sur la façon dont Vidal a envisagé géographiquement ce processus dynamique et compliqué de l’intégration des peuples non européens dans le monde moderne, à partir de ses écrits sur la Chine et le Japon (Vidal et Camena d’Almeida, 1897 et 1910 ; Vidal, 1917/1994). Bien que le géographe ait peu écrit sur ces pays, le recours à des textes qui sont des manuels scolaires permet de reconsidérer la formation de sa conception de la géographie humaine moderne en même temps que sa vision de la situation mondiale à la fin du XIXe siècle et au début du XXe.

Deux modes de pénétration dans l’Asie centrale par les grandes puissances

Quand Vidal s’est tourné vers l’enseignement de la géographie, au début des années 1870, la Grande-Bretagne et la Russie avaient déjà conquis et dominé des étendues immenses en Asie, contrôlé des populations énormes, établi des centres de commerce et l’encadrement militaire et, ainsi, dressé des obstacles aux quelques velléités d’expansion française. Dès ses premières publications, Vidal s’est intéressé à l’histoire et aux modes de pénétration stratégique et commerciale dans les territoires asiatiques par les empires anglais et russe (Vidal, 1875 et 1898). Il a spécialement porté intérêt à la situation coloniale de l’Asie centrale car c’était dans un des territoires où les deux empires se rencontraient. Et comme la Russie avait fait reconnaître ses ambitions en Sibérie par le traité de Pékin, en 1860, Vidal prévoyait un accroissement de la tension militaire entre ce pays et le Japon en Asie orientale. De plus, il pensait que l’expansion russe en Asie intérieure, particulièrement la prise de possession du Turkestan, susciterait d’autres sérieuses tensions. Il pensait que cet événement allait avoir une grande influence sur la situation politique et militaire non seulement en Asie, mais aussi en Europe occidentale. Pour lui, l’expansion russe signifiait l’avènement d’une crise de l’Europe occidentale, surtout de la France. C’est pourquoi il continua à remarquer la relation entre l’Europe occidentale et la Russie, et ses répercussions en Asie orientale (Vidal, 1994 : 210-213).

Ce qui est le plus intéressant, c’est l’attention que Vidal a portée à la relation entre les empires anglais et russe. Cette rencontre entre deux grandes puissances européennes qui ont pénétré en Asie centrale révèle des stratégies différentes:

C’est dans l’Asie centrale que les deux empires, partis de points opposés, à des dates si diverses – l’un par le chemin des steppes, l’autre par cette voie maritime que la mousson de l’océan Indien a tour à tour ouverte aux navires de l’Antiquité, à ceux des Arabes et à Vasco de Gama – étaient destinés à se rencontrer un jour. […] Partout la Grande-Bretagne s’appuie de [sic] la prépondérance énorme que lui assurent le développement de sa marine, la sûreté de ses informations, le réseau artistement combiné de ses possessions coloniales

Vidal, 1875 : 586-587

En ce qui concerne cette conception de l’opposition ou de la collision entre puissance maritime et puissance continentale, elle ressemble en partie à celle que Mackinder (1861-1947) va développer plus tard : sea power / land power (1904). Dans sa conception du geographical pivot of history, Mackinder insistait aussi sur le fait que la migration vers le sud des colons russes était un des événements historiques les plus importants pour l’Europe du XIXe siècle. Il pensait que le pouvoir d’origine continentale était devenu plus important qu’avant en raison de cet événement, tout en admettant l’importance du développement et de l’accroissement du pouvoir maritime. Vidal estimait que les conditions naturelles avaient donné un avantage précieux à la Russie pour qu’elle établisse sa position prépondérante au Turkestan, tandis que la Grande-Bretagne pouvait ouvrir avec obstination une nouvelle voie commerciale (Vidal, 1875 : 587). Il y a une certaine ressemblance dans la façon dont Vidal et Mackinder ont apprécié la situation de l’Asie centrale et ses effets politiques sur l’Europe et le monde. Mais, comparativement à Mackinder, Vidal remarquait aussi la dynamique économique de la colonisation et du capitalisme : « […] cet Orient, merveilleux par la fécondité et la variété des dons de la nature, par la multitude innombrable de ses populations, est un inépuisable réservoir où il trouve à la fois la matière pour son travail, les débouchés pour ses produits » (Idem : 586).

Si Mackinder a reconnu que les réseaux de chemins de fer étaient en train de changer les conditions de formation de la puissance continentale, il s’est concentré sur les enjeux politiques d’équilibre et d’hégémonie entre sea power et land power, et n’a guère touché aux questions du travail humain, de la production et de la consommation. Autrement dit, tandis que Mackinder n’examinait que les rapports de force, Vidal privilégiait des aspects socioéconomiques dans son approche géographique. Il le faisait par l’importance qu’il accordait à l’économie politique du phénomène de la circulation, ce qui est devenu caractéristique de ses recherches sur les configurations régionales (Ribeiro, 2014). Selon Vidal, « apprécier les effets des chemins de fer, des voies de transport perfectionnées, et en général de l’application du machinisme dans des contrées restées jusqu’alors étrangères à l’appareil de la civilisation moderne : il y a là matière à réflexions et à observations inépuisables de philosophie sociale » (Vidal, 1904b : 312). Vidal a emprunté à Mackinder le terme « nodalité » pour mieux définir la région moderne en rapport avec le développement urbain (Vidal, 1910 : 832). Cependant, le concept vidalien de nodalité a pris un caractère plus évolutif et émergent (Ozouf-Marignier et Robic, 1995 : 53). En somme, la conception de l’organisation et de l’intégration des espaces régionaux selon Vidal diverge de celle de Mackinder. C’est dès son étude du cas indien qu’on peut constater que Vidal s’est penché sur les effets multiples de la circulation sur la société indigène.

