Corps de l’article

Introduction

Débats et initiatives autour de l’anthropocène accordent une place importante à la capacité des individus et des sociétés à imaginer d’autres manières d’être au monde et de l’habiter. Le défi, politique, culturel au sens large, met en question nos modes mêmes de représentations (littéraires, artistiques, scientifiques) dans leur aptitude à nourrir nos imaginaires géographiques, à nous faire voir du nouveau, à nous ouvrir vers des possibles. Quelle place peut encore avoir la lecture de ce texte à la fois littéraire et scientifique qu’est le Tableau de la géographie de la France de Paul Vidal de La Blache dans la compréhension de ces liens complexes tissés entre les hommes et les lieux ? Incontestablement, une part de la description géographique de la France présente dans le Tableau est datée. Pourtant, avec Julien Gracq (1978), je dirais que s’il est devenu historique, le Tableau n’a pas vieilli.

Au seuil de cet article, il me semble qu’on peut s’accorder sur le fait que lire le Tableau de la géographie de la France, c’est tout à la fois feuilleter un texte et parcourir un album d’images. Les descriptions de lieux et de paysages y abondent : on est constamment invité à regarder, apercevoir ou embrasser du regard… Vidal multiplie les angles de vue nous ouvrant sans cesse, au propre comme au figuré, vers de nouvelles perspectives sur les paysages et les articulations régionales de la France. Le propos qui suit met en question autant le plaisir pris à la lecture du Tableau que l’habileté d’une écriture, celle de Paul Vidal de la Blache, dont Jacques Ancel disait, décrivant cette fois l’orateur, le professeur même, qu’il avait des « mots qui dressent des images » (Ancel, 1912). Ainsi, la lecture du Tableau est-elle une expérience à la fois littéraire et visuelle. Croisant l’intérêt des géographes pour le versant discursif de la pensée et celui, grandissant, pour la médiation des images dans la compréhension et l’appropriation des lieux (Berdoulay, Da Costa Gomes et Maudet, 2015), je propose ici de revisiter les relations texte-images à l’oeuvre dans le Tableau. Ce faisant, je me référerai à plusieurs types d’image : linguistique et mentale, picturale, photographique enfin. Passant de l’une à l’autre, et afin d’en éclairer les enjeux, je solliciterai des auteurs, et plus particulièrement Roland Barthes. Ce texte-image, ou faisant images, je souhaite en effet le regarder à la lumière de La chambre claire. Note sur la photographie de Roland Barthes (2010) sur l’image photographique[1].

Mon hypothèse est ici que l’image photographique, dans ce qu’en dit Barthes, permet d’expliciter le type de lecture et de regard qu’instaure le Tableau ou, du moins, qu’il est susceptible d’instaurer, à tel ou tel moment de son actualisation dans la lecture. Dans ma réflexion, l’image est donc présente de trois façons : à travers l’image linguistique et mentale (c’est le texte qui fait images), puis en tant qu’image photographique où elle intervient comme une ressource de la pensée permettant d’expliciter une relation entre le fait de lire et celui d’éprouver des émotions géographiques (géographiques dans la mesure où ces images brassent, agitent en nous une matière géographique riche et variée). Mais je m’arrêterai aussi sur cet autre type d’image, en l’occurrence picturale, puisque le texte y renvoie à quelques reprises. Mon but, dans cet article, n’est donc pas d’étudier la genèse du Tableau, ni d’expliquer son succès par son contexte, voire ses ancrages politiques et idéologiques, même si ces perspectives sont intéressantes à prendre en compte. À ce propos, on pourra lire la préface que Paul Claval rédige pour la réédition de 1979, préface dans laquelle il met en perspective le Tableau et sa réception par rapport aux questionnements sociétaux de son temps.

Quatre parties composent cet article : la première documente le succès de l’ouvrage en son temps, la deuxième situe le livre au regard de trois genres du discours auxquels on peut le rapporter, tandis qu’une troisième et quatrième parties présentent, chacune selon un angle particulier, la place et le statut qu’y ont les images. Dans une ultime partie, je commente plus brièvement l’édition illustrée du Tableau (1908) à propos des quelque 250 photographies qui y figurent.

Lire, contempler le Tableau de la géographie de la France

Un cadre, mais pour s’en affranchir

Le Tableau de la géographie de la France[2] de Paul Vidal de la Blache est une introduction géographique à l’histoire de France qu’entreprend Ernest Lavisse pour les Éditions Hachette, à la fin du XIXe siècle. Les premiers volumes de l’Histoire de France depuis les origines jusqu’à la Révolution commencent à paraître dès 1901 tandis que l’introduction (le Tableau) n’est livrée qu’en 1903. Comme Paul Claval (1979 : VI) le rappelle, la commande adressée à Vidal est « stricte », pour ne pas dire étroite : « Il s’agit de montrer comment l’espace est une des données permanentes de l’histoire française. Pour situer les événements, il faut brosser un cadre, indiquer les entités qui demeurent stables à travers le temps et repérer les routes qui pèsent depuis toujours sur la vie de relation et finissent par modeler le visage de notre pays ». Il ne s’agit pas de permettre à la géographie de briller de tous ses feux : « La géographie que Vidal accepte d’écrire se trouve donc étroitement circonscrite dans son ambition : elle prépare une interprétation à laquelle elle fournit des matières premières » (Ibid.).

Ce cadre, Vidal va effectivement le tracer, mais dans des dimensions inattendues au regard du programme initial, qualifié de modeste par Paul Claval. Le Tableau propose en effet une interprétation géographique de ce qu’est la France dans sa consistance territoriale et, à ce titre, celle-ci apparaît comme nouvelle[3]. Aussi, l’ouvrage occupe-t-il une place privilégiée dans la construction de l’imaginaire de la Nation et mérite-t-il d’être élevé au rang de lieu de mémoire, selon Pierre Nora (1986 : XVIII) : « On a privilégié ici l’inédit de quatre instruments d’élaboration mémorielle du paysage : l’oeil du peintre, le regard du savant, le pas du voyageur et cette incontournable butte témoin de l’admirable Tableau de la géographie de la France.»

