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INTRODUCTION

L’anticipation d’un risque de pénurie d’enseignantes et d’enseignants est devenue un enjeu majeur de politique éducative dans de nombreux pays, et ce, depuis une quinzaine d’années. À l’échelle mondiale, on note déjà une pénurie et la nécessité de recruter 69 millions de personnes enseignantes pour assurer l’universalisation de l’enseignement primaire et secondaire d’ici à 2030 (Institut de statistique de l’UNESCO, 2016). Concernant plus spécifiquement les pays de l’hémisphère Nord, la raison principale du risque de pénurie est identifiée dans les départs massifs à la retraite de la génération des baby-boomers (OCDE, 2006).

Les réponses politiques pour traiter ces problématiques ne peuvent être uniformes tant ces dernières varient d’un contexte à l’autre. La mise en oeuvre d’une action publique ciblée et efficace, plutôt qu’un déploiement de mesures tous azimuts pour gérer la pénurie, suppose de bénéficier d’une vision aussi précise que possible de l’ampleur du phénomène.

La présente contribution porte sur la gestion du risque de pénurie dans le contexte suisse et s’intègre dans une série de travaux (Melfi et al., 2014; Wentzel, 2013, 2022, 2023 [sous presse]) sur la pénurie et l’attractivité de la profession enseignante. Nous nous centrons ici sur les objectifs suivants :

  • Circonscrire et mieux comprendre le phénomène de pénurie, et identifier certains liens avec une problématique d’attractivité.

  • Analyser certains éléments de l’action publique en Suisse visant à réguler un risque de pénurie de personnes enseignantes (types de mesures, fondements et orientations, processus et visées).

La situation helvétique est particulièrement intéressante à analyser à la fois en raison du contexte politique de gouvernance basé sur le consensus et des orientations originales prises pour anticiper un risque de pénurie bien avant que le phénomène ne prenne une ampleur significative.

Dans une première partie, nous définissons le concept de pénurie en mettant l’accent sur la nécessité de le circonscrire avec des données et des indicateurs statistiques fiables. Nous développons notre problématique dans la relation entre les concepts de pénurie et d’attractivité. Nous présentons ensuite l’analyse de certaines mesures visant un renforcement de l’attractivité des formations à l’enseignement en Suisse. Elles s’appuient sur la reconversion professionnelle et sont concentrées sur la réglementation nationale de reconnaissance des diplômes d’enseignement.

Première partie : identifier et nommer le phénomène de pénurie : une histoire de chiffres?

Commençons par une définition « politique » de la pénurie de main-d’oeuvre, dont la première partie est relativement consensuelle dans une perspective économique. Elle est proposée par le gouvernement du Québec :

État de l’économie d’un pays, d’une région ou d’une communauté plus restreinte dans lesquels l’offre d’emploi l’emporte sur le nombre de travailleurs disponibles. Note(s) : La pénurie de main-d’oeuvre peut souvent exister dans un secteur déterminé d’activité professionnelle, ou dans quelques-uns, pendant qu’il y a surplus, donc chômage, dans d’autres secteurs ou dans l’ensemble. Une telle situation se présente lorsqu’il y a mobilité insuffisante de la main-d’oeuvre ou un manque de coordination entre l’industrie et les organismes chargés de la formation professionnelle

Gouvernement du Québec, 2023

La pénurie exprime donc un manque résultant principalement d’un déséquilibre entre l’offre d’emploi et la demande d’emploi. Une identification de ce manque impose des données de différentes natures, notamment des statistiques. La seconde partie de la définition du gouvernement du Québec a manifestement une portée politique en imputant la responsabilité de la pénurie à un manque de coordination entre les actrices et acteurs du marché du travail et de la formation. Mais qu’en est-il lorsque le secteur d’activité concerné a pour principal employeur l’État? Enfin, la définition mentionne la mobilité de main-d’oeuvre qui introduit de manière intéressante l’idée de reconversion, sur laquelle nous reviendrons.

