Corps de l’article

Depuis la fin des années 2000, la fédération des coopératives agricoles du Nicaragua (www.fenacoop.org.ni) traverse une crise aiguë. Alors qu’en 2005 elle comptait encore près de 700 coopératives associant 21 500 membres (soit, avec les familles, environ 100 000 personnes), sa base sociale ne représente plus que, selon le dernier recensement effectué, 124 coopératives associant 6 500 membres en 2011. Quelles sont les principales causes de cette crise ? En quoi son analyse peut enrichir et renouveler l’histoire longue de l’économie sociale agraire en Amérique latine ? Que peut-on en retirer comme réflexions dans le contexte des « nouvelles gauches latino-américaines » qui, à l’heure de leur retour au pouvoir [1], affichent plus ou moins fortement l’identité sociale et solidaire de leur projet de transformation politique (Maranon-Pimentel, 2012) ?

La présente contribution à cette analyse découle d’un accompagnement au long cours des organisations de producteurs agricoles au Nicaragua sur le terrain, dans les années 80, puis au travers d’appuis réguliers au sein de l’Institut de recherches et d’applications des méthodes de développement (www.iram-fr.org) dans les années 1990-2000 et actualisés en 2009 et 2012. Elle repose en particulier sur une contribution effectuée dans le cadre de l’élaboration du plan stratégique 2011-2014 et s’adosse à un travail documentaire et des entretiens individuels et collectifs (focus group) réalisés dans une vingtaine d’organisations de la fédération sur six régions en 2012. La grille d’analyse sous-tendant cette approche repose, pour l’essentiel, sur une démarche d’économie politique qui inscrit l’analyse dans une perspective historique, multidisciplinaire et axée sur l’étude des jeux d’acteurs et, tout particulièrement, des conflits d’intérêt et de pouvoir (Lordon, 2008).

« Impasse de transition » et vulnérabilité rurale au Nicaragua

Le contexte socio-économique du Nicaragua rural se révèle, à l’instar d’autres pays du Sud, marqué par des transformations rapides où la transition démographique inachevée butte sur la faiblesse des alternatives hors secteur agricole et migrations. Une mise en perspective des évolutions agraires au Nicaragua dans la longue durée (Programma RuralStruc, 2007 ; Grisby, Perez, 2009) [2] rappelle que, jusqu’en 2007, le secteur agricole nicaraguayen a fait face à une forte instabilité des prix internationaux dans la plupart des productions d’exportation (coton, café, sésame, soja, arachide), ainsi qu’à un processus de libéralisation et d’intégration commerciale rapide au niveau régional (baisse tarifaire, intégration centraméricaine, établissement d’accords de libre-échange). En interne, le secteur a évolué dans un contexte marqué par les changements démographiques liés au chômage et à la migration, les conflits fonciers, la vulnérabilité croissante au changement climatique (phénomène del Niño) et des politiques macro-économiques privilégiant les investissements dans les services et l’établissement de zones franches pour les exportations (maquiladoras ou industries d’assemblage). Dans ce contexte, plus de la moitié des familles rurales sont en situation de vulnérabilité, pour un ensemble de causes que l’on peut rappeler et qui sont développées dans les travaux précédemment cités.

Contraintes démographiques

Au niveau démographique, alors que la population continue de croître, le taux d’urbanisation lié à l’exode rural est resté stable et a tendance à diminuer. Ainsi, la population rurale, qui atteignait 45,6 % de la population en 1995, est passée à 44,1 % en 2005, mais en termes absolus, sur dix ans, elle a de ce fait augmenté de 2 à 2,3 millions de personnes. On peut déduire de cette hausse que, selon la pyramide des âges, environ 34 500 jeunes ruraux arrivent sur le marché du travail, générant un besoin équivalent de création d’emplois. Au niveau national, ce chiffre est estimé à 90 000 jeunes, dans un pays où 57 % de la population active est sans emploi et où le secteur informel représente 63 % des emplois. Jusqu’à présent, la création de postes de travail a augmenté à un rythme très inférieur à l’augmentation de la demande d’emplois. Par comparaison, dans les politiques libérales antérieures à 2007, le secteur des maquiladoras [3] a mis dix ans à créer 100 000 postes ; ce qui correspond pratiquement à la cohorte annuelle des jeunes entrant sur le marché du travail. Accentuée par le sous-emploi, la pauvreté rurale constitue un frein au changement technique et à l’amélioration de la productivité des exploitations agricoles, à leur investissement et à leur intégration à des chaînes de valeur agricole à haute valeur ajoutée. Face aux contraintes que la vulnérabilité induit sur leurs capacités d’investissement, les familles paysannes appauvries maintiennent des pratiques intensives en main-d’oeuvre agricole et mobilisent pour financer leurs activités une épargne issue de la migration saisonnière dans les périodes de forte demande de main-d’oeuvre au Costa Rica ou au Salvador.