Naissance d’une oeuvre d’art

Le Tableau reçoit en effet un large et excellent écho dans les milieux lettrés (Sanguin, 1993). Pour Claval, c’est l’oeuvre tout à la fois d’un peintre, d’un savant et d’un patriote. Jean-Yves Guiomar (2009) mentionne cinq réimpressions (sans compter celle de 2009 qu’il présente) entre 1903 et 1979, et rappelle en effet combien les qualités scientifiques et littéraires de l’ouvrage n’ont cessé d’attirer l’attention des commentateurs. André-Louis Sanguin (Idem : 201) écrit, par exemple, que « ce fut un grand étonnement chez les lecteurs que de découvrir le chatoiement des couleurs marié à la rigueur scientifique ». Selon les mots du gendre de Vidal, le géographe Emmanuel de Martonne, le Tableau « soulève un véritable enthousiasme » (Tableau : VIII). À la mort de Vidal, le géographe Raoul Blanchard (1918 : 372) revient sur « [l’]admirable Tableau de la géographie de la France ». Émile Levasseur parle « de rapprochements ingénieux, de vues nouvelles saisissantes » (Rioux, 2006 : 323) tandis qu’un autre contemporain de Vidal, Gabriel Monod, en parle comme « [d’] un de ces ouvrages utiles aux moeurs et propres à développer le patriotisme sous la forme la plus noble en faisant connaître et aimer la France » (Idem : 319). Les appréciations sont même dithyrambiques : on parle de « livre unique, inimitable, d’un chef-d’oeuvre » (Weulerse, 1904 : 324). Julien Gracq (Tissier, 1978 : 1196-97), géographe de formation, surenchérit : « Je dirais même que c’est une oeuvre d’art, car au fond ce qui fait vivre une oeuvre d’art ce sont les relations internes, la multitude des relations dans tous les sens, comme disait Valéry. Je le relis de temps en temps, il n’a pas vieilli, il est devenu historique, c’est autre chose ». Parmi les nombreux commentateurs de l’oeuvre de Vidal, j’ai toujours été frappée par la justesse et la finesse de l’appréciation de Jules Sion dans son article de 1934 sur « l’art de la description de Vidal de la Blache ». Sion y livre de ces phrases, dirait Marielle Macé (2011 : 211), « qui nous devancent et qui cherchent en nous leur efficacité ».

Un texte qui fait image

Jules Sion (1934) et Julien Gracq (Tissier, 1978) ont, les premiers, capté le souffle qui anime l’ouvrage. Des contributions plus récentes ont étudié sa genèse, son lien avec les carnets de terrain que Vidal rédige durant la préparation du Tableau (Loi et al., 1988 ; à propos des carnets, voir également Robic et Tissier, 2019), plus largement aussi le rapport entre expérience et écriture du voyage ; d’autres analyses ont porté sur la dimension visuelle dans le Tableau, notamment l’idée d’une pensée visuelle à l’oeuvre. Mais le pouvoir évocateur de ces descriptions a gardé une part de son mystère ; le texte ne cesse de « parler » au lecteur, ou mieux, ne cesse de susciter en lui mots et images exprimant ces rapports aux lieux qui nous font « être ». Marie-Claire Robic n’hésite pas à parler « de fascination [au sein de la discipline] qu’a exercée le Tableau durant un siècle » (2000a : 16).

Dans son édition originale – un ouvrage in octavo de 393 pages illustrées de nombreuses figures (cartes et coupes) – on pourrait dire le texte « nu » au sens où il ne comporte aucune photo, ni reproduction de tableau ou gravure qui représenteraient un paysage ou une scène de la vie quotidienne. Ce n’est donc pas par une iconographie riche que le Tableau fait image et touche le lecteur[4]. L’image, c’est ici plutôt l’image suggérée par les mots, par la description des paysages et des lieux ; c’est l’image qui vient à la lecture et accompagne le mouvement des yeux. En faisant ce détour par l’image, je voudrais éclairer l’aptitude du texte, certes à faire voir du nouveau, mais surtout à le faire d’une manière à la fois langagière et artistique (Julien Gracq ne parlait-il pas d’« oeuvre d’art » à propos du Tableau ?).

Mais resituons d’abord le Tableau par rapport aux genres qui le structurent et qu’il contribue lui-même à renouveler.

Des tableaux au Tableau

À travers le Tableau, trois genres du discours se trouvent étroitement imbriqués : le genre régional, puis le genre du « tableau savant » et enfin celui, plus spécifique encore, du portrait de la France. Ces genres sont, ici, autant de savoirs à l’oeuvre. Au regard de la problématique générale de cet article – l’expérience liée à la lecture – il peut être intéressant de rappeler l’importance des genres du discours comme niveau fondamental de l’organisation de la pensée, de son expression et de sa réception. C’est l’idée avancée par Tzvetan Todorov, et maintes fois reprise à sa suite, selon laquelle nous nous conformons à des schémas très généraux d’expression qui fonctionnent à la fois comme « modèle d’écriture » pour l’auteur et comme « horizon d’attente » pour le lecteur (Todorov, 1978 ; pour un exemple d’utilisation de la notion en géographie, on lira Berdoulay, 1988). La manière dont Paul Vidal de la Blache pratique ces genres – s’y conformant, tout en les pliant à son projet – explique une part du succès de son Tableau. Baroni et Macé (2007 : 8) rappellent que les genres sont à même « de remplir une grande variété de fonctions : esthétique, herméneutique, cognitive, affective, politique… » et soulignent combien « le plaisir éprouvé à la lecture de certaines oeuvres repose sur la relation privilégiée qu’elles entretiennent avec les attentes d’un genre » (Idem : 14). Dans les trois points suivants, je mentionne certaines caractéristiques des genres auxquels on peut rattacher le Tableau, ces dimensions génériques participant aussi du plaisir pris à la lecture de l’oeuvre.

