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Le philosophe Franck Fischbach nous offre un projet audacieux dans Le sens du social : identifier les conditions d’intensification des rapports coopératifs entre individus. Cette entreprise s’inscrit dans une revalorisation du social en tant que catégorie philosophique, c’est-à-dire en tant que concept normatif. Selon l’auteur, dans le contexte actuel, cette entreprise s’avère urgente. Le social a été gravement mis à mal par l’idéologie néolibérale qui définit la société comme un jeu de concurrence entre individus (p. 25). Tout au long de l’ouvrage, Fischbach va s’employer à démontrer que le social est avant toute coopération entre individus, c’est-à-dire l’antithèse de la concurrence.

Dans le premier chapitre, Fischbach met en lumière les raisons derrière la discréditation du concept de social. Cette discréditation serait largement imputable à la philosophie politique. Dans celle-ci, le politique disposerait d’une dimension symbolique et rassembleuse qui fait défaut au social. Le politique en tant que forme d’agir en commun est fondamentalement un instituant, tandis que le social est institué, car le social renvoie essentiellement chez les philosophes à des nécessités matérielles et mécaniques (p. 58). Fischbach accorde évidemment la priorité au social : le social fait référence à un agir, à une conduite que l’on retrouve dans les « rapports avec les autres » (p. 68). Le social, en tant que concept, suppose une « totalité dynamique », un ensemble de rapports sociaux immanents et se redéfinissant sans cesse et qui pointe en direction d’une certaine normativité.

Afin d’élaborer cette normativité du social, Fischbach va se servir de notions développées par le philosophe allemand Georg Wilhelm Friedrich Hegel (p. 75). Selon Fischbach, Hegel est probablement le premier à penser la portée normative du social. Pour Hegel, la vie sociale est tissée de rapports complexes dans lesquels il est possible de trouver « des attentes normatives » quant à la forme que doit revêtir la vie humaine afin d’être considérée comme une vie accomplie (p. 86). On trouve ainsi chez Hegel une théorie sociale dans laquelle les normes d’égalité et de liberté d’une société sont rendues possibles seulement à partir de la participation de l’individu à leur élaboration collective (p. 91). Dans cette théorie, le social n’est pas tout simplement quelque chose qui existe, c’est également quelque chose que l’on veut. Le normatif du social représente le social que l’on désire, c’est-à-dire l’intensification de la vie sociale qui se décline, selon Fischbach, sous la forme de la coopération entre individus.

Or cette possible intensification de la vie sociale est mise à mal par ce que Fischbach appelle dans le chapitre suivant « l’économie désocialisée ». L’économie capitaliste autorégulée a des effets délétères sur le social. Cela est particulièrement latent avec l’avènement du néolibéralisme qui « désocialise » l’économie comme jamais. Cette situation résulte du conflit entre une économie « contextualisée » par le social et une économie qui en est séparée, « une lutte manifestement emportée par la deuxième tendance », soutient l’auteur (p. 113). Selon les néo-libéraux, l’économie est l’analyse d’une conduite strictement individuelle (p. 115). Plus concrètement, cela signifie que le travail, l’activité économique par excellence, est perçu dans une optique utilitaire : les individus travaillent seulement pour obtenir un revenu. Pour Fischbach, les individus attendent du travail une reconnaissance « de la valeur sociale positive de leur prestation » et non un simple revenu. C’est pourquoi le travail est avant tout une conduite collaborative et coopérative dans laquelle l’individu obtient reconnaissance (p. 116). Le travail est ainsi chez Fischbach l’élément essentiel à partir duquel il est possible de reconstruire le social.

S’appuyant sur des intuitions que l’on retrouve chez le philosophe et sociologue Axel Honneth, Fischbach va dans le chapitre suivant préciser davantage cette nature coopérative du travail. Pour Honneth, le travail dans le système économique actuel se traduit par une perte « d’expression de soi » : le travailleur est dépossédé de son activité. C’est le capitaliste qui en a le contrôle (c’est ce que Karl Marx appelait l’aliénation) (p. 133-134). La réappropriation du travail s’effectue dans l’échange moderne de prestation qu’est le marché du travail. Le marché fait office de dynamique de reconnaissance dans laquelle s’exprime un horizon d’attentes : celles d’être traité de manière juste et équitable (p. 137). À cet égard, Fischbach exprime un désaccord : les individus s’investissent dans le travail non pas parce qu’ils cherchent dans celui-ci une forme de reconnaissance à partir « d’échanges marchands », mais bien parce que le travail représente la forme d’une reconnaissance immanente rendue possible par la coopération (p. 151).

