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À la représentation de l’espace urbain dans le documentaire italien contemporain, soit une série d’oeuvres produites avec des capitaux italiens dans la période allant de 2010 à 2020, on pourrait associer quelques mots-clés comme multiculturalisme, crise du logement, banlieue et tourisme de masse, et ce, avant l’explosion de la pandémie qui a mis en évidence certaines tendances structurelles et esthétiques déjà présentes, qui se sont manifestées encore plus pleinement au cours des deux dernières années. L’objectif du présent essai est d’enquêter sur la façon dont, dans le cinéma documentaire italien, le politique, donc tout ce qui a à voir avec la polis, avec l’administration de la ville, est devenu l’expression non plus d’un courant idéologique, mais d’une lutte identitaire ; l’une des identités en jeu est celle du réalisateur auteur, observateur neutre d’une ville qui n’est plus un lieu d’agrégation sociale, mais plutôt de fragmentation individuelle. La ville des documentaires est une ville se nourrissant de représentations et d’autoreprésentations, liée dans son expression emblématique à une série d’attentes médiatiques savamment véhiculées par les discours sociaux. C’est ainsi que la ville apparaît rarement, dans le documentaire italien, en tant que sujet central, se situant plutôt à la croisée de représentations découlant des priorités du programme politique du pays ou de l’intervention d’organismes de production tels que les Commissions du film, dont le pouvoir est sans cesse croissant. Les Commissions du film ont pour objectif de promouvoir une image de la ville par carte postale, de manière à favoriser le développement du tourisme, tout en éloignant l’image de la ville de ce qui est sa réalité sociale et culturelle. Le cinéma documentaire italien contemporain manifeste une forme d’obsession pour le thème de la ville, abordé selon des perspectives diversifiées, au sein desquelles on peut néanmoins retrouver des similitudes, des ressemblances, des images et des thèmes récurrents. La ville devient un terrain à traverser pour rendre compte de tensions sociales et de changements historiques qu’une perspective géographique plus vaste ne permettrait pas d’explorer ni de comprendre. La ville devient le lieu privilégié d’observations d’un comportement social à stigmatiser, à indiquer. Depuis quelques années, en effet, les dérobades de la politique officielle, les points noirs de la communication médiatique et les éléments flous fournis par les éditorialistes de la presse écrite et de la télévision sont pris en charge par le documentaire, dans l’optique de rassembler les pièces d’un puzzle qui ne saurait s’inscrire dans quelque cadre que ce soit. Voilà que la ville, avec la prison et l’école – songeons aux nombreux points que ces trois espaces de notre société ont en commun –, devient un des lieux privilégiés de l’analyse et de la production de l’imaginaire du cinéma centré sur la réalité italienne. La ville constitue un microcosme dans lequel une multitude de demandes et d’existences se trouvent unies par un même partage de l’espace : en bref, l’école et la prison passent également par les mêmes coordonnées. La ville renferme à l’intérieur d’un espace délimité des individus très différents, avec des exigences et des problématiques existentielles différentes. Plusieurs spécialistes en matière de sociologie urbaine contemporaine ont dissocié l’idée de la ville de son lieu géographique, susceptible de faire l’objet d’une expérience, d’un vécu : parmi les premiers, citons le sociologue américain Melvin M. Webber (1964) et, plus récemment, Marc Augé (1992), qui a donné avec bonheur la définition du non-lieu – laquelle fait l’objet, aujourd’hui, d’un usage abusif –, à tel point que l’on pourrait parler de contexte post-urbain. Ainsi que l’écrit l’architecte italien Attilio Pizzigoni dans La città ostile. Realtà dell’architettura urbana nelle sue contraddizioni storiche (2017):

Alors que le contexte urbain tend au regroupement social de différents éléments, le contexte post-urbain n’engendre pas de regroupement tendant à l’homogénéité. L’essentiel n’est pas la fraternité sociale, comme dans la ville traditionnelle, ni l’utilité, comme dans la métropole, mais le fait de faire partie d’un réseau communicationnel.