Un genre géographique

Si l’ouvrage n’est pas représentatif des productions de la géographie d’alors – n’a-t-on pas parlé de « livre unique » ? – il n’en demeure pas moins vrai qu’il appartient au genre régional, au même titre que les monographies davantage caractéristiques de l’École française de géographie. L’ouvrage comporte deux parties : la première (une cinquantaine de pages) est une présentation de la « personnalité géographique de la France » : la France en tant qu’ensemble distinct de ce qui l’entoure. La seconde partie, de loin la plus volumineuse mais inégalement développée selon les lieux – est une description régionale des différentes parties ou régions constitutives de cette France « une mais dans la diversité ». Plusieurs niveaux de divisions – des grands ensembles (Ardennes et Flandre, par exemple) aux plus petites entités appelées « pays » (le Pays de Caux, par exemple) – permettent de présenter un découpage de la France en sous-ensembles s’emboîtant plus ou moins les uns aux autres. La composition sous la forme d’un tableau, un tout montré dans l’articulation de ses parties, rejoint ainsi le projet de connaissance du genre régional, un genre millénaire qui « vise l’intégration des données éparses, ou, dit autrement, de la totalité ou des interdépendances qui régissent la vie sociale à une échelle donnée » (Berdoulay, 1988 : 17).

Un genre savant

« En termes d’inventaires des matériaux et de leur disposition » (George, 1994 : 11), le Tableau est redevable d’une longue histoire scientifique et artistique du genre (Petitier, 2000). Du tableau comme genre du discours savant, l’ouvrage possède le caractère synthétique, synoptique dans sa manière d’exposer les résultats, de relier les champs de connaissances, ou les parties au tout s’agissant d’espaces géographiques. D’ailleurs, pour Vidal, le géographe est celui qui, par excellence, possède cet esprit synoptique, cette aptitude à montrer une diversité d’objets et les relations entre eux ; la forme tableau ainsi conçue fait en quelque sorte écho à la conception de la science portée par Vidal (Berdoulay, 1988 : 185). On est donc loin de l’inventaire, et la mise en ordre des connaissances ne procède pas par typologie ou classification sèches.

Les relations prévalent ; les enchaînements et les transitions n’ont pas échappé à Julien Gracq (Tissier, 1978 : 1196) qui évoque « une sorte de fondu enchaîné continuel ». Méthode d’observation ; mise en ordre et en relation ; forme de présentation et de représentation ramassée et conférant autonomie et unité au discours qui s’y déploie : sur tous ces aspects, Petitier (2000 : 130) voit l’influence de la redéfinition du tableau appliquée à l’art par Shaftesbury. Le traité que publie le philosophe anglais en 1711 (Characteristics of men, manners, opinions, times) porte notamment sur la distinction entre les arts, parmi lesquels la peinture se doit, tout spécialement, de privilégier une unité de l’ensemble (Paknadel, 1995). Et pourtant, le tableau tel que mis en oeuvre par Vidal est aussi celui qui inscrit une profondeur historique. La mise en relation des éléments est aussi mise en perspective dans le temps : les différences (souvent dans une idée de gradient) nous introduisent aux changements historiques.

Représenter la France

Enfin, l’ouvrage renoue avec un genre du discours géographique sur la France exploré en leur temps par Jules Michelet et Victor Duruy  (Rioux, 2006). L’exercice n’est pas nouveau ; il nous amène à nous interroger sur ce qu’est la France : « Comment un fragment de surface terrestre […] est-il devenu enfin une patrie ? » (Tableau : 8). La géographie régionale à laquelle appartient ce tableau rejoint le genre, si l’on peut dire plus intimiste, du portrait de territoire. La France en est le sujet. Dès l’introduction du Tableau, elle est considérée comme un « être géographique » (en écho à Michelet, « la France est une personne » (Tableau : 7). Vidal cherche à saisir une personnalité, une individualité, un pays qui serait « comme une médaille frappée à l’effigie d’un peuple » (Tableau : 8). Le Tableau présente de nombreuses descriptions de paysages et de lieux qui relèvent d’une tendance « verticale décryptive », selon les termes de Hamon (1993), caractéristique, toujours selon cet auteur, d’une approche plus qualitative que quantitative et plutôt herméneutique, qui invite à aller au-delà des « apparences trompeuses ou accessoires d’une surface » : il y a l’unité organique du Tableau, mais aussi cette traversée des apparences, jusqu’à la géologie qui occupe une grande place dans la compréhension des formes visibles à l’oeil. C’est un type de descriptions qui « entretiendra des liens privilégiés avec des quêtes d’identité ou de savoir » (Hamon, 1993 : 62-63) et, en l’occurrence dans le Tableau, il s’agit à la fois de faire oeuvre de connaissance et de dire une commune appartenance à un ensemble géographique.

Dès l’introduction, Vidal place son travail sous le signe du visuel, du regard, d’une « physionomie » qu’il a cherché à « faire revivre », « [d’] un spectacle auquel l’esprit est ramené comme à une source de causes ». Le Tableau ne rend pas seulement présente une expérience de l’espace réellement vécue (Laplace-Treyture, 2008) comme en témoignent les carnets, il rend aussi visibles des paysages dont Vidal a fait l’expérience concrète. Ce texte apparaît ainsi travaillé par les images, à commencer par l’image picturale vers laquelle le lecteur est explicitement renvoyé par le texte.

