Article body

À l’origine de ce numéro, une constatation navrée, voire agacée : alors qu’elle a été l’un des grands lieux de la pensée moderne (« among the liveliest sites in the humanities for the past half century » écrit, ici même, Dudley Andrew), la théorie du cinéma, dans l’espace dans lequel je travaille, soit les études cinématographiques et audiovisuelles à l’université en France, n’est plus guère à l’ordre du jour. Les seuls domaines où elle continue à vivre sont ceux de l’esthétique et de la philosophie ; les deux approches se confondent d’ailleurs souvent en une seule, les réflexions des philosophes s’inscrivant volontiers dans une visée esthétique (Rancière 2001 ; Nancy et Parham 2007 ; les deux volumes de Deleuze sur le cinéma [1983, 1985] sont fréquemment lus dans cette perspective [1]). Même dans ces domaines, rares, très rares sont les revues qui donnent à lire des textes frontalement théoriques (cela arrive parfois dans Trafic). On assiste au retour des vieilles critiques qu’il ne me semblait plus possible d’énoncer sans ridicule : contre le jargon, contre les « ravages » des grilles d’analyses, plus généralement contre toute tentative d’approche un peu scientifique (c’est évidemment le cognitivisme qui est ici visé). Certains n’hésitent pas à parler, à ce propos, de « mainmise fascisante » « en vue d’un contrôle doctrinal » à l’université et à citer Gombrowicz : « toute théorie est une erreur de la pensée ». La mode est à l’éloge du « je ne sais quoi », un « je ne sais quoi » qui fait, paraît-il, « le charme de l’université » (Tesson 2006, p. 57-62). Moi qui croyais que l’université se devait d’apprendre la rigueur de pensée, j’allais dire la rigueur épistémologique (mais c’est aujourd’hui un gros mot)…

On voit bien ce qui se profile derrière ce « je ne sais quoi » : enseigner le cinéma, c’est former le goût des étudiants. Former le goût : on reconnaît, là, la « mission » que se donnent certains critiques de cinéma, les meilleurs… les autres se contentent d’être des rouages de l’institution cinématographique, de faire marcher la machine économique cinéma. Mais l’université n’est pas la critique. Que le critique cherche à faire partager son goût, pourquoi pas ? Mais enseigner le goût à l’université ? Cela peut (peut-être) se concevoir à l’école et au lycée, institutions intermédiaires entre l’enseignement et la formation — encore faudrait-il en définir les objectifs, car former le goût se réduit trop souvent à une simple transmission du « goût légitime » (Bourdieu) —, mais à l’université où l’on a affaire à des adultes, cette idée m’a toujours paru d’une incroyable prétention. On peut accepter que l’enseignant universitaire se place au-dessus de l’étudiant en termes de compétence, mais en termes de goût, de quel droit le ferait-il ? Cela ne veut pas dire que les questions de goût doivent être absentes de l’enseignement à l’université, mais il s’agit alors de tenter de conduire l’étudiant à s’interroger sur la façon dont se produisent, se forment et se transmettent les (divers) jugements de goût. En bref, ce sont des questions qu’il faut enseigner, pas des jugements.

Une fois passé ce mouvement de mauvaise humeur, il faut se demander d’où vient cette crise de la théorie du cinéma ; il faut surtout tenter d’en tirer quelques conclusions. Car cette crise peut être une bonne opportunité pour faire retour sur ce qui s’est passé depuis la période de la théorie florissante (Christian Metz), pour s’interroger sur les manques, les impasses, les faux débats, plus généralement pour questionner le statut de la théorie face à un objet comme le cinéma. En permettant de recadrer le travail théorique, la crise peut être en fin de compte une très bonne chose pour la théorie du cinéma.

Dans le premier article de ce numéro : « Theory, Post-theory, Neo-theories : Changes in Discourses, Changes in Objects », une sorte de texte manifeste, Francesco Casetti aborde frontalement le problème, esquissant les grandes questions qui vont traverser l’ensemble du volume. Ces questions se laissent organiser autour de deux grands pôles : celles liées à l’objet cinéma et celles liées à la position de la théorie dans l’espace social et à la théorie elle-même.

La théorie du cinéma comme théorie du « cinéma »

En conclusion de son dernier ouvrage, Casetti (2005, p. 295-296) décrit les transformations qui ont affecté le cinéma ces dernières années comme le passage de ce qu’il appelle le « cinema uno » au « cinema due ». Il voit dans le cinema uno, L’occhio del Novecento (c’est le titre de l’ouvrage), un oeil qui porte un regard oxymorique (« sguardo ossimorico ») sur le monde, en ce sens qu’il effectue « la mise en forme négociée » des tensions contradictoires qui traversent la modernité : parcellarisation versus totalisation, subjectivité généralisée versus recherche d’objectivité, tension entre homme et machine, entre ordre et désordre, entre immersion totale et mise à distance. Le cinema due, de son côté, fait l’objet d’une caractérisation négative : le cinema due n’utilise plus le dispositif photographique analogique, il n’est donc plus une trace du monde, un indice, mais une pure invention, un simulacre ; il n’est plus vu en salle, mais fait l’objet d’une consommation individuelle et moins ritualisée (on passe du public à l’audience) ; enfin, le cinema due n’est plus un objet autonome, mais intervient à l’intérieur d’un vaste ensemble où il entre en dialogue avec d’autres médias et aussi avec le spectateur (avec le cinema due, on est à la fois dans le multimédia et dans l’interactivité).

Dans ce numéro, Casetti n’oppose plus le cinema uno au cinema due, mais le cinéma au cinématographique (« cinematic ») : le cinématographique est ce qui reste du cinéma quand celui-ci est dilué dans un ensemble complexe de médias ou miné de l’intérieur par d’autres médias ; il ne s’agit donc plus d’un deuxième objet cinéma : le cinématographe ne relève plus de la théorie du cinéma, mais de la théorie des médias. Mais il y a plus. Se fondant sur les derniers acquis de la recherche en histoire du cinéma, Casetti en vient à suggérer que le cinéma en tant qu’entité n’a peut-être jamais vraiment existé : « It has never had an identity, other than an illusory one […]. »

Devant un objet aussi labile, on comprend que l’on puisse s’interroger sur le statut de la théorie du cinéma.