Pizzigoni 2017, 25[1]

Comme l’écrit de même Mario Perniola dans Urbano più che urbano, un chapitre de son livre Presa diretta : « La prise directe avec la société et avec l’histoire ne passe pas par l’impossible restauration de la ville et de la métropole, mais par le fait d’être disposé à traverser, telle une aiguille, le tissu de la société ultra-urbaine dépourvu de centre et de banlieue » (2012, 97). Effectivement, lorsque nous analyserons mieux, dans la deuxième partie de notre article, quelques films documentaires italiens consacrés à la ville, nous verrons justement que le contexte post-urbain prévaut sur le contexte urbain et que la représentation de la ville s’inscrit sur un seul front, soit celui de la fermeture spatiale – en ce sens, le documentaire d’Emiliano Dante, Habitat – note personali, sur lequel nous reviendrons, est remarquable, mais aussi I cormorani de Fabio Bobbio, datant de 2016 –, du repli spatial et de l’enfermement volontaire dans un lieu où l’on peut contenir les différences, les endiguer, les clôturer, comme un magasin, une copropriété, un bâtiment squatté – il existe de nombreux films qui se déroulent dans des maisons squattées ou dans des copropriétés connaissant la cohabitation plus ou moins forcée de différentes ethnies. Désormais pensée comme un lieu de repli, la ville devient la principale absente : il faut alors parler de la ville et la raconter sans la voir, sans parvenir à en saisir l’unité ; c’est cet aspect que reflètent les documentaires les plus métatextuels, qui réfléchissent sur le sens de la ville à l’ère de la mondialisation et sur les modalités, difficiles, de sa représentation. Il existe une image de la ville de ses citadins et une image des urbanistes : très souvent, ces deux images ne coïncident pas et se développent sur deux fronts distincts ; car pour raconter une ville, il faut bien souvent y vivre et connaître les lieux qui font sens pour leurs habitants, lesquels coïncident rarement avec les monuments historiques ou les lieux institutionnalisés.

Bien entendu, à côté des travaux les plus complexes et les plus métaphoriques, on trouve une riche série de documentaires qui reprennent l’idée de la ville ou, disons plutôt, sa vision idéale, et continuent à fournir au spectateur une représentation harmonieuse de l’univers urbain. Cette tendance a été largement étayée par l’apparition, dans l’éventail de la production italienne, d’une entité déjà bien ancrée ailleurs depuis plusieurs dizaines d’années, à savoir les très actives remarquable régionales. D’un côté, si les Commissions du film aident en effet la production italienne à travers une augmentation des investissements dans le domaine de l’audiovisuel – qu’il s’agisse, indistinctement, de productions fictionnelles ou non fictionnelles –, d’un autre côté, l’objectif économique de soutien à l’activité touristique des Commissions du film dénature la fonction sociale du documentaire, en contraignant celui-ci à des choix photographiques et thématiques trop canalisés et, parfois, à caractère manifestement promotionnel. Ainsi que l’écrivent Cucco et Richeri, spécialistes des médias, dans Il mercato delle location cinematografiche (2013) :

Les territoires et leurs attraits paysagers ou architecturaux ne constituent nullement une marque ou un produit commercial et donc, ils ne font pas l’objet de tractations économiques. Cela étant, les bénéfices que le territoire peut retirer de son insertion dans un film sont équivalents aux avantages qu’il peut obtenir d’un annonceur […]