La clé est au tableau… mais pas seulement

La peinture paysagiste en toile de fond

Si la version originale ne comporte aucune iconographie, mais seulement des illustrations sous la forme de 63 cartes et figures – essentiellement des extraits de cartes topographiques et géologiques, des coupes topographiques et deux cartes de répartition de la population ainsi que deux du réseau de transport – la référence aux images est présente, ne serait-ce qu’à travers la peinture faisant l’objet de renvois discrets. La peinture visée n’est pas toujours identifiée précisément ; Vidal se rapporte soit à un univers pictural, soit à un aspect particulier de l’oeuvre. Ainsi les frères Le Nain ont-ils retenu son attention parce qu’ils s’intéressent au monde paysan, et que Vidal y retrouve « l’attitude et la physionomie des ruraux » de son siècle (Tableau : 51). Une note précise : « Repas de paysans (Louvre, salle La Caze, no 548) ». À la page 121, on peut lire : « On s’imagine volontiers ces figures hirsutes à physionomies un peu narquoises, un peu étranges, telles que Lenain, dans la Forge, les représente […] ».

À propos de la ville de Valenciennes, c’est un détail des peintures de Van der Meulen qui le retient : « Valenciennes, signalée au loin, comme dans les tableaux de Van der Meulen, par les flèches élégantes de ses édifices […] » (Tableau : 82). Et c’est un peu dans le même esprit qu’il mentionne Jan Van Eyck : « Dans le paysage idéal, dont le peintre des vierges flamandes, Jean Van Eyck, aime à faire le fond de ses tableaux, ce qui apparaît par-delà les sinuosités infinies du fleuve, ce sont les Alpes neigeuses brillant par ciel clair à l’horizon » (Tableau : 220).

À propos du hêtre qui domine sur les flancs des vallées normandes et qui évoque chez lui les tableaux de Ruisdael, on peut lire : « Il y prospère, comme au bord des golfes ou foehrden danois, dans l’atmosphère nuageuse où Ruisdael se plaît à faire éclater la blancheur de son tronc » (Tableau : 46). Une seconde fois, à propos des fermes de Brie, un tableau en particulier (Cour de ferme de Lépicié) est mentionné dans une note de bas de page, mais par son numéro (le no 549) au musée du Louvre seulement. La description de la peinture vient alors s’enchâsser dans le texte : « […] quelques-unes étaient de véritables citadelles, entourées de fossés, garnies de tourelles, capables de soutenir un siège […] Au centre, le fumier où picore la volaille ; autour, les étables, les bergeries et la maison, c’est-à-dire l’habitation où se maintenait rigoureusement autrefois la hiérarchie de cette république agricole » (Tableau : 127).

Cet intérêt pour la peinture transparaît également dans ses carnets de terrain « avec leurs descriptions, enquêtes, annotations de musées et d’expositions, leurs brouillons de conférences ou d’articles et des esquisses de plans pour les oeuvres en cours » (Robic et Tissier, 2018). On s’est relativement peu arrêté sur ces annotations de Vidal dans son Tableau. Sur un mode qu’on pourrait qualifier d’allusif, Vidal se montre sensible à des styles picturaux différents : des peintres de la vie rurale française (XVIIe et XVIIIe siècles), dont il retient avant tout le réalisme des oeuvres[5], aux maîtres flamands du paysage, chez lesquels il apprécie le rendu de la lumière et les lointains, ou bien un détail dans la composition, images d’un pays dont Lyckle De Vries (2021) rappelle – tout au moins chez Ruisdael – qu’il « n’existait que dans l’imagination » de ce dernier.

Passionné de paysage, Vidal voit là où « on n’y voit rien »[6], discerne un détail ou une ambiance qui lui parlent quand tout nous semblerait, à nous, un peu trop loin, un peu trop sombre ou un peu trop brumeux. Le style de pensée et d’écriture de Vidal a suggéré à Paul Claval une comparaison avec les peintres paysagistes (Corot et Courbet) plutôt qu’avec les peintres impressionnistes « parce que l’atmosphère est rendue sans perdre la netteté du trait » (1979 : IX). On pourrait aussi citer Jean-Claude Bonnefont (1993 : 85) pour qui « l’art de Vidal est un art pictural, qui s’apparente à l’expressionnisme ». Et Petitier (2000 : 144) oppose un Michelet peintre romantique évoquant Delacroix à un Vidal plus proche d’une touche impressionniste par son recours à la métonymie, une façon de procéder que la citation suivante (de Vidal) semble en effet attester :

Si le Nord et le Sud font saillie en vif relief, il y a entre eux toute une série de nuances intermédiaires. Par une interférence continuelle de causes, climatériques, géologiques, topographiques, le Midi et le Nord s’entrecroisent, disparaissent et réapparaissent […] L’impression générale est celle d’une moyenne, dans laquelle les teintes qui paraissaient disparates se fondent en une série de nuances graduées

Tableau : 49

Ces analogies sont toutes vraies : tout dépend du lecteur, du moment de la lecture et de ce qui accroche le regard. Ainsi, le style paraît-il se situer à l’articulation de plusieurs sensibilités. Et si Paul Claval a sans doute raison de mentionner Corot pour la netteté du trait, on peut également penser à l’aptitude reconnue de ce dernier à rendre « le sentiment vrai de la nature » selon l’expression d’Émile Zola (1868). La démarche du peintre et l’effort du savant pour restituer quelque chose de la vérité des lieux ont en effet plus d’un point en commun. La pratique du terrain (carnet en main s’agissant de Vidal), combinée plus tard au travail de l’imagination et de la mémoire nous transportent in situ. Lire le Tableau aujourd’hui, c’est le lire avec Sion (et Claval) lui-même lecteur d’un Émile Zola contemplateur de Corot.