Les effets de la circulation : la colonisation de l’Inde

Comme l’a noté Nozawa (1988), Vidal a mis l’accent, dès ses premières études sur la colonisation de l’Inde, sur les influences décisives et multiples qu’ont eues les voies de communication, particulièrement les chemins de fer et la navigation fluviale et maritime, sur chaque région et chaque société locale (Vidal, 1877a et 1877b). Si on a montré combien le développement de l’intérêt du géographe pour le rôle des transports et de la ville dans l’organisation de l’espace doit à son voyage de 1904 aux États-Unis (Claval, 2011), il faut remarquer que cet intérêt s’était déjà esquissé dans ses études sur l’Inde. En d’autres termes, Vidal était, là aussi, déjà attentif aux phénomènes dus à ce qu’on a appelé la « relativité de l’espace-temps » (Robic, 2009 : 307) ou la « compression de l’espace-temps » (Harvey, 1989 : 240-242 ; Ribeiro, 2014 : 1229), telles qu’elles se sont accomplies en lien avec la circulation. Pour lui, la dynamique indienne illustrait bien sa problématique : « Il n’y a rien, dans cette période d’un quart de siècle, qui ait coûté plus d’efforts et plus d’argent que le développement des voies de communication. C’est grâce aux progrès de la navigation intérieure et maritime, grâce aux routes et aux chemins de fer, que dans cette masse devenue moins imperméable la vie a commencé à circuler librement » (Vidal, 1877a : 957). Il a particulièrement apprécié que les chemins de fer étaient, à ses yeux, « non un expédient de domination, mais le moyen le plus énergique et le plus sûr de développer les ressources du pays » (Idem : 963).

Quarante ans après, et dans la même perspective, Vidal est revenu sur l’effet des chemins de fer dans l’Inde, à l’occasion de sa discussion sur le développement futur du domaine colonial français d’Indochine dans La France de l’Est (Vidal, 1994 : 259-260). On peut dire que Vidal est un « géographe moderniste » dès le début de sa carrière. Et c’est ce « modernisme » qui apparaît clairement dans ses travaux sur l’Inde, plus qu’à propos de ses recherches sur les régions françaises, où son patriotisme a pu faire écran au lecteur. Cela est d’autant plus vrai que certains signes distinctifs de la modernisation se présentent avec davantage de netteté dans les colonies que dans les métropoles. Mais sa problématique du développement et de la modernisation est loin d’être simpliste : elle n’est pas indépendante du contexte local et historique, et elle souligne l’ambivalence et les contradictions du processus de colonisation.

Vidal a remarqué que le développement des voies de communication et la circulation ont produit, en Inde, un changement non seulement de la vie économique, mais aussi de la structure régionale et sociale indigène, des coutumes et de la mentalité des peuples locaux, ainsi que du système politique ou gouvernemental :

Son influence se manifeste, dans l’ordre économique, par des résultats auxquels se mêlent en plus grand nombre encore des promesses. Une sommaire analyse des principaux phénomènes contemporains nous aidera à faire la part des réalités et des espérances. Il est rare qu’une révolution n’ait pas un contre-coup politique, et l’on peut prévoir que les chemins de fer modifieront profondément les rapports entre les Anglais et leurs sujets indiens »

Vidal, 1877b : 29

Le géographe a aussi mentionné des problèmes de destruction des industries indigènes et d’échange inégal entre la colonie et la métropole, ainsi qu’entre des régions, en raison des nouvelles voies de communication. Il constatait notamment les effets négatifs de la colonisation par les Anglais et avait une perspective critique de l’exploitation féroce qu’elle engendrait : « Magnifique en effet est le tribut que la colonie paye à la métropole ; mais ce que celle-ci demande aujourd’hui en première ligne, c’est le coton pour ses manufactures. Et la pièce de coton qui sert à vêtir le pauvre Hindou lui revient tissée de Manchester » (Vidal, 1875 : 586).

Vidal mentionnait quatre grands changements de la société indienne attribuables au développement des voies de communication. Premièrement, des changements dans le système et la localisation de la production agricole et industrielle. Les réseaux de chemins de fer ont réorganisé les relations interrégionales et ils ont produit une nouvelle division régionale du travail, liée à l’augmentation de la production de coton et à son expédition vers les villes industrielles de métropole. Ainsi, l’introduction de produits agricoles commerciaux dans une région pouvait stimuler la production vivrière dans une autre :

Les facilités du transport créent la solidarité entre les divers centres de production, l’un suppléant à ce qui manque à l’autre. L’appropriation des meilleures terres de l’Ouest à la culture du coton restreint l’étendue des ressources alimentaires de la contrée, et provoque ainsi une plus-value des produits agricoles, qui se fait sentir dans les régions voisines »

Vidal, 1877b : 30

Vidal considérait que les réseaux de chemins de fer, qui ont fondamentalement été construits pour exporter des matières premières, ont aussi donné au paysan indien la possibilité de faire de nouveaux choix de production agricole. C’est une idée qu’il développera plus tard. Trente-six ans après ces considérations sur l’Inde, il en reprenait le principe pour proposer de créer de nouvelles divisions régionales de la France : « Le principe de groupement n’est plus fondé sur l’homogénéité régionale, mais sur la solidarité entre régions diverses. C’est une combinaison, et par là, un progrès » (Vidal, 1913 : 6).

En outre, il observait que la circulation avait promu de nouveaux centres industriels offrant une abondante source de salaires aux personnes indigènes, tandis que la plupart des anciennes industries locales étaient détruites par la concurrence européenne (Vidal, 1877b : 32). En somme, pour lui, la ville en expansion jouait un grand rôle pour créer de nouvelles solidarités entre contrées et, surtout, elle créait un territoire autour d’elle – idée sur laquelle Vidal reviendra plus tard, notamment à propos de Lyon en France, puis des villes américaines. Ainsi, après avoir souligné le pouvoir de la circulation dans la colonisation et la modernisation de l’Inde, il a continué à se pencher sur la problématique de l’échange et de la circulation à échelles multiples.