Cucco et Richeri 2013, 112

En conséquence, de manière assez paradoxale, le documentaire italien est forcé de reprendre une forme d’imaginaire urbain dont, précisément, le film documentaire italien a déjà largement abusé dans les années 1950, en adoptant bien évidemment une rhétorique et une esthétique plus adaptées à notre époque. La dimension urbaine doit donc servir d’expression à la promotion touristique, surtout dans le contexte de la valorisation constante d’un patrimoine culturel, tel que celui de l’Italie. Néanmoins, la liberté du documentaire de création s’accommode difficilement des contraintes des Commissions du film, relevant quasiment de la censure, étant donné que celles-ci préfèrent déployer leur capital publicitaire à travers les fictions télévisées et les superproductions ; mis à part quelques rares cas – essentiellement liés au territoire des Pouilles, où la Commission du film la plus puissante d’Italie règne en maîtresse –, le documentaire préfère renoncer à quelques subventions de plus, et ce, afin de préserver l’intégrité de la contestation sociale et de la réflexion active que le cinéma du réel devrait sans cesse défendre. L’autre objectif de la promotion touristique réside dans l’exploitation du territoire et dans l’utilisation parasitaire de la ville à travers le tourisme de masse, la marchandisation des oeuvres d’art et la transformation du bien culturel en vestige utilisé, consommé et digéré. La ville qui se transforme en « déchet » : voici un autre thème très présent dans l’éventail de la production non fictionnelle contemporaine en Italie, comme nous le verrons dans les exemples analysés plus loin, résultant de la présence d’un patrimoine artistique considérable, mais qui n’est pas correctement protégé ni sauvegardé. À cet égard, les écrits de l’urbaniste et architecte Kevin Lynch (1969 ; 1990), grand spécialiste des rapports que les individus entretiennent avec leur propre ville, sont très instructifs. Lynch réfléchit sur les déchets, sur le gaspillage de l’énergie et des diverses matières affectant à la fois la vie humaine et celle de la nature, ainsi que sur la capacité de retransformer ces déchets en matière vivante, en énergie :

Le gaspillage est un processus qui envahit – puisqu’il est ignoré – la société humaine, tout comme les systèmes vivants de manière plus générale. C’est un trait caractéristique du courant le plus profond qui nous entraîne, celui de l’éternelle provision des choses. […] Le gaspillage menace notre santé, notre bien-être et ce que nous ressentons. Il interfère avec le rendement de nos entreprises. Cependant, il a sa valeur. C’est une menace incessante, si l’on cherche à conserver les choses. Mais il pourrait se transformer en avantage, si l’on recherche la continuité au lieu de la permanence.

Lynch 1990, 170-1

Les actes de gaspillage exercés par l’homme sur le territoire s’inscrivent très bien dans l’action dissipatrice du tourisme de masse, comme cela est démontré dans le beau documentaire de Maura Viola, Per favore fate piano (2016), consacré à Venise. Les touristes ne sont même plus définis comme tels, mais plutôt en tant que city users (usagers de la ville), terme évoquant des consommateurs sans scrupules qui dévastent le lieu et l’abandonnent. Venise est une ville avec une surpopulation touristique parasitaire qui passe, regarde, photographie, consomme et s’en va. Consommation et sauvegarde du patrimoine : voilà deux mots qui ne sauraient s’accorder. Venise, l’une des villes ayant la fréquentation la plus problématique de la péninsule italienne, est prise d’assaut par le tourisme de masse et abandonnée par ses résidents qui ne trouvent aucune possibilité d’emploi et qui voient le coût de la vie augmenter de façon exponentielle – justement en raison de ce tourisme qui devrait, bien au contraire, représenter un avantage et une chance. Dans son documentaire, Maura Viola met en rapport les deux âmes de Venise : celle du passage, du transit, soulignée par la musique et le montage rapide centré sur des corps aseptisés, des silhouettes pratiquement bidimensionnelles traversant les ponts, les ruelles et les étroits passages vénitiens, dans un temps accéléré, sans pensées, sans pause, puis, en alternance, mais concomitant dans le cadre d’un même espace partagé, le temps lent des jeunes gens, des jeunes Vénitiens – mais pas seulement – qui cherchent un chemin, une voie créative personnelle, pour sortir de la crise économique dont les effets se font sentir en Italie à partir de 2010 : la jeune fille qui se risque à la sérigraphie haut de gamme, destinée aux collectionneurs et aux connaisseurs, le jeune homme fasciné par l’art du verre de Murano, le gondolier rappeur, le lithographe, l’architecte concevant des navires d’avant-garde. Ce sont des jeunes qui trouvent dans la création, au sein même du gaspillage, leur propre voie, et réalisent leurs difficiles aspirations centrées sur la résistance à la dissipation, au parasitisme.