Une première réponse me semble pouvoir être la suivante : la théorie du cinéma est la théorie d’un objet imaginaire construit par l’espace social et doté d’une présence telle que l’on a pu croire (au moins pendant un temps) à son existence autonome. J’appellerai désormais « cinéma » (entre guillemets) cet objet. Théorie du « cinéma », donc.

Bien évidemment, l’objet de la théorie du « cinéma » est une construction théorique de la construction effectuée dans l’espace social (une construction au carré en quelque sorte). On ne saurait donc s’étonner de se trouver devant plusieurs objets « cinéma », car il y a différentes façons d’envisager la relation entre le cinéma et l’espace social.

Les hésitations de Christian Metz relativement à cette question sont significatives. La définition donnée dans Langage et cinéma : « […] le cinéma n’est rien d’autre que l’ensemble des messages que la société appelle cinéma » (Metz 1971, p. 18), peut se lire de deux façons : soit le cinéma est tout ce qui est appelé cinéma dans l’espace social, soit le cinéma est ce que la société dans son ensemble accepte comme du cinéma. C’est d’abord cette seconde interprétation que Metz (1977, p. 112) a entérinée, parlant de la définition du film telle qu’elle « fonctionne dans la société de façon bien réelle ». Cela le conduit en particulier à évacuer le cinéma expérimental de l’objet « cinéma », car ce dernier ne concerne qu’un public limité, une petite tribu d’amateurs (Metz 1975, p. 22). L’évacuation du dessin animé se fait, elle, au nom d’un autre critère : l’absence du trait « duplication mécanique » dans la définition de sa matière de l’expression (Metz 1971, p. 172). Mais là encore, on voit bien comment cette exclusion est socialement validée : outre que le cinéma d’animation a ses propres maisons de production, ses réalisateurs spécialisés, ses festivals, il occupe (ou du moins occupait, jusqu’à ce que le numérique vienne changer la donne) une place à part dans l’imaginaire social, précisément parce qu’il ne nous donne pas à voir directement la réalité mais des dessins animés. De fait, pour Metz, la théorie du « cinéma » s’est longtemps confondue avec la théorie du seul film de fiction. Il s’en est d’ailleurs clairement expliqué : dans l’espace social, à l’époque de la Libération, « le climat général de la relation au cinéma était tel que “cinéma” et “fiction cinématographique”, pour [lui], pour tout le monde, étaient synonymes » (Metz 1975, p. 19-20). Il faudra attendre 1991, soit la publication de L’énonciation impersonnelle ou le site du film, pour le voir prendre en compte des productions non fictionnelles dans son travail.

Dans son ensemble, la théorie du « cinéma » est, d’ailleurs, principalement une théorie du film de fiction, ce qui, après tout, est une façon de coller d’assez près à l’objet « cinéma » tel qu’il est vécu dans l’espace social où la position dominante de la fiction est telle qu’elle rend difficile l’épanouissement des autres formes de cinéma (Odin 2000). Quand elle se donne une visée plus large, celle-ci reste limitée aux productions relevant de l’espace de l’art (par exemple, le documentaire peut y avoir sa place, mais à condition que ce soit du documentaire d’auteur).

On notera qu’en tant que théorie d’un objet imaginaire, la théorie du « cinéma » n’est pas la théorie de l’objet technologique cinéma. D’une part, elle inclut des productions qui ne sont pas du cinéma (des films, ou des portions de films, réalisés en vidéo ou en numérique) ; d’autre part, elle a tendance à laisser de côté des productions tournées sur pellicule, mais dont les enjeux ne sont pas dans le « champ » (Bourdieu) du « cinéma » : le film de famille, le film pédagogique, le film industriel, le film médical, etc. La théorie de ces productions, quand elle a été faite, l’a été en ethnologie, en sociologie, en sciences de l’éducation, en sciences de la communication, dans le cadre des cultural studies. La théorie du « cinéma » passe ainsi à côté de toute une part du cinéma.

La théorie du « cinéma » et le « penser avec »

Dans son article, « A Film Aesthetic to Discover », Dudley Andrew construit son objet « cinéma » d’une façon plus ouverte : il propose de représenter le « cinéma » par une série de cercles concentriques avec, en son centre, le film de fiction ; autour, dans les cercles périphériques, gravitent le cinéma d’animation, le film d’avant-garde, le film de court métrage, le film pédagogique, le film industriel et le cinéma amateur. L’avantage de cette façon de présenter les choses est de rendre compte à la fois de la place prépondérante de la fiction dans l’espace social et de souligner que le mot cinéma fonctionne, dans cet espace, comme un ancrage pour des productions très diverses.

Tout l’article d’Andrew est à lire comme une vibrante défense et illustration de la théorie du « cinéma ». La position d’Andrew est on ne peut plus nette : il serait très dommageable de diluer la théorie du « cinéma » dans la théorie des mass media, de l’audiovisuel ou dans les cultural studies. Il propose même, non sans quelque provocation, de lui redonner une force nouvelle en se tournant vers des théoriciens français des années 1950 et même des années 1930, des théoriciens que ceux d’aujourd’hui (je me mets dans le lot) ont oubliés… Pour Andrew, la théorie du « cinéma », loin d’être périmée, peut aider à comprendre ce qui se passe de nos jours, au temps de l’audiovisuel, notamment avec le numérique.

