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Il n’est pas besoin de présenter longuement Adam Tooze. Historien, on lui doit notamment Le salaire de la destruction (Les Belles Lettres 2012), sans doute l’étude la plus approfondie des finances et de l’économie du IIIe Reich, et Le Déluge, 1916-1931 : Un nouvel ordre (aussi aux Belles Lettres 2016), qui analyse l’émergence des États-Unis comme puissance mondiale au lendemain de la Première Guerre mondiale. Mais c’est avec Crashed. How a Decade of Financial Crises Changed the World (Viking 2018), une histoire « à chaud » ou presque de la crise de 2008 et de ses suites, que Tooze s’est imposé comme intellectuel public et analyste économique. Dans cet ouvrage, il insistait sur la capacité des banquiers de la Réserve fédérale américaine à recourir à des moyens inédits pour stabiliser l’économie mondiale, comme la politique d’assouplissement quantitatif ou le rachat des actifs en difficulté. Cette capacité à se réinventer a été plus longue à venir chez leurs homologues européens (il a fallu attendre 2012 pour que le nouveau président de la Banque centrale européenne, Mario Draghi, prononce son fameux « whatever it takes »), et l’ouvrage se terminait sur un monde incertain marqué par les événements d’Ukraine en 2014, la crise grecque de 2015 et la montée apparemment irrésistible de la puissance chinoise dans l’économie mondiale.

L’Arrêt. Comment le COVID a ébranlé l’économie mondiale apparaît comme une sorte de postlude à Crashed : mais contrairement à 2008, l’année 2020 représente selon Tooze « une crise totale de l’âge néolibéral », voire « la première crise de l’anthropocène » (p. 31), qui combine des dimensions environnementale, économique, politique et géopolitique. Et le contexte dans lequel se développe cette crise est plus inquiétant que celui de 2008 : l’Europe demeure handicapée par ses problèmes de coordination, les États-Unis sont sous la gouverne erratique de Donald Trump, le Royaume-Uni sous celle d’un Boris Johnson préoccupé d’abord par les négociations du Brexit, la Chine sous la férule d’un dirigeant (Xi Jinping) dont les objectifs apparaissent par contraste clairement définis et soutenus par les moyens de ses ambitions. Mais ce sont encore les banquiers centraux, instruits par les leçons de l’après-2008, qui sont au-devant de la scène pour sauver cette fois « les marchés de capitaux eux-mêmes » (p. 23) et permettre la mise en place, dans plusieurs pays, de programmes de soutien au revenu d’une ampleur inégalée. Comme Crashed, L’Arrêt nous offre un tableau impressionnant des interventions de ces élites technocratiques, mais combiné à un récit de l’évolution de la pandémie et des péripéties politiques entourant sa gestion à travers le monde. On pourrait dire que l’ouvrage est en fait construit autour de deux contrastes : celui entre, d’une part, le sang-froid et l’audace des élites technocratiques et, d’autre part, « l’irresponsabilité organisée » des élites politiques, qui n’ont pas su évaluer correctement les risques ; et celui entre, d’une part, une Europe qui peine à coordonner ses efforts et des États-Unis s’enfonçant dans la décomposition politique et, d’autre part, une Chine capable de se ressaisir rapidement et de prendre les moyens pour faire face à la pandémie, quoi qu’il en coûte.

Si Crashed relevait de l’histoire du présent, L’Arrêt tient, pour sa part, de l’histoire de l’instant : si l’on ne tient pas compte des récapitulations nécessaires à la compréhension du récit, la période couverte est celle qui va de l’apparition du virus à Wuhan fin 2019 jusqu’au printemps 2021, et le livre est mis en vente le 7 septembre de la même année. Une telle entreprise comporte par définition des limites. D’abord, elle doit s’appuyer surtout sur des informations journalistiques parcellaires, ainsi que sur des données et estimations statistiques susceptibles d’être rapidement révisées. C’est le cas par exemple de celles sur les prévisions de croissance de la Chine (et d’autres pays), revues significativement à la baisse depuis. Pour nous qui écrivons en décembre 2022, il est évidemment facile et injuste de relever les faits ou les événements que l’auteur ne pouvait prévoir : les mutations que connaîtrait le virus et la durée de la pandémie, l’accroissement des tensions avec la Russie générées par l’invasion de l’Ukraine, le retour d’un niveau d’inflation élevé. Dans le blogue très riche qu’il tient avec assiduité (https://adamtooze.com/category/blog/), Tooze aborde ces sujets et d’autres, et il est en mesure de réviser ses jugements antérieurs.

