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Introduction

Depuis la disparition de cet auteur voilà un siècle, la figure et l’oeuvre de Paul Vidal de la Blache (1845-1918) n’ont cessé d’être objet de références et d’exégèses, témoignant de la richesse d’une pensée dont chaque génération de chercheurs éclaire de nouveaux aspects. Tantôt consacrés à la naissance d’une école scientifique et pédagogique (Meynier, 1969 ; Broc, 1974 ; Berdoulay, 1981 ; Claval, 1998), tantôt intéressés par les éléments biographiques (Sanguin, 1993), ou encore ciblés sur une oeuvre (Lacoste, 1994 ; Robic, 2000a), ces travaux ont analysé par le menu les ouvrages, articles, cartes et « carnets » du maître de la géographie française, dont certaines oeuvres font partie des classiques des sciences humaines françaises, comme c’est le cas du Tableau de la géographie de la France (1903). En revanche, certains écrits demeurent rarement lus et cités. Notre propos est d’examiner l’un de ces textes moins connus, États et nations de l’Europe. Autour de la France (1889) et, à travers sa lecture, de mettre au jour quelques éléments de l’épistémologie et de la méthodologie vidaliennes dont la portée peut informer la réflexion contemporaine sur l’Europe, tout autant que l’histoire de la géographie.

Lorsque Vidal de la Blache publie cet ouvrage en 1889, il est maître de conférences à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm et souhaite, avec cette contribution, faire la synthèse de plusieurs années d’enseignement et de voyages. La quinzaine d’années qui viennent de s’écouler ont permis la transformation du jeune historien normalien en spécialiste de géographie, enseignant d’abord à l’Université de Nancy (à partir de 1872) puis à l’École normale supérieure (1877). Vidal travaille alors sans relâche pour émanciper la géographie de sa discipline tutélaire, l’histoire, sans toutefois renier la méthode historique, comme le montre cette description de l’Europe. « La part de la géographie et celle de l’histoire », expression empruntée au géographe Roger Dion qui l’applique à l’explication de l’habitat rural du Bassin parisien (1947), convient bien pour désigner la problématique de géographie historique que Vidal place au coeur de son analyse de l’Europe. Ce fil conducteur guidera notre propre commentaire de l’oeuvre.

Pour situer notre propos, il convient de revenir brièvement sur l’historiographie relative à l’oeuvre du géographe. Si l’on veut schématiser l’image critique et plutôt dominante que la géographie française a laissée de son père fondateur, on y voit un Vidal de la Blache oeuvrant pour l’affirmation de la géographie par rapport à l’histoire, privilégiant les causes naturalistes dans l’explication des faits sociaux et fondant les bases d’une géographie apolitique plus attentive à la description de la diversité des paysages géographiques qu’à la reconstitution de leur genèse et de leur production sociale. Vidal aurait négligé les villes et le développement industriel au profit des campagnes, du monde agricole et des genres de vie. Sensible aux faits de structure, il aurait centré ses analyses sur les permanences et non sur les dynamiques[1].

Certes, ces lectures ont été battues en brèche par de nombreux travaux d’histoire de la géographie plus récents (Lacoste, 1979 et 1994 ; Berdoulay, 1981 ; Robic, 1991a et 2000a ; Mercier, 1995 et 2001 ; Claval, 1998 et 2011 ; etc.). Les auteurs de ces travaux sont notamment revenus sur les écrits tardifs de Vidal, comme La France de l’Est ou les articles postérieurs à son voyage en Amérique (1905) et à ses travaux en vue d’une régionalisation (1910), lesquels montrent son intérêt pour l’évolution économique et l’urbanisation, ainsi que pour certains problèmes politiques, notamment internationaux (Lacoste, 1994 ; Ozouf-Marignier et Robic, 1995 ; Tissier, 1996 ; Ozouf-Marignier, 2000 ; Ginsburger, 2010 ; Ribeiro, 2014). Mais, d’une part, les publications du début de carrière de Vidal sont restées obscurcies par le Tableau et les ouvrages ultérieurs[2]. Prendre en considération États et nations de l’Europe permet de montrer que l’intérêt de l’auteur pour le développement économique et la construction politique n’est pas une préoccupation tardive née à la fin de sa carrière et confirme qu’il avait, dès ses débuts, adopté la géographie politique comme approche pertinente (Robic, 1991b).

D’autre part, et surtout, la manière dont Vidal fait usage de l’histoire comme clé d’interprétation, au côté de la géographie, n’a pas été la perspective adoptée dans les recherches qui ont revisité son oeuvre, même si Dion a signifié sa dette envers lui relativement à cette démarche (1990). Pour Vidal, dans son écrit de 1889, la situation des pays s’explique par une combinaison de raisons historiques et de raisons géographiques dont il s’attache à signaler le rôle. Suivre cet entremêlement de l’histoire et de la géographie, mais aussi la prise en compte de formes de temporalité (croissance, déclin, potentialités pour l’avenir) structure le propos de cet article. Nous laissons néanmoins de côté ce qui a trait à l’adoption du transformisme ou de l’évolutionnisme par Vidal, sujets bien traités par d’autres en ce qui concerne le rapport homme-nature et les paysages dans l’oeuvre de Vidal (Berdoulay et Soubeyran, 1991). C’est également de ce point de vue de la composition historico-géographique que nous traitons des questions politiques abordées par l’auteur (les capitales, l’identité nationale, le régionalisme, l’avenir européen)[3] et non dans une perspective qui viserait à revenir sur l’apolitisme versus l’engagement politique de Vidal, thèmes déjà bien présents dans l’historiographie (Nicolas, 1988 ; Mercier, 1995, 1998 et 2001 ; Robic, 2000b).

Bien avant de se concentrer sur la France à l’occasion de la commande passée par Ernest Lavisse d’un tableau géographique précédant la collection des volumes de l’Histoire de France[4], Vidal assemble les morceaux d’un puzzle européen dont la France est la pièce manquante dans États et nations de l’Europe. Ce faisant, il fournit une image de l’Europe attentive à la personnalité de ses composantes, notamment ses villes et ses régions, et à leurs dynamiques territoriales.