Un indicateur a priori clair permet de dresser un état des lieux rapide du manque de main-d’oeuvre : le taux de postes vacants. « La mesure la plus simple est le nombre de postes non pourvus […] même si un nombre limité de postes non pourvus ne signifie pas nécessairement que la pénurie est elle-même limitée, un grand nombre de postes non pourvus est en revanche un signe fort qu’il y a pénurie » (OCDE, 2006). Cet indicateur est en réalité peu communiqué pour décrire le marché de l’emploi dans les quelques pays que nous avons observés. Il est apparu en France avec l’annonce ministérielle de devoir recruter un nombre important de personnes enseignantes contractuelles non qualifiées. Près de 17 % des postes n’étaient pas pourvus au début de la pause estivale de 2022. L’exemple français illustre une problématique récurrente pour gérer une pénurie : jusqu’à quel niveau s’autorise-t-on à recourir à une main-d’oeuvre non qualifiée? La notion de pénurie occulte permet de décrire une situation dans laquelle un certain nombre de « postes sont occupés par des personnes n’ayant pas toutes les qualifications requises pour enseigner telle ou telle matière (enseignement “hors compétence”) » (OCDE, 2006, p. 43). Il semble très difficile d’obtenir des données précises et fiables sur le nombre ou le taux d’enseignantes et d’enseignants non légalement qualifiés (pour le Québec, voir le texte signé par Harnois et Sirois dans ce numéro thématique).

La pénurie apparaît donc comme « un déséquilibre entre la demande et l’offre de personnel enseignant qualifié » (Sirois et al., 2022). Concernant la demande, dans la plupart des pays, la croissance démographique a constitué le principal facteur d’évolution du besoin de main-d’oeuvre qualifiée en enseignement primaire et secondaire au cours des dernières décennies. En effet, elle détermine l’évolution des effectifs d’élèves. Certaines politiques éducatives peuvent également contribuer à l’accroissement du besoin (p. ex. : l’avancement de l’âge de la scolarité obligatoire à 4 ans, en Suisse).

Quant à l’offre, elle est déterminée par l’effectif de personnes enseignantes disponibles. Dans un fonctionnement normal du marché de l’emploi, l’entrée est étroitement liée à la diplomation et à la sortie, aux départs en retraite. De manière plus marginale, l’abandon de la profession peut aussi influer sur les sorties. Si le nombre de personnes qualifiées disponibles sur le marché du travail ne permet pas de pourvoir l’ensemble des postes vacants, il y a effectivement un déséquilibre entre l’offre et la demande.

Illustrons ces différents éléments en présentant le contexte helvétique et l’objet même de notre étude, à savoir l’anticipation politique d’un risque de pénurie de main-d’oeuvre enseignante qualifiée. La Confédération suisse est une construction politique basée sur l’association de petits États. Chaque échelon institutionnel (confédération, cantons et communes) accomplit ses tâches et s’en réfère directement au citoyen. L’éducation et la culture relèvent principalement de la souveraineté et de la compétence de ces États (26 cantons). Selon la constitution fédérale de la Confédération suisse : « La confédération et les cantons veillent ensemble à la qualité et à la perméabilité de l’espace suisse de formation » (Art. 61a). L’autorité politique de coordination réunissant l’ensemble des cantons et agissant à titre subsidiaire est la Conférence suisse des directeurs cantonaux de l’instruction publique (CDIP), présidée par un conseiller ou une Conseillère d’État (ministre de l’Éducation d’un canton membre). Cette Conférence défend l’intérêt des cantons face à la Confédération et met en application des accords intercantonaux (concordats) juridiquement contraignants. Son secrétariat général met en oeuvre des programmes de travail quadriennaux actualisés annuellement.