Le deuxième grand changement souligné par Vidal est celui de l’effondrement de la structure sociale traditionnelle. Il notait que les grands travaux publics et la construction des chemins de fer avaient augmenté la demande pour des masses de main-d’oeuvre, changé la vie économique, les activités quotidiennes et la hiérarchie sociale ancienne, et fait émerger une classe de travailleurs vivant à l’extérieur de la société agricole et traditionnelle. Jusqu’alors, les paysans indiens avaient des dettes qui les mettaient dans une situation subordonnée proche de l’esclavage des sociétés anciennes. Les travaux des chemins de fer ayant détruit ces conventions, ils ont modifié les relations entre le capital et le travail au sein de la société locale:

Avant l’essor général des travaux publics, on voyait, surtout dans les districts mêlés de population hindoue et aborigène, la dette aboutir comme dans les sociétés antiques à une véritable forme d’esclavage. […] En 1854, dit M. Hunter, il survint un événement qui changea complètement la relation du capital et du travail dans le Bengale. […] Remblais, tranchées, ponts, tout ce travail créa une demande d’ouvriers, telle qu’on n’en avait jamais vue dans les annales de l’Inde. […] C’est alors que commença à se faire sentir la distinction entre l’esclave et l’ouvrier libre. La population libre vint en masse, avec femmes et enfants, travailler au chemin de fer, et à son retour acheta du terrain, donna des fêtes dans les villages

Vidal, 1877b : 30

Ainsi « libérés », beaucoup de paysans pouvaient gagner plus d’argent et choisir de rompre avec les traditions du village rural. Pour Vidal, la circulation de l’argent et l’invasion du capital ont attaqué et démoli les murs de la vieille société ; ils ont révolutionné sa routine de vie et la hiérarchie sociale traditionnelle. Les chemins de fer ont créé les conditions sociales et économiques pour stimuler l’initiative au sein des classes populaires : « Tout changea avec l’ouverture du pays. […] Les roupies commencèrent à circuler dans les villages reculés, et les classes les plus faibles et les plus désarmées échappèrent à une oppression sans espoir » (Ibid.).

Vidal nota aussi un troisième changement relativement important, qu’il liait au développement des voies de communication. Il s’agissait du grand rôle des chemins de fer dans l’éducation du peuple local. Le géographe considérait que ces voies ferrées constituaient le lieu d’une nouvelle expérience visuelle et corporelle pour voyageurs:

Ce n’est pas en effet un simple colis, une marchandise humaine que transportent les chemins de fer, c’est un être qui voit, juge et compare ; dans lequel la variété des spectacles même fugitifs qui passent sous ses yeux peut exciter une foule d’impressions diverses ; en qui s’éveille, en un mot, la curiosité, adversaire de la routine. Le capital invisible d’idées et de connaissances qui se prépare ainsi a, au fond, une valeur bien supérieure au profit matériel et immédiat que représentent ces millions de voyageurs. Dans l’Inde surtout, les chemins de fer ont vraiment un rôle tout particulier d’éducation (Vidal, 1877a : 966-967).

Pour lui, le nouveau moyen de transport peut changer la mentalité ou la disposition d’esprit de la population indigène. Il procure une nouvelle expérience qui modifie l’espace vécu, fournit un moment de rencontre dépassant la ségrégation de caste, stimule la curiosité du peuple, y compris dans les classes populaires, et offre de nouvelles possibilités aux groupes les plus défavorisés (ce qui conduisait Vidal à fortement recommander la réduction du prix des billets de chemin de fer). Ce point de vue se retrouve plus tard ; il y reviendra notamment à propos de l’« américanisme » où technologies récentes des transports et mentalité sont fortement liées (Vidal, 1902 : 20). Vidal considérait que les rapports entre la technique et la mentalité représentaient un des aspects essentiels de la modernisation des habitudes et dispositions des groupes humains.

D’ailleurs, en discutant l’éducation française en Afrique du Nord, Vidal accordait une attention particulière à l’importance des classes populaires dans la transformation des idées et de la société traditionnelles : « Mais pour la modification désirée, c’est sur les masses qu’il faut agir. Les révolutions lentes et profondes, comme celles que se propose l’instruction, ne se sont jamais produites autrement. Ce n’est pas par les classes aristocratiques que les sociétés se transforment, c’est toujours par les classes populaires, par les humbles » (Vidal, 1897 : 356). Dans cette attention portée aux classes populaires, peut-être retrouve-t-on un trait de l’écriture vidalienne réticente vis-à-vis l’usage de concepts en rupture avec des notions courantes, au bénéfice d’une épistémologie favorisant une continuité entre la culture populaire et le savoir savant (Robic, 1991) ?

Cette « émancipation » populaire et cette « libération » individuelle ont été à la base de la construction de la « société nouvelle » située dans le capitalisme périphérique et le régime colonial. Les classes populaires ont été incluses dans le mode de production capitaliste et dans les nouvelles relations sociales entre capital et travail liées à la condition coloniale. Mais si ce processus a fait de l’Inde une périphérie dans le système mondial, Vidal pensait aussi que cette expansion du capitalisme et du colonialisme dans le monde non européen n’était qu’un moment historique dans une évolution (Vidal, 1903 ; Ribeiro, 2014).

Le quatrième grand changement attribuable au développement des voies de communication correspond à l’influence qu’elles ont eue sur le mode de gouvernement, l’intégration politique et la domination militaire : « La vapeur a révolutionné les distances ; et par là notre époque se montre au premier chef créatrice de phénomènes dans le domaine de la géographie politique » (Vidal, 1898 : 110). En comparant avec les faibles moyens en chemins de fer et télégraphie à l’époque où les Anglais avaient peiné à réprimer l’insurrection indienne de 1857, Vidal insistait sur le fait que la compression récente de l’espace-temps avait permis aux Britanniques d’atténuer leur inquiétude militaire, et provoqué un lien plus étroit avec l’autorité centrale, ainsi qu’une modification des conditions d’exercice du gouvernement colonial. Alors qu’une « dépersonnification » correspondait à la modernisation du système gouvernemental, ce changement, pensait Vidal, pouvait aussi causer une crise de légitimité pour la domination anglaise :