Nous prêterons donc attention aux portraits urbains (comme ceux de Berlin, Madrid ou Rome), au traitement de l’identité nationale (suisse, hollandaise, irlandaise, écossaise) et du régionalisme (Catalogne), à l’évaluation du développement économique (Portugal, Italie, Hollande) ainsi qu’à la réflexion sur la puissance ou le déclin des empires. Ces objets nous paraissent être ceux qui conduisent l’auteur à cet exercice de combinaison de facteurs historiques et géographiques pour rendre compte de l’évolution (positive ou négative) d’un espace déterminé. La sensibilité de Vidal se porte sur les trajectoires de réussite tout autant que sur les décadences, avec une attention particulière pour des situations où toutes les conditions n’étaient pas réunies pour le succès. Les cas où une société est parvenue à se développer malgré un milieu défavorable sont volontiers mis en exergue. Vidal ne délivre pas seulement des connaissances, mais empreint son ouvrage d’une vision de l’Europe dont les termes résonnent, à l’heure des tensions entre croissance et décroissance et des incertitudes qui font suite à la guerre de 1870.

Autour de la France : une rotation à partir de la Suisse

L’ouvrage obéit à un objectif scientifique martelé par l’auteur en introduction : l’intelligence de l’Europe découle d’une étude croisant la géographie et l’histoire. Vidal affirme donc le principe d’un programme dont l’Europe est un laboratoire d’expérimentation ou une illustration, comme pourraient l’être d’autres contrées. Le livre est construit selon un plan rigoureux dont l’auteur ne s’explique toutefois pas. La structure du livre et des chapitres dénote des choix de présentation et de raisonnement, mais il n’en est pas rendu compte.

Un manifeste : étudier la composition géographique des États à l’aide de l’histoire

L’avant-propos d’États et nations de l’Europe annonce le but de l’ouvrage, « montrer la composition géographique de l’Europe » et la méthode suivie, qui fait appel non seulement à la géographie, mais aussi à l’histoire. Vidal semble anticiper sur une éventuelle critique qui taxerait son propos de déterministe et s’adresse à son lecteur comme à un épistémologue soucieux des questions de méthode :

L’idée initiale de ce travail a été de montrer la composition géographique des États qui nous entourent. Aucun d’eux, sans même excepter les plus petits, ne correspond dans son ensemble à une contrée assez homogène par ses caractères physiques pour être regardé comme une région naturelle. Leurs territoires représentent des groupements sur lesquels l’influence de la géographie ne s’est exercée qu’en collaboration avec beaucoup d’autres causes étrangères. Mais dans ces groupes plus ou moins artificiellement formés et plus ou moins étroitement maintenus, il entre un certain nombre de régions auxquelles des affinités physiques toujours distinctes permettent d’appliquer le nom de régions naturelles. Leur connaissance donne la base nécessaire pour étudier les rapports entre le sol et les habitants. En plus d’un cas, elle explique les variétés et même les contradictions qu’on observe dans la physionomie des peuples.

L’histoire est un auxiliaire indispensable dans une étude de ce genre. Ces personnages historiques qu’on appelle des États et des peuples ne peuvent être compris, en aucun cas, si l’on n’observe pas à leur égard le recul exigé par les règles de la perspective. L’influence du sol ne se traduit pas toujours directement dans les manifestations de la vie contemporaine. Essentiellement multiple et fluide, elle circule à travers la vie des peuples.

Il a donc fallu combiner avec les leçons que nous demandions à la géographie certaines données tirées de l’histoire. Les relations des deux sciences soulèvent des questions sur lesquelles on a beaucoup discuté. À notre avis, l’histoire ne doit pas s’introduire dans la géographie, pas plus que celle-ci dans l’histoire, à la façon d’un corps étranger ; mais il y a profit réciproque à ce que les deux sciences se pénètrent. Nous avons cherché à fondre l’élément historique dans l’analyse géographique de quelques-unes de ces vieilles contrées de l’Europe. Qu’il nous soit permis de présenter cet essai à ceux qu’intéressent ces délicates questions de méthode !

1889 : v-vi

Sans qu’une référence explicite soit faite à une polémique ou à des prises de position, Vidal affirme sa volonté de faire de l’histoire une auxiliaire utile à la géographie, renversant la relation traditionnelle des deux disciplines (Ozouf-Marignier, 1992 ; Nordman, 1998)[5]. Il est intéressant de noter à cette date la mention par Vidal d’un débat existant, comme une chose entendue. Certes, des auteurs contemporains de Vidal ont oeuvré pour donner une place autonome à la géographie, notamment dans l’enseignement, comme c’est le cas de Ludovic Drapeyron (1839-1901) et d’Émile Levasseur (1828-1911), dans le contexte de l’après-guerre de 1970 et au regard du modèle allemand. Le rôle respectif de l’un et de l’autre en la matière a été bien étudié (Broc, 1975 ; Berdoulay, 1981 ; Rhein, 1982 ; Soubeyran, 1997). Mais il n’était pas question pour autant de dénier sa place à l’histoire dans les analyses géographiques, qu’il s’agît des institutions (chaires, sociétés savantes) ou des projets éditoriaux, comme le montre l’examen du projet de la Revue de géographie publiée par Drapeyron en 1877 (Drapeyron, 1877a et b). Et encore en 1891, la fondation des Annales de géographie laisse toute sa place à la géographie historique (Robic, 1991b ; Ozouf-Marignier, 2007). Il faut attendre le début du siècle pour que s’affiche plus ostensiblement une volonté d’affranchissement par rapport à l’histoire, comme les travaux déjà cités l’ont mis en évidence. Auparavant, il convenait encore de ne pas se faire des ennemis parmi les représentants de l’une des sciences dominantes dans les humanités, l’histoire. L’option de Vidal apparaît ainsi, tout au moins à cette date de 1889, comme plus balancée que ne l’ont montré des évaluations ou relectures centrées sur la période où les Annales avaient acquis leur notoriété, où Vidal était en capacité de diriger des thèses (à partir de 1898) et où les chaires de géographie se multipliaient, bref où la géographie s’était affirmée. Dix ans avant, l’auteur fait déjà oeuvre de géographie et souhaite donner à cette science toute sa légitimité, mais il n’en abandonne pas pour autant la raison historique.