Pour aider aux décisions politiques dans le domaine de l’éducation, la Suisse dispose d’un organe performant de production de statistiques administratives, l’Office fédéral de la statistique, et d’un outil de mise à disposition de données et d’informations sur l’éducation : le rapport L’Éducation en Suisse, qui paraît tous les quatre ans. Pour comprendre la logique qui sous-tend l’analyse et l’anticipation d’un phénomène de pénurie, il convient de distinguer, en nous appuyant sur le modèle helvétique, les descriptions et les scénarios statistiques. Le taux de postes vacants et la structure (ou pyramide) des âges de la population enseignante proposent une photographie descriptive. Dans les rapports L’Éducation en Suisse (2010, 2014, 2018), différentes statistiques permettent de circonscrire un risque de pénurie ou un état de pénurie. Dans la structure des âges du corps enseignant (2018), la classification propose 3 catégories réparties pour chacun des 26 cantons helvétiques : < 30 ans, 30-49 ans, > 49 ans. Cette description met en évidence un vieillissement de la population enseignante avec une tranche supérieure à 49 ans pouvant aller jusqu’à 42 % et une tranche de moins de 30 ans, toujours inférieure à 20 % dans l’ensemble des cantons. Deux indicateurs sont également très intéressants pour déterminer l’offre à partir des flux : le taux annuel de départ à la retraite et le taux de formation[1] sur une période donnée (p. ex. : les cinq années passées ou à venir sous une forme pronostique). Lorsque le nombre de départ à la retraite est supérieur au nombre moyen de personnes formées chaque année par rapport au total d’enseignantes et d’enseignants en exercice, il y a manifestement un déséquilibre entre les flux. Cela a été le cas pour certaines régions de Suisse dès le début des années 2010 avec un taux de formation situé à 3,3 % et un taux de départ à la retraite proche de 5 %. Les derniers rapports sur l’éducation (2014 et 2018) rappellent que les départs à la retraite ne constituent qu’une partie minoritaire du taux de rotation défini ici à partir des « départs définitifs ou provisoires pondérés par poste, ainsi que [des] changements de canton ou de degré d’enseignement (compte tenu des modifications du volume d’activité au cours de la carrière) » (2014, p. 228).

C’est dans la réalisation de scénarios pour 2022-2031 pour l’école obligatoire que l’Office Fédéral de la Statistique suisse a réalisé le travail le plus abouti de production statistique articulant l’offre et la demande, et pouvant soutenir l’action publique. À partir d’un scénario de référence pour l’évolution des effectifs scolaires (prédiction à la hausse dans la plupart des cantons), trois scénarios sont établis pour déterminer la demande croissante de main-d’oeuvre pour l’école obligatoire. Ces scénarios intègrent la notion d’élasticité entre le nombre de classes et le nombre d’élèves. Le taux moyen d’encadrement constitue le principal levier d’action politique pour faire varier le nombre de classes. En Suisse, il se situe autour de 15 élèves par équivalent plein temps enseignant pour l’enseignement primaire, ce qui laisse présager une certaine élasticité. Le taux d’occupation moyen des personnes enseignantes en situation d’emploi laisse également apparaître une marge de manoeuvre pour agir sur les besoins. Par exemple, dans le canton de Berne (capitale fédérale), les personnes enseignantes travaillent largement à temps partiel puisque le taux d’occupation moyen est de 60 %.

Enfin, concernant les personnes quittant la profession temporairement ou définitivement, l’Office fédéral de la statistique a développé un indicateur convaincant pour informer sur la réalité du phénomène : le taux de maintien dans l’emploi. Pour la première fois, il a été possible de suivre les trajectoires de personnes enseignantes de l’école obligatoire sur la base de données exhaustives : « Les enseignants de moins de 35 ans sont moins restés que les autres enseignants dans l’école obligatoire ordinaire (79–80 % contre environ 84 % pour les enseignants de 35 à 55 ans) » (OFS, 2022, p. 2).

À la lumière de ces données statistiques, revenons aux orientations politiques nationales, en Suisse, concernant la pénurie. Le programme de travail 2008-2014 annonçait un projet de modification de la réglementation de reconnaissance des diplômes d’enseignement, notamment en fonction de profils de compétence requis pour s’adapter aux évolutions du système d’éducation. C’est dans l’actualisation de 2011 qu’apparaissent des objectifs spécifiques pour anticiper un risque de pénurie de personnes enseignantes. La voie est tracée : les mesures se situeront au niveau de la réglementation de reconnaissance des diplômes d’enseignement. Cette réglementation nationale a un effet direct sur les institutions et les structures de formation qui doivent se soumettre à la procédure périodique de reconnaissance de leur programme de formation à l’enseignement.

Un concept arrive en force pour amorcer le processus de révision, soit celui de la reconversion dans l’enseignement : « Soutenir la reconversion professionnelle dans l’enseignement, notamment par le biais de la validation des acquis, et modifier en conséquence la réglementation en matière de reconnaissance des diplômes » (programme de travail 2008-2014, version actualisée en 2011).