A priori, la position défendue par Gilles Delavaud dans « Penser la télévision avec le cinéma » est à l’exact opposé de celle d’Andrew : il s’agit de montrer que l’on ne peut se contenter d’importer les outils de la théorie du « cinéma » pour penser la télévision. En réalité, les deux positions ne sont pas aussi éloignées l’une de l’autre que pourrait le laisser entendre ce résumé. D’une part, parce que c’est bien des questions posées par la théorie du « cinéma » dont Delavaud se sert pour interroger la télévision — comment se fait le découpage ? comment fonctionnent les inserts ? quel est le rôle du montage ? de quel type est la relation entre le son et l’image ? comment fonctionne le champ-contrechamp ? le hors-champ ? les dialogues ? —, quitte à donner à ces questions des réponses qui ne sont pas celles du « cinéma » ou, même, à constater que certaines questions ne sont pas pertinentes. D’autre part, parce que ces deux auteurs sont des adeptes du « penser ensemble », l’objectif de la mise en relation étant de mieux faire ressortir la spécificité des médias étudiés. L’intérêt du « penser ensemble » est d’éviter de poser la problématique de la spécificité comme la recherche d’une quelconque essence : « La locution “spécificité télévisuelle” », écrit Delavaud dans L’art de la télévision (2005, p. 14), « traduit plutôt, une fois reconnu au nouveau média son pouvoir d’intégration et de transformation d’autres pratiques artistiques, le refus d’une soumission paresseuse à des formes convenues, passivement reproduites » et la volonté de « révéler le génie propre de la télévision » (dans ce dernier membre de phrase, Delavaud cite André Brincourt, l’un des critiques les plus influents de la télévision).

Dans l’article d’Andrew, c’est le numérique et le cinéma que l’on nous invite à « penser ensemble ». En apparence, la proposition est proche de celle de Sean Cubitt qui, dans The Cinema Effect (2004, p. 3), entreprend d’approcher le cinéma à partir du numérique (« from the standpoint of the digital era »). Et il est vrai qu’aujourd’hui, même un film tourné en analogique est souvent vu comme une production numérique. J’en ai fait l’expérience il y a peu, lors de la projection de films de McLaren qui furent spontanément pris par les spectateurs pour des productions numériques. Certes, les films de McLaren sont des expériences formelles exceptionnelles mais, de fait, c’est à la naissance d’un nouveau mode de lecture que nous assistons : la lecture en termes de numérique. L’ouvrage de Cubitt tente de théoriser ce mode, esquissant ses diverses possibilités : lecture en termes de pixel, de cut et de vector. En réalité, Andrew adopte une démarche inverse à celle de Cubitt : loin de lire le cinéma à travers le filtre du numérique, Andrew se sert du numérique pour révéler le « génie propre » du « cinéma », un génie qui n’a rien d’un « effet ». L’argument général peut se résumer comme suit : là où le « cinéma » nous obligeait à adapter notre vision aux conditions de visibilité du monde, c’est-à-dire à faire un effort de découverte, les nouveaux médias numériques nous placent devant un monde entièrement construit et pensé de telle sorte qu’il se conforme à ce que nous attendons de lui. Ainsi :

If anything is endangered by digital audio-visual culture, it is a taste for the voyage of discovery. Apparently many today feel that the world has been fully discovered and so now can be only manipulated and controlled to one purpose or another.

On notera la parenté entre ce discours et celui de Metz (1968, p. 43-44), dans « Le cinéma, langue ou langage ? », qui fustigeait la tentation d’un cinéma du « montage-roi » (qu’il rapprochait du jeu de meccano, du lait en poudre, du Nescafé, des prothèses et des productions programmées sur ordinateur), nous donnant à voir non pas « le sens “naturel” des choses et des êtres ([…] ainsi la joie qui se lit sur le visage de l’enfant) », mais de « la signification délibérée » : « On reconstitue un double de l’objet initial, un double totalement pensable puisque pur produit de la pensée : c’est l’intelligibilité de l’objet devenue elle-même objet. » Et il ajoutait : « Ce travail procède tout entier de la conviction que la manipulation souveraine n’est pas une voie féconde pour le cinéma. » Il me semble qu’Andrew pourrait signer cette déclaration.

Comme pour Delavaud, il ne s’agit nullement pour Andrew, de mettre en évidence une quelconque essence du cinéma ; au contraire, Andrew insiste sur le fait qu’il existe différentes « idées de cinéma » (différentes voies de découverte), et c’est précisément l’analyse de ces différentes « idées » qui constitue la théorie du « cinéma [2] ». Andrew se sert ici de sa réflexion sur le numérique pour mettre en avant une de ces « idées de cinéma » : un cinéma du filtrage, de l’ellipse et des figures de l’absence dont il trouve la manifestation dans les productions de Rossellini, Resnais, Franju, Godard, Rivette, Rohmer, Garrel et Desplechin.

On le voit, la théorie du « cinéma », à condition que l’on en joue le jeu sans détour, apparaît comme une approche encore et toujours performante à la fois pour l’analyse du cinéma et pour celle des autres médias. Pourquoi, dès lors, parler de crise ?

Et si la crise du cinéma était une invention des théoriciens ?

On ne peut qu’être frappé par la formulation utilisée par Andrew pour définir son projet : « This technological revolution nudges us to return to cinema’s fundamental operations to see if anything has been lost during the sweeping changes of the past two decades » (c’est moi qui souligne). La présence insistante d’un tel discours en termes de perte, chez nombre de théoriciens, en particulier depuis l’apparition du numérique, ne peut manquer de susciter des interrogations. Casetti, dans ce numéro même, constate : « There is no more “cinema.” » Et pourtant, si l’on considère les résultats économiques et le nombre de films produits, le cinéma se porte bien ; on pourrait même ajouter qu’il est partout, à la télévision, sur mon ordinateur et même sur mon téléphone portable. On peut donc logiquement se demander d’où vient ce discours de crise.

Peut-être faut-il prendre au sérieux cette remarque de Slavoy Žižek :

And what is really the modern film theory about ? Its ultimate object are nostalgic films from the thirties and forties. It is as if you need the theory in order to enjoy them. It’s incredible how even Marxists enjoy this game. They have seen every film, no jokes there [3].