On peut toutefois se demander si certains des jugements qui paraissent a posteriori discutables – et certains l’étaient au moment même de la rédaction – ne sont pas à ce point consubstantiels à la structure argumentative de l’ouvrage qu’ils fragilisent cette dernière. Ainsi, la réaction rapide – après quelques cafouillages initiaux – et radicale du gouvernement chinois donne-t-elle l’impression que « le virus (a) déjà été contenu » dans ce pays en avril 2020 (p. 17). On pouvait en douter déjà, compte tenu du scepticisme avec lequel on devrait accueillir les informations provenant de ce pays, même s’il n’était pas clair à l’époque que la politique de COVID-zéro adoptée par la Chine (et par d’autres pays) n’était pas une réponse adéquate à la circulation des variants à venir. De la même façon, le vaccin chinois est décrit comme « sûr et fiable » (p. 265). Mais les données sur les tests soumises par la Chine en vue d’obtenir l’homologation de ses produits lui ont valu tout juste la note de passage de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) : si l’innocuité semblait au rendez-vous, l’efficacité était moins probante. La réticence des Chinois, comme des Russes, à publier des données de suivi sur ces deux qualités attendues d’un vaccin n’a sans doute pas contribué à susciter la réticence de leurs populations envers les vaccins. Le second contraste évoqué (États-Unis/Europe vs Chine) apparaît donc marqué par un biais favorable à la Chine, capable de décider et d’agir d’une manière décisive et systémique (même si, en toute justice, Tooze souligne le revirement accompli par l’administration de Joe Biden dès son arrivée aux affaires – et qu’il compare à ce qu’il désigne comme un « échec » européen ; p. 325). Ce biais peut être lu en fait comme un écho du premier contraste entre les élites technocratiques et les élites politiques, les dirigeants chinois offrant l’exemple achevé d’une gestion technocratique doublée d’un autoritarisme politique assumé. Au tout début du livre (p. 14-16), l’auteur évoque la notion de « polycrise », due à Edgar Morin et reprise largement dans les milieux européens. Mais il lui préfère le cadre d’analyse développé par Chen Yixin, dirigeant du Parti communiste chinois proche de Xi Jinping : pour expliquer comment diverses crises non seulement coïncident mais se conjuguent, Chen identifie six grands effets de la mondialisation, soit les effets de refluement, de convergence, de superposition, de liaison, d’amplification, ou encore d’induction (p. 15-16). Ce cadre a sans doute une valeur heuristique non négligeable et il suggère une capacité de réflexion théorique de la part des dirigeants chinois. La capacité de la Chine à sortir de sa politique de COVID-zéro et à évoluer vers des formes plus souples de gestion des infections, qu’on pourra évaluer dans les prochains mois, nous indiquera dans quelle mesure cette capacité théorique peut se transformer en rétroaction pratique.

L’Arrêt se termine sur une note à la fois sombre et sobre. Si « 2020, loin d’être un point culminant, n’est qu’un moment dans un processus d’escalade » qui voit les changements écologiques, économiques, politiques et géopolitiques converger, « la principale force qui puisse s’opposer à [cette] escalade est […] la gestion de crise sur une échelle toujours plus grande, une gestion ad hoc, et dictée par la crise elle-même » (p. 324). C’est « le recours à l’expertise technique produite au sein même de l’appareil du pouvoir et de l’argent », plus que la réforme radicale, qui peut permettre, comme en 2008 et en 2020, de comprendre et de contenir les tensions croissantes (p. 326). Reste à savoir comment les États-Unis et l’Europe, dont le modèle technocratique est tempéré et contraint par les formes de reddition de comptes propres aux démocraties libérales, pourront se positionner devant une Chine dont l’autoritarisme technocratique est marqué certes par des « failles », mais aussi par « sa résilience, sa puissance et son ambition » (p. 321).