De la Suisse à l’Italie

L’ouvrage s’ouvre sur des généralités sur l’Europe, où la question des limites orientales et sud-orientales et de leur relativité occupe une place significative. Le terme « composition » illustre bien la description proposée, qui envisage les différents éléments fondant la morphologie de l’Europe – mers, montagnes plaines, vallées, îles – puis s’attache à la répartition de la population, pour terminer par les caractéristiques linguistiques. Le texte se poursuit par une étude des pays pris un à un selon une progression par rotation anti-horaire autour de la France à partir de la Suisse : Empire allemand, Belgique, Pays-Bas, Royaume-Uni et Irlande, péninsule ibérique (Espagne puis Portugal) et, enfin, Italie. Nulle justification n’est donnée à cet ordre. Sans doute en fallait-il un, et procéder de proche en proche ne semble pas dénué de simplicité et de commodité. Mais pourquoi commencer par la Suisse ? « Abrégé de l’Europe centrale » (Vidal de la Blache, 1889 : 64), « haute expression de la civilisation européenne » (Idem : 65), la Suisse semble surtout représenter un exemple magistral pour une démonstration récurrente dans l’ouvrage : il s’agit d’une contrée sans unité géographique et dont les conditions physiques ne sont pas particulièrement favorables, mais dont les communications avec les pays voisins et plus lointains sont actives et le sentiment national, intense. Le sens de l’histoire réside dans la capacité du peuple et des institutions suisses à forger l’unité à partir de la diversité, nonobstant les contraintes du milieu.

Diagnostic et prospective

Chacun des chapitres, y compris le premier qui traite de l’Europe dans son entier, obéit à un plan classique de description géographique, tel qu’on le retrouve dans la statistique ou les topographies régionales depuis le XVIIe siècle. Il s’agit d’envisager en premier lieu les caractéristiques relevant des faits physiques (structure et relief, hydrographie, climat et végétation) puis les traits humains (population et migrations, villes et développement urbain, économie). De manière plus originale, Vidal consacre presque systématiquement un développement à la question de l’unité et de l’identité nationales, et il s’efforce de saisir la tendance d’évolution politico-économique du pays, sa dynamique de développement. Ainsi, ces chapitres procèdent, d’une part, d’un diagnostic et d’un bilan qui n’hésitent pas à adopter une perspective historique très large, depuis le premier peuplement connu jusqu’au présent ; d’autre part, d’une évaluation des capacités à se transformer qui glisse parfois vers la prospective.

L’histoire n’est jamais absente des développements consacrés à la géographie physique. Vidal les assortit systématiquement de considérations relatives aux manières dont les populations se sont adaptées aux caractéristiques du milieu, ont mis en valeur les ressources, ont circulé ou bien ont fait souche. La durée le dispute au changement dans l’appréciation positive des potentialités d’un peuple. Ainsi, Vidal remarque, par exemple à propos de la Hollande, « une prospérité déjà ancienne, accrue par un esprit d’économie persévérante, [qui] a accumulé non seulement dans les villes, mais dans les campagnes, des capitaux considérables » (1889 : 231). Mais il salue aussi le développement rapide des villes d’Allemagne du Nord, lié au développement des communications, des nouvelles industries et du secteur bancaire (Idem : 133). La force des traditions le fascine tout autant que la capacité des territoires à se transformer. Ainsi, si la longue durée joue un rôle décisif dans le premier cas, c’est la capacité de changement et l’initiative qui sont mises en relief dans le second. Au total, il ne cesse de rechercher les facteurs qui rendent compte du dynamisme économique et, dans ce système causal, l’histoire et la géographie jouent à parts égales. Cette pensée de la temporalité est beaucoup plus souple et nuancée qu’une historiographie schématique en a laissé l’image : Vidal n’est pas toujours l’homme des permanences (Ribeiro, 2014); il est également sensible aux ruptures et au rythme (accélération, inertie).

Un contexte et des modèles

Avant l’écriture

Comment Vidal de la Blache a-t-il préparé la rédaction de son ouvrage ? États et nations de l’Europe est le fruit d’un long travail préliminaire fait d’érudition, de cartographie, de voyages et d’études de terrain. On peut estimer que le livre est fondé sur la quinzaine d’années de recherches consécutives à la thèse de doctorat. Des travaux concomitants à la rédaction impriment également leur marque sur le mode d’exposition retenu.

Le géographe s’appuie tout d’abord sur une documentation abondante et variée. Même si l’appareil de notes est très réduit, comme il est d’usage à l’époque, on peut repérer certaines références : des statistiques chiffrées (recensements de population notamment) ; des ouvrages contemporains d’histoire et des articles en français, allemand, anglais et italien ; une littérature classique constituée d’ouvrages en latin (Strabon, Vitruve, Pline, etc.), de mémoires de grands hommes ou des travaux de publicistes des XVIIIe et XIXe siècles (par exemple, les ouvrages d’Alexandre de Laborde sur l’Espagne) ; des revues de sociétés savantes locales et des bulletins de sociétés de géographie étrangères.

En ce qui concerne les géographes éminents, il est vraisemblable que Vidal en a largement utilisé deux, mais chacun n’a droit qu’à une seule mention explicite. Il s’agit d’Auguste Himly, alors professeur de géographie à la Sorbonne (1823-1906), cité à propos des cantons suisses (Vidal, 1889 : 53) et d’Élisée Reclus (1830-1905), à propos de la plaine du Pô. Nous revenons plus bas sur les modèles qu’ont pu offrir ces auteurs à Vidal. On sait que ce dernier s’était déjà imprégné de la lecture des travaux de Karl Ritter, mais il n’en est pas fait mention. Si les carnets de terrain dressés par l’auteur pendant ses voyages[6] n’aident guère à connaître ses lectures, le travail d’analyse de ses emprunts à la bibliothèque de l’École normale dans les années 1882-1888 nous informe plus précisément (Robic et Tissier, 2019 : 171-174). Concernant l’Allemagne, Vidal a en effet consulté les grands auteurs géographes Oskar Peschel (1836-1875), Ferdinand von Richthofen (1833-1905), Eduard Suess (1833-1912), Friedrich Ratzel (il s’agit de l’Anthropogeographie de 1882) et historiens Albert Forbiger (1798-1878), Heinich Nissen (1839-1912), ainsi que les Français Émile Worms (1838-1918) et Ernest Lavisse (1842-1922).