L’intérêt de Vidal pour la peinture paysagiste hollandaise, ainsi que les parallèles possibles entre sa démarche et celle de certains paysagistes du XIXe siècle nous introduisent à l’enjeu de la représentation des lieux dans le Tableau : « serrer de près la nature » (comme le dit si bien Zola), à savoir restituer un regard ancré dans le réel, mais aussi « faire re-vivre » une physionomie, littéralement, nous donner de l’éprouver de nouveau. Cette puissance imageante qui crée un effet de réel se nourrit aussi fortement de l’invitation au voyage, qu’est ce grand texte (Laplace-Treyture, 2008). C’est alors ce lien au paysage, fait d’émotion, de surprise et du désir de comprendre, qu’il convient de serrer maintenant d’encore plus près. La clé du Tableau n’est donc pas aux tableaux (au pluriel), c’est-à-dire n’ouvre pas « seulement ou d’abord » vers une galerie de peintures, où pourrait figurer d’ailleurs un très grand nombre d’oeuvres aux styles des plus variés, comme on l’a vu. Et l’on me pardonnera ici d’avoir quelque peu détourné la formule de Jacques Lévy (1997) promouvant une géographie dont la clé ne serait pas au tableau. Lorsque Lévy parle « d’une clé qui n’est pas au tableau » c’est en effet, d’une part, en détracteur de la géographie vidalienne et, d’autre part, en critique du Tableau lui-même, résumable (selon Lévy) à un ressassement de formes et d’images figeant des spatialités qu’il prétend cependant décrire. Mais, à l’inverse, cette aptitude du discours vidalien à se saisir du mouvement desdites spatialités et des processus à l’oeuvre, à assumer la contingence des espaces-temps des sociétés, a attiré l’attention d’autres auteurs. Et à ce sujet, on se reportera à Laplace-Treyture (2008) et à Lindaman (2017-2018), ce dernier discutant l’épistémologie vidalienne en relation avec Deleuze, Bergson et les théories naissantes du cinéma. À propos de l’Atlas-Général de Vidal, Lindaman émet ce commentaire : « By exploring the single image of France onto several juxtaposed images of the country, Vidal creates the space of potential narrative – the gaps, as Wolfgang Iser called them, the open up possibilities and provide the opportunity to bring into play one’s own faculty for making connections » (Idem : 122). Et de façon plus spécifique à propos du Tableau, le même auteur observe : « The fact that human and animate nature are contingent elements means that the whole of which they are a part is never determined but always negotiable and in flux, always Becoming-France rather than Being-France » (Idem : 123). Mais revenons à l’expérience de la lecture.

Le modus operandi des descriptions-images : « c’est ça ! » (Roland Barthes)

En guise d’ouverture de cette partie, je propose deux courtes citations du Tableau au travers desquelles le lecteur pourra se faire une certaine idée du style de Vidal mobilisant l’ensemble des sens pour « donner à voir et à sentir » tel ou tel lieu.

On a dans une échappée subite, sur la croupe nue et battue des vents qui domine les carrières de Marquise, la brusque et courte vision des landes, pâtis et ajoncs. Instructive et fugitive réminiscence ! Quelques pas de plus […] de là une vue immense se découvre. C’est le plat pays qui descend et fuit vers Calais […] là confinent, et s’opposent visiblement près d’un coin d’Ardenne un instant ressuscitée, les Pays-Bas et le Bassin de Paris

Tableau : 88

[…] chacun de ces cirques […] est comme un petit monde fermé. La rivière y semble un lac. Malgré l’industrie et l’activité de ces essaims de forgerons-agriculteurs, la vie reste recueillie et comme enveloppée de solitude. Le moindre bruit, celui d’une parole, du choc d’une poutre, d’un cri d’oiseau est perçu d’une rive à l’autre. Aussi est-ce avec un sentiment de délivrance que l’on échappe, entre Fumay et Givet, à l’oppression de cet étau

Idem : 66-67

Émotions géographiques

À celui à qui la peinture hollandaise ou romantique ne fait pas ou ne fait que faiblement écho, le texte du Tableau continue néanmoins de parler, suggère encore, et peut-être de plus en plus, des images. De quelle sorte d’images s’agit-il alors et quel est leur modus operandi ? Quel est l’effet produit sur le lecteur-spectateur ? C’est ici que je propose de quitter le champ de la peinture pour rejoindre celui de la photographie, qui semble rendre compte avec plus de force du rapport particulier au réel et à la mémoire induit par le Tableau. Ce faisant, il s’agit aussi de quitter le point de vue de Vidal-spectateur de Ruisdael (et peut-être aussi de Corot) pour se questionner sur l’expérience littéraire et visuelle du lecteur-spectateur du Tableau :

L’art de Vidal, écrit Jules Sion, consiste moins à peindre qu’à évoquer, à nous donner une représentation complète d’un paysage qu’à nous permettre de nous le rappeler, si nous l’avons vu, et sinon, de l’imaginer d’après notre connaissance de paysages analogues. De toute façon, c’est un souvenir qu’il faut raviver en nous. Or ce passé, ce n’est pas un effort de mémoire qui nous le rendra dans sa fraîcheur ; c’est le retour dans le présent d’une impression de jadis qui ramènera à la conscience tout ce qui fut lié. Et cette impression peut venir, fort souvent, d’un autre sens que la vue. Tout cela, Vidal et d’autres l’avaient deviné avant Proust

Sion, 1934 : 484

Cette évocation, nous y collaborons de façon plus ou moins consciente. Sion écrit que Vidal « appelle au secours de la raison le rêve, la mémoire, la suggestion, bref les puissances de l’inconscient pour créer le sentiment vrai du pays » (Idem : 486)[7]. Certes, la vue n’agit pas seule, n’agit pas « en soi », mais c’est bien elle (l’image) qui déclenche quelque chose chez le lecteur-spectateur.

Un punctum géographique ?