Le fonctionnaire européen, résumant en lui tous les pouvoirs, dans une absence à peu près complète de contrôle, mais avec un droit presque illimité d’initiative, personnification suprême de l’autorité aux yeux des indigènes, devient un type du passé. La division des services, la surveillance hiérarchique, la rapidité d’exécution caractérisent le régime nouveau. […] Il serait dangereux que, par une subordination étroite au cabinet de Londres, le prestige du gouvernement local s’affaiblît aux yeux des indigènes ; il serait dangereux que le don d’initiative, le sentiment de la responsabilité, vinssent à diminuer chez les dépositaires divers du pouvoir. Rien ne serait pire que de vouloir gouverner de loin des populations très différentes entre elles, et pour la plupart imparfaitement connues

Vidal, 1877b : 33

Vidal remarquait les difficultés du gouvernement de la colonie face aux interrelations compliquées entre groupes dominants, et entre ceux-ci et des groupes subordonnés. Pour lui, l’attention portée aux conceptions de la légitimité populaire et à l’obtention de la reconnaissance des masses était la condition nécessaire pour établir et maintenir le contrôle de la société indigène. Il se rendait aussi compte de l’importance des relations matérielles et contradictoires entre un contrôle idéologique ou un gouvernement par consentement, et l’échelle spatiale où ces relations se déploient.

Il est à noter que l’interprétation vidalienne des bouleversements qui ont affecté l’Inde ressemble à celle de Karl Marx (1853). En traitant de la destruction et de la régénération de l’Inde sous le régime colonial de la Grande-Bretagne, Marx notait la force des effets du chemin de fer sur la société indigène. Tandis que le capital anglais intervenait pour favoriser l’exportation des matières premières comme le coton, les réseaux de chemin de fer stimulaient les besoins en communication du peuple et promouvaient le développement de champs socioéconomiques nouveaux, et la locomotive à vapeur conduisait à développer les activités mécaniques qui étaient précurseures de l’industrie moderne. La croissance de celle-ci, en conséquence, provoquait la destruction de la division héréditaire du travail qui avait été à la base du système de castes, et elle créait une classe nouvelle utilisant la technique et le savoir européens. Marx pensait donc aussi que le peuple local était capable de se saisir, à sa façon, d’un savoir inconnu de lui jusqu’alors.

On peut ainsi dire que les deux intellectuels européens considéraient, à partir du cas indien, la modernisation et la formation du système mondial moderne comme un processus dynamique et évolutif sous l’effet de la circulation du capital. C’est pourquoi leur regard estimait aussi positivement le rôle économique et social que la « destruction créative » de la modernité européenne y a joué (Harvey, 1989). Ils pensaient toutefois que ce processus historique à l’échelle mondiale n’était pas linéaire, mais plutôt très complexe et dynamique en fonction du contexte historique et local.

De son côté, Marx notait comment chaque structure sociale et économique antérieure au capitalisme a été transformée par le mouvement du capital au cours de la modernisation (Marx, 1973). Autrement dit, il se posait la question de savoir quels éléments faisaient obstacle à la pénétration du capital dans les pays non européens. Pour lui, il s’agissait de la possession de la terre par la communauté et la combinaison entre agriculture et industrie au sein de la famille (Marx, 1859).

Quant à Vidal, il abordait aussi la question, directement sous l’angle régional, à savoir l’influence de la diversité des régions sur la circulation du capital et les différences du degré de développement qui en résultent. Il en faisait même un objet important de la géographie politique (Vidal, 1979 : 17). Mais, tout en considérant les interrelations dynamiques entre classes sociales et développement de la circulation, il notait que les vieilles structures sociales et spatiales de l’Inde ne disparaissaient pas entièrement sous l’effet de la modernisation et de la colonisation:

L’Inde du vieux temps ne disparaît pas entièrement sous l’Inde des chemins de fer. Les anciennes habitudes commerciales, les expédients primitifs de transport continuent à jouer un rôle considérable dans la vie économique de cette immense contrée. Il faut tenir compte de l’impulsion qu’impriment au mouvement général cette infinité de petits mouvements locaux, imperceptible aux statistiques. […] En dehors du mouvement d’échanges qu’absorbent les chemins de fer, la navigation, le cabotage, il reste la foule des transactions obscures, auxquelles l’adage Time is money sera longtemps encore inconnu

Vidal, 1877a : 961

Pour Vidal, l’expression Time is money renvoie à la nouvelle conception de l’espace-temps, très importante dans la modernisation du monde (Mercier, 2001 ; Ribeiro, 2014). En termes marxiens, l’« annihilation de l’espace par le temps » constitue le moteur du progrès, la contrainte majeure et la ressource du pouvoir social sous le capitalisme (Harvey, 1982). Pourtant, la pénétration de ce phénomène dans des populations très différentes prenant du temps, Vidal considérait que la configuration de nouveaux territoires se forme en combinant des éléments du vieil espace-société avec ceux qui découlent des projets de modernisation. En revenant sur la transformation de la société indienne à partir de la série des recensements disponibles au début du XXe siècle, il remarquait encore que les changements amenés par l’administration britannique n’avaient pas altéré profondément les structures traditionnelles ni la cohésion sociale ancrée dans le village (Vidal, 1906a) et que des idées nouvelles comme celle de nation étaient réinterprétées à partir des traditions religieuses et culturelles (Vidal, 1906b). Au fond, pour Vidal, « la question se pose donc ainsi : comment peut-on dégager ce qui est permanent et solide, ce qui restera, de ce qui est condamné à disparaître ou tout au moins à se transformer ? » (Vidal, 1904a : 343).

Grâce à la problématisation résultant de ses études sur l’Inde, c’est-à-dire attentive aux articulations dynamiques et contradictoires entre conditions locales et mouvements généraux, Vidal est parvenu à une conception de la modernisation reposant sur la multiplicité, la pluralité et l’hybridité. Pour lui, la question importante de la géographie politique était « comment, quand et par quelles voies une vie générale parvient à s’introduire à travers la diversité des pays locaux » (Vidal, 1979 : 17). Ainsi, s’il a pu découvrir très tôt, à propos de l’Inde, combien cette question était essentielle pour comprendre la colonisation et la modernisation de pays non européens, il en a conservé la pertinence pour aborder d’autres sociétés, notamment la France (Vidal, 1979 ; Ozouf-Marignier, 2000). Mais pour poursuivre les enseignements qu’il tire de la géographie de l’Asie, son étude de la Chine et du Japon lui a permis de conforter son interprétation des voies plurielles de la modernisation.

