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Dirigé par trois chercheurs affiliés à l’Université autonome de Barcelone, Décroissance. Vocabulaire pour une nouvelle ère est une introduction à la critique de la croissance indéfinie du produit économique indifférencié. L’ouvrage auquel ont contribué 56 co-auteurs présente en 57 courts chapitres autant de concepts, de courants de pensée, de propositions concrètes et d’acteurs permettant de circonscrire le projet politique de la décroissance. Un chapitre d’introduction et un épilogue, rédigés par les directeurs, Giacomo D’Alisa, Federico Demaria et Giorgos Kallis, donnent une cohérence à l’ensemble et présentent de manière succincte l’argument en faveur de la décroissance. Les textes de quelques pages, rédigés dans une langue accessible, mais néanmoins appuyés par quelques références en bonne et due forme, sont la marque d’un ouvrage écrit par des universitaires et destiné au grand public. Puisqu’il n’est ni aisé, ni particulièrement utile de résumer un glossaire, ce compte-rendu rapporte et évalue plutôt les principales idées articulées dans l’introduction et l’épilogue.

La décroissance est un terme polysémique. Dans le contexte de cet ouvrage, elle ne désigne pas strictement l’arrêt puis le renversement de la croissance économique, mais un projet politique plus vaste. Ce projet, on pourrait le qualifier d’union des programmes progressistes, tant il fédère un grand nombre de courants de la nouvelle gauche : critique du développement, critique de l’utilitarisme, critique de la marchandisation, critique de l’extractivisme, d’une part, et propositions féministes, écologistes, conviviales et délibératives, d’autre part. Pour la suite de la discussion, retenons les trois principales composantes du projet décroissantiste, à savoir le réalisme écologique, la critique de la croissance et l’idéalisme anticapitaliste.

Le réalisme écologique est une posture à la fois ontologique, épistémologique et normative qui enjoint de prendre acte des limites biogéophysiques de l’écosphère au sein desquelles, par nécessité, les hommes inscrivent leur existence. Il s’agit de l’exact opposé de l’exemptionnalisme humain, une posture qui conçoit les activités humaines comme émancipées des contraintes écologiques, en large partie grâce à la puissance technique. Le réalisme écologique marque un retournement majeur dans la philosophie occidentale de l’environnement : la puissance infinie de la nature, longtemps considérée comme une donnée invariante de l’expérience humaine, a fait place au cours du XXe siècle à la fragilité de l’écosphère. Soulignant de manière symbolique cette transition, une nouvelle catégorie de chronologie géologique, l’Anthropocène, marque l’accession de l’humanité au rang de principale force écologique.

Par voie de conséquence, les communautés soucieuses de leur pérennité et conscientes de leur dépendance existentielle à la stabilité du climat et à la santé des écosystèmes agricoles et sylvicoles, inter alia, doivent examiner leur relation au monde naturel. Une économie politique capable de soutenir indéfiniment les communautés doit adopter une activité économique adaptée aux rythmes écosystémiques de génération des ressources et de dégradation des matières résiduelles. Cette activité économique durable a pour appellation « état stationnaire », une expression offerte par l’un des pères de l’économie politique, John Stuart Mill. Voilà, en quelques mots, la première composante de la décroissance.

De cette prise de conscience émergent des interrogations politiques incontournables. Par exemple, quels arrangements sociaux sont compatibles avec l’impératif écologique ? Ce qui semble évident, c’est que l’usage croissant de ressources et d’énergie que requiert la croissance du produit intérieur brut (PIB), et la génération associée, également croissante, de matières et d’énergie résiduelles, sont à rejeter. La critique de la croissance, seconde composante du projet politique, identifie au sein des économies avancées une institution qui exerce une pression génératrice de croissance : le prêt à intérêt. Le prêt à intérêt est une relation sociale qui exige en contrepartie d’un crédit le remboursement des sommes prêtées avec intérêt, de manière à compenser le coût d’opportunité du créditeur et à compenser pour le risque d’un éventuel défaut de paiement. En raison de sa nature exponentielle, le prêt à intérêt cause logiquement l’une ou l’autre de deux situations : dans une économie sans croissance, il concentre toujours plus la richesse aux mains des détenteurs de liquidités ; dans une économie conservant une même distribution relative de la richesse sociale, il contraint à la croissance continue. Institution centrale de l’économie politique capitaliste, le prêt à intérêt semble donc à première vue fondamentalement incompatible avec une économie politique durable.