D’autre part, Vidal utilise et produit des cartes. Il s’appuie en effet sur les atlas et cartes des Petermanns geographische Mitteilungen publiés par la maison d’édition Justus Perthes, à Gotha, qui sont alors reconnus dans le monde entier pour leur qualité (Ginsburger, 2011). Il accompagne également son texte de cartes dessinées suivant ses instructions : chaque chapitre présente une carte (l’Empire allemand en comporte plusieurs) qui permet de suivre le mode d’exposition, notamment en ce qui concerne les fleuves, systématiquement descendus d’amont en aval dans la description géographique. À partir de 1886, Vidal travaille d’ailleurs à son Atlas général, qui paraîtra en 1894. L’importance de la lecture de la carte, qu’il pratique au quotidien, est manifeste dans la composition du texte et régit l’intelligence de l’Europe, telle qu’il veut la transmettre dans son ouvrage.

Mais loin d’être le résultat d’une étude limitée au cabinet, la description des pays environnant la France a été nourrie par leur visite. Dès son séjour à Athènes (1868-1869) et plus encore à partir de son premier poste à l’Université de Nancy (1872), Vidal se forge un programme de voyages en Europe, qu’il réalise à l’occasion des vacances d’été et parfois de celles du printemps. On peut aisément reconstituer ses destinations grâce à ses carnets manuscrits (tableau 1) et aux archives familiales (Sanguin, 1993).

TABLEAU 1

Voyages en Europe de Paul Vidal de la Blache de 1868 à 1887, d’après ses carnets

Voyages en Europe de Paul Vidal de la Blache de 1868 à 1887, d’après ses carnets
Source: Bibliothèque universitaire de la Sorbonne, 2021

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On sait que Vidal se déplace en train pour les grandes distances ; mais l’ouvrage de 1889 atteste d’un périple sur le Danube. Il serait intéressant de faire systématiquement le travail de rapprochement entre le texte d’États et nations de l’Europe et les carnets des années contemporaines de son écriture, afin de mieux saisir sa méthode de travail, notamment en ce qui concerne la documentation et l’observation sur le terrain. Cette analyse n’a toutefois été entreprise dans le cadre de cet article, qu’à titre de test[7], à l’aide du carnet 9 qui porte principalement sur le voyage fait en Allemagne et Autriche en 1885 et 1886 (Vidal de la Blache, 2019). D’une part, on peut observer que, dans le livre, Vidal ne reproduit pas l’ordre d’exposition de l’itinéraire du voyage de 1885-1886. L’ouvrage s’ordonne selon la topographie des bassins hydrographiques, des plateaux et des plaines et selon les divisions territoriales de l’empire, tandis que l’itinéraire va de ville en ville suivant le tracé des voies de chemin de fer. D’autre part, les notations du carnet, qui sont parfois reportées dans le livre, sont celles qui concernent la perception visuelle, olfactive et auditive des paysages, soient-ils naturels, ruraux ou urbains. Bien que l’on trouve d’assez nombreuses évocations d’objets, de sites ou de faits historiques (monuments, statues, musées, lieux, épisodes guerriers, etc.) et de brèves caractérisations de la vie des États ou de la sociabilité politique, il n’est pas possible de reconstituer une genèse des chapitres du livre, ni de l’explication historico-géographique à partir de ce carnet. Non pas que le terrain n’ait pas compté, dans la restitution sensible que donne Vidal des espaces traversés et dans l’intelligence des organisations territoriales, ce qui permet de dire que « sa géographie se nourrit d’histoire, qu’elle est autant territoriale que paysagère, autant politique que naturaliste » (Robic et Tissier, 2019 : 175). Mais entre le terrain et la rédaction, des étapes se sont interposées et ont prévalu, comme le travail sur la littérature savante disponible et sur les cartes.

Des modèles ?

Deux auteurs contemporains de Vidal, Auguste Himly (1823-1906) et Élisée Reclus (1830-1905), se sont aussi intéressés à l’Europe en géographes, tout en convoquant également les causes historiques. Aîné d’une génération par rapport à Vidal, Himly consacre son ouvrage principal à l’Histoire de la formation territoriale des États de l’Europe centrale, publiée en deux volumes en 1876. Son projet est assez similaire à celui que se donne Vidal pour les pays qui entourent la France:

Ramené continuellement par mon enseignement à la Sorbonne à étudier cette action et cette réaction incessantes de la géographie sur l’histoire et de l’histoire sur la géographie, j’ai entrepris, il y a bien des années déjà, d’écrire une Histoire de la formation territoriale de l’Europe moderne qui, prenant comme point de départ la géographie physique des grandes régions européennes, retraçât sommairement, pour chaque état actuellement existant, son origine et la réunion successive de ses parties intégrantes, ses agrandissements et ses pertes territoriales dans le mouvement général de la politique européenne, sa situation présente enfin au triple point de vue de la géographie, de la politique et de l’ethnographie. Expliquer l’organisation territoriale de l’Europe contemporaine tant par les conditions inhérentes à la nature du sol que par les vicissitudes de l’histoire, mettre en saillie les grands faits géographiques et historiques, ethnographiques et statistiques qui ont eu pour résultante l’ordre des choses présent, en un mot commenter et illustrer la carte actuelle de notre continent, tel est le but que je m’étais proposé en commençant et que je me suis efforcé de ne jamais perdre de vue

1876 : vi

Il commence son ouvrage par un ensemble de chapitres traitant des caractères généraux de la géographie physique de l’Europe, plus particulièrement l’Europe centrale. Puis le livre II est consacré à la géographie historique, et les livres suivants à l’histoire de chaque pays. Vidal, qui remplace Himly à la chaire de géographie de la Sorbonne en 1899, rend hommage à cette démarche de géographie historique, lors de sa leçon d’ouverture: « L’action de la nature n’est-elle pas submergée et comme étouffée sous la masse accumulée des faits historiques ? […] Le magistral ouvrage de M. Himly installe l’étude politique de l’Europe centrale sur une base géographique mais traite l’histoire historiquement » (1899 : 98).