Résistance/Résilience : ces deux aspects sont également traités dans de nombreux documentaires décrivant non seulement l’exploitation touristique du territoire, mais aussi son exploitation industrielle et économique, comme dans les documentaires consacrés à la ville de Tarente, dans les Pouilles, empoisonnée par les émissions produites par une usine pétrochimique construite aux abords de la ville. L’un des plus intéressants, de ce point de vue, est Buongiorno Taranto – Storie ai confini della realtà de Paolo Pisanelli, réalisé en 2014, dans lequel l’espoir d’un changement, d’une révolution, relève encore de la libre initiative de jeunes pleins de bonne volonté qui, par le biais d’une station de radio privée, entreprennent une action massive d’informations non officielles s’adressant à une population passive, historiquement accoutumée au silence et à l’acceptation. La ville des jeunes est de même représentée par l’espace squatté, soit des endroits qui sont susceptibles d’être des lieux de dépôt des déchets, des scories, à savoir, selon la définition qu’en donne le journaliste et urbaniste Grady Clay (1987), des repaires : il s’agit d’espaces souillés qui sont utilisés comme des dépôts à faible coût ou pour des activités bon marché, ainsi que d’espaces fragmentés sans propriétaire, qui servent de débarras – anciennes usines et bâtiments déclassés. Les jeunes trouvent une identité au sein du repaire, dont ils sont – dans chaque documentaire – régulièrement chassés. C’est ce qui se passe dans Castro de Paolo Civati (2016) : on y voit un immeuble délabré, une façade décroutée peinte en rouge, une communauté. Castro est un logement squatté. Occupé de manière abusive depuis plus de douze ans, le bâtiment abrite plus d’une quarantaine de familles ayant trouvé refuge dans ses couloirs et ses petites pièces de quelques mètres carrés. Ce lieu est le symbole d’une ville désagrégée, comme Rome, racontée et synthétisée à travers l’image d’une copropriété, ou à travers les espaces géographiques déformés de Sacro GRA de Gianfranco Rosi (2013), film élevé par la critique au rang de symbole de la représentation urbaine, mais qui est en revanche un « bluff » descriptif, dans lequel Rome se situe toujours dans un ailleurs que l’on n’atteint jamais. Sacro GRA emprunte son titre à la liaison autoroutière entourant Rome, la « Grande Ceinture Périphérique » ou en italien Grande Raccordo Anulare, construite à la fin des années 1940 et conçue par une famille d’architectes dont le nom était Gra. Dans le documentaire de Rosi, cependant, cette histoire n’est pas racontée, celui-ci préférant s’arrêter sur les histoires des gens ordinaires qui gravitent autour de l’anneau autoroutier. Qu’il s’agisse du centre ou des banlieues, Rome est toujours hors du champ de la caméra ; sur le terrain, il n’y a que des êtres humains, évoluant au gré de la fantaisie inventive du réalisateur, lequel créé des intermèdes à caractère parfois surréaliste – comme le pêcheur qui lit le journal à sa compagne roumaine ou le soi-disant prince qui se baigne dans la baignoire d’or –, en mettant en scène des individus que seul l’accent – et parfois même cela – permet d’identifier comme romains. Tout au contraire, Fatti corsari de Stefano Petti, datant de 2012, est profondément ancré au milieu des banlieues de la capitale ; dans cette oeuvre, les vicissitudes humaines d’un prothésiste dentaire, sosie de Pasolini, deviennent l’expression d’une réflexion sur la banlieue en tant qu’état d’esprit, et sur le lien qui relie les banlieues des personnages pasoliniens à leurs enfants et petits-enfants ; Fatti corsari part ainsi de l’individuel pour aboutir à l’universel, en montrant comment la dimension spatiale de la ville et le fait de naître dans un faubourg sont en mesure de transformer le destin de chacun d’entre nous, en faisant de nous des banlieusards par rapport à nous-mêmes et aux autres. La périphérie devient un état d’esprit qui nous conditionne vis-à-vis du prochain, nous faisant sentir constamment marginaux. D’autres documentaires récents proposent une réflexion sur la banlieue, tel que Fuoristrada d’Elisa Amoruso (2013), une histoire d’amour entre une mécanicienne transsexuelle et une femme d’âge mûr issue des pays de l’Est, dans laquelle – comme cela arrive maintes fois – l’intérêt accordé au cas humain dépasse de beaucoup celui accordé à la dimension urbaine.