Précisons la notion d’attractivité pour mieux comprendre sa place dans la gestion publique du phénomène de pénurie en enseignement. La définition de Tardif (2016) nous semble plus que jamais pertinente pour aborder une problématique de pénurie. L’attractivité est un phénomène social mettant en relation des logiques de personnes avec des caractéristiques d’occupation. Ces individus ont des croyances, des représentations et des aspirations qui parfois s’enracinent dans leur histoire de vie. De leur côté, les occupations possèdent des caractéristiques telles que les salaires, les conditions de travail, la protection de l’emploi ou un certain statut social. Ces caractéristiques sont objectives, mais aussi différentielles, c’est-à-dire qu’on ne peut en parler que si on les met en relation avec d’autres métiers et professions. Dans le contexte suisse, le soutien à la reconversion professionnelle devient un facteur d’attractivité. Pour chaque personne envisageant une reconversion, la profession enseignante constitue un second choix de carrière possible s’enracinant dans l’histoire de vie. Certaines des caractéristiques de cette profession peuvent être comparées à une ou plusieurs expériences professionnelles antérieures ou à d’autres choix professionnels envisageables.

Deuxième partie : anticiper un risque de pénurie d’enseignants : le cas de la Suisse

Éléments de méthodologie et cadre d’analyse

Nous nous sommes orientés vers une analyse documentaire pour traiter le second objectif annoncé en introduction : l’étude de certaines actions publiques visant à enrayer le phénomène de pénurie en Suisse. Nous avons mobilisé le cadre sociologique de l’action publique, d’abord pour définir les critères de sélection des documents puis pour structurer notre analyse et l’interprétation des données. Nous avons écarté du corpus toute documentation n’ayant pas fait l’objet d’une diffusion publique. Nous avons utilisé le pentagone de l’action publique (tableau 1), lequel propose un modèle interactif d’analyse à partir de cinq variables reliées entre elles (Lascoumes et Le Galès, 2018), en commençant par les institutions.

Tableau 1

Le pentagone de l’action publique

Le pentagone de l’action publique

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Pour l’autorité politique, il s’agit de la Conférence des directrices et directeurs de l’instruction publique. Nous avons également retenu les institutions de formation à l’enseignement (ou leurs regroupements stratégiques), directement concernées par les mesures politiques étudiées. En effet, ces dernières visent prioritairement un renforcement de l’attractivité des formations qui portent sur la CDIP. Les documents de notre corpus documentaire sont issus de ces deux types d’institutions et rendent compte, d’une certaine manière, de leurs interactions. Concernant le processus en jeu dans le pentagone, les mesures visant à endiguer le risque d’une pénurie des personnes enseignantes ne s’apparentent pas à des actions discrètes et ne sont pas forcément planifiées (Pons, 2020). Au contraire, nous les situons dans un vaste programme d’action gouvernemental à partir duquel nous analysons les fondements, orientations et objectifs visés par des mesures spécifiques sur le besoin accru de personnes enseignantes.

Précisons maintenant les types de documents retenus pour l’analyse (voir l’Annexe 1 : corpus des données documentaires). Selon la typologie de la documentation produite par l’autorité politique, nous avons sélectionné différentes versions actualisées des programmes de travail entre 2008 et 2019, de la réglementation de reconnaissance des diplômes, ainsi que plusieurs communiqués de presse et de la documentation liée aux phases de consultation pour rendre compte des interactions entre les institutions concernées et autres acteurs de la gouvernance impliqués dans les processus décisionnels. Notons que si le soutien de l’action publique est ici réglementaire, les mesures prises sont essentiellement incitatives et surtout non limitatives ou contrôlantes (Lowi, 1972). Concernant les institutions de formation, nous avons retenu une documentation interinstitutionnelle relative à l’appropriation des décisions politiques. Pour cela, nous avons sélectionné différents documents de conduite (p. ex. : directives) opérationnalisant les nouvelles orientations politiques énoncées dans des règlements de reconnaissance. En mobilisant une lecture néo-institutionnaliste élaborée par ailleurs (Wentzel, 2022), nous avons aussi identifié une documentation stratégique rendant compte de schémas cognitifs produits par les institutions pour affirmer certains positionnements au sein de la gouvernance.

Nos analyses sont présentées en trois parties :

  • Une définition des principales caractéristiques de l’action publique centrée sur la révision de la réglementation de reconnaissance des diplômes;

  • Une analyse du processus de révision pour faire face au besoin accru de personnes enseignantes;

  • Une identification des répercussions sur les institutions de formation à l’enseignement.