Les voies plurielles de la modernisation : la Chine et le Japon

Vidal s’est intéressé aux différences entre la Chine et le Japon à propos de la modernisation et de l’occidentalisation. De nombreuses publications, ne seraient-ce que celles de Metchnikoff et de Reclus (Pelletier, 2005 et 2006), abordaient à l’époque la géographie de ces pays. Mais les manuels que Vidal a publiés avec Camena d’Almeida montrent, dans le choix des arguments qu’il pouvait faire à ses contemporains, une relative continuité dans ses idées sur la modernisation et la colonisation.

Alors que la Chine a été partagée entre les « zones d’influence » tracées à partir de ses frontières ou des territoires cédés à bail (Vidal et Camena d’Almeida, 1910 : 133), le Japon n’a pas été une colonie européenne et est devenu, au début du XXe siècle, une des principales puissances du monde, à la fois économiquement et militairement. « Longtemps fermé aux Européens, ou peu s’en faut, le Japon, à partir de 1854, a ouvert plusieurs de ses ports au commerce étranger. La transformation qui en est résultée a été encore plus grande qu’en Chine, car le Japonais est beaucoup moins conservateur que le Chinois » (Vidal et Camena d’Almeida, 1897 : 141). Vidal a tâché d’expliquer les causes des différences entre les deux pays en se penchant sur leurs traits culturels, la conscience collective et le sentiment national, ainsi que l’histoire de leurs modes d’entrée en contact avec l’étranger.

Après la « restauration » ou la « révolution » de 1868, le nouveau gouvernement du Japon s’est lancé dans beaucoup de projets dirigés vers la modernisation et l’occidentalisation de la société japonaise. Même s’il y eut beaucoup de résistances vigoureuses du peuple à la décision du gouvernement, celui-ci est arrivé à ses fins en peu de temps en acceptant diverses inventions européennes. Pourquoi les Japonais ont-ils été plus « progressistes » que les Chinois ? À ce propos, Vidal remarquait la particularité de l’expérience historique japonaise:

[Le Japon] a inauguré son premier chemin de fer en 1872 ; aujourd’hui ses usines, sa science et jusqu’à son costume sont européens. […] Cette métamorphose déconcerte et, cependant, il semble que, cette fois encore, ce peuple n’ait fait qu’obéir à une loi particulière de son développement, que cette dernière mue soit une répétition de celle qui mit jadis le vieux Japon à l’école de la Corée et de la Chine. […] Est-ce de ses avatars antérieurs qu’il a acquis sa singulière aptitude à s’approprier la science européenne, à s’assimiler ce qui lui a paru essentiel dans les civilisations extérieures ; nous serions fort embarrassé de dire s’il faut en faire honneur à des qualités de race, à sa composition ethnique, à sa position géographique ; notons seulement que le présent ne dément pas le passé. Le cas insulaire du Japonais offre un frappant contraste avec l’attitude des civilisations continentales qui se sont enracinées, poussant des rejetons autour d’elles : celle de Chine ou de l’Inde

Vidal, 1922 : 209-210

Les conséquences de la « singulière aptitude » que le Japonais a pu se forger ne sont donc pas un effacement culturel et une dépendance : « Accueillis et recherchés partout, quoique parfois assez sévèrement jugés, les Japonais sont aujourd’hui “les enfants gâtés de l’Europe” (Noix) ; mais on peut être sûr dès maintenant que leur empressement vis-à-vis de l’Occident n’ira jamais jusqu’à la dépendance » (Vidal et Camena d’Almeida, 1897 : 143). Vidal insistait sur l’initiative du peuple dans son imitation des civilisations chinoise et européenne, mais sa remarque sur la non-dépendance vis-à-vis de l’Occident est révélatrice des limites aux emprunts effectués. En effet, les Japonais n’ont pas toutes choses et savoirs de l’étranger. Ils ont inventé et développé une « civilisation occidentale » propre au pays, à partir d’une industrialisation moderne très rapide combinant techniques traditionnelles et inventions occidentales. En somme, le Japon révèle que la civilisation européenne et la civilisation occidentale ne coïncidaient plus exactement avec la modernisation du monde.

Au-delà du contraste relativement simple entre « insularité » et « continentalité », et tout en évitant l’interprétation « essentialiste » reposant sur la particularité de race ou d’ethnie, Vidal abordait des éléments multiples pour essayer de saisir la spécificité de l’attitude japonaise à l’égard des civilisations étrangères. Il pensait qu’il était important de noter les « phénomènes répétitifs » caractérisant le contact du Japon avec l’étranger pour comprendre ce qui pouvait être « une loi particulière de son développement », Vidal manifestait à ce propos son approche nuancée des lois et de la science géographiques (Berdoulay, 2008).

Selon lui, la Chine aurait une conscience forte de la durée de sa civilisation qui a lié le peuple chinois à son passé et à ses traditions et qui lui a permis de tenir tête aux puissances européennes : « Consciente de l’ancienneté de sa civilisation, vouée par sa religion au culte des ancêtres et, par ses habitudes, au culte du passé, la Chine est restée beaucoup plus réfractaire que le Japon aux inventions européennes » (Vidal et Camena d’Almeida, 1910 : 132). Ainsi, l’identité culturelle locale enracinée dans la vie quotidienne chinoise aurait permis de résister à la force de la circulation des idées et des objets.