Très souvent, les cinéastes qui souhaitent réfléchir sur la dimension urbaine doivent trouver un lieu réunissant les contradictions de la métropole, à l’image d’un grand immeuble ; la copropriété devient alors une métaphore de l’espace urbain, le lieu où l’on tente de reconstruire une unité qu’il serait impossible, autrement, de rassembler et de raconter dans le cadre de la durée d’un documentaire. L’une des récentes tentatives les plus intéressantes en ce sens et à notre avis, parmi les plus réussies, est Cinema Grattacielo de Marco Bertozzi, datant de 2017. Bertozzi enseigne le cinéma documentaire à l’Université de Venise, et il est également un essayiste et un critique apprécié ; il a complété son activité universitaire par une activité créative à succès et a réalisé, en l’espace d’une vingtaine d’années, certains documentaires de grand intérêt, comme Predappio in Luce (2008) ou Profughi a Cinecittà (2012), qui sont des relectures de l’histoire du fascisme utilisant des séquences d’archives déposées à l’Institut Luce. Avec Cinema Grattacielo, il renonce à la distanciation par rapport à l’histoire pour raconter, en personne, son rapport avec sa ville natale, Rimini. Après avoir fait le tour du monde, Bertozzi retourne à Rimini et se retrouve dans un gratte-ciel, le seul et unique de la ville, construit au début des années 1960 comme un symbole du progrès, du bien-être, du boom économique et de l’idée que Rimini pouvait, et devait, devenir le lieu d’élection d’un tourisme raffiné, aisé et moderne. Toutefois, comme cela se produit souvent, les habitants aisés et prospères des appartements du gratte-ciel de Rimini le quittent progressivement, ce qui provoque une dévaluation du coût des appartements se traduisant, au fil des ans, par une véritable mutation anthropologique. Au début des années 2000, le gratte-ciel de Rimini est devenu un « écomonstre » habité par des familles pauvres, par de jeunes artistes et par de nombreuses familles d’immigrés. Marco Bertozzi est l’un des nouveaux copropriétaires du gratte-ciel de Rimini, que l’administration municipale a décidé d’abattre. Le réalisateur se met personnellement en scène, se raconte, se reprend, décrit son propre rapport avec la ville de Rimini ainsi que les tentatives entreprises avec les autres copropriétaires du gratte-ciel pour éviter sa démolition. Le gratte-ciel prend vie, devient un lieu anthropomorphisé à travers la voix poétique de l’écrivain Ermanno Cavazzoni : il parle et se raconte. Il nous raconte ce que signifie le fait d’être le seul élément se dressant vers le ciel dans une ville qui se développe horizontalement, ce que signifie le fait d’être un corps étranger. Le multiculturalisme et la crise du logement, deux questions centrales dans la réflexion sur la ville, ressortent, dans le documentaire de Bertozzi, de façon stratégique. Dans le gratte-ciel, on cherche à réduire les fractures sociales caractérisant le tissu urbain : les différences de revenus et les différences de races – le réalisateur se demande, dans le film, comment saisir la différence raciale, comment la raconter – sont admirablement réduites, peut-être grâce à une bonne dose d’optimisme utopique qui s’exprime à travers le final, à la fois conciliant et fellinien – rappelant le bal final de Huit et demie –, de la fête collective, justement comme au cinéma, en tant qu’expression d’un rêve collectif. Dans Cinema Grattacielo et dans Castro, la dimension de l’habitat devient une métaphore de la dimension urbaine, un lieu dans lequel il est possible de faire coexister des demandes qui, dans le cadre de la politique nationale et locale, peinent à s’accorder.