Caractéristiques de l’action publique en Suisse

Commençons l’analyse de l’action publique en caractérisant ces choix politiques visant à anticiper un risque de pénurie d’enseignants qualifiés. Tout d’abord, l’action publique repose sur un consensus en Suisse. Les structures de gouvernance intercantonales et des objectifs ciblant une réglementation nationale commune à tous les cantons souverains ont servi de levier à l’élaboration de ce consensus. À cela s’est ajoutée une vaste procédure de consultation des nombreux acteurs de la formation. L’action publique intègre ici un programme d’action gouvernemental destiné à changer durablement certaines réalités sociales (Pons, 2020). En effet, la révision de la réglementation des diplômes d’enseignement apparaît dans le programme de travail planifié depuis 2008 et actualisé chaque année. Cela s’inscrit dans la continuité des politiques d’éducation qui ont créé les nouvelles institutions de niveau universitaire, les Hautes écoles pédagogiques. La réponse politique au besoin accru de main-d’oeuvre enseignante prend donc appui sur ces jeunes institutions et préserve les exigences de qualité des programmes de formation à l’enseignement liées à l’académisation des filières. Toujours en référence au pentagone de l’action publique, l’accent est mis en Suisse sur l’attractivité des institutions de formation. Ces dernières doivent jouer un rôle majeur dans l’opérationnalisation du processus de révision de la réglementation puis dans l’exploitation du concept de reconversion en tant que mesure incitative pour certains publics. Nous allons y revenir.

Vers des mesures concrètes pour combler un besoin d’enseignantes et d’enseignants autour de l’idée de reconversion

Au début des années 2010, le concept de reconversion dans l’enseignement était encore peu étudié dans la littérature scientifique en Sciences de l’éducation. Dans le rapport de synthèse consacré à l’attractivité et au recrutement des enseignants (OCDE, 2006), il est fait mention de la mobilité entre l’enseignement et d’autres professions : « Il est relativement rare de voir, parmi ceux qui embrassent la profession d’enseignant, des personnes qui ont acquis une expérience professionnelle dans un autre secteur d’activité. […] La reconnaissance des qualifications, de l’ancienneté et des savoir-faire acquis ailleurs est limitée, ce qui réduit l’apport de compétences nouvelles dans l’enseignement pour répondre aux besoins d’aujourd’hui » (OCDE, 2006, p. 179-180).

Dans l’actualisation de 2011 du programme de travail de la Conférence des directeurs de l’instruction publique, la reconversion professionnelle et la validation des acquis apparaissent sous cette forme : « Soutenir la reconversion professionnelle dans l’enseignement, notamment par le biais de la validation des acquis, et modifier en conséquence la réglementation en matière de reconnaissance des diplômes. » Les autres éléments clés de la réforme apparaissent dans l’actualisation des objectifs en 2012 : « Autoriser la reconversion professionnelle dans l’enseignement en modifiant en conséquence la réglementation en matière de reconnaissance des diplômes, notamment à travers l’admissibilité sur dossier, la prise en compte des compétences acquises par des voies non formelles et la possibilité de combiner formation et activité d’enseignement ».

Néanmoins, aucun document analysé ne propose une définition de la reconversion professionnelle. Elle semble aller de soi à travers l’exposé des conditions pour y accéder et la reconnaissance dont elle peut faire bénéficier la personne qui s’engage dans cette voie. Nous avons dû retourner dans la littérature scientifique pour rendre intelligible ce concept dans le contexte suisse de reconnaissance des diplômes d’enseignement. Il est question ici de reconversion volontaire, à la différence d’une reconversion subie (Perez-Roux, 2019, p. 41). L’engagement et même les démarches sont entrepris par une personne faisant le choix d’une réorientation professionnelle parce qu’elle se sent concernée, voire incitée, par les mesures proposées pour envisager une bifurcation imprévue (Négroni, 2019). L’enjeu est l’attractivité au sens d’une mise en relation entre des logiques individuelles (croyances, représentations, aspirations et histoire de vie) et des caractéristiques d’occupation. Il ne s’agit pas de construire « un projet professionnel qui consisterait en la simple adaptation d’un individu à un nouvel emploi; pour que la translation soit réussie, le projet doit être entendu comme projection de soi dans le futur » (Négroni, 2005, p. 329). La reconversion professionnelle représente aussi une prise de risque, « elle peut conduire à une période d’inactivité ou d’activité non rémunérée [et] rarement perçue comme une phase active dans un parcours biographique, une phase de transition » (Rakoto-Raharimanana et Monin, 2019, p. 73). Différentes conditions doivent être réunies pour inciter les individus à construire un projet professionnel nouveau, puis pour les accompagner et limiter les risques durant le parcours de transition formative. Une action publique orientée principalement vers une logique distributive (attribution de bourses, allocations et autres soutiens financiers durant la formation) peut paraître intéressante a priori sans pour autant suffire à créer les conditions favorables à une reconversion professionnelle.