Toutefois, en même temps, Vidal voyait que la Chine s’était aussi transformée à sa manière au contact des Européens : « La Chine n’est pas non plus rebelle à toute innovation » et les lignes de chemins de fer qui avaient été détruites autrefois par le peuple chinois pouvaient maintenant être construites partout (Vidal et Camena d’Almedia : 1910 : 133). Il est intéressant de noter que Vidal pouvait considérer des traités internationaux inégaux comme une condition de progrès social pendant la période qui leur fait suite, c’est-à-dire qu’un moment négatif peut engendrer une condition d’émergence de nouvelles possibilités en Chine:

Les traités qui ont suivi la guerre de l’opium (1842) et l’expédition franco-anglaise de 1860 ont forcé la Chine, jusqu’alors obstinée dans son isolement, à s’ouvrir au commerce européen. Ces traités, dont on se promettait d’immenses avantages matériels, et l’invasion de la Chine par les marchandises européennes, en un mot l’exploitation du pays sans réciprocité, ont abouti au contraire à réveiller l’esprit d’entreprise des Chinois, à créer enfin une rivalité redoutable dans laquelle la Chine dispose de moyens inattendus

Vidal et Camena d’Almeida, 1897 : 120

Comme déjà vu à propos de la société indienne, la conception de Vidal sur le processus des mutations géographiques et sociales correspond non pas à une transition linéaire simple, mais à un processus contradictoire et dialectique à l’échelle mondiale. Je dirais que sa phrase « tout est action et réaction » (Vidal, 1902 : 21) reflète bien sa pensée fondamentale pour interpréter la transition historique et géographique. Tandis que Vidal considérait « l’influence du dehors » comme un des moments nécessaires par lequel la vie locale et traditionnelle se développait en une étape supérieure dans l’évolution historique (Vidal, 1903 : 231 et 1979 : 17), il jugeait important le rôle d’éléments culturels, historiques et idéaux concernant le développement économique et technologique, dans l’émergence des voies plurielles de la modernisation en dehors de l’Europe.

Vidal notait que la Chine, le Japon et l’Inde, par suite de la colonisation et autres influences européennes, allaient créer « une rivalité redoutable » avec les pays d’Europe qui les avaient imposées. Cela renvoie à la question de savoir comment Vidal concevait la formation du système mondial moderne et la montée du nationalisme.

Le système mondial moderne et le nationalisme

Vidal a pensé la transformation des relations économiques entre pays européens et pays non européens d’un point de vue dynamique. Selon lui, le faible peuplement des Amériques et de l’Australie a permis à l’Europe de coloniser ces contrées, où la densité de la population demeurait loin d’atteindre celle de l’Europe. En conséquence, en raison de la sous-consommation, et donc de la surproduction agricole locale, les rapports mondiaux du commerce étaient dominés par « l’inégale balance de populations également civilisées » qui faisait de ces contrées « les pourvoyeuses de la vieille Europe » (Vidal, 1903 : 231).

Cependant, ces rapports ne constituaient qu’une étape ; ils changeaient dynamiquement et graduellement, notamment en ce qui concerne le monopole de la Grande-Bretagne qui a fini par céder sur la production de houille et fer, d’autres rapports économiques ayant ainsi émergé (Vidal, 1910 : 827). Ils pouvaient être vus comme le signe d’un monde bipolaire où s’était intensifiée la concurrence économique entre l’Europe et une Amérique du Nord en voie d’industrialisation rapide (Robic, 2004). Mais cette concurrence s’était aussi envenimée parce que la Chine et le Japon étaient entrés comme acteurs actifs dans ces rapports intercontinentaux, causes d’une nouvelle étape dans l’évolution du monde moderne (Arrault, 2008). Vidal avait bien conscience que l’expansion européenne, si elle avait accru le marché des matières premières et la main-d’oeuvre et ouvert des débouchés pour les produits industriels, avait également créé des rivaux industriels : les États-Unis, mais aussi la Chine, l’Inde et le Japon. Il portait son attention sur le rôle évolutif et ambivalent de la circulation du capital et de la colonisation européenne, qui engendraient la formation de l’espace-temps moderne.

Face au développement capitaliste qui provoquait la concentration, l’accumulation et le renforcement des moyens et processus de production tout en faisant décliner les anciennes fabriques partout dans le monde, Vidal préconisait une double approche. D’un côté, il soulignait dans cette concurrence le danger de se résigner à un rôle passif, « celui de rentier », dans un contexte où le besoin de progrès perpétuel devait compenser le pouvoir destructif de la concurrence entre investissements capitalistiques et entre capitalistes et artisans. D’un autre côté, il proposait un moyen de défense contre la puissance agressive et la concurrence intense du capital : « l’association ». Mais, il reconnaissait en même temps l’aspect ambivalent de cette stratégie : « Si l’association est l’arme du faible, elle est aussi une arme pour le fort : de là des conflits dont il est difficile de prévoir l’issue » (Vidal, 1910 : 830-831). Vidal se rendait compte que ces contradictions caractérisaient une civilisation produite par la concentration et l’accumulation du capital, quels que fussent les lieux ou les échelles. Or, plus les conflits économiques devenaient importants, plus s’aggravaient les oppositions politiques et les hostilités militaires à une échelle mondiale.

Vidal considérait que les nouvelles relations et concurrences économiques se réfléchissaient dans la politique (Mercier, 2001). Et pour lui, la géographie politique ne se limitait pas à l’étude de l’État (Vidal, 1903 : 230-231 ; Sanguin, 1988). L’Asie a, entre autres, nourri ses réflexions. Par exemple, s’intéressant aux bases des différences d’organisation de la nation en Europe et en Extrême-Orient, il notait le rôle d’« une multitude de petites communautés de village et de famille » à la base de ces sociétés (Vidal, 1898 : 106 et 1902 : 19). Ce faisant, il montrait qu’il s’agissait de se pencher sur l’articulation dynamique entre la sphère de l’économie et celle de la politique dans l’espace-temps nouveau à échelles multiples. Et, en ayant recours au mot « réfléchir » pour désigner le rapport de la politique à l’économie, il accordait une importance fondamentale à la vie économique : « En réalité, les faits de géographie humaine se présentent sous un double aspect, politique et économique ; et l’aspect politique ne nous paraît pas le principal » (Vidal, 1903 : 231 ; Sanguin, 1988). C’est pourquoi Il avançait que « l’esprit commercial » et « un organisme plus souple » devaient être substitués à une organisation politique et administrative dans la conduite des affaires régionales (Vidal, 1910 : 848-849 ; Ribeiro, 2014).