Force est de dire que je me reconnais assez bien dans ce portrait. Jetant un regard rétrospectif sur les exemples que j’ai utilisés pour construire ce que j’ai appelé la sémio-pragmatique, une théorie communicationnelle potentiellement conçue pour s’appliquer à tout type de productions, je me rends compte que j’ai essentiellement travaillé non seulement sur le « cinéma », mais sur des films anciens, des films en noir et blanc, des films comme on n’en fait plus : Gardiens de phare, Le Tempestaire, Partie de campagne, The Big Sky, les documentaires des années 1950…

Tout se passe comme si le théoricien de ma génération avait besoin de cette notion de perte pour continuer à regarder le cinéma qu’il aime, pour, comme le disait déjà Casetti dans la conclusion de son ouvrage Les théories du cinéma depuis 1945 (1999, p. 345), le « retenir encore un peu parmi nous ». Le fait que la perte soit réelle ou non importe peu : l’important est d’y croire. Se dire que le cinéma que l’on aime est en train de disparaître ou a disparu est une bonne motivation pour l’aimer davantage. Dans Mist of Regret : Culture and Sensibility in Classic French Film, Andrew (1995, p. ix) exprimait cela très joliment :

You always dream of another cinema […]. And you dream not of some unimaginable holographic cinema, but of the past. You dream of films that have whispered to your imagination, films that somehow delivered a horizon surrounding their own delectable experience, the promise of a world of films, a chorus voices speaking the world as it makes sense to speak it.

Inversement, on peut lire la vogue des travaux historiques prouvant que le cinéma n’a jamais existé comme objet autonome comme une façon de limiter ce sentiment de perte : cela a toujours été…

Ainsi, la crise du « cinéma » pourrait-elle n’être qu’une invention de théoriciens en mal d’objet ? Preuve a contrario : les jeunes théoriciens ne parlent pas de crise ; ils étudient, sans état d’âme, le cinéma tel qu’il est fait et vu de nos jours dans l’espace audiovisuel.

La théorie contre l’objet « cinéma »

Il s’en faut de beaucoup que la théorie du cinéma se résume à la théorie du « cinéma ». De tout temps, on a assisté à des tentatives, de la part de ceux qui réfléchissent sur le cinéma, d’opposer leur construction du cinéma (leur conception du cinéma) au « cinéma » tel qu’il est vécu dans l’espace social. Il suffit de penser, du côté des réalisateurs, au « cinéma pur » de Germaine Dulac, au « cinématographe » de Robert Bresson, au cinéma expérimental (versus le cinéma traditionnel) ou aux débats lors de la naissance du cinéma parlant (« ce n’est pas du cinéma »).

Les théoriciens ne sont pas en reste, en particulier depuis l’apparition du numérique. Ainsi, nous l’avons vu, Casetti distingue-t-il le cinema uno qui est, pour lui, le « cinéma », du cinema due et du « cinématographe » qui ne sont plus du « cinéma ». De même, dans « Mon très cher objet », Jacques Aumont (1993, p. 62) oppose-t-il ce qu’est pour lui le cinéma à ce qu’est le « cinéma » aujourd’hui dans l’espace social :

Ce qu’il montre n’est plus beaucoup le monde, mais des univers mentaux (le plus souvent réduits à la dimension étriquée de fantasmes tout faits), ou des univers affectifs (le narcissisme totalitaire). […] on est d’ores et déjà en mesure de fabriquer des choses qui auront l’air de films mais qui seront entièrement reconstituées ;

et il ajoute : « Je ne dis pas que cela n’aura pas, aussi, sa prime de plaisir et ses effets de connaissance. Je dis que ce ne sera plus, que ce n’est déjà plus du cinéma. » Dans À quoi pensent les films (Aumont 1996, p. 8), il précise sa pensée, définissant son objet d’étude comme « l’image animée en tant qu’elle se pense comme image, en tant qu’elle produit de la pensée » ; avec cet axe de pertinence, note-t-il, « beaucoup de films du tout-venant ne font pas partie de l’objet ainsi entendu » (c’est moi qui souligne).

Ce discours qui consiste à opposer ce que le théoricien considère comme du cinéma au « cinéma » tel qu’il est vécu dans l’espace social signe la rupture entre théorie et sens commun.

Et si la théorie du cinéma s’était trop coupée du sens commun ?

« La science rigoureuse suppose des ruptures décisoires avec les évidences » (Bourdieu 1982, p. 29) et ne doit par conséquent pas avoir peur de « froisser le sens commun » (Durkheim 1930, p. 349). Ces deux déclarations sont assez bien représentatives de la doxa en ce domaine. La théorie serait donc, par définition, rupture avec le sens commun, parce que sa tâche est de spéculer et non de décrire. « Toute théorisation suppose une conceptualisation toujours susceptible d’étonner et une construction qui ne rend pas compte immédiatement de notre perception de la réalité », écrit ainsi Sophie Rabau [4]. Personnellement, j’ai souvent cité Roland Barthes : le propre de la théorie est de démasquer l’évidence pour faire apparaître le code qui la fonde.

L’un des débats où cet écart est le plus visible est celui qui tourne autour de la question mimétique : alors que tout le monde a le sentiment que le cinéma donne à voir directement le monde, les théoriciens (j’ai été partie prenante dans ce débat [voir Odin 1990]) expliquent qu’en réalité, il s’agit d’une représentation codée et même, selon certains, d’une représentation aussi conventionnelle que celle de la langue.

Dans « Théories du cinéma et sens commun : la question mimétique », Laurent Jullier entreprend un réexamen systématique de cette question. La démarche de Jullier s’inscrit dans tout un courant de la recherche actuelle, représenté en particulier par le cognitivisme qui prône un retour au sens commun (Jullier est l’un des seuls, dans le champ de la recherche sur le cinéma en France, à se réclamer du cognitivisme). Si ce retour se fait très souvent sans nuance, rejetant toutes les approches qui visent à traquer ce qui se cache sous les évidences — la psychanalyse et la notion d’inconscient, le marxisme et les analyses idéologiques (au grand dam des féministes) —, l’article de Jullier prend le risque « d’élaborer un point de vue modéré ». Du coup, note l’auteur, non sans humour, « il s’annonce par là même irrémédiablement décevant pour les partisans de tout poil ».