Après la consultation sous la forme d’une procédure d’audition pilotée par la CDIP, il a été décidé, en Suisse, de créer les conditions-cadres d’une reconversion dans l’enseignement à partir de trois mesures phares qui se complètent parfaitement. Elles portent sur différentes dimensions de la formation : les conditions d’admission, les structures des formations et le volume des études. Analysons chacune de ces mesures.

Concernant tout d’abord les conditions d’admission, depuis la tertiarisation des institutions et diplômes d’enseignement, l’entrée en formation à l’enseignement primaire et secondaire I (scolarité obligatoire) requiert en principe un titre nommé « maturité gymnasiale ». C’est le diplôme de fin d’études secondaires permettant d’entrer dans l’ensemble des formations universitaires. Selon les éditions successives du rapport L’Éducation en Suisse, le taux de maturité gymnasiale pour la population résidante permanente se maintient autour de 20 %. Un autre indicateur justifiait que des mesures soient prises pour élargir le bassin de recrutement des futures candidatures à l’enseignement. En 2004, seuls 7,4 % des diplômés de maturité gymnasiale choisissaient d’intégrer une formation à l’enseignement dans une Haute école pédagogique. Il a donc été introduit l’admission sur dossier, réservée à des personnes de 30 ans au minimum pouvant attester d’une activité professionnelle. Dans la réglementation de reconnaissance, la condition d’activité a pris la forme suivante : « qui attestent, après cette formation, d’une activité professionnelle dont le volume cumulé représente au moins 300 %; ce volume peut être réparti sur plusieurs activités professionnelles comprises dans une période maximale de sept ans. » (Règlement de reconnaissance des diplômes, art. 5)

L’admission sur dossier est définie comme une procédure visant « à vérifier l’aptitude aux études supérieures des personnes non titulaires des titres requis pour intégrer une formation à l’enseignement » (art. 5). Il a été décidé, au niveau politique, que la responsabilité de créer une procédure d’admission sur dossier devait incomber aux institutions de formation elles-mêmes. Cela aurait pu nourrir une concurrence entre les différentes hautes écoles recevant aussi l’injonction de leur autorité politique de tutelle (en principe un gouvernement cantonal) d’être suffisamment attractives pour combler le besoin accru de personnes enseignantes. Le rapport issu de la procédure d’audition rendait compte de certaines réserves concernant le risque d’une dérive sans coordination interinstitutionnelle pour la vérification des conditions d’admission : « Ils craignent un tourisme d’admission et de prise en compte qui aboutirait finalement à une réduction des exigences » (CDIP, 2011, p. 3). Si l’admission sur dossier pouvait élargir le bassin de recrutement et permettre à certains publics de se projeter dans une nouvelle activité professionnelle potentiellement accessible, elle ne constituait pas une mesure suffisante pour renforcer l’attractivité en considérant certaines dimensions de la reconversion : prise de risque (p. ex. : échec en formation); transition non rémunérée d’une durée importante (p. ex. : Bachelor en enseignement primaire de trois années).

Deux autres mesures ont été proposées dans le cadre du projet de reconversion dans l’enseignement, soit la validation des acquis de l’expérience et la formation par l’emploi. La première pouvait avoir pour effet de réduire la durée des études dans certaines limites : « Une prise en compte des compétences qu’ils ont acquises de manière non formelle est possible, dans la mesure toutefois où ces compétences peuvent remplacer celles normalement acquises durant la formation. Il est prévu que cette prise en compte ne permette de réduire la durée des études que d’une année au maximum » (CDIP, 2011, p. 1). Quant à la formation par l’emploi, elle visait à combiner une activité professionnelle d’enseignement et la formation. Elle se distinguait d’une activité à temps partiel menée parallèlement à des études « dans le sens où il est prévu que des parties théoriques de la formation soient aussi transmises dans le cadre de l’activité d’enseignement. Les institutions de formation auront par conséquent l’obligation d’accompagner dans leur activité d’enseignement les personnes suivant ce type de formation. L’exercice d’une activité d’enseignement pendant la formation n’est possible au plus tôt qu’après la première année d’études (à plein temps), ceci de façon à garantir que les personnes suivant une formation par l’emploi disposent d’un minimum de connaissances en pédagogie et en didactique » (CDIP, 2011, p. 1 et 2).