Toutefois, la situation en Asie lui a fait prendre conscience que le politique n’était pas simplement le reflet de l’économique, parce que la modernisation de la Chine et du Japon par suite des interventions européennes causait aussi celle de l’armée et la montée du nationalisme. Ainsi, en s’intéressant à l’Extrême-Orient, Vidal s’est trouvé face au nationalisme, au militarisme et au problème racial. C’est en tenant compte de cela que, dans ses manuels scolaires, il détaille notamment l’histoire de la « territorisation » japonaise des îles périphériques(Vidal et Camena d’Almeida, 1897 et 1910)[1].

Il insiste sur l’ambition japonaise de posséder des colonies. Tout en étant en concurrence avec d’autres puissances, le Japon réussit à occuper Formose et la Corée (Vidal et Camena d’Almeida, 1910). Nationalisme et militarisme expliquent la situation : « Mais ni ces succès faciles, ni ceux de 1900, également obtenus sur les Chinois, ne pouvaient suffire à l’opinion publique, exaspérée par l’installation des Russes à Port-Arthur et en Mandchourie, et par leur concurrence en Corée » (Idem : 92-93). Cette opinion publique a eu des répercussions sur la politique nationale.

Comme on l’a vu dans le cas de l’Inde, Vidal a souligné le pouvoir du peuple pour changer la société. Mais ce pouvoir avait un caractère ambivalent. D’un côté, il produisait de nouvelles relations sociales susceptibles de changer la société traditionnelle ; de l’autre, il stimulait parfois le chauvinisme. Parce qu’au Japon, après la guerre contre la Russie (1904-1905), une partie des dirigeants s’inquiétaient des mouvements revanchards de ce pays, le nationalisme s’est développé dans toute la société, avec l’affirmation que l’empire japonais s’était élevé au rang de grande puissance. Le peuple a alors demandé des institutions politiques plus démocratiques dans le pays, tout en soutenant l’ambition d’envahir le continent.

À l’époque de la Première Guerre mondiale, les Japonais avaient un fort sentiment de fierté nationale et un désir de jouer un plus grand rôle en Extrême-Orient, les conduisant à voir leur pays comme un empire. Sur le plan militaire, le Japon était ainsi devenu un « troisième pôle » dans le monde faisant face à l’Amérique du Nord et à d’autres grandes puissances, et commençant à les menacer. Dans ce contexte, Vidal mettait en garde contre la force et les ambitions militaires japonaises. Il soulignait, par exemple, que l’émigration japonaise n’était que de l’ambition politique et militaire :

Contrairement à une opinion très répandue, le Japon n’est pas surpeuplé, et l’émigration de ses nationaux à l’étranger n’est pas une nécessité. […] L’intervention armée du Japon sur le continent ne saurait s’expliquer par le surpeuplement. Elle est le résultat d’ambitions politiques conçues par une nation fière et belliqueuse, escomptant les profits matériels et moraux que valent les grandes victoires militaires

Idem : 94

Si la critique était très sérieusement argumentée, elle n’expliquait pas, toutefois, pourquoi le Japon était une nation belliqueuse.

Cette question de l’émigration internationale peut renvoyer à celle du « péril jaune », « hypostasie » de la division antagonique imaginaire entre « l’Occident » et « l’Orient ». À l’époque de la guerre russo-japonaise (1904-1905), la transformation sociale au Japon et en Chine a grandement changé les relations entre l’Amérique du Nord et l’Extrême-Orient sous les aspects du commerce extérieur et de l’action militaire. La victoire japonaise sur la Russie a eu un fort impact, notamment chez les gens qui croyaient en la supériorité des Blancs, et elle a en même temps changé la position du Japon dans le monde et en Asie orientale. Les problèmes de race et d’ethnie avaient en effet aggravé une opposition entre Occident et Orient. Les immigrés chinois et japonais aux États-Unis, en tant que travailleurs manuels, s’étaient retrouvés face à un mouvement pour les expulser, notamment de Californie, et les relations s’étaient tendues entre les deux bords du Pacifique. L’idée et l’expression de « péril jaune » s’étaient ainsi répandues en Europe, et beaucoup de livres ont été publiés sur ce sujet, y compris au Japon. Vidal n’a pas abordé ce problème, mais il y fait référence indirectement à propos des relations commerciales (Arrault, 2008):

Le commerce va grandissant entre l’Amérique du Nord et le Japon et la Chine. […] La même inégalité de population existe entre les deux bords du Pacifique qu’entre ceux de l’Atlantique. Toutefois, avec ces peuples d’Extrême-Orient, il existe trop de différences originelles pour qu’une adaptation des marchés soit aussi aisée qu’entre l’Amérique et l’Europe. L’ingéniosité commerciale des Américains du Nord travaille à la réaliser. Elle s’étudie à accommoder l’offre à la demande, à flatter même le Chinois et le Japonais comme consommateurs, tout en le repoussant comme immigrant

Vidal, 1922: 259

Bien que Vidal ne se soit pas saisi de cette idée de « péril jaune », il s’intéressait à l’influence que la combinaison du nationalisme avec les relations ethniques ou raciales pouvait exercer sur le système économique et politique à l’échelle mondiale. Ses remarques suggèrent qu’il pensait que la représentation discriminatoire envers les autres pouvait jouer un rôle dans la vie politique et économique. C’est en tout cas une interprétation que retient un géographe japonais que Vidal a inspiré, Koji Iizuka (1906-1970). Celui-ci était allé étudier en France et avait traduit les Principes de géographie humaine en japonais (1940). Il était un critique déterminé de la géopolitique allemande à l’époque où elle envahissait la géographie japonaise et où beaucoup de géographes se conformaient à la politique nationaliste (Takeuchi, 1984 et 1994). Pour lui, la traduction même de l’ouvrage de Vidal était une façon de résister au courant de l’époque. Dans un article écrit en 1966, Taiheiyo no Seiji Chiri (La géographie politique du Pacifique), Iizuka se réfère explicitement aux phrases de Vidal citées précédemment pour aborder l’évolution de la politique étrangère des États-Unis et ses conséquences sur le Japon. Il y considérait que l’expansionnisme et le chauvinisme des États-Unis avaient changé le paysage politique du Pacifique, aggravé l’opposition entre ses deux bords et, finalement, causé la guerre du Pacifique. Il s’agissait du « péril blanc », du point de vue des peuples chinois et japonais.