La migration vers la frontière agricole atlantique, « soupape » historique des dynamiques agraires locales (Ciera, 1984), est de plus en plus limitée. Le front pionnier agricole atteint les zones de réserves naturelles à l’Est du pays, comme Bosawas, Indio Maiz ou Wawashan. Le mode extensif du développement agraire se traduit par l’intégration annuelle de plus de 100 000 ha de forêts à la production. Mais cette tendance historique n’est plus durable et le manque de terres entraîne, dans un premier temps, un morcellement des petites exploitations, puis, dans un second temps, la sortie du secteur des producteurs les plus vulnérables, aggravant la crise agraire.

D’autres options existent afin d’augmenter la productivité du travail agricole. Selon les activités, il est possible pour les agriculteurs d’intégrer des filières à haute valeur ajoutée : commerce équitable, agriculture biologique, circuits courts en lien avec les supermarchés urbains ou circuits traditionnels améliorés (production de semences par exemple). L’intégration des producteurs les plus vulnérables dans ces chaînes de valeur devrait s’accompagner, au-delà de l’appui technique et de la promotion de nouveaux marchés (exportations agricoles en lien avec l’Alba par exemple [4]), d’un appui à l’amélioration de la qualité soutenue par des politiques publiques.

Réponse migratoire

Mais, en l’absence de politiques agricoles appropriées, les migrations représentent l’option principale des familles paysannes. Essentiellement saisonnières durant les périodes de sous-emploi, elles permettent à de nombreux actifs ruraux de s’employer en dehors de la saison agricole et d’épargner le nécessaire pour acquérir les facteurs de production leur permettant d’initier la campagne agricole (intrants, semences). Selon les estimations, plus de 150 000 Nicaraguayens, dont 44 000 ruraux, migrent de façon saisonnière au Costa Rica, où le salaire agricole moyen est près de cinq fois supérieur, et au Salvador. Il existe également un processus de migration permanente dans lequel l’unité familiale est principalement dédiée à la consommation. Les enquêtes réalisées montrent que 42 % des transferts de migrants (remesas) sont destinés à l’acquisition d’aliments, 26 % aux biens de consommation (frais médicaux, vêtements, etc.) et seulement 8 % aux investissements. Par ailleurs, les contraintes du secteur obligent à prendre en compte la part des activités rurales non agricoles dans les revenus familiaux. Il s’agit de l’artisanat (bois, poterie, cuir, couture), du tourisme rural, des activités commerciales et des services.

C’est dans ce contexte « d’impasse de transition » et de grande vulnérabilité rurale que les coopératives de base de la Fenacoop affilient, pour des raisons historiques, des familles d’agriculteurs parmi les plus vulnérables du pays. Malgré les racines anciennes du mouvement paysan au Nicaragua et l’existence d’autres organisations de coopératives agricoles plus anciennes et moins fragiles, le recensement des coopératives agricoles associées à la Fenacoop révèle en effet que la plupart d’entre elles sont issues du processus de démobilisation des combattants de la « résistance » (opposition armée au gouvernement issu de la révolution sandiniste de 1979 à 1990), ainsi que du démantèlement récent des fermes d’Etat et des coopératives issues des différentes étapes de la réforme agraire.

Réformes agraires et difficultés d’accès au crédit

Entre 1979 et 1995, les structures foncières ont en effet été profondément modifiées au Nicaragua. Comme le rapporte Michel Merlet (1995), le poids des petites exploitations agricoles s’est accru dans un premier temps avec la réforme agraire sandiniste jusqu’en 1989. Après l’arrivée au pouvoir de Chamorro en 1990, les transformations agraires – privatisation des fermes d’Etat, redistribution de terres aux anciens combattants de l’armée sandiniste et de la résistance et parcellisation spontanée d’une forte proportion (80 % en 1994) des coopératives agricoles de production – en accentuent encore le poids. Alors qu’en 1979 les exploitations de moins de 140 ha représentaient 47 % de la surface agricole, leur part est estimée à 69 % en 1995. Dans les années 2000, cependant, le processus de redistribution foncière connaît une réversion rapide au profit d’institutions financières et de consortiums privés (Roux, 2011). Face à l’insécurité juridique des titres fonciers [5] (Merlet, Merlet, 2010) et aux difficultés économiques croissantes, de nombreux producteurs vendent une partie des terres redistribuées.