Vidal semble ici pointer discrètement une lacune du travail d’Himly, qui ne parvient pas à entremêler la géographie et l’histoire, tel que le fera son cadet 13 ans plus tard. Il se donne sans doute une ambition plus exigeante, qui est de penser l’histoire géographiquement, c’est-à-dire de ne pas se contenter d’additionner la description d’un cadre géographique et le récit des événements, mais de comprendre comment les sociétés du passé ont tiré parti des ressources naturelles et des voies de communication, comment elles se sont groupées ou ont migré, quelle a été la répartition des hommes et des richesses et selon quelle logique. Dans cette histoire géographique – mais rappelons qu’Himly est titulaire d’une chaire de géographie historique et que c’est également un ouvrage de géographie que Vidal souhaite proposer –, il s’agit de rendre compte de la situation du présent à l’aide de remontées dans le passé. La démarche est ainsi différente de celle qui consiste à reconstituer la géographie à telle ou telle date, démarche cependant présente dans certains des travaux antérieurs de Vidal (sur Hérode Atticus, Marco Polo, par exemple) et de ses disciples, ainsi que dans le courant de la géographie historique représenté par des savants comme Auguste Longnon (1844-1911), spécialiste de la Gaule romaine qui, à l’aide d’archives et de travaux archéologiques, dresse l’état des territoires et répertorie les noms de lieux de cette époque, ou encore Vivien de Saint-Martin (1802-1896), spécialiste de l’Asie Mineure, de l’Inde primitive et des colonies grecques et romaines[8].

Dire ce que Vidal emprunte à Élisée Reclus est beaucoup plus difficile à attester, bien que le géographe anarchiste montre, lui aussi, une propension à conjuguer l’histoire et la géographie (Ozouf-Marignier, 2020). La question des limites de l’Europe est sans nul doute une préoccupation commune (Ferretti, 2014). La mise en cause des limites conventionnelles (administratives et politiques) au profit des limites naturelles, ainsi que la sensibilité aux communications (voies naturelles et édifiées) est également fortement présente chez les deux auteurs. En revanche, on ne repère pas, dans États et nations, une attention aux conditions sociales aussi soutenue que celle de Reclus, encore que Vidal aborde souvent la question de la pauvreté, notamment à propos des ouvriers agricoles italiens. Il resterait à comparer point par point la description de telle ou telle région, ou pays, dans les volumes de la Nouvelle géographie universelle reclusienne consacrés à l’Europe (1876-1894) et dans l’ouvrage vidalien de 1889. Toutefois, l’exercice ne serait fructueux que si l’on tenait compte du volume des développements dédiés à chaque pays, beaucoup plus important dans une géographie universelle que dans un volume de synthèse.

Géographie et histoire : les dynamiques territoriales en Europe

L’originalité du travail de Vidal apparaît dans sa manière de retracer la destinée des contrées décrites. L’attention se concentre sur les conditions de l’émergence de telle ville ou du développement de telle région. Le facteur du sentiment national ou régional est toujours examiné selon le postulat qu’une volonté commune de construire un projet d’exploitation des ressources ou de mise en valeur d’un milieu est une source de réussite, voire de maintien du succès dans le temps. Enfin, l’analyse du déclin comme de l’avenir des pays européens apparaît comme une préoccupation privilégiée. Ce sont ces traits saillants que nous retenons, sans prétention à l’exhaustivité, pour illustrer les facettes du raisonnement historico-géographique de Vidal de la Blache.

Naissance et développement des pays et des villes

La méthode de Vidal consiste à entremêler les caractéristiques de géographie physique et les actions historiques pour fonder l’explication des situations territoriales. Chaque cas est le résultat d’une combinaison de facteurs spécifiques. Si l’auteur n’applique aucune typologie, on peut néanmoins dégager des constantes dans son raisonnement.

L’analyse des conditions géographiques le conduit à repérer quelles sont les ressources naturelles liées au site, à la géologie, au climat, et à dresser un bilan des avantages ou handicaps concernant la situation : position dans un système de relations (communications, liens politiques ou économiques avec d’autres contrées). Cette évaluation débouche sur le constat de difficultés ou de facilités. Un exemple d’affrontement lié à des caractéristiques géographiques défavorables est fourni par la Hollande dont la lutte contre les incursions marines ou les débordements fluviaux a été incessante à travers les siècles. Elle apparaît ainsi comme le prototype de la conquête du milieu. En revanche, Naples a bénéficié de la fertilité du sol produit par les épanchements volcaniques (1889 : 513), d’une baie exceptionnelle et d’une situation avantageuse au coeur de la Méditerranée. Une population nombreuse a pu s’y concentrer, même si elle est sujette à la misère et à l’entassement (Idem : 519). Il s’agit, dans le cas napolitain, de mettre en valeur la fécondité des terres agricoles et de tirer avantage de la navigation et du commerce.

Dans ces exemples que nous rapportons à grands traits, on pourrait redouter un excès de schématisme ou une causalité simpliste. En réalité, Vidal aime aussi peindre les retournements de situations ou les bifurcations. À l’origine de Berlin, il y a des conditions naturelles défavorables qui peuvent être transformées en position de défense stratégique : des bois, des marécages, un réseau compliqué de cours d’eau:

Lorsque l’on reconstitue, au moyen d’une carte détaillée, l’ensemble de circonstances physiques qui se rencontrent autour de Berlin, il semble que leur concours justifie le choix des princes politiques et guerriers qui y fixèrent leur capitale. Dans les rivières et les petits lacs qui l’enveloppent de leurs replis, dans les grandes lignes de bois qui la couvrent à l’ouest, on aperçoit les éléments naturels d’un système de défenses. Berlin n’est pas fortifié, mais on sait qu’il fut facile en 1813 d’improviser des obstacles sérieux autour de ses abords

Idem : 128-129

Les possibilités de circulation sont un facteur positif, mais il faut qu’une volonté politique forte, celle du Grand Électeur, s’impose pour enclencher une dynamique de croissance.