Par ailleurs, Vidal abordait la menace militaire de la Chine et du Japon du point de vue de la colonisation française. Les Chinois avaient aussi acquis le savoir-faire nécessaire pour entrer en opposition avec l’impérialisme européen. Vidal l’avait bien remarqué, sentant que cette situation allait devenir une menace directe pour la colonisation française du Tonkin :

La Chine envoyait des jeunes gens dans les universités et les grandes écoles militaires, les chantiers et les arsenaux de l’Europe. Les résultats ont été prodigieux : au lieu des bandes mal armées de 1860, les Français ont trouvé devant eux au Tonkin des troupes régulières, braves, bien commandées et pourvues de fusils à tir rapide. […] Ce succès ne fut pas non plus sans influer sur l’attitude ultérieure de la Chine envers la France, à propos de l’occupation du Tonkin

Vidal et Camena d’Almeida, 1897 : 120

Pour lui, d’un point de vue géographique, c’est en Indochine que la Chine et les États-Unis devaient se rencontrer et produire des vivres nécessaires à la Chine et à l’Inde (Vidal, 1994 : 260). De plus, Vidal soulignait la coopération militaire qui semblait s’établir entre la Chine et le Japon : « C’est au Japon que la Chine semble vouloir demander les éléments de sa réorganisation. […] En 1903, un Conseil supérieur de la guerre a été créé sous le contrôle d’officiers japonais. La Chine possède désormais des écoles militaires où des instructeurs japonais enseignent les méthodes de guerre européennes ; les armes et les munitions répondent aux exigences modernes […] » (Vidal et Camena d’Almeida, 1910 : 134). C’est sur ce thème particulier que Vidal rejoint Mackinder (1904), qui voyait dans la possibilité d’une réorganisation militaire de la Chine par le Japon la source d’un « péril jaune », parce que cette coopération aurait pu ajouter les ressources abondantes du continent aux avantages acquis du front océanique et menacer, selon lui, la liberté du monde.

Mais quels pays constituaient ce monde et sur quelles bases reposait-il ? Vidal, quant à lui, avait insisté lors de la Première Guerre mondiale sur la nécessité de former des groupements d’États, librement consentis, pour envisager la conduite des affaires du monde (Vidal, 1994 : 205-213). S’interrogeant sur leurs fondements, leur « fond commun », il écrivait qu’« il ne faut pas le chercher dans je ne sais quelle similitude de race ou de langue » (Vidal, 1994 : 206). Il argumentait en faveur d’« un type d’organisation supérieure » construit par la combinaison des éléments divers qui émergeait du contact entre populations. Mais dans le contexte de la guerre, Vidal n’insiste que sur les pays d’Europe occidentale et demeure flou quant aux autres groupements qui pourraient émerger.

À ce propos, il est intéressant de noter qu’en Asie orientale aussi, certains penseurs et hommes politiques tâtonnaient en vue d’une association de pays pour s’opposer à l’Europe. Sun Yat-sen, avant de devenir président du gouvernement provisoire de Chine à la suite de la révolution de 1911, avait proposé une Association de Grande Asie. Il s’était en effet réfugié au Japon et y avait collaboré avec certains groupes politiques (Hashikawa, 1976). Alors que le nationalisme se développait aussi en Chine, après la guerre russo-japonaise, Sun Yat-sen voulait que l’Asie adopte des inventions européennes, non pas pour détruire d’autres pays, mais pour défendre son territoire contre l’Europe et abolir les inégalités vis-à-vis d’elle. Il avait remarqué les deux faces du Japon, ou l’ambiguïté japonaise, dans l’Asie de l’Est : ce pays acceptait la civilisation européenne basée sur la force, d’une part, et il se fondait sur la civilisation de l’Asie pour les questions morales, d’autre part. Il appartenait à deux civilisations. Mais Sun Yat-sen se demandait si le Japon ne devenait pas « le chien de chasse » des grandes puissances européennes (Idem). En fin de compte, les Japonais choisirent d’envahir l’Asie et l’association proposée par Sun Yat-sen n’a pas vu le jour. Bien que Vidal ait aussi noté « la singulière aptitude » du Japon, aurait-il perçu cette ambiguïté de la position japonaise en Asie, annonciatrice de conséquences tragiques pour les peuples de ce pays, de l’Asie et du monde ?

Conclusion

Au terme de cet examen des écrits, certes peu nombreux, de Vidal de la Blache sur l’Asie, il est clair que ses études sur plusieurs pays de ce continent – principalement l’Asie centrale et l’Inde, la Chine et le Japon – ont joué un rôle non négligeable dans la formation de sa pensée géographique. Le vif intérêt qu’il portait à la modernisation de l’Asie s’est manifesté sur le plan didactique ainsi que sur celui de l’actualité géopolitique. Il s’est intéressé au processus historique de la colonisation et, depuis ses premiers travaux, a abordé la géographie économique, sociale et politique de l’organisation de l’espace, de la concentration urbaine, de la formation nationale et de l’expansion coloniale comme parties intégrantes des objectifs de la géographie humaine moderne.

On est notamment frappé par le pouvoir transformateur, quasi révolutionnaire, qu’il accorde à la circulation dans la formation de la société moderne et de ses espaces régionaux. Loin de réserver son attention aux seuls administrateurs et hommes d’affaires, Vidal fait une place à l’initiative du peuple local, susceptible de changer la société et son territoire.

Témoin des forces qui modifiaient considérablement le système mondial, il pensait qu’elles correspondaient à un processus historique et géographique ayant la particularité d’être ambivalent et contradictoire. Tout en élaborant une problématique de la modernisation du monde qui rende compte de sa diversité et de ses contradictions, il a tâtonné pour essayer de trouver une porte de sortie à la concurrence effrénée et aux conflits que le capitalisme et le nationalisme causaient inévitablement, sans toutefois y aboutir. La question reste toujours posée dans notre société actuelle.