Et si la théorie s’était discréditée par ses polémiques ?

Déjà dans Cinéma et cognition, Jullier (2002, p. 197-198) défendait une conception remarquablement peu courante du cognitivisme : une conception pacifique (ainsi suggère-t-il de réconcilier computationnisme et connexionnisme [p. 25]), une conception ouverte aux autres disciplines (« le cognitivisme en lui-même ne doit pas être mis en usage à la façon d’une théorie holiste » [p. 197]), en bref, une conception qui se caractérise par sa modération : « l’approche cognitiviste ne se suffit pas à elle-même dans le cadre du cinéma », « elle sert surtout à poser des bornes aux discours d’autres champs (inutile de postuler quelque chose que l’esprit du spectateur ne peut pas faire) » (p. 198). Et Jullier d’énumérer : la sociologie, l’esthétique, et même la psychanalyse. On est loin de certaines approches, notamment américaines, qui se croient obligées de déclarer erronées toutes les autres pour s’imposer.

On peut d’ailleurs se demander si la théorie (et pas seulement la théorie du cinéma) ne s’est pas discréditée à force de polémiques. Metz (1975, p. 50) avait déjà dénoncé ce travers, se moquant de ces théoriciens qui fonctionnent à l’engouement, surfant sur des vagues théoriques successives, se lançant dans la bataille pour la sémiologie classique, puis contre la sémiologie classique et pour la sémanalyse, pour délaisser bientôt celle-ci au profit de Deleuze et Guattari, puis de Lyotard, puis de Derrida, puis de Lacan, puis de Foucault (on pourrait sans difficulté allonger la liste)… chaque fois avec un enthousiasme égal et dans un climat déchirant de remise en cause apocalyptique. Comment, dans ces conditions, faire confiance à ces théoriciens ? Comment faire confiance aux théories elles-mêmes ?

J’avoue avoir cédé jadis à ce mouvement polémique, m’engageant dans une croisade contre l’immanentisme au nom de la pragmatique. Il m’a fallu pas mal de temps pour reconnaître qu’une fois expliquées les conditions de production du texte (approche pragmatique), les outils immanentistes pouvaient toujours être mobilisés avec profit pour analyser le texte produit. Cette articulation entre approche pragmatique et approche immanentiste correspond d’ailleurs parfaitement au sens commun : nous croyons dur comme fer que le texte est là et qu’il n’y a qu’à le lire (approche immanentiste), mais nous sommes aussi bien obligés de constater que ce texte change en fonction de notre histoire personnelle et des contextes de lecture dans lesquels nous nous trouvons (approche pragmatique). Une nouvelle théorie ne périme donc pas obligatoirement la précédente.

Pour un usage heuristique des théories

Plus généralement, je suis tenté de penser que toute théorie, en tant qu’elle formule des questions différentes des autres, apporte un éclairage intéressant sur l’objet qu’elle interroge.

C’est pourquoi j’ai construit le modèle sémio-pragmatique de telle sorte qu’il pose le lieu d’intervention de différentes approches. Partant de l’hypothèse que la communication n’existe pas, mais que ce qui existe, c’est un double processus de production de sens (l’un dans l’espace de la réalisation, l’autre dans celui de la lecture), la sémio-pragmatique s’interroge sur ce qui fait que l’on a malgré tout le sentiment de communiquer : elle pointe alors les déterminations susceptibles de rapprocher les deux espaces. Déterminations universelles : ce sont celles qu’étudient les cognitivistes. Déterminations liées à la langue : ici, ce sont les linguistes qui ont leur mot à dire. Déterminations liées à notre « compétence communicationnelle » (D. Hymes) : le théoricien de la communication et le sémiologue sont invités à intervenir sur ces points (j’ai suggéré de décrire cette compétence en termes de modes de production de sens et d’affects). Déterminations socioculturelles : pour rendre compte de ces dernières déterminations, le théoricien peut construire différents « espaces de communication » dont la taille et la nature dépendent entièrement de l’axe de pertinence qu’il s’est fixé et de la méthodologie qu’il a décidé de mettre en oeuvre (historique, sociologique, ethnographique, ethnologique). Enfin, une fois un espace de communication défini et la construction du texte explicitée, les analyses textuelles peuvent être mobilisées (l’esthétique trouve alors une place de premier plan, mais aussi la psychanalyse et la sémiotique).

Que l’on ne s’y trompe pas, ce modèle n’est pas un modèle d’intégration — sur le mode suggéré, par exemple, par Henry Bacon : « It is […] not enough to pile up levels of explanation ; they have to be integrated into a single hierarchisized explanatory framework that demonstrates their mutual compatibility [5]. » La sémio-pragmatique ne prétend nullement que les théories articulées sont mutuellement compatibles. La seule chose qui intéresse la sémio-pragmatique, ce sont les problèmes que pointent ces théories. Les théories peuvent, en elles-mêmes, être contradictoires, elles sont prises ici pour les questions qu’elles posent.

Cette conception de la théorie explique pourquoi ce numéro ne présente en rien un point de vue homogène ; j’ai, au contraire, délibérément choisi des collaborateurs qui avaient des approches différentes, parfois inconciliables. La seule chose est que ces auteurs ne méprisent pas les autres approches. Les textes donnés ici sont des textes empreints de respect. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas de désaccords : le désaccord théorique n’est pas polémique.

D’autres raisons à cette crise de la théorie peuvent être cherchées dans la façon dont celle-ci se situe par rapport à la lecture et à l’analyse des films.

Et si la théorie, du moins en France, s’était coupée de la vie sociale des films ?