Le facteur national, le régionalisme

Le projet politique et la puissance de la cohésion nationale sont en effet considérés comme des causes déterminantes du maintien ou du développement d’un espace géographique. L’esprit national ou régional, à la fois dans sa composante politique et comme expression mémorielle et culturelle, est un élément moteur de la vitalité territoriale. À la différence du nationalisme barrésien, Vidal (1889 : 41) exalte, non la terre et le génie des lieux, mais plutôt, à la manière de Renan, la volonté de construire une destinée commune:

Mais le mot nationalité exprime autre chose et plus qu’un simple rapport de langage. Une nation est un être moral. La nature et les combinaisons de la politique préparent, l’histoire cimente ces associations que nous appelons des nations ou des peuples ; mais elles vivent de souvenirs, d’idées, de passions, de préjugés même mis en commun. Si cette intimité n’existe pas, on n’a qu’à voir ce qui se passe entre Anglais et Irlandais pour reconnaître que la communauté de langue est de peu d’effet. Au contraire, l’exemple de l’Alsace, si française avec son patois allemand, montre qu’il y a des sympathies qui valent mieux que des affinités de langage, et qu’en dépit des classifications les mieux fondées de la grammaire, il se forme des liens qu’on ne peut rompre sans atteindre les fibres de l’âme.

À propos de la Suisse, Vidal observe qu’elle ne comporte ni unité géographique, ni unité linguistique, ni unité religieuse, mais qu’elle « est un État qui a ses racines dans le passé » (Idem : 46) et il ajoute : « L’âme de cette confédération est un sentiment de nationalité vivace, qui a fait ses preuves » (Idem : 45). Cependant, il ne s’agit pas pour le géographe d’imposer un déterminisme nationaliste face au faisceau de faits qui expliquent une situation. Concernant la Hollande, par exemple, le facteur naturel et le facteur économique ont joué, en partage avec la volonté de former une communauté, dans la transformation de trois populations, les Frisons, les Francs et les Saxons, en une nation :

Avant que l’histoire en décidât, l’isolement géographique et les nécessités de la lutte pour la protection du sol avaient préparé l’existence d’un peuple hollandais. […] La Hollande libre prit un tel essor comme puissance maritime, commerciale et coloniale ; elle sut se maintenir avec tant d’énergie tour à tour contre l’Espagne, l’Angleterre et la France, qu’elle alla s’affermissant davantage dans la conscience de sa nationalité

Idem : 243

On retrouve des développements similaires dans les chapitres consacrés à l’Écosse et à l’Irlande, mais ils sont parfois entachés d’une caractérologie des nations quelque peu schématique et impressionniste. Vidal semble céder aux antiennes d’un système de pensée souvent rapporté à Montesquieu et qui consiste à attribuer aux peuples, aux nations ou même aux régions, quelques traits de caractère supposément saillants. Ce système de pensée, revisité au XIXe siècle par l’anthropologie physique, d’une part, et par la psychologie des peuples, d’autre part, met souvent en relation ces caractères particuliers avec des considérations ethniques et géographiques. Courant dans les descriptions géographiques, statistiques descriptives, topographies et autres genres consacrés à la peinture du territoire[9], il est encore bien présent dans le dernier quart du siècle[10].

Les passages portant sur les régionalismes sont plus convaincants, Vidal étant visiblement sensible au mouvement contemporain de réveil des provinces et des nationalités (Mercier, 2001). En ce qui concerne la Belgique qu’il partage, dans son analyse, en Belgique flamande et Belgique wallonne, il ne lui semble pas qu’un scénario de séparation soit légitime ni probable. Le Pays basque retient son attention comme illustration d’un paradoxe : celui d’un pays de passage (facteur géographique) où la langue et les coutumes sont pourtant demeurées intangibles (facteur historique) (Vidal de la Blache, 1889 : 352), ce qui n’empêche pas l’auteur de prévoir, à tort, la disparition de la langue basque : « Notre siècle, peu favorable au maintien des autonomies locales, a détruit ce qui restait de celle-ci. La langue basque est en train de disparaître, et sous l’influence des chemins de fer, du service militaire, des villes, une lente transformation s’opère dans l’esprit, même des habitants » (Idem : 353).

La description du caractère catalan pointe justement vers la relation de la région catalane à Madrid et au reste de l’Espagne. Il ne s’agit pas ici uniquement de langue, mais aussi de richesse économique et d’aptitude au commerce. Les velléités autonomistes de la Catalogne sont considérées comme sérieuses par Vidal, qui laisse transparaître son admiration pour le « génie pratique » d’un peuple qui dénigre volontiers le « donquichottisme castillan » (Idem : 398). Il semble que Vidal ne s’attache pas au régionalisme en tant que tel – il ne s’engage pas dans l’évocation des enjeux politiques – mais plutôt à son rôle de moteur ou, tout au moins, d’expression du dynamisme économique. Une position qu’il adopte également à propos des régionalismes en contexte français, comme c’est le cas pour le mouvement lorrain (Ozouf-Marignier, 2000). En ce sens, il est, selon moi, plus « régionalisateur » que régionaliste. Tout au moins, son régionalisme s’accommode mieux de l’argument économique que du combat politique. On perçoit ainsi sa préoccupation, dès les années 1880, concernant la capacité des pays et régions à se développer, comme une question majeure de la géographie.

Le déclin

C’est pourquoi, dans une perspective de géographie historique, les raisons du déclin entrent également dans sa grille de lecture des pays européens, comme reflet d’un changement de configuration dans les relations politiques, productives et commerciales, et éventuellement, d’un affaiblissement du sentiment national. Venise est l’exemple d’une décadence liée à l’apparition d’une nouvelle géographie des relations commerciales:

L’isolement de Venise fut, dans le principe, une des principales causes de sa grandeur. Échappant aux révolutions qui bouleversaient l’Italie, longtemps vassale intéressée de l’Empire grec, elle eut toute liberté pour s’assurer du littoral dalmate et développer ses relations avec Alexandrie. Ses navires visitaient tous les ports du Levant, avant que la ville possédât un pouce de terrain sur la côte opposée de terre ferme. Elle avait fondé des colonies florissantes dans toute la Méditerranée orientale et la mer Noire, avant que Padoue, située à quelques lieues de la côte, reconnût son autorité. Sa puissance territoriale en Italie ne se constitua guère qu’au quinzième siècle. Cette extension fut plus d’une fois pour elle une source de dangers mais en la mêlant aux affaires communes de l’Italie, elle fit germer en elle le sentiment d’une patrie plus étendue que l’ancienne patrie vénitienne. Nulle part, en 1848, le mouvement national ne se manifesta avec plus de force qu’à Venise ; la lutte obstinée qu’elle soutint pendant dix-sept mois, sous la direction du président Manin, contre les Autrichiens, émut toute l’Europe. Pourtant, lorsqu’il lui fut permis en 1866 d’entrer à son tour dans les cadres du nouveau royaume, il était difficile de conserver des illusions sur l’avenir. Les bases de l’ancienne grandeur n’existent plus. Les places sont prises non seulement dans le Levant, mais même dans l’Adriatique, où Trieste a hérité de la clientèle maritime des populations dalmates et de la suprématie commerciale

