Recensions

L’angoisse de l’ingénieur, d’Ernst Bloch, Paris, Éditions Allia, 2015, 69 p.[Record]

  • Nichola Gendreau Richer

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  • Nichola Gendreau Richer
    Écoles d’études politiques, Université d’Ottawa
    ngend101@uottawa.ca

La recherche scientifique et le développement de la technique nous amèneront-ils un jour à comprendre totalement la nature ? Est-ce vraiment souhaitable ? Si oui, quels seront les effets de ces découvertes sur notre rapport à la nature ? Questions centrales auxquelles l’auteur du Principe espérance et de L’esprit de l’utopie, Ernst Bloch [1885-1977], nous convie à réfléchir dans les trois essais du livre L’angoisse de l’ingénieur. Ces trois textes (L’angoisse de l’ingénieur, La technologie et les apparitions d’esprits et Destruction, sauvetage du mythe par la lumière) ont été écrits entre 1928 et 1935. C’est durant cette période que Bloch a rédigé Héritage de ce temps, livre-manifeste contre le fascisme. Ce livre constitue l’élaboration la plus achevée de ses réflexions sur les rapports qu’entretient la conscience humaine avec le développement de l’histoire. Bloch y développe le concept de forme non contemporaine de la conscience. C’est au travers des mythes, des contes et des légendes (l’univers symbolique et qualitatif) que peut être stimulée cette forme de conscience. L’auteur affirme que l’idéologie nazie a su capter les messages de l’univers symbolique du passé pour les rediriger vers leur volonté politique. C’est dans ce même chantier de réflexion que Bloch s’interroge sur notre rapport à la technique et au savoir absolu dans L’angoisse de l’ingénieur. Le premier texte, le plus substantiel, mélange le conte et l’essai philosophique. Comme le titre l’indique, Bloch y met en scène un ingénieur responsable d’inventer un refroidisseur capable d’atteindre des températures inexistantes sur terre. Il est au service de l’industrie et il n’a pas de prise sur l’utilisation de son invention. Il est donc un engrenage du système de production dont les finalités lui échappent. Cet ingénieur sur le point de tester son invention ressent une angoisse quasi incompréhensible – l’angoisse de la réussite. À l’aide de ce personnage fictif, mais bel et bien existant, Bloch énumère les divers rapports que l’individu entretient avec la nature et les connaissances qu’il a sur elle. Pour comprendre en quoi cette angoisse s’enracine, il faut remonter dans l’histoire : « Enfant, il nous semblait fort inquiétant de voir les lampadaires s’embraser dans les rues artificiellement, pire, insolemment après que le soleil s’était couché. La lumière qui au lieu du soleil perce la nuit est ici celle qui nous appartient en propre, s’allumant d’elle-même contre la règle. » (p. 9) Ce sentiment, c’est celui de réussir par nous-mêmes à reproduire des attributs que possède la nature selon notre propre volonté, donc de devenir créateurs de notre monde. La voie de l’inventeur, c’est historiquement d’abord celle du sorcier, puis du chevalier et maintenant celle du scientifique, celui-ci étant responsable de dominer la nature pour des fins déterminées par les humains. Ce qui distingue l’angoisse de l’ingénieur de celle du sorcier est que ses inventions sont complètement basées sur la raison – la raison instrumentale. Contrairement au premier, le sorcier ne réussit à recréer les éléments de la nature qu’en dominant ses forces, l’ingénieur quant à lui y parvient en mesurant et en pesant, soit en transformant le monde en un univers quantifiable. Il y a donc de moins en moins de contingences à l’invention. Dans les continuités et les discontinuités des deux types d’inventeurs, il y a une volonté similaire de devenir créateurs du monde – volonté faustienne qui nourrit l’humain depuis l’origine. Bloch l’exprime ainsi : « La technique travaille avec des forces partielles et des lois dégagées par l’analyse, et combinées à neuf rationnellement, elle travaille avant tout avec la nature de bout en bout quantifiée, à la différence de la magie, ‘fondée’ qu’elle …