Ajoutant à la critique d’institutions spécifiques, la troisième composante de la décroissance vise le remplacement de l’ordre social capitaliste. Ce dernier est non seulement tenu responsable de l’exploitation de la nature, mais également de l’aliénation du plus grand nombre, voire de tous. L’idéalisme anticapitaliste rassemble des courants variés qui ont pour point commun une condamnation de l’économie de marché et une méfiance à l’égard de l’État régulateur. Ces courants font l’apologie des communautés spontanées, intentionnelles, locales, écologistes et autonomes. Ils valorisent les liens plus que les biens, selon l’expression consacrée de la mouvance décroissantiste, et ils décrient les inégalités sociales. Bref, le projet de la décroissance s’inscrit en droite lignée avec les projets réformistes des anarchistes sociaux, des tenants de l’autonomie au sens gorzien et des socialistes. Non content d’exiger la protection des conditions environnementales de la prospérité sociale, le projet politique de la décroissance milite également pour le remplacement des arrangements sociaux capitalistes par des arrangements nouveaux, susceptibles de favoriser l’épanouissement de tous et toutes, dans les limites que permet le partage équitable et durable des ressources.

Si diminuer l’impact des activités humaines sur l’écosphère par la réduction du volume de l’activité économique apparaît effectivement être une condition nécessaire à une forme durable de prospérité et de sécurité pour les communautés comme pour les personnes, il y a lieu de se demander si le projet politique de la décroissance présenté dans cet ouvrage collectif est le meilleur véhicule pour y parvenir. Sans même tenter d’évaluer la justification du projet anticapitaliste sur le plan normatif, supposons simplement que la réforme radicale envisagée doive se réaliser au sein des institutions démocratiques. Cette condition exige la constitution en masse de sujets dont les dispositions civiques, sociales, morales et psychologiques sont aux antipodes des sujets modernes. Les « hommes nouveaux » devraient être altruistes, préférer les liens aux biens, abandonner la recherche de biens positionnels comme le statut social, trouver contentement dans le travail manuel et la frugalité, et partager leurs possessions avec la communauté. Il m’apparaît que les hommes nouveaux de la décroissance ne sont pas susceptibles d’émerger en nombre suffisant pour faire des arrangements sociaux décroissants une option politique viable à l’occasion d’élections démocratiques.

Cela soulève une question fondamentale, plus large, qui est celle de l’efficacité politique de la marginalité. Les propositions radicales sont-elles les plus susceptibles de permettre le passage de l’idée à la réalité, c’est-à-dire de faire de la décroissance au sens strict – le respect des limites écologiques – une caractéristique centrale et permanente des futurs arrangements sociaux ? Il est permis d’en douter, à tout le moins tant que les invraisemblables hommes nouveaux ne seront pas au rendez-vous. Le réalisme écologique, pris isolément, a toutefois de bonnes chances d’intégrer le discours politique normal. À preuve, l’influence grandissante de l’analyse des implications économiques des changements climatiques montre que l’économie politique capitaliste est capable de reconnaître – lentement, il est vrai – les limites écologiques de l’activité humaine. En janvier 2016, le Forum économique mondial, haut lieu du capitalisme mondial, a déclaré que les changements climatiques dangereux sont la menace la plus importante à l’économie mondiale. L’organisation reconnaissait du même coup l’existence de conditions écologiques préalables à la prospérité et à la sécurité collectives.

Ce récent développement suggère que le réalisme écologique a une grande versatilité idéologique et que ce serait une grossière erreur descriptive que d’en faire l’apanage de l’anticapitalisme. Si le réalisme écologique et la critique de la croissance du produit économique indifférencié apparaissent s’impliquer l’un l’autre, il convient de souligner qu’il en va autrement pour le projet réformiste de la décroissance. En effet, accepter les limites écologiques de l’activité humaine ne conduit pas nécessairement à embrasser un projet de société anticapitaliste, et vice versa.

Entre état stationnaire et décroissance, quelle version du réalisme écologique choisiront les sociétés démocratiques ? Les directeurs de Décroissance. Vocabulaire pour une nouvelle ère excluent rapidement les possibilités de réforme écologique de l’économie politique capitaliste. Ce jugement m’apparaît fondé sur un souhait, plus que sur une fine analyse des dynamiques sociopolitiques qui gouvernent les transformations sociales. L’ouvrage laissera sur leur faim les lecteurs qui cherchent une présentation des principales forces politiques oeuvrant – et s’opposant – à la conciliation des limites écologiques et de l’activité économique. Il permettra toutefois au lecteur peu familier avec ces enjeux de se constituer une cartographie mentale de concepts, de courants de pensée, de propositions concrètes et d’acteurs incontournables dans le champ de l’économie politique écologique (green political economy).