Vidal de la Blache, 1889 : 471

Lisbonne a connu, elle aussi, le rayonnement et la croissance au début du XVIe siècle, après la découverte des Amériques, puis le déclin : « Il y avait à cette prospérité deux causes : l’une qui ne pouvait être que passagère, parce qu’elle tenait à une combinaison d’événements historiques ; l’autre qui devait durer ou du moins revivre parce qu’elle reposait sur des rapports naturels. Lisbonne cessa d’être le grand marché d’épices pour l’Europe entière, quand la puissance coloniale du Portugal fut tombée sous les coups des Hollandais » (Idem : 414). Contrairement à Venise, Lisbonne laisse Vidal imaginer un renouveau qui reposerait sur les échanges transatlantiques de toute l’Europe avec l’Amérique latine ou avec l’Afrique, la position du port portugais comme point d’escale pour la navigation étant éminemment favorable.

Vidal pense donc un monde fluide et mouvant à l’échelle des siècles et de la planète. Nulle contrée n’est condamnée à un destin irrévocable, la localisation des richesses dépend à la fois de conditions locales et des interactions que les sociétés peuvent déployer au dehors.

L’avenir européen en 1889

Certains des passages les plus éloquents de l’ouvrage se trouvent dans les parties conclusives de chaque chapitre, où Vidal se hasarde à évaluer les potentialités de développement, les menaces qui pèsent sur l’avenir, les tendances profondes d’évolution. L’Empire allemand est jugé puissant et susceptible d’expansion. L’auteur évoque l’éclipse de l’image du Saint-Empire au profit d’une mémoire plus ancienne, celle de l’empire de Charlemagne. Il cite des ouvrages scolaires qui affirment que l’Allemagne a des droits historiques sur les pays du Rhône. La Suisse, la Belgique, le Luxembourg, les Pays-Bas et le Danemark figurent dans ces manuels comme « États allemands extérieurs » situés dans l’orbite du nouvel empire (Vidal de la Blache, 1889 : 203-204). Vidal s’inquiète de cette puissance qui semble s’affirmer inexorablement. Au fil des pages, il a constamment salué le dynamisme et l’essor des villes et régions allemandes, mais il dénonce fermement l’usage qui pourrait être fait de prétendus droits historiques par l’Allemagne pour revendiquer certains territoires.

Les îles britanniques lui inspirent un autre pan de prospective, ciblée sur les effets de l’affaiblissement de la colonisation. La puissance coloniale britannique et la richesse marchande et financière qui en découle sont nettement analysées, ainsi que les liens d’affaires subsistant avec une ancienne colonie, les États-Unis. C’est l’universalité planétaire de cette puissance qui frappe l’auteur:

Par ses dépendances extérieures la Russie est une puissance asiatique ; la France est une puissance africaine, qui s’efforce depuis peu de devenir aussi asiatique. La sphère d’activité coloniale de la Hollande est à peu près confinée dans l’archipel de la Sonde. Celle de la Grande-Bretagne s’étend sur tous les continents et sur toutes les mers. À l’avantage que lui donnent l’étendue et la population de ses colonies elle joint celui de leur ubiquité. Il n’est pas de parties du globe où le commerce britannique ne dispose d’établissements qui servent de centres de rayonnement à son influence

Idem : 318

La réussite britannique se traduit par la concentration et la mise en mouvement d’une masse considérable de capitaux et par l’organisation particulièrement efficace du système commercial. Puis Vidal relève des « symptômes et changements » (Idem : 324) qui traduisent l’amoindrissement de la croissance économique. En effet, la part du commerce extérieur dans l’ensemble des transactions diminue régulièrement depuis 1830 ; l’Allemagne et les États-Unis disputent la production de charbon à l’Angleterre. Quant à la flotte anglaise, elle perd sa suprématie en raison du développement de celles d’autres pays européens ou de la Russie. La situation géopolitique a également changé avec les avancées des positions de la Russie en Asie. Enfin, la géographie du commerce s’est modifiée:

Les soies du Levant arrivent à Marseille sans subir l’intermédiaire du marché anglais ; il en est de même au Havre pour le café, à Anvers pour les laines, à Brême pour le pétrole, et en général dans tous ces ports pour beaucoup d’articles destinés à la consommation continentale.

D’ardents compétiteurs sont à l’oeuvre pour disputer à l’exportation anglaise les marchés du Levant, de l’Extrême-Orient, de l’Océanie, de l’Amérique centrale. L’Allemagne surtout lui inspire des alarmes dont on trouve l’écho dans les rapports consulaires

Idem : 325

La clairvoyance de Vidal consiste à lire cette évolution non pas comme si elle était endogène, mais à la replacer dans l’ensemble des interactions spatiales qui se déploient à l’échelle mondiale:

Ce n’est pas l’Angleterre qui a changé ; son organisation militaire n’est pas inférieure à ce qu’elle était au temps où son influence passait pour prépondérante ; son énergie industrielle et commerciale ne trahit pas de langueur. L’esprit d’initiative n’a pas fléchi. Quel peuple a mieux su résister jusqu’à présent à la prospérité ? Mais autour d’elle les conditions se modifient lentement dans un sens de moins en moins favorable au maintien de la position exceptionnelle qu’elle avait atteinte et dont la création de ce vaste empire colonial est comme le signe extérieur

Idem : 327

Vidal considère que son empire colonial est devenu pour l’Angleterre une source de fragilité, mais qu’il est si étroitement associé à l’organisation économique de la métropole que s’en détacher ne serait pas sans conséquences néfastes. Concernant l’Italie, l’auteur est sévère dans son diagnostic, bien que nuancé ; il mesure les handicaps, les efforts accomplis dans le domaine économique, notamment au Nord, dans l’industrie et dans toute la péninsule pour les voies de communications. Il admire aussi la construction de l’unité italienne et l’élan pour rendre solidaires les régions historiques, mais il juge préoccupants le déséquilibre de la balance du commerce, l’intensité de l’émigration et, surtout, la mauvaise gestion des terres et du travail agricole.