Il est intéressant de noter qu’en France la théorie du « cinéma » s’est épanouie tant qu’elle était en phase avec une cinéphilie fondée sur la croyance en l’existence du texte filmique comme production effectuée une fois pour toute lors de sa réalisation (l’essor de l’analyse structurale et de la sémiologie s’inscrit explicitement dans ce paradigme). On peut penser que si, aujourd’hui, la réflexion théorique perdure essentiellement dans le champ de l’esthétique, c’est précisément en raison de la relation que les chercheurs de ce secteur continuent à établir entre Art et immanentisme.

Or il est clair qu’au moment où l’on assiste à une dispersion généralisée de la communication, où les films passent d’espace de communication en espace de communication, où la cinéphilie a changé de statut, s’est diversifiée, voire n’est plus aussi présente, où le film vu comme une oeuvre d’art devient l’exception, cette théorie immanentiste du texte apparaît comme en décalage par rapport à ce qui se passe dans la relation entre film et espace social. De fait, cette situation n’est pas nouvelle : il y a toujours eu dispersion, mais on avait fini par l’oublier sous la pression de cet objet imaginaire que nous avons appelé « cinéma ». Ce qui a changé aujourd’hui, c’est la prise de conscience, dans l’espace social, de cette dispersion.

L’article de Jean-Pierre Esquenazi, « Éléments de sociologie du film », se présente comme une réponse à ce problème : « Décrire cette dispersion, écrit-il, rend nécessaire une approche capable de traiter équitablement des institutions très différentes, afin de comprendre comment les films sont capables de traverser des situations économiques, historiques et géographiques étrangères les unes aux autres. » Et il précise : « L’analyse de film ne peut plus être “absolue”, elle doit s’immerger dans des espaces sociaux changeants et disparates. » Aussi devons-nous choisir des méthodologies « qui rendent compte de la vraie vie des films : nous devons suivre des parcours et non plus traiter de simples états ».

Si de telles affirmations ne choqueront sans doute nullement nos collègues américains habitués aux cultural, gender, queer, latino studies et autres approches en termes d’espaces sociaux, en France, elles ont une réelle force de provocation. Ce n’est d’ailleurs peut-être pas un hasard si, aujourd’hui, le débat théorique concernant le cinéma est plus vivant aux États-Unis qu’en France : c’est que les États-Unis n’ont jamais connu la domination du cinéma comme art, ni celle de la théorie immanentiste. C’est même l’inverse qui se passe aux États-Unis : je reste pantois quand je vois David Bordwell protester parce que « It’s as if film could never be studied as a historical artistic practice [6]. » Ainsi ce qui apparaît comme un risque de blocage en France (l’inscription du cinéma dans l’espace de l’art) peut-il faire l’objet d’une revendication aux États-Unis. On notera, d’ailleurs, qu’aux États-Unis, approcher le cinéma en termes d’art se fait dans une perspective historique (Bordwell parle d’« historical artistic practice » — c’est moi qui souligne). Dans Popular Front Paris and the Politics of Culture, Andrew (Andrew et Ungar 2005, p. 8) insiste également sur le fait que les relations sociales « shape even the most fanciful products of the imagination » avant d’étudier (dans la lignée de la notion barthésienne d’« écriture ») ce qu’il appelle l’« optique » de l’époque : « […] a limited set of possibilities alive at a given moment in a specific cinematic situation » (p. 19). Et il précise : « A “poetics of culture” lodges those rules and regularities less in aesthetic universals than in the rapport between artist and contemporaneous social institutions and practices » (p. 7). On est bien loin de l’immanentisme des analyses à la française. En France, à force de vouloir respecter le texte filmique, c’est l’homme et ses institutions que l’on a fini par ne plus respecter et, du coup, c’est la théorie que l’on a déconsidérée.

Bien évidemment, comme le note Fabrice Montebello (2005, p. ix) qui fait une remarque analogue en introduction à sa remarquable histoire du cinéma en France, il ne faut pas tomber dans l’excès inverse :

Les études universitaires sur le cinéma en France oscillent entre deux tendances. La première se focalise sur le film en laissant généralement de côté les êtres humains qui le fabriquent, le transportent ou l’évaluent. Considéré comme un texte, une oeuvre ou une archive, le film est un objet qu’il s’agit d’interpréter. La seconde, par excès inverse, n’a d’yeux que pour les êtres humains. Elle fait défiler des cinéphiles, des salles, des publics, des professionnels, des ouvriers, des intellectuels, des gens de la ville, de la campagne ou encore des fonctionnaires en charge des questions cinématographiques. Dans ce second « modèle », le film est réduit à un indice de classement ou un enjeu de luttes entre personnes […].

Les deux tendances, souligne-t-il, conduisent à la même erreur : séparer films et personnes, alors qu’il convient d’« essayer de faire tenir tout ensemble : les films et les êtres humains » (p. xiii) pour faire apparaître à la fois la manière dont les films peuvent agir sur les êtres humains et celle dont les personnes agissent, directement ou indirectement, sur les films.

Et si la théorie était trop extérieure au film ?

Si un débat sur le statut de la théorie existe aux États-Unis, à la différence de ce qui se passe en France, il ne remet pas tant en cause le travail théorique lui-même (même si cette tendance se rencontre également) qu’il oppose deux conceptions de ce travail : les approches relevant de ce que l’on a maintenant pris l’habitude de dénommer la Grand Theory et ce que David Bordwell appelle la « middle-level theory » ou Noel Carroll, la « piecemeal theory » (Bordwell et Carroll 1996). Sont regroupés sous la dénomination de Grand Theory la psychanalyse, le structuralisme, le post-structuralisme et le marxisme ; on recourt parfois à l’abréviation SLAB pour désigner cet ensemble : Saussure, Lacan, Althusser, Barthes.

Le reproche essentiel formulé à l’encontre de la Grand Theory est sa perspective topdown qui conduit à appliquer la théorie sur le film comme un cadre abstrait préalable. Bordwell et les théoriciens qui se reconnaissent dans sa démarche réclament au contraire de partir du film.