Si on veut éclairer ce rapport entre texte et émotion, par l’image s’interposant, La chambre claire. Note sur la photographie de Roland Barthes (1980) suggère des pistes intéressantes autour de la distinction entre les registres du studium et du punctum. La chambre claire est le dernier ouvrage de Barthes ; c’est un essai sur la photographie pour comprendre en quoi cette dernière « se distingue de la communauté des images », selon les mots mêmes de l’auteur qui cherche à en « saisir l’essence ». La chambre claire met à jour la manière qu’a la photographie d’engager le sujet selon une double lecture de l’image photographique, l’une relevant de ce que Barthes appelle le studium, l’autre étant la manière propre au punctum. Je signale au passage que la question du deuil de sa mère est un thème central de l’ouvrage et que, pour Barthes, comme le rappelle Lorrain (2015), l’absence est ce sur quoi se construisent et l’écriture et la photographie ; la relation texte-image est d’ailleurs une des thématiques-clés chez cet auteur. Je fais ces remarques en écho aux dernières phrases du Tableau, où Vidal note : « Pourquoi cependant ce Tableau paraît-il suranné ? Pourquoi ne répond-il plus à la réalité présente ? » Vidal semble ici constater qu’il vient de décrire quelque chose qui a disparu, ou mieux de « présent/absent » : ceci ne crée-t-il pas une résonnance supplémentaire entre le Tableau et l’image photographique, une raison supplémentaire de faire se rencontrer le Tableau et la Chambre claire ?

Le studium renvoie, d’une part, à l’ensemble des grilles de lecture que nous utilisons lorsque nous regardons une photographie et, d’autre part, souligne le fait même qu’habituellement nous « entrons en relation » avec une photographie par ce biais d’un bagage culturel en grande partie normatif:

Reconnaître le studium, c’est fatalement rencontrer les intentions du photographe, entrer en harmonie avec elles, les approuver, les désapprouver, mais toujours les comprendre, les discuter en moi-même, car la culture (dont relève le studium) est un contrat passé entre les créateurs et les consommateurs. Le studium est une sorte d’éducation (savoir et politesse) qui me permet de retrouver l’Operator, de vivre les visées qui fondent et animent ses pratiques, mais de les vivre en quelque sorte à l’envers, selon mon vouloir de Spectator

Barthes, 1980 : 50-51

Si, dans une photographie, le studium est du côté du contenu objectif montré, le punctum « c’est quelque chose qui vient réveiller quelque chose de notre inconscient de regardeur » (Garrigues, 2000 : 65). On verra plus loin la dimension proprement géographique de cette apostrophe au lecteur qui, tout aussi bien, regarde le texte, mais, pour le moment, soulignons-en à la suite d’Emmanuel Garrigues les dimensions subjective, aléatoire, évolutive même et, en tout cas, liées au sujet qui lit-regarde.

On a ici un texte-image qui parfois, souvent même, « point le lecteur » selon l’expression de Barthes. Sion dira que « c’est de notre propre fond qu’il fait jaillir l’idée de la contrée » (Sion, 1934 : 486). Garrigues (2000 : 73) écrit que le punctum coïncide avec un hors-champ subtil (et puisqu’il s’agit d’un tableau, on parlerait volontiers ici de « hors-cadre ») où se jouent désir, nostalgie, souffrance, plaisir, réveil de quelque chose d’inconscient. C’est ce mode même d’interpellation (le punctum) qui intensifie la rencontre entre le texte, le lecteur et le lieu, et en révèle comme l’image latente (l’image en attente d’être révélée au lecteur). Ici rien de blessant, mais la « zébrure » n’est pas forcément « blessure », « le détail qui m’attire ou me blesse », précise Barthes (Idem : 69). Dans un entretien avec Jean-Louis Tissier, Julien Gracq (1978 : 1197) observe que Vidal « se laisse toucher, [qu’] il a une réaction affective. [Qu’] il parle de la tristesse que l’on a à quitter les paysages du Midi » ; tout comme Julien Gracq (Idem : 1202) a une « antipathie » pour les « pays de formations détritiques ». « Le corps de Michelet, tel que Barthes le fait apparaître [dans son Tableau de la France], possède la faculté d’investir le monde, de réagir sensitivement à toutes les substances, fussent-elles éloignées de lui par les siècles » (Petitier, 2000 : 117).

On observe une capacité semblable chez Vidal, qui paraît « s’être comme incorporé au pays avant d’en dégager l’impression d’ensemble » (Sion, 1934 : 485). Lucien Gallois parle d’une oeuvre « toute inspirée et comme imprégnée des aspects si divers de notre pays » (Gallois, 1903 : 207) et aussi de « [sa] faculté de sentir vivement » (Idem : 208). La description du paysage est aussi description d’une expérience du paysage. La représentation itinérante à travers une mise en scène du déplacement fait aussi que le corps tout entier devient un moyen de compréhension du paysage : c’est là, pour le texte, une autre façon de happer le lecteur en lui offrant de faire l’expérience des lieux. Si la relation entre image et émotion se trouve explicitée à travers cette notion de punctum, il reste à qualifier cette image qui nous « point » en relation avec la question de la géographie.

« La lecture », écrit Macé (2011 : 18), « est d’abord une “occasion” d’individuation : devant les livres, nous sommes conduits en permanence à nous reconnaître, à nous “refigurer,” c’est-à-dire à nous constituer en sujets et à nous réapproprier notre rapport à nous-mêmes dans un débat avec d’autres formes ». L’idée de la lecture comme « conduite de soi » cherche à attirer l’attention sur l’existence d’une continuité entre la lecture et la vie elle-même, dans ses dimensions les plus concrètes et quotidiennes. C’est la lecture en tant qu’elle conduit à « penser ceci », à « faire cela », qui vient imprimer une direction à la pensée, une inclinaison au corps.