En tant qu’agir coopératif, le travail ne peut être réapproprié seulement qu’à partir de cette dynamique qui lui est immanente. C’est ce que Fischbach soutient dans le dernier chapitre. Pour appuyer son propos, il recourt à un concept élaboré par le philosophe John Dewey : celui de public. Les individus forment un public lorsque ceux-ci prennent conscience du fait qu’ils sont affectés par les « conséquences indirectes » des interactions des autres individus. Ils en concluent que leurs propres interactions ont également des conséquences indirectes sur autrui. Un public émerge lorsqu’il y a une véritable conscience intersubjective (p. 183) Les individus par le travail forment un public : ils font « société » à partir du travail. Mais pour être un public authentique, un collectif de travailleurs doit changer la configuration de la division du travail. La division du travail que l’on trouve dans le capitalisme doit être dépassée par une division volontaire et consciente du travail (p. 190). Cela demande plus précisément la maîtrise des conditions du travail, ce qui ne peut se faire que par la voie de la coopération, et celle-ci « n’a pas d’autre terrain possible que la démocratie » (p. 199).

L’agir coopératif que l’on trouve dans un collectif de travailleurs est intrinsèquement lié à la forme politique qu’est la démocratie. C’est ce que Fischbach entend démontrer dans la conclusion. Selon lui, la démocratie est plus qu’un simple type de gouvernement, c’est aussi une forme de vie sociale et elle ne se construit pas par le haut, mais bien par la base, par les collectifs de travailleurs (p. 202). La nature coopérative des collectifs de travail fait en sorte qu’il soit possible de dire « Je » et « Nous » les deux à la fois (p. 205). La réappropriation consciente de la division du travail débouche sur une procédure politique de prise de décision et de résolution de problème éminemment démocratique dans laquelle chaque individu a son mot à dire dans la définition des finalités et des conditions du travail (p. 224). Fischbach conclut son ouvrage en notant que la coopération en tant que forme politique démocratique s’affirme contre la logique du marché capitaliste qui fait abstraction des capacités coopératives, en définissant les individus comme des concurrents qui échangent leur prestation sur le marché du travail. En d’autres mots, le marché engendre le travail à partir de la coordination des prestations et non à partir de la coopération volontaire et il s’agit là justement de l’antithèse du travail coopératif (p. 231-232).

Le sens du social est un ouvrage intéressant, mais complexe. Un certain niveau de connaissances est un préalable à la lecture de ce livre et c’est pourquoi il s’adresse à un public restreint. En effet, Franck Fischbach, malgré un effort de vulgarisation palpable, mobilise des idées complexes. Cela s’explique par le fait que l’ouvrage est truffé de références théoriques à d’autres auteurs et qu’il est parfois difficile de trouver le fil conducteur dans la multitude d’idées évoquées. Un néophyte devra probablement relire certaines parties du livre plusieurs fois. Par contre, au niveau du contenu, l’analyse du travail que nous offre Fischbach est somme toute originale. À notre avis, celui-ci réactualise l’idée d’autogestion sans jamais vraiment la nommer. La réappropriation du travail par les travailleurs à partir de la coopération renvoie exactement à cela. Il réussit très bien à démontrer le caractère plus que pertinent que revêt cette idée dans une époque où l’espace social est fragmenté par la logique concurrentielle de l’idéologie néolibérale ambiante. Il s’agit là de la principale contribution de l’ouvrage. L’idée d’autogestion apparaît sous un jour nouveau et à partir d’un vocabulaire renouvelé.

Toutefois, la thèse du livre se heurte selon nous à un écueil : la valorisation du lien social ne se fait que par le travail, au dire de l’auteur. Or, on peut légitimement se demander si l’entièreté de la vie sociale tourne autour du concept de travail. Le lien social est rendu possible par d’autres pôles. Bien que les activités productives et matérielles occupent une place centrale dans toute société, la cohésion de celles-ci dépend également d’ancrages symboliques qui la dépassent (langue, culture, mémoire, etc.). L’auteur aurait pu situer davantage son analyse du lien social en rapport avec différentes perspectives sociologiques.