Ce processus de réversion foncière est, par ailleurs, accentué par la concentration du capital financier et les difficultés croissantes d’accès au crédit agricole et rural pour les petits producteurs. La banque de développement agricole créée au début des années 80, le Banades, est en effet liquidée en 1997, suite aux mesures d’ajustement structurel et de libéralisation financière (Doligez, 2011). Des entreprises d’approvisionnement et de commercialisation prennent le relais avec un contrôle croissant de la production agricole et du foncier. C’est le cas par exemple de l’entreprise Agresami, créée par des entrepreneurs proches du syndicat agricole l’Union nationale des agriculteurs et des éleveurs (Unag), qui prend le contrôle d’une part importante de la filière café (40 %) et des plantations issues des fermes d’Etat démantelées et converties en propriétés gérées par les travailleurs. Après sa liquidation en 2003 suite à un scandale financier avec Interbank qui lui procurait l’essentiel de son financement, ses actifs ont été revendus à des entrepreneurs agricoles privés.

Crise de la microfinance

A cette instabilité du secteur bancaire, s’ajoute, à partir de 2008, une crise aiguë des institutions de microfinance. Suite à l’ouragan Mitch qui dévasta le pays en 1998, les aides au développement ont été massivement réorientées vers les organismes de microcrédit. Leur multiplication, au détriment du soutien aux structures coopératives, avait ainsi contribué à fragiliser davantage encore le secteur des coopératives rurales. Aussi, en peu de temps, selon les données de l’association professionnelle (De Franco, 2010), plus de 100 000 familles rurales sont exclues de l’accès aux services financiers octroyés par le secteur de la microfinance et qui avaient, pour partie, pris le relais de la banque publique. Le portefeuille de crédit est amputé de plus de 70 millions de dollars, dont l’essentiel correspond au crédit agricole et pour l’élevage. Les causes de cette crise font l’objet de débats (Doligez et al., 2012). Elle combine, dans un contexte de récession au sein des filières agricoles et d’élevage lié aux accords de libre-échange régionaux, le développement commercial très rapide d’établissements de microcrédit accentué par une forte concentration des investissements internationaux dans le secteur, les défaillances de la supervision par les pouvoirs publics et l’effet déstabilisateur d’un mouvement de débiteurs, No Pago, appuyé pour des raisons électoralistes par le président Ortega lors de la campagne présidentielle de 2007 (Padilla, 2008).

C’est donc parmi la frange la plus « récente » et la plus vulnérable des agriculteurs nicaraguayens que se positionnent les membres de la Fenacoop, dans un contexte global défavorable et particulièrement difficile à la fin des années 2000.

Des coopératives entre tutelle de l’Etat et pression du marché

La Fédération nationale des coopératives (Fenacoop) a été créée en 1990, après la défaite électorale du Front sandiniste de libération nationale (FSLN). Issue de l’Union nationale des agriculteurs et des éleveurs (Unag) fondée en 1981, sa création vise à pallier l’absence d’appui technique, de crédit, d’assistance technique et de formation à la gestion des coopératives agricoles.

Opposition rurale et autonomie croissante

Michel Merlet (1995) rappelle combien l’Etat a gardé sous son contrôle les coopératives agricoles jusqu’au milieu des années 80, limitant d’autant les capacités d’organisation des producteurs en dehors des figures obligées de la coopérative de production (coopérative agricole sandiniste [CAS]) et du guichet d’accès au crédit encadré de la banque publique (coopérative de crédit et services [CCS]). Face à l’influence croissante de l’opposition armée en milieu rural, le gouvernement sandiniste accentue les redistributions de terres et ouvre un espace d’autonomie croissante au niveau de l’organisation paysanne. L’Unag, en rupture avec l’oligarchie agraire ayant historiquement contrôlé le secteur agricole (Wheelock, 1985), intègre alors un éventail large de producteurs agricoles et d’éleveurs, depuis les exploitations moyennes et grandes du centre intérieur aux coopérateurs installés par la réforme agraire. Dès 1986, elle créé un réseau de magasins ruraux et constitue une centrale d’achat au niveau nationale, Ecodepa, qui compte 600 salariés en 1988.

Après 1990, l’Unag s’émancipe en partie de la tutelle sandiniste et affirme son projet de création d’un groupe économique au service des producteurs avec ses entreprises de commercialisation, de transformation et ses propres structures bancaires. Ecopeda développe alors des entreprises agro-industrielles de traitement du café, du sésame, du riz et commence à intervenir dans l’import-export. L’entreprise octroie du crédit aux agriculteurs en s’appuyant sur ses magasins coopératifs. Son chiffre d’affaires passe alors de 1,5 million de dollars en 1989-1990 à plus de 19 millions en 1991-1992. Mais, dès 1994, la croissance trop rapide et mal maîtrisée de l’entreprise conduit à une crise grave, qui se traduit par la fermeture de la structure centrale. De la même façon, la tentative de créer une banque agricole liée à l’organisation, Banco del Campo (Bancampo), se solde par un échec patent.