Les contemporains de Vidal se sont saisis de cette possibilité d’individuation : ils se sont éprouvés au contact de la forme textuelle, mais aussi des formes topographiques, géographiques dont elle est porteuse ; ils se sont reconnus dans les lieux et paysages du Tableau, individuellement (chacun à travers ses affinités géographiques, son bagage de formes topographiques, d’images de paysages), mais aussi collectivement en tant que communauté, car le Tableau se trouve impliqué dans une entreprise intellectuelle particulière : il s’agit de ressaisir une histoire de la nation dans une volonté de produire l’histoire « de la communauté imaginée » (Robic, 2000a : 9 et 2000b). Vidal décrit des genres de vie, nous fait prendre la mesure d’un pays : longueur, largeur, profondeur et hauteur racontent les dimensions humaines et naturelles des paysages. Lire le Tableau nous fait envisager « des habiter et des appartenir » comme autant de possibilités d’être personnellement et géographiquement avec les lieux. Le détour par ce que Barthes dit de la photo me paraît ici pouvoir enrichir notre compréhension en explicitant l’intensité et la vérité à travers lesquelles beaucoup de lecteurs du Tableau ont « vécu » et peuvent encore « vivre » le texte. On comprend mieux comment le Tableau peut participer d’une conscience charnelle du territoire[8]. Barthes (Idem : 67-68) écrit :

Pour moi les photographies de paysages (urbains ou campagnards) doivent être « habitables », et non visitables. Ce désir d’habitation, si je l’observe bien en moi-même […] relève d’une sorte de voyance qui semble me porter en avant, vers un temps utopique, ou me porter en arrière, je ne sais où de moi-même : double mouvement que Baudelaire a chanté dans L’invitation au voyage et La vie antérieure. Devant ces paysages de prédilection, tout se passe comme si j’étais sûr d’y avoir été ou de devoir y aller.

Cinq ans après l’édition originale, paraît une version illustrée de près de 250 photographies. Compte tenu de l’hypothèse, qui est ici la mienne, d’une écriture photographique à l’oeuvre dans le Tableau (dans sa version de 1903), je souhaiterais m’arrêter brièvement sur le statut de ces photographies et poser la question suivante : ces dernières « poignent-elles »[9] le lecteur avec la même force saisissante que celles que j’ai tenté de voir en « travaillant » le Tableau de 1903, ce texte qui dresse des images ?

Images sans parole

On rappellera avec Mendibil (2000) que très peu de photographies sont de Vidal lui-même. Celui-ci s’adjoint les services de plusieurs collègues, auteurs donc de la plupart des 244 photographies. La grande majorité présentent des cadrages larges, à hauteur d’homme et montrent des paysages, ruraux (agraires notamment), de plaines et plateaux, de vallées et montagnes présentant des formes topographiques et des formations végétales dans leur grande diversité ; on trouve aussi quelques bords de mer. Plusieurs vues représentent les types d’habitats ruraux, et il n’est pas rare que des personnes y figurent. Vidal rédige, dans la nouvelle édition, un avertissement où il éprouve le besoin de justifier la présence de ces photographies, qui ne sont pas là pour « distraire l’attention du lecteur » (Tableau : V). Deux principales raisons sont invoquées.

D’une part, leur valeur de témoignage à travers leur lien particulier au réel (pouvant apparaître comme « encore » nouveau) ; les termes employés le disent bien : « représentation directe des lieux », « emprunt direct à la nature des choses », « fixer une vision fugitive ». D’autre part, dans la volonté de « prendre sur le fait les combinaisons les plus expressives, saisir les perspectives suivant lesquelles les traits se composent le mieux » (Tableau : VI), Vidal souligne l’intentionnalité géographique dans le choix du cadrage et de la composition : c’est l’oeil avisé du géographe « qui épie la nature » (Ibid.). Comment ces photographies viennent-elles s’articuler au texte ? Et, surtout, que font-elles au lecteur ?

On remarquera d’abord que le texte ne comporte aucun renvoi aux figures, lesquelles sont présentées en vis-à-vis du texte par planches de deux photographies. On constatera ensuite, non sans une pointe d’amusement, combien ces photos ne parviennent pas à se suffire à elles-mêmes : Vidal fait plus que les légender, il les explique, les raconte, en donne le sens géographique caché. Aussi, la photographie censée servir de « commentaire au texte » (Tableau : V) ne va jamais sans de longues explications : une sorte de commentaire du commentaire sans lequel elle semble ne pas pouvoir se livrer. Et si, comme l’espère Vidal, le lecteur y découvre des processus à l’oeuvre, il faut bien admettre que la photographie ne dit pas un processus, mais fixe un résultat qu’un commentaire (un texte) vient inscrire comme processus. Ainsi, à propos de Clairmarais:

Les maisons de maraîchers ont succédé aux huttes de pêche ou de chasse qui, jadis, étaient dans ce pays les seuls établissements humains. Basses et composées d’un seul bâtiment, elles fourmillent ; on en voit partout, entre les arbres et au bord des eaux. La brique et le bois en ont fourni les matériaux. Au pied d’un escalier auquel une palissade de bois sert de soutènement, sont amarrés des bateaux effilés aux deux bouts, qu’on manoeuvre à la perche. Une active circulation anime ces canaux en miniature ».

Vidal de la Blache, 1908 : planche no 16 « L’eau dans les Flandres »

Bien sûr, l’oeil suit des lignes, envisage des courbes, distingue des volumes, mais le sens géographique se dérobant, Vidal est obligé de mettre des mots sur des photos finalement muettes. Le sens de la photographie ne semble accessible au lecteur qu’au prix d’une explicitation assez longue de la part de Vidal, et si « l’on n’y voit rien », c’est peut-être précisément parce qu’il n’y a plus rien à comprendre par l’imagination. En effet, l’intention didactique, le fait que les photos doivent illustrer tel ou tel phénomène géographique et ne soient que du côté de l’objet à montrer (ce à quoi elles parviennent d’ailleurs assez difficilement) font d’elles, certes, des « vues raisonnées »[10], mais plus sûrement encore des vues vidées de leur pouvoir relationnel. Ces photos-là sont pour le moins en décalage avec la puissance évocatrice du texte qui nous « point » si souvent. Rien de tel ne subsiste dans cette masse de photos platement illustratives, dont le didactisme contrevient au projet même qui est de « faire revivre » la physionomie de la France. Au moins, les « vues raisonnées » étaient-elles également évocatrices, comme l’exprimait Clozier (1967). Ancel (1912 : 588) décrit Vidal enseignant à ses étudiants : « […] et, debout, scandant ses mots de pas lents, les martelant de son pouce dressé qui glisse sur les dessins du mur, sans hâte il accueille, venus de sa pensée intime, les mots qui dressent les images, s’enchaînent pour évoquer des horizons distants, s’espacent pour fouiller jusqu’aux racines les paysages familiers, suivre les hommes descendus de lumineux souvenirs ». Autant l’expression « des mots qui dressent des images » s’applique à l’écriture du Tableau dans sa version originale de 1903, autant les très nombreuses photos qui illustrent la version de 1908 aplatissent quelque peu le texte et rabattent le sentiment géographique. Ces photographies relèvent d’un texte « autre », semble-t-il fermé à la médiation des images. L’art de Vidal est bien celui de la description « qui fait image ». Assurément, Vidal est un dresseur d’images, mais pas un dompteur de photographies.

