Recensions

Au nom des femmes. « Fémonationalisme » : instrumentalisations racistes du féminisme, de Sara R. Farris [trad. July Robert], Saint-Joseph-du-Lac, M Éditeur, 2022, 304 p.[Record]

  • Loïg Pascual

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  • Loïg Pascual
    Doctorant en histoire de la pensée politique, École d’études politique, Université d’Ottawa
    lpasc021@uottawa.ca

L’actualité de la science politique est saturée par les obsessions médiatiques sécuritaires mêlées à la montée inexorable des formations d’extrême droite dans les démocraties libérales. C’est sur ce terrain que s’est enracinée la discussion oppositionnelle entre pluralité culturelle et féminismes, incarnée par l’essai de la philosophe Susan Moller Okins, Is Multiculturalism Bad for Women?, publié initialement en 1999. Si l’on suit l’ouvrage de Sara R. Farris publié en 2017 en anglais et traduit en 2022, celui-ci alimente une tendance fémonationaliste – condensé de « nationalisme féministe et fémocratique » (p. 15) –, soit la convergence entre mesures d’intégration civique, nationalismes et féminismes. S’écartant des controverses scolastiques sur la compatibilité entre philosophie féministe et multiculturalisme, Farris revient au concret des campagnes islamophobes mises en oeuvre par les médias et dans les politiques publiques. Dans la lignée de chercheuses comme Silvia Federici et Hester Eisenstein, son enquête ne se contente pas de décrire une énième instrumentalisation intéressée des discours promouvant l’égalité des sexes. Son ouvrage a pour ambition de construire un cadre théorique démontrant que le fémonationalisme est à la fois une « formation idéologique » et une « économie politique néolibérale » (p. 18). C’est donc une thèse forte qui, suivant la compréhension marxiste-althusserienne de l’idéologie, souligne le rôle joué par un discours dans la reproduction sociale, oblitérant ici l’exploitation des femmes migrantes en Europe de l’Ouest. L’enquête de Farris se concentre sur trois pays, la France, l’Italie et les Pays-Bas, et allie l’analyse du discours à la sociologie de l’immigration pour étudier certaines « représentations et conceptualisations dans l’imagerie culturelle européenne occidentale » (p. 17). Les deux premières parties de l’ouvrage tracent les contours de la notion de « fémonationalisme » qu’il serait précipité d’interpréter comme une simple déviation des féminismes ou un aspect de la tendance populiste. Dans les pays étudiés, les discours sur l’immigration et l’égalité des sexes se focalisent exclusivement sur les pratiques religieuses musulmanes, teintés de ce que la sociologue Christelle Hamelle nomme une « racialisation du sexisme » (p. 81), défavorables aux fils et favorables aux filles de migrants. Les organisations politiques d’extrême droite comme le Parti de la liberté de Geert Wilders, le Front national de Marine Le Pen ou la Ligue du Nord de Matteo Salvini s’en servent de script anti-islam d’autant plus saillant que leur programme politique reste assez silencieux sur certaines questions, dont la parité ou l’avortement. Ces innovations rhétoriques, cristallisées autour de moments comme la campagne contre l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne, ont pour particularité de converger avec un ensemble de discours féministes, tenus par des représentantes mainstream, associatives ou institutionnelles (fémocrates). Farris évoque ainsi le concours de personnalités publiques comme Ayaan Hirsi Ail aux Pays-Bas, Élisabeth Badinter et Fadela Amara en France – entendues par la commission [André] Gérin visant à interdire le port de la burqa dans les lieux publics –, ou encore Monica Lanfranco en Italie… Farris opère un pas de côté pour discuter la notion de populisme qui ne permet ni de comprendre la genèse historique de cette tendance, ni la façon spécifique dont elle interpelle les femmes migrantes ou représente les cultures non occidentales. Elle reconstitue la façon dont le « portrait de la nation sous l’aspect d’une femme rend possible la naturalisation du projet politique nationaliste » (p. 108). Elle montre alors comme ces discours donnent à la fois un rôle central – mais un pouvoir seulement métaphorique – aux femmes comme reproductrices biologiques de la nation et dépositaires de ses valeurs. Le rejet viscéral des migrants ou de l’Autre masculin, tout comme les récits fantasmés de sauvetage des …