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L’actualité de la science politique est saturée par les obsessions médiatiques sécuritaires mêlées à la montée inexorable des formations d’extrême droite dans les démocraties libérales. C’est sur ce terrain que s’est enracinée la discussion oppositionnelle entre pluralité culturelle et féminismes, incarnée par l’essai de la philosophe Susan Moller Okins, Is Multiculturalism Bad for Women?, publié initialement en 1999. Si l’on suit l’ouvrage de Sara R. Farris publié en 2017 en anglais et traduit en 2022, celui-ci alimente une tendance fémonationaliste – condensé de « nationalisme féministe et fémocratique » (p. 15) –, soit la convergence entre mesures d’intégration civique, nationalismes et féminismes. S’écartant des controverses scolastiques sur la compatibilité entre philosophie féministe et multiculturalisme, Farris revient au concret des campagnes islamophobes mises en oeuvre par les médias et dans les politiques publiques. Dans la lignée de chercheuses comme Silvia Federici et Hester Eisenstein, son enquête ne se contente pas de décrire une énième instrumentalisation intéressée des discours promouvant l’égalité des sexes. Son ouvrage a pour ambition de construire un cadre théorique démontrant que le fémonationalisme est à la fois une « formation idéologique » et une « économie politique néolibérale » (p. 18). C’est donc une thèse forte qui, suivant la compréhension marxiste-althusserienne de l’idéologie, souligne le rôle joué par un discours dans la reproduction sociale, oblitérant ici l’exploitation des femmes migrantes en Europe de l’Ouest. L’enquête de Farris se concentre sur trois pays, la France, l’Italie et les Pays-Bas, et allie l’analyse du discours à la sociologie de l’immigration pour étudier certaines « représentations et conceptualisations dans l’imagerie culturelle européenne occidentale » (p. 17).

Les deux premières parties de l’ouvrage tracent les contours de la notion de « fémonationalisme » qu’il serait précipité d’interpréter comme une simple déviation des féminismes ou un aspect de la tendance populiste. Dans les pays étudiés, les discours sur l’immigration et l’égalité des sexes se focalisent exclusivement sur les pratiques religieuses musulmanes, teintés de ce que la sociologue Christelle Hamelle nomme une « racialisation du sexisme » (p. 81), défavorables aux fils et favorables aux filles de migrants. Les organisations politiques d’extrême droite comme le Parti de la liberté de Geert Wilders, le Front national de Marine Le Pen ou la Ligue du Nord de Matteo Salvini s’en servent de script anti-islam d’autant plus saillant que leur programme politique reste assez silencieux sur certaines questions, dont la parité ou l’avortement. Ces innovations rhétoriques, cristallisées autour de moments comme la campagne contre l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne, ont pour particularité de converger avec un ensemble de discours féministes, tenus par des représentantes mainstream, associatives ou institutionnelles (fémocrates). Farris évoque ainsi le concours de personnalités publiques comme Ayaan Hirsi Ail aux Pays-Bas, Élisabeth Badinter et Fadela Amara en France – entendues par la commission [André] Gérin visant à interdire le port de la burqa dans les lieux publics –, ou encore Monica Lanfranco en Italie…

Farris opère un pas de côté pour discuter la notion de populisme qui ne permet ni de comprendre la genèse historique de cette tendance, ni la façon spécifique dont elle interpelle les femmes migrantes ou représente les cultures non occidentales. Elle reconstitue la façon dont le « portrait de la nation sous l’aspect d’une femme rend possible la naturalisation du projet politique nationaliste » (p. 108). Elle montre alors comme ces discours donnent à la fois un rôle central – mais un pouvoir seulement métaphorique – aux femmes comme reproductrices biologiques de la nation et dépositaires de ses valeurs. Le rejet viscéral des migrants ou de l’Autre masculin, tout comme les récits fantasmés de sauvetage des migrantes ou de l’Autre féminin – mis en exergue par la théoricienne Gayatri Spivak dans son essai de 1985, Can the Subaltern Speak? –, sont des aspects de ce nationalisme ethnique duquel le racisme « est le corollaire nécessaire » (p. 113). Farris affirme alors que l’adoption de ces schèmes de pensée dichotomiques et des « récits de sauvetage » doit se comprendre à la lumière des héritages coloniaux.