Au total, la propension du professeur à tourner son regard vers l’avenir et à donner des pistes de prospective selon un discours prudent, qui suggère plus qu’il ne préconise, mais toujours perspicace, est un trait majeur de l’ouvrage. Vidal y montre aussi sa capacité à mettre en relation les échelles, depuis la ville ou la région jusqu’au monde entier, en passant par les États et nations. On tire de cette géographie historique l’idée que nul phénomène ne peut être pensé isolément, en dehors d’un contexte spatiotemporel dont il convient de repérer les composantes déterminantes, toujours provisoires et sujettes au mouvement.

Dans cet ouvrage, la composition du tableau européen à l’aide d’une multitude de facteurs et de la profondeur du temps long est fort éloignée du déterminisme qu’on a prêté à la géographie vidalienne au début du XXe siècle ou bien lors de sa réévaluation dans les années 1970. Le possibilisme est certainement présent, au sens où Vidal manifeste une attention soutenue aux potentialités des territoires. Toutefois, en 1889, plus que les promesses du milieu, il met surtout en évidence la force de la volonté politique individuelle et collective. Ce facteur d’évolution est très sensible, alors qu’il s’amoindrit dans le Tableau de la géographie de la France, comme si l’auteur était contraint par la commande d’une description devant servir de toile de fond intemporelle au déroulement de l’histoire. Vingt-cinq ans avant le premier conflit mondial et vingt ans après la guerre de 1870, on sent Vidal peu confiant dans la stabilité européenne. Est-ce pour cette raison qu’il ne conclut pas l’ouvrage ? Il se contente de s’abriter derrière l’idée qu’il a accompli un exercice de style, comme en témoigne la fin de la préface : « Qu’il nous soit permis de présenter cet essai à ceux qu’intéressent ces délicates questions de méthode (Idem : vi). » Il est vrai qu’à travers les lignes, on croit souvent deviner le souhait de Vidal d’aller plus loin dans l’analyse des pays, comme il le fera par disciples interposés et, bien des années plus tard, avec la mise sur pied de la Géographie universelle (1927-1948).

Conclusion

À travers son « essai » de 1889, que nous propose Vidal de la Blache ? Il est intéressant de se souvenir que son avant-propos parle de composition géographique à l’aide de l’histoire et non de géographie historique. Il prend ses distances par rapport à une géographie qui traite l’histoire historiquement, et ne fait nulle référence au titulaire de la chaire de géographie historique au Collège de France, Auguste Longnon. Il ne livre pas non plus une introduction géographique à l’histoire, comme il le fera pourtant 15 ans plus tard en acceptant la commande d’un tableau géographique précédant l’Histoire de France par Lavisse.

D’un autre côté, il s’apprête à lancer une revue bien distincte de la Revue de géographie qui affirme son lien avec l’histoire. S’agit-il d’une proposition qui ménage la position de l’auteur dans la compétition ardue que se livrent les courants scientifiques et les disciplines pour maintenir ou conquérir une reconnaissance et une assise ? On peut aisément trouver des arguments pour défendre cette idée. Vidal n’est encore que maître de conférences et ménage ses bonnes relations avec les historiens, en position dominante dans l’université. Toutefois, la proposition scientifique qu’il soumet comporte une véritable originalité et il est permis de penser qu’elle n’obéit pas seulement à un calcul de circonstance. Vidal entend en effet comprendre la géographie du présent à l’aide de ses déterminants naturalistes, mais également de ses facteurs d’explication historique. Par le terme « composition », il signifie à la fois, me semble-t-il, la variété des cas de figure de cette combinaison historico-géographique où les caractéristiques du milieu et les faits du passé se font inégalement pesants ; où il faut, dans certains cas, remonter à l’époque romaine et dans d’autres, saisir des dynamiques plus récentes. Dans les situations étudiées, l’attention se porte sur la temporalité saisie en termes de naissance et de développement, de croissance et de décroissance, de longue durée ou de changement rapide. Un tel programme, quoique Vidal parle de leçon de méthode, n’a pas été suffisamment explicité et théorisé. Il n’a été que discrètement mis en pratique, dans les débuts des Annales de géographie et dans certains chapitres des grandes thèses régionales soutenues sous la direction de Vidal (celle d’Albert Demangeon et de Jules Sion, par exemple).

Le tournant naturaliste donné à la géographie, du vivant même de Vidal puis plus tard, est à lire en tenant compte d’un nouveau contexte scientifique : montée de la sociologie durkheimienne, renouveau de l’histoire autour d’Henri Berr puis de Lucien Febvre et Marc Bloch, multiplication des chaires de géographie, etc. Se hasarder à faire de la géographie historique dans l’émulation, voire le conflit, qui animait les disciplines n’était sans doute pas une voie raisonnable. Le croisement entre histoire et géographie en France dans cette période, quoique déjà bien travaillé (Rhein, 1982 ; Mucchielli, 1998 ; Wolff, 1998 ; Calbérac, 2007), mériterait une étude à part entière débordant le cadre de cet article. Force est de constater que la géographie historique s’est amenuisée dans le premier quart du XXe siècle. Elle retrouve une belle occurrence avec l’oeuvre de Roger Dion (1896-1981) qui, rendant hommage à Vidal de la Blache et Albert Demangeon, affirme « la vanité d’une géographie humaine qui ne serait pas éclairée par l’histoire » (Dion, 1990 : 24-25). En fondant la géographie « rétrospective » dans sa leçon d’ouverture donnée au Collège de France en 1948, il renoue, en lui donnant une explicitation plus nette, avec la méthode de Vidal. Cette méthode consiste, à partir de l’observation de la situation d’aujourd’hui, à rechercher la part combinée de l’histoire (plus ou moins longue) et de la géographie dans l’explication de la configuration de l’espace (paysages, villes, voies de communications, etc.). Il ne s’agit pas du déroulement linéaire d’un récit qui, des temps anciens, aboutirait au présent, mais de la recherche, dans des passés d’âges divers, des causes historiques qui rendent compte de la genèse des formes actuelles[11].