Cette mesure a été la plus controversée durant la procédure de consultation, certains craignant une remise en question des standards de qualité acquis à travers la tertiarisation des formations à l’enseignement. La consultation n’a pas permis d’aboutir à un consensus clair et univoque sur les combinaisons possibles entre différentes mesures. Plusieurs combinaisons ont été proposées et la version actuelle[2] de la réglementation de reconnaissance permet de constater les apports du projet « Reconversion dans l’enseignement ». La formation par l’emploi constitue finalement le principal facteur d’attractivité en étant combinée avec la reconversion dans le règlement de reconnaissance : « Le programme de formation par l’emploi destiné aux personnes qui se reconvertissent dans l’enseignement et qui sont admises sur la base de l’une des dispositions de l’art. 4 combine, à partir de la deuxième année d’études, la formation avec une activité d’enseignement encadrée, exercée à temps partiel dans le degré visé. Le volume correspond à celui des formations ordinaires » (Art. 8).

Pour la validation des acquis de l’expérience, les combinaisons varient entre les acquis formels ou informels et les profils des candidats en situation de reconversion (répondant ou non aux conditions formelles d’admission). Cette mesure renforce également l’attractivité des formations à l’enseignement : « Les personnes qui souhaitent se reconvertir dans l’enseignement et qui remplissent les conditions formelles d’admission prévues à l’art. 4, al. 1, al. 2 ou al. 3, let. a, peuvent faire valider les compétences qu’elles ont acquises de manière non formelle et/ou informelle et qui sont pertinentes pour l’exercice de la profession enseignante, pour un volume total maximal d’un tiers du volume minimal de la formation (validation des acquis de l’expérience) » (Art. 12).

En effet, la mesure semble cibler des personnes ayant une expérience professionnelle proche de l’enseignement, et même d’attirer vers la formation des personnes enseignantes non légalement qualifiées qui pourraient ainsi faire valoir une partie de leur expérience : « une éventuelle pratique enseignante peut être validée dans le cadre de la formation pratique » (art. 12 al. 1).

Évolution des institutions de formations à l’enseignement

Cette révision de la réglementation de reconnaissance des diplômes d’enseignement a eu lieu dans un contexte de renforcement de la légitimité des jeunes institutions de formation. Leur émancipation au tournant des années 2010 (Wentzel, 2022) répondait à un choix politique de les repositionner dans le paysage suisse de la formation et de la recherche. En effet, le 1er janvier 2015 entrait en vigueur la Loi fédérale sur l’encouragement et la coordination dans le domaine suisse des hautes écoles qui positionnait les Hautes écoles pédagogiques préparant uniquement aux métiers de l’enseignement à côté des Hautes écoles spécialisées et des Hautes écoles universitaires. Dans le prolongement de cette loi fédérale, ces institutions vont voir leur autonomie renforcée, notamment parce que, par effet de ricochet, des lois cantonales relatives aux hautes écoles ont été révisées. L’autonomie se concrétisera aussi par la mise en place de structures interinstitutionnelles de gouvernance de la formation (regroupement de hautes écoles). Dans l’Accord intercantonal sur le domaine suisse des hautes écoles (concordat du 20 juin 2013, entré en vigueur le 1er janvier 2015), la Conférence des recteurs des hautes écoles suisses va apparaître comme l’un des organes de coopération entre les cantons et la Confédération dans le domaine de la formation. De plus, les hautes écoles universitaires, spécialisées et pédagogiques, se sont regroupées en 2012 pour fonder l’association Swissuniversities, jouant un rôle influent dans la gouvernance de la formation. Ces institutions ont reçu certaines responsabilités pour répondre au besoin accru d’enseignants et pour garantir des formations à l’enseignement de qualité. En 2005 (première année de référence pour des comparaisons), les Hautes écoles pédagogiques accueillaient environ 10 000 étudiants dans les différents programmes de formation, puis 14 000 en 2010. En 2021, les étudiants sont plus de 23 000 à préparer un diplôme d’enseignement en Suisse. Ces institutions ont assurément renforcé leurs capacités d’accueil, en plus d’adapter et de diversifier leur offre de formation pour répondre à la fois au besoin accru de personnes enseignantes et aux évolutions de la réglementation de reconnaissance. Dans l’exercice autonome de leurs mandats, elles se sont également coordonnées rapidement pour éviter les possibles dérives des mesures liées à la reconversion. Ainsi, le Conseil académique des Hautes écoles romandes (Suisse francophone), responsable de la formation des enseignantes et des enseignants, aboutit à un accord pour des directives communes relatives aux procédures d’admission sur dossier et de validation des acquis de l’expérience. Cette coopération aura ensuite des répercussions au niveau national puisqu’en 2020, la chambre des Hautes écoles pédagogiques de Swissuniversities a officialisé deux accords nationaux entre les institutions membres, l’un pour l’admission sur dossier et l’autre pour la validation des acquis de l’expérience.