Pour conclure : le texte vidalien pris au révélateur de l’image photographique ?

Je souhaite ici revenir sur l’hypothèse d’une « lecture photographique » et sur la lecture « comme conduite de soi ». Tout comme Macé, Barthes explicite la construction du sujet à travers la médiation des formes, plus largement de la culture, soulignant la place de l’affectivité, des émotions avec lesquelles la culture moderne et les sciences sociales renouent.

Le détour par Barthes (le punctum, que j’ai appelé ici « punctum géographique ») explicite comment le texte parle à chacun, de façon très personnelle, intime presque. Lire le Tableau, c’est se découvrir soi-même engagé dans un parcours de connaissance et de reconnaissance des lieux où les images littéraires sont aussi visuelles. Mais le Tableau n’est pas un guide touristique, il ne propose pas une collection de photographies « unaires » (ainsi que dirait Barthes à propos de la « facette documentaire » de la photographie) comme autant de clichés de sites remarquables qu’il faudrait avoir vus. La piste que l’on s’est proposé de suivre ici est celle, pour emprunter une formule à Garrigues, d’une écriture photographique à l’oeuvre dans le Tableau de la géographie de la France, ou, dit autrement, d’un texte faisant image et rencontrant le lecteur avec la force d’une photographie lorsqu’elle point celui qui la regarde. Voilà pourquoi la clé du plaisir pris à sa lecture n’est peut-être pas dans une image projetée au dehors de nous (une image peinte), mais bien plutôt dans une iconographie personnelle que le texte fait surgir du dedans du lecteur-spectateur. Même s’il y a peu de chances que l’image photographique ait été une source d’inspiration pour Vidal, et encore moins un modèle d’écriture, il me semble pertinent d’en faire un horizon (parmi d’autres) de lecture de ce grand texte.

Dans un court et stimulant essai, Chalier (2017) s’interroge sur notre rapport aux images dans un monde qui en est saturé (comme, précise-t-elle, il l’est aussi de mots). L’auteure nous encourage à rechercher les images (les représentations) qui nous permettent de questionner davantage le monde, de scruter notre relation à lui, en évitant de succomber à la tentation de l’idolâtrie, en déjouant aussi le piège de la sidération, comme autant d’attitudes qui limitent la pensée. Pour Chalier, l’oeuvre picturale (l’auteure évoque notamment Rothko) demande qu’on soit à l’écoute de ce qu’elle accomplit – appelle – en nous en recommandant d’oublier, finalement comme le suggère Barthes, ce qu’il nomme le studium à propos de la photographie, c’est-à-dire la masse des discours qui peuvent faire écran à l’oeuvre, à notre relation à l’oeuvre. « Les images créées par les artistes […] fraient en effet le chemin à une autre façon d’habiter ce monde si fragile, si menacé et si menaçant… » (Idem : 86). Mais cet « être à l’écoute des images » cherche à attirer l’attention sur une lecture qui n’est pas ici synonyme de repli sur soi, sur son propre répertoire d’images à l’exclusion de toute autre.

Écrivant cela, on veut rappeler une autre dimension du Tableau qui est, aussi, mise en partage d’expériences géographiques – au pluriel donc – des lieux. Le Tableau parle, au-delà du contexte qui est le sien, à qui veut bien prêter l’oreille. En effet, l’individu doit négocier sa propre voie dans un « débat avec des formes », non seulement littéraires, mais aussi avec « des formes d’existences » (Macé), et l’on pourrait ajouter avec des formes d’aménagement. Les genres de vie, dans leur diversité, peuvent être compris comme autant de possibilités d’être et de faire avec une matière géographique. De sorte qu’on peut voir le Tableau comme une ressource commune, un réservoir d’expériences, de possibles existentiels que la lecture nous permet d’intérioriser pour, comme le dirait à nouveau Macé (Idem : 184) « essayer d’autres façons de répondre à la vie, ou même de changer de vie », pour en apprécier la résonance en soi-même, mais aussi dans un dialogue avec les autres, ouvert, en devenir. Il y a là comme un rappel de/à la contingence du monde.

Il s’agit alors de revenir au Tableau, non pas comme à un texte sacré (au sens où l’on veut généralement signifier par-là, fermé à l’interprétation), mais comme à une occasion renouvelée de (re)découvrir un type de lecture, propice à la mobilisation du corps et de l’âme, valorisant l’esprit comme l’émotion parce qu’au fond, c’est bien comme cela que nous habitons les uns avec les autres ; parcourir le Tableau afin de se (re)saisir d’un texte capable d’instaurer un type de regard intelligent et sensible, intelligent parce que sensible.

Enfin, lire, c’est lire « avec » et reconnaître sa dette envers d’autres lecteurs, nombreux à vrai dire, qui ont ouvert, parfois bien longtemps avant soi, des voies/voix à la compréhension des textes. Ce qui est important ici, c’est donc la force d’appel de ce texte, à l’instar d’autres grands textes. Macé écrit (2011 : 216) à propos de Barthes se décrivant lecteur de Marcel Proust : « Le mot (et l’image ?) m’emporte avec cette idée que je vais faire quelque chose avec : c’est le frémissement d’un faire futur, quelque chose comme un appétit ».

Alors, peut commencer une « autre » grande promenade.