Dans la troisième partie de l’ouvrage, Farris se positionne contre la thèse des chercheurs Christian Joppke et Yasemin Soysal selon qui le thème de l’égalité des sexes dans les politiques d’intégration civique témoigne de leur caractère libéral. Au contraire, le coeur de sa démonstration porte sur la façon dont ces politiques renforcent les régulations migratoires : « l’injonction faite aux immigrés à s’intégrer […] constitue un moment performant […] pour le renouvellement des fondements de la nation en tant que communauté imaginaire » (p. 165). Malgré la mobilisation de thèmes relatifs à l’égalité des sexes, les lois mettent l’accent sur la famille et paraissent toujours écrites en référence aux pratiques supposées arriérées des migrants non occidentaux. À travers les femmes migrantes, elles mesurent « la volonté de [leur] communauté à s’intégrer […] leur volonté de se débarrasser des vêtements musulmans considérés comme signe évident d’une inclusion difficile » (p. 154). Présentés comme des outils devant permettre aux migrantes de déconstruire les rôles de genre, ces dispositifs d’intégration soutenus par certaines féministes renforcent « les rôles sexospécifiques traditionnels et l’injustice entre les hommes et les femmes » (p. 177). Cette contradiction s’explique par la façon dont une partie des féministes reprend sans discernement l’idéal d’accès à des emplois rémunérés comme levier d’autonomie sans percevoir – ou en ignorant volontairement – la façon dont ces mesures pressent les migrantes d’accepter en priorité « des emplois peu qualifiés dans le secteur du soin à autrui » (p. 188). Le discours néolibéral du workfare sert surtout à exposer « le corps féminin afin [qu’il] circule “conformément au paradigme du marché” » (p. 265). Farris qualifie cet engagement – qui se concentre sur des ajustements formels sans engendrer de critique du système – de « féminisme néolibéral », qui fait du salariat une étape nécessaire, sanctionnant une hiérarchie du développement culturel et reproduisant une « distance temporelle » (p. 210) vis-à-vis des autres femmes encore en voie d’émancipation.

La dernière partie et la conclusion de l’auteure se présentent comme une contribution au cadre marxiste de « l’armée de réserve du capital ». Selon elle, l’insuffisance de cette notion se révèle lorsqu’il est question des tâches genrées que sont les activités du soin à autrui, moins sensibles aux crises économiques, impossibles à automatiser ou à délocaliser. Les travailleuses migrantes n’accroissent donc pas la concurrence, au contraire, elles aident « les femmes d’Europe occidentale à dissoudre la question du genre en se substituant à elles au sein du ménage » (p. 242). Farris parle alors d’armée régulière pour qualifier ce « travail socialement reproductif marchandisé effectué par la main-d’oeuvre immigrée » (p. 258). C’est de la matérialité de ce rapport social que s’explique selon elle le double discours, autant présent chez les féministes qu’à l’extrême droite, soumettant les immigrées non occidentales « à des procédures exceptionnelles de régularisation [, recevant] même des offres de “sauvetage” de leurs cultures prétendument arriérées » (p. 257).

Le travail de Sara R. Farris est précieux comme tentative de formulation d’un cadre analytique cohérent pour saisir un processus qui structure les clivages politiques contemporains. La tentation est grande de généraliser rapidement la notion de « fémonationalisme » pour la porter d’un champ à l’autre des études féministes en omettant le contexte historique et géographique précis duquel elle est extraite. Définie ici dans le cadre spécifique de trois pays d’Europe de l’Ouest, la focale sur leurs lois et héritage colonial écarte la circulation internationale des idées et l’émulation entre modèles politiques. Farris suggère elle-même l’extension de son concept en proposant la comparaison avec la singularité et l’universalité de la forme nation. Au nom des femmes se présente donc davantage comme un champ ouvert d’investigation, appelant à affiner la description de catégories flottantes comme celle de « féminisme néolibéral », sans quoi celles-ci, plongées dans leur actualité, risquent la réduction à l’anathème sans prise sur les événements. On peut évoquer la façon dont l’ouvrage, pour les besoins de sa démonstration, tend à opérer de façon binaire, opposant un féminisme occidental dont les seules dépositaires seraient les classes blanches privilégiées face à un potentiel décolonial monolithique qui efface les éventuels contre-discours des femmes migrantes et musulmanes. Ce serait alors manquer l’importance de ces recherches qui, en rendant saillante la façon dont les appropriations féministes peuvent se faire au service de projets de domination, indiquent la nature des conditions sociales préalables à l’usage émancipateur des projets féministes.