C’est aussi un lieu squatté au sein d’une ville post-apocalyptique qui se trouve également au centre d’Upwelling – La risalita delle acque profonde de Silvia Jop et Pietro Pasquetti (2016), une oeuvre expérimentale, riche en références cinématographiques : les images sur lesquelles s’ouvre le film constituent une citation explicite qui renvoie à La Jetée de Chris Marker (1962), avec sa description d’un Paris post-nucléaire, et les images annonciatrices du final, avec un cheval blanc courant en toute liberté, qui évoque Bersagliere, le cheval blanc dans Sciuscià de Vittorio De Sica (1946), qui se déroulait dans la Rome d’après-guerre. La ville en question est Messine, qui fut victime de l’un des séismes les plus dévastateurs de l’histoire en 1908 et qui est, aujourd’hui, en proie à des troubles sociaux revêtant la dimension et l’intensité d’un séisme anthropologique. Le panneau d’ouverture du film clarifie la signification du titre : upwelling est le nom d’un phénomène hydrodynamique provoqué par l’action des vents et par la rotation de la Terre, survenant dans les eaux océaniques et celles du Détroit de Messine. Il consiste en une remontée visible des eaux abyssales à la surface, ainsi que celle des rares organismes vivants qui y habitent. Immédiatement après le générique sont montrées des personnes vivant dans un contexte post-apocalyptique : solitude, fragmentation, déchéance, ruines. La ville n’est jamais saisie dans sa globalité ; elle est à la fois déstructurée et désirée en tant que lieu de rassemblement. Comme l’écrit Lynch : « L’un des avantages de vivre dans une ville en ruines est la richesse concentrée de ses matériaux, ainsi que le fait d’offrir des espaces à demi construits » (1990, 139). À travers les rues et dans les immeubles délabrés rôdent les saprophytes de la métropole, là même où la propension à la destruction devient par ailleurs, paradoxalement, une poussée créative et un désir d’association. Dans deux films récents, La villa de Claudia Brignone (2019), tourné à Scampia, un quartier difficile de Naples, et La nostra strada de Pierfrancesco Li Donni (2019), tourné à Palerme, un jardin public et une école deviennent les microcosmes dans lesquels on raconte la difficulté du tissu urbain à travers une dimension réduite et symbolique. Dans le jardin et dans l’école, les sujets recherchent cette unité, cette occasion de rencontres que la ville démembrée n’offre plus. C’est dans la démolition et la spoliation que renaît le désir de la ville.

Un autre aspect qui caractérise l’image de la ville dans le documentaire italien contemporain est celui lié au désir de la ville ; ce qui, pour les habitants, correspond à un idéal de ville que l’expérience quotidienne renie chaque jour et trahit. Ce sentiment généralisé, distillé dans chacun des films examinés, devient un sujet explicite dans le très beau Habitat. Note personali d’Emiliano Dante (2014), réflexion vibrante et profonde sur ce que signifie habiter à L’Aquila après le tremblement de terre d’avril 2009. Emiliano Dante a débuté sa carrière de réalisateur en 2003 avec une série de courts métrages sur le logement, intitulée The Home SequenceSeries. À la suite d’autres courts métrages, il a réalisé les documentaires sur la vie postérieure au séisme, Into the Blue (2009) et Habitat. Note personali (2014), tous deux présentés au Festival du film de Turin. Ces films inauguraient une trilogie qui se termine avec Appennino (2017), où la réflexion sur la précarité humaine est exposée en fonction des sentiments suscités par le dernier grand tremblement de terre italien, celui d’Amatrice en août 2016. Le travail de Dante est une puissante métaphore qui est axée sur la nécessité de la ville. Le réalisateur interviewe tout d’abord certains survivants, en leur demandant ce qu’il reste d’eux-mêmes après la destruction des lieux, mais conclut ensuite que la somme des entrevues ne constitue pas une ville. Dante vagabonde dans sa voiture au milieu d’un paysage détruit, à la recherche de contacts humains qu’il ne trouve qu’au centre commercial, un non-lieu par excellence qui devient, en revanche, le seul lieu de rassemblement d’une humanité décentrée et disloquée dans des endroits qui n’ont aucune histoire. L’absence de la ville et le désir de la ville entraînent aussi, chez les individus, un affaiblissement des rapports humains et affectifs. Dante parle de couples qui se séparent, d’amitiés qui s’amoindrissent, d’amours qui se terminent, de vies qui voient le jour et prennent fin dans une atmosphère de résignation désespérée. Le cinéma, pour Emiliano Dante, devient un lieu substitut de la ville, du désir frustré de celle-ci, comme le disent les derniers mots du commentaire de Appennino :

