À l’origine de ce numéro, une constatation navrée, voire agacée : alors qu’elle a été l’un des grands lieux de la pensée moderne (« among the liveliest sites in the humanities for the past half century » écrit, ici même, Dudley Andrew), la théorie du cinéma, dans l’espace dans lequel je travaille, soit les études cinématographiques et audiovisuelles à l’université en France, n’est plus guère à l’ordre du jour. Les seuls domaines où elle continue à vivre sont ceux de l’esthétique et de la philosophie ; les deux approches se confondent d’ailleurs souvent en une seule, les réflexions des philosophes s’inscrivant volontiers dans une visée esthétique (Rancière 2001 ; Nancy et Parham 2007 ; les deux volumes de Deleuze sur le cinéma [1983, 1985] sont fréquemment lus dans cette perspective ). Même dans ces domaines, rares, très rares sont les revues qui donnent à lire des textes frontalement théoriques (cela arrive parfois dans Trafic). On assiste au retour des vieilles critiques qu’il ne me semblait plus possible d’énoncer sans ridicule : contre le jargon, contre les « ravages » des grilles d’analyses, plus généralement contre toute tentative d’approche un peu scientifique (c’est évidemment le cognitivisme qui est ici visé). Certains n’hésitent pas à parler, à ce propos, de « mainmise fascisante » « en vue d’un contrôle doctrinal » à l’université et à citer Gombrowicz : « toute théorie est une erreur de la pensée ». La mode est à l’éloge du « je ne sais quoi », un « je ne sais quoi » qui fait, paraît-il, « le charme de l’université » (Tesson 2006, p. 57-62). Moi qui croyais que l’université se devait d’apprendre la rigueur de pensée, j’allais dire la rigueur épistémologique (mais c’est aujourd’hui un gros mot)… On voit bien ce qui se profile derrière ce « je ne sais quoi » : enseigner le cinéma, c’est former le goût des étudiants. Former le goût : on reconnaît, là, la « mission » que se donnent certains critiques de cinéma, les meilleurs… les autres se contentent d’être des rouages de l’institution cinématographique, de faire marcher la machine économique cinéma. Mais l’université n’est pas la critique. Que le critique cherche à faire partager son goût, pourquoi pas ? Mais enseigner le goût à l’université ? Cela peut (peut-être) se concevoir à l’école et au lycée, institutions intermédiaires entre l’enseignement et la formation — encore faudrait-il en définir les objectifs, car former le goût se réduit trop souvent à une simple transmission du « goût légitime » (Bourdieu) —, mais à l’université où l’on a affaire à des adultes, cette idée m’a toujours paru d’une incroyable prétention. On peut accepter que l’enseignant universitaire se place au-dessus de l’étudiant en termes de compétence, mais en termes de goût, de quel droit le ferait-il ? Cela ne veut pas dire que les questions de goût doivent être absentes de l’enseignement à l’université, mais il s’agit alors de tenter de conduire l’étudiant à s’interroger sur la façon dont se produisent, se forment et se transmettent les (divers) jugements de goût. En bref, ce sont des questions qu’il faut enseigner, pas des jugements. Une fois passé ce mouvement de mauvaise humeur, il faut se demander d’où vient cette crise de la théorie du cinéma ; il faut surtout tenter d’en tirer quelques conclusions. Car cette crise peut être une bonne opportunité pour faire retour sur ce qui s’est passé depuis la période de la théorie florissante (Christian Metz), pour s’interroger sur les manques, les impasses, les faux débats, plus généralement pour questionner le statut de la théorie face à un …
Appendices
Références bibliographiques
- Andrew 1995 : Dudley Andrew, Mist of Regret : Culture and Sensibility in Classic French Film, Princeton, Princeton University Press, 1995.
- Andrew et Ungar 2005 : Dudley Andrew et Steven Ungar, Popular Front Paris and the Politics of Culture, Cambridge, The Belknap Press of Harvard University Press, 2005.
- Aumont 1993 : Jacques Aumont, « Mon très cher objet », Trafic, no 6, 1993.
- Aumont 1996 : Jacques Aumont, À quoi pensent les films, Paris, Séguier, 1996.