On pourrait penser qu’il s’agit là de la critique inverse de la précédente, qui reprochait à la théorie de rester trop enfermée dans le texte, mais l’opposition partir du film versus partir de la théorie ne revient pas à l’opposition entre approche immanentiste et approche pragmatique ; on peut partir de la théorie et rester enfermé dans le texte (cf. l’analyse textuelle d’inspiration structurale) et inversement, on peut partir du film sans être enfermé dans le texte : l’ouvrage que Jean-Pierre Esquenazi (2002) a consacré à Vertigo — qui étudie comment les contradictions d’un milieu de production peuvent imprégner un film au point d’en constituer la trame, tout en résumant les pratiques usuelles de ce milieu — est exemplaire à ce sujet. Ce qui est visé dans l’opposition entre Grand et piecemeal theory, c’est le fait que les « Grand Theories » se sont construites en dehors du cinéma et qu’elles l’interrogent donc de l’extérieur. Et il est exact que la théorie, du moins la théorie telle qu’on la pratique dans ce que Casetti (1999) a proposé d’appeler le « paradigme méthodologique », questionne le cinéma en partant de disciplines qui n’ont rien à voir avec le cinéma.

Outre que cette approche externe permet de faire apparaître des choses que l’on ne voit pas quand on reste dans le champ du cinéma (Metz s’est longuement expliqué sur ce point à propos de son approche linguistique du cinéma), il me semble qu’il s’agit là typiquement d’un faux débat. Comme si le cognitivisme, la théorie néodarwinienne, la théorie évolutionnaire, la sociobiologie et les neurosciences, qui constituent l’essentiel de la base théorique des chercheurs du courant auquel se rattachent Bordwell et Carroll, étaient moins externes au cinéma que la linguistique ou la psychanalyse. Bordwell reconnaît d’ailleurs que l’approche cognitiviste réclame un savoir spécifique, un savoir que l’on ne trouve pas dans le cinéma. Tous les cognitivistes ne sont d’ailleurs pas d’accord pour refuser l’approche en termes de Grand Theory. Ainsi Torben Grodal (1999) souligne-t-il que la Grand Theory est nécessaire à l’approche middle level : « What makes some theories “grand theories” is that they have a series of implications for research on a middle-level. That is the beauty of grand theories, they provide deep insights to a series of problems on many different levels [7]. »

En France, un chercheur comme Jacques Aumont va encore plus loin que les adversaires américains de la Grand Theory. Dans À quoi pensent les films, il propose une méthode d’analyse qui non seulement récuse toute approche qui irait chercher « le sens du film hors du film, dans une grand machine imaginaire qui aurait, plus ou moins, pu exister sans ce film » (Aumont 1996, p. 83-84), mais plus radicalement toute théorie : « Faut-il obligatoirement avoir une théorie (du social, du psychique, du sens, de la culture, etc.) pour comprendre et analyser un film ? » (p. 82). Aumont prône une approche des films qui reste au plus près du travail de l’image : question de respect pour son objet. Là encore, je pense que cette approche repose sur une illusion : Aumont croit qu’il ne mobilise pas une théorie, mais c’est parce que sa théorie est l’approche esthétique qui précisément permet d’interroger la forme même des films, le travail de l’image.

De fait, la différence entre approche qui part de la théorie et approche qui part des films n’est pas dans le fait que l’une de ces approches convoquerait une Grand Theory et l’autre non. Dans tous les cas, une discipline externe est mobilisée, mais ce qui change, c’est la façon de conduire le travail de recherche.

La différence n’est pas sans importance. Il est possible que l’approche théorique externe (qui s’affiche comme externe) ait pu contribuer à éloigner de la théorie ceux qui aiment le cinéma. L’approche qui part des films est sans doute plus rassurante, peut-être plus pédagogique, moins susceptible de braquer les amoureux du cinéma. Le risque est que cela peut conduire les étudiants à supposer qu’ils n’ont pas besoin de se donner une formation théorique (une formation forcément longue, lourde et difficile, une formation qui prend du temps, du temps pendant lequel le cinéma est absent du travail). Pourtant, s’ils veulent que leurs analyses soient productives, ils devront à un moment ou à un autre, d’une façon ou d’une autre, en passer par là. Les collègues qui prônent l’approche à partir des films ont tendance à oublier la formation très lourde qu’ils se sont donnée avant d’en arriver là.

Et si la théorie s’était coupée du rapport individuel au film ?

L’idée dominante est qu’il est impossible de rendre compte de façon scientifique de la lecture d’un film par un spectateur. L’article de Martin Lefebvre, « Théorie, mon beau souci », entreprend audacieusement de démontrer le contraire. Il ne s’agit toutefois nullement de défendre l’herméneutique ou toute forme d’analyse textuelle, mais de mettre en évidence les processus généraux (les opérations) qui président à l’appropriation spectatorielle d’un film. Déjà dans Psycho. De la figure au musée imaginaire, significativement sous-titré Théorie et pratique de l’acte de spectature, « c’est la sémiotisation d’un film par son spectateur » (Lefebvre 1997, p. 14) qui était approchée :

Le lecteur est convié ici à suivre un cheminement personnel : c’est bien de mon acte de spectateur, de mon appropriation de Psycho et du meurtre sous la douche dont il est question ici. Comment pourrait-il en être autrement ? La spectature, si elle s’effectue souvent en public, […] n’en demeure pas moins un acte personnel, intime et privé à la fois.

p. 17

En s’appuyant sur les travaux de Charles Sanders Peirce, l’article du présent numéro vise à fonder en théorie la lecture interprétative d’un film par un spectateur. La réflexion développe deux arguments. D’une part, Lefebvre montre que l’interprétation est moins individuelle qu’on ne le pense en général [8]. D’autre part, il souligne que l’approche interprétative est moins éloignée qu’on ne le dit du travail scientifique car, à sa façon, elle met en oeuvre une véritable rationalité.

Et si le travail théorique ne se limitait pas à la théorie ?

Casetti souligne que si la théorie en tant que corps cohérent de réflexions est en crise, le théorique, lui, est bien vivant et se manifeste dans de multiples réseaux de discours.