La recherche du sens est une activité. Le cinéma, pour moi, c’est cette activité. Le cinéma, grâce au montage, est pour moi l’action même de donner un sens aux choses. De former un ordre dans le chaos général, de donner une forme stable et définitive à une vie évidemment instable et transitoire. De donner une sorte d’éternité illusoire aux lieux, aux personnes, à leur passage. De trouver, enfin, une architecture éphémère qui ne pèse pas sur la terre.

L’image de la ville est devenue une question centrale dans la réflexion du documentaire contemporain, non seulement dans la pratique – à savoir dans les nombreuses tentatives d’aborder directement cette thématique –, mais aussi du point de vue pédagogique et organisationnel. En 2006 a été fondé, à Milan, par Marco Carraro, Gianmarco Torri et Nicoletta Vallorani de l’Université de Milan, un festival consacré justement à ce rapport complexe, le Docucity – Documentare la città. L’oeuvre à laquelle les organisateurs se réfèrent est un film ambitieux de Chris Petit et Iain Sinclair, London Orbital (2002) :

Dans London Orbital, Petit et Sinclair parcourent à pied la M25, le grand périphérique de Londres, en construisant une réflexion qui embrasse à la fois l’histoire et l’évolution de la ville, l’exploration psychogéographique de la réalité urbaine et de sa mémoire et l’analyse des politiques qui en déterminent la forme.

Perniola et Torri 2013, 270

Ce qu’aurait pu être aussi, peut-être, le motif manqué de Sacro GRA ; c’est-à-dire, comprendre comment les infrastructures urbaines modifient la perception et l’histoire du territoire, si le film ne s’était perdu dans la description stérile d’un cadre anthropologique caricaturé et, comme tel, peu significatif. Par ailleurs, l’expérience de Docucity a eu le mérite de créer un portail d’archives dans lequel, à partir du nom d’une ville, on peut trouver la liste des documentaires italiens de création traitant de cette ville, en remontant même très loin dans le temps. C’est là un outil qui est donc fort utile pour établir une cartographie audiovisuelle du territoire. Multiculturalisme, crise du logement, banlieue et déchets : tels sont les mots-clés récurrents dans la production de ces dernières années, se posant comme des thèmes centraux dans la description de l’urbain, qui reviennent en outre dans la description en images de tout le territoire italien, du nord au sud – les logements squattés, le mélange des ethnies et la volonté d’intégration, les banlieues et les déchets de Rimini à Messine, sans interruption. Néanmoins, l’élément majeur qui perdure est le sentiment de précarité, d’ouverture existentielle, de décentralisation, comme si la ville était devenue une chimère impossible à saisir et à raconter, comme si elle était uniquement un lieu à chercher. Affronter un parcours dans le documentaire italien qui soit centré sur la dimension urbaine du début des années 2000 à aujourd’hui est un défi particulièrement stimulant, puisque le changement dans les formes de communication et de représentation de ce que nous définissons comme « la politique », et donc comme quelque chose d’inhérent à la gestion de la ville, a été, et est encore, extraordinairement rapide. Le terme politique est, en effet, très fluctuant, indiquant toute représentation qui concerne la vie publique, la gestion constructive de la chose commune. Dans les expressions les plus souples du documentaire politique contemporain apparaît vraiment une contradiction en termes, puisque ce qui émerge est plutôt un manque de forme et de perspective à long terme qui commence à reléguer la politique à une lutte d’identité contextuelle se mouvant sur une arène dominée par l’absence de perspective et de toute idée d’avenir commun. La ville continue à être représentée, mais son expression la plus évidente se soustrait à sa fonction première, qui est celle de l’agrégation, pour manifester au contraire la présence constante d’une série d’individualités toujours plus lointaines – parmi lesquelles s’insère également l’auteure – qui restent ancrées à un présent conflictuel, voire ouvertement nébuleux… tous des aspects que la pandémie en cours n’a fait qu’aggraver.