- Aumont 2002 : Jacques Aumont, Les théories des cinéastes, Paris, Nathan, 2002.
- Badiou et al. 2003 : Alain Badiou et al., Matrix, machine philosophique, Paris, Ellipses, 2003.
- Bensmaïa 2006 : Réda Bensmaïa (dir.), « Deleuze et le cinéma. Prolégomènes à une esthétique future ? », Cinémas, vol. 16, nos 2-3, 2006.
- Blouin, During et Zabunyan 2005 : Patrice Blouin, Élie During et Dork Zabunyan, « Entretien avec Jacques Rancière », Critique, nos 692-693, 2005, p. 141-159.
- Bordwell et Carroll 1996 : David Bordwell et Noel Carroll (dir.), Post-Theory : Reconstructing Film Studies, Madison, University of Wisconsin Press, 1996.
- Bourdieu 1982 : Pierre Bourdieu, Leçon sur la leçon, Paris, Minuit, 1982.
- Casetti 1999 : Francesco Casetti, Les théories du cinéma depuis 1945, Paris, Nathan, 1999.
- Casetti 2005 : Francesco Casetti, L’occhio del Novecento. Cinema, esperienza, modernità, Milan, Bompiani, 2005.
- Cerisuelo et During 2005 : Marc Cerisuelo et Élie During, « Cinéphilosophie », Critique, nos 692-693, 2005.
- Cubitt 2004 : Sean Cubitt, The Cinema Effect, Cambridge, MIT Press, 2004.
- Delavaud 2005 : Gilles Delavaud, L’art de la télévision. Histoire et esthétique de la dramatique télévisée (1950-1965), Bruxelles, De Boeck, 2005.
- Deleuze 1983 : Gilles Deleuze, Cinéma 1. L’image-mouvement, Paris, Minuit, 1983.
- Deleuze 1985 : Gilles Deleuze, Cinéma 2, L’image-temps, Paris, Minuit, 1985.
- Dibie 2006 : Pascal Dibie, Le village métamorphosé. Révolution dans la France profonde, Paris, Plon, 2006.
- Durkheim 1930 : Émile Durkheim, Le suicide. Étude de sociologie, Paris, PUF, 1930.
- Esquenazi 2002 : Jean-Pierre Esquenazi, Hitchcock et l’aventure de Vertigo, Paris, CNRS, 2002.
- Jullier 2002 : Laurent Jullier, Cinéma et cognition, Paris, L’Harmattan, 2002.
- Lefebvre 1997 : Martin Lefebvre, Psycho. De la figure au musée imaginaire. Théorie et pratique de l’acte de spectature, Paris, L’Harmattan, 1997.
- Metz 1968 : Christian Metz, « Le cinéma, langue ou langage ? », dans Essais sur la signification au cinéma, Paris, Klincksieck, 1968.
- Metz 1971 : Christian Metz, Langage et cinéma, Paris, Larousse, 1971.
- Metz 1975 : Christian Metz, « Entretien », Ça/Cinéma, vol. 2, nos 7-8, 1975.
- Metz 1977 : Christian Metz, Essais sémiotiques, Paris, Klincksieck, 1977.
- Metz 1991 : Christian Metz, L’énonciation impersonnelle ou le site du film, Paris, Méridiens Klincksieck, 1991.
- Montebello 2005 : Fabrice Montebello, Le cinéma en France. Depuis les années 1930, Paris, Armand Colin, 2005.
- Nancy et Parham 2007 : Jean-Luc Nancy et Bagher Parham, Abbas Kiarostami. L’évidence du film, Bruxelles, Yves Gevaert, 2007.
- Odin 1990 : Roger Odin, Cinéma et production de sens, Paris, Armand Colin, 1990.
- Odin 1999 : Roger Odin, « La question de l’amateur », Communications, no 68, 1999, p. 47-90.
- Odin 2000 : Roger Odin, De la fiction, Bruxelles, De Boeck, 2000.
- Rancière 2001 : Jacques Rancière, La fable cinématographique, Paris, Seuil, 2001.
- Tesson 2006 : Charles Tesson, « Et la critique continue », Panic, no 2, 2006.
- Wieviorka 2002 : Annette Wieviorka, L’ère du témoin, Paris, Hachette, 2002.