Si les critères pour définir la théorie sont relativement clairs — Aumont en propose, ici, quatre : la théorie est spéculative (pas de passage à l’acte), désintéressée, cohérente et explicative —, ceux qui permettent de dire que l’on est dans le théorique (et non dans le « je ne sais quoi ») le sont moins.

Andrew suggère que le théorique se manifeste dans les productions (textes, films) tentant de faire exister différentes « idées de cinéma » :

[…] the arduous pursuit of ideas of cinema—digging into its multiform existence, its missions, accomplishments, and possibilities—rewards the effort. When disciplined, this exploration retains a very beautiful name,… and is called film theory.

La précision « when disciplined » est essentielle. Je proposerai d’y ajouter le critère suivant : on est dans le théorique quand on est dans un discours questionnant et questionnable, le questionnable étant une version (très) affaiblie du « réfutable » (falsifiable) qui est, on le sait, selon Popper le critère du discours scientifique. Ce critère me paraît permettre d’établir une rupture nette avec le « je ne sais quoi » : on ne discute pas des goûts ni des couleurs, dit la sagesse populaire. En revanche, entre la théorie et le théorique, il n’y a pas de rupture, mais des différences de degré : on peut avoir des théories plus ou moins fortes, plus ou moins cohérentes, jusqu’à des textes qui ne sont pas des théories, mais qui continuent à relever du théorique.

L’analyse de la théorie des cinéastes effectuée par Aumont illustre cette distinction. Après en avoir étudié, dans un précédent ouvrage, la « part verbale » (Aumont 2002), Aumont aborde dans ce numéro la question maintes fois posée, mais jusqu’à ce jour non systématiquement examinée, de la « part filmique ». Aumont souligne qu’en passant de l’une à l’autre, on passe de « constructions théoriques » ayant des degrés de proximité divers avec ce que l’on peut considérer comme une théorie, à des « actes de théorie ». Le titre de son article est d’ailleurs : « Un film peut-il être un acte de théorie ? ». Un « acte de théorie » se laisse décrire comme une certaine façon de mobiliser le poétique : c’est « en tant qu’acte d’invention, acte de pensée et de création qu’en dernière instance un film peut évoquer, imiter ou frôler la théorie ». Pour Aumont (2002, p. 6), ces différences de degré ne correspondent pas à une hiérarchisation évaluative : « […] la théorie des cinéastes n’est ni parfaite ni complète, mais elle est plus séduisante, plus vibrante, plus limpide souvent que la théorie des théoriciens ». On peut même penser que certains « actes de théorie » sont tout aussi importants (parfois, peut-être davantage ?) que certaines théories.

Depuis Deleuze, les philosophes sont sans doute ceux qui ont le plus insisté sur cette « singulière capacité du cinéma à nous rendre le monde disponible pour la réflexion », à proposer « une expérience de pensée », comme le soulignent Marc Cerisuelo et Élie During dans leur introduction au numéro « Cinéphilosophie » de la revue Critique (Cerisuelo et During 2005). Ainsi Élie During, dans son introduction à l’ouvrage collectif Matrix, machine philosophique, voit-il dans ce film, « un film théorique, ou plus exactement une machine à effets théoriques » en raison de sa capacité à faire apparaître des problèmes, des problèmes qu’il « permet de poser à neuf, en donnant aux choses une nouvelle découpe » (Badiou et al. 2003, p. 15 et p. 7). De même, bien que dans une perspective d’histoire culturelle et non plus de réflexion philosophique, Casetti articule toute son analyse de L’occhio del Novecento sur une sélection de films retenus parce qu’ils ont la vertu de développer une pensée sur le cinéma (Andrew dirait une « idée » de cinéma) et forge à ce propos la notion de « opere teoriche », une notion qui n’est pas fondée sur la qualité artistique des oeuvres en question, mais sur leur capacité à pointer des problèmes (2005, p. 269).

On notera toutefois qu’il ne faut pas confondre les films qui sont en eux-mêmes des « actes de théorie » (ce dont parle Aumont), le fait que certains films puissent être lus dans une perspective théorique (During, Casetti) et l’utilisation des films pour faire avancer sa propre réflexion théorique. C’est, me semble-t-il, ce que fait Deleuze dans ses deux ouvrages sur le cinéma. Jacques Rancière, qui note : « les bouts de films dont il parle, qui souvent sont en réalité des bouts de textes, définissent la pensée de l’image, donc la métaphysique de Deleuze. En parlant du cinéma, Deleuze retrouve ses propres concepts » (Cerisuelo et During 2005, p. 143), ne s’y est pas trompé.

Cela dit, une chose reste : il existerait donc une réflexion théorique en dehors de la théorie.

Et si la théorie « théorisante » ne permettait pas de rendre compte de certains aspects de ce qui se passe dans les sociétés humaines ?

Ce n’est pas un hasard si cette question surgit avec force dans des disciplines comme l’histoire — multiplication des références à la mémoire, recours de plus en plus insistant au témoignage par rapport à l’analyse historique traditionnelle (Wieviorka 2002) —, la sociologie (cf. Pierre Sansot et sa sociologie « sensible »), l’ethnographie ou l’anthropologie : ainsi Pascal Dibie plaide-t-il pour « une tentative pour penser autrement que par concept » (Dibie 2006, p. 372-373). Alors que j’avais travaillé jusque-là à élaborer le modèle sémio-pragmatique avec l’ambition assumée et affichée de lui donner toute l’extériorité et la rigidité théorique qui convient à ce type de construction (autrement cela n’a pas de sens), je me suis trouvé dans la nécessité, pour comprendre comment fonctionne le film de famille et comment un cinéaste familial se transforme en cinéaste amateur, de faire confiance à ma propre expérience et à celle d’un certain nombre d’autres personnes, en bref de mettre en oeuvre une approche à la fois introspective et empathique (Odin 1999).

Il faut sans doute accepter que la théorie théorisante ne puisse pas tout faire… tout en continuant à refuser le « je ne sais quoi ».

Et si la théorie se faisait modeste ?