Swissuniversities est devenue l’instance à travers laquelle les institutions de formation se sont également approprié un certain discours de promotion de la profession enseignante en élaborant un plan stratégique commun (2017-2020, puis 2021-2024) et en prenant position dans un document (flyer du projet d’initiative de la Chambre des HEP) présentant le projet « Options de carrière dans l’enseignement » :

Sans perspectives de carrière attractives, il ne sera pas possible d’inciter des personnes ambitieuses et performantes à choisir et à exercer cette profession. […] Enfin, il importe également que le système éducatif puisse disposer d’enseignants en nombre suffisant et que ceux-ci soient à même de fournir un enseignement de qualité dans des écoles de qualité.

Des Hautes écoles pédagogiques ont même expérimenté des modèles de formation par l’emploi sans nécessairement cibler des personnes en situation de reconversion professionnelle (Wentzel et Pasche Gossin, 2020; Wentzel et al., 2023, à paraître). Certains ont été pérennisés, car porteurs d’innovations pédagogiques pour une formation duale professionnalisante, tout en préservant la qualité et les exigences académiques de formation à l’enseignement.

Pour conclure : mise en perspective critique

Le processus mis en place en Suisse pour anticiper un besoin accru de main-d’oeuvre enseignante qualifiée semble cohérent et pertinent à plusieurs égards. Autorisons-nous un nécessaire questionnement critique en guise de conclusion.

La reconversion dans l’enseignement élargit le bassin de recrutement des candidatures potentielles à l’enseignement, mais ne garantit pas de préserver l’un des éléments phares de la rhétorique de professionnalisation : attirer les meilleurs candidats vers l’enseignement. Attirer de nouveaux publics admis sur dossier vers les formations à l’enseignement est un choix politique, mais cela ne suffit pas à créer les conditions de leur réussite. Cela implique aussi certaines conditions financières durant la formation professionnelle et une prise en compte des expériences antérieures pour alléger le parcours de transition formative. Les institutions de formation ont répondu présent en augmentant leur capacité d’accueil. Néanmoins, le développement d’un soutien pédagogique adapté pour permettre à ces nouveaux publics de répondre, quant à eux, aux exigences académiques d’une formation de niveau universitaire est encore peu documenté. De même, nous ne disposons pas encore d’études, d’un recul suffisant ou de données statistiques ou simplement d’un recul suffisant pour analyser de possibles tensions entre le risque d’une reconversion manquée pour ces nouveaux publics attirés par les métiers de l’enseignement et l’aménagement de certaines exigences en formation, en particulier au sein des modèles en emploi qui ont émergé rapidement. Pourtant, l’autorité politique lance actuellement, en 2023, une nouvelle consultation afin d’abaisser l’âge possible de reconversion dans l’enseignement à 27 ans. Notons enfin que le renforcement de l’attractivité des formations à l’enseignement auprès de nouveaux publics n’a rien à voir avec l’attractivité de la profession enseignante liée aux conditions de travail, à l’image de la profession, etc. En Suisse comme ailleurs, les représentants de la profession ont fait valoir une dégradation inquiétante des conditions de travail au cours des dernières années (Syndicat des Enseignants romands, 2017). Ce discours semble dissonant par rapport à l’attractivité de la profession présentée par les institutions de formation.