La Fenacoop, nouvellement créée au sein de l’Unag, s’efforce de réorganiser dans les années 90 le mouvement coopératif brusquement orphelin de son tuteur étatique. Son organisation repose, dans un premier temps, sur des unions de coopératives agricoles (UCA), qui constituent au niveau municipal ou départemental des structures coopératives polyvalentes gérant infrastructures et services pour le compte des coopératives locales. Progressivement, avec le rapprochement de nouvelles coopératives issues de la démobilisation des combattants armés des deux camps, sa base sociale s’élargit et la fédération affiche un total d’environ 100 000 membres regroupés dans près de 700 coopératives en 2005.

Dans le spectre des producteurs agricoles associés à l’Unag, la Fenacoop représente la frange la plus vulnérable des agriculteurs. Ce positionnement entraîne une marginalisation croissante dans le projet économique de l’organisation. Les coopératives de la Fenacoop sont évincées des choix d’investissement de l’organisation (tel que le rachat du plus grand abattoir du pays, le Carnic, privatisé en 1991) ou, face à l’exigence de rentabilité des crédits limitant les prêts « à risque », du financement agricole octroyé par Bancampo ou la coopérative financière Cajuna.

Rupture politique

La rupture la plus forte se produit toutefois autour de la question du positionnement politique de l’organisation. Le FSLN mobilise les structures d’encadrement du monde agricole lors de la campagne électorale pour la reconquête du pouvoir présidentiel, puis, au gouvernement à partir de 2007, afin d’asseoir ses canaux de contrôle social financés par la rente pétrolière vénézuélienne dans le cadre de l’Alba [6]. L’Unag met à disposition ses structures coopératives, notamment de crédit (Alba-caruna), pour organiser les programmes de redistribution. Mais, la Fenacoop, qui se différencie par l’éventail large des affinités politiques de ses membres dont une partie est issue de la résistance armée au sandinisme, revendique son autonomie et critique les orientations de la politique agricole (Caceres, 2007).

Prise en étau entre le pouvoir économique du capitalisme agraire en recomposition et l’hégémonie du pouvoir politique exprimée par le sandinisme à son retour au pouvoir à partir de 2007, la fédération connaît alors une crise aiguë. De nombreuses coopératives sont démantelées et disparaissent avec la crise économique. En parallèle, la nouvelle législation coopérative adoptée en 2004 dans un contexte politique particulier – le « pacte » entre libéraux et sandinistes – s’accompagne d’une explosion des agréments d’organismes de promotion, qui d’obédience sandiniste, qui d’obédience libérale. L’Institut national coopératif (Infocoop) en reconnaît plus d’une vingtaine, principalement dédiés au milieu agricole. Mise en concurrence et évincée des programmes d’appui, la fédération nationale connaît alors une situation difficile.

Grands programmes internationaux

C’est par le biais du soutien de ses partenaires internationaux que la fédération va pouvoir résister. Comme le souligne le rapport triennal 2008-2011 de son conseil d’administration, elle va alors mettre en oeuvre vingt-quatre projets pour un montant total de 9 millions de dollars durant cette période. Ces projets de coopération au développement, financés par de grandes ONG internationales, reçoivent également des cofinancements de l’aide publique au développement et de la solidarité internationale, principalement européennes (Union et Etats membres). Ils vont permettre de doter les coopératives et leurs unions d’équipement, tout en finançant l’essentiel du fonctionnement de la fédération au travers des programmes et de leurs activités.

Les programmes correspondent en priorité à trois grandes filières agricoles à haute valeur ajoutée, autour desquelles se recentre la fédération : la production de semences de qualité – essentiellement maïs et haricot –, le cacao biologique et le café équitable. En parallèle, la fédération poursuit différents programmes transversaux, qui lui permettent de redéployer des services auprès de ses membres : promotion féminine, formation à l’agro-écologie, promotion de circuits courts et de ventes directes valorisant les produits paysans locaux, production de biogaz « à la ferme » et appui à la gestion des coopératives. Les contraintes réglementaires, comme l’envoi bimensuel des registres de décision et des relevés fiscaux auprès de l’Infoocop, se révèlent particulièrement lourdes pour leurs administrateurs.

Il aura donc fallu une vingtaine d’années pour que la fédération s’affranchisse de la tutelle de l’Etat et définisse un projet adapté à la situation de ses membres et susceptible de renforcer son autonomie en combinant l’accompagnement et la promotion sociale à la structuration de services économiques.

La réorganisation de la fédération autour des « chaînes de valeur »

Après la période d’étranglement, la fédération peut refonder ses bases grâce aux partenariats établis avec la coopération internationale. Les projets mis en oeuvre dans ce cadre lui permettent d’esquisser une restructuration articulée autour d’une approche centrée sur les chaînes de valeur agricole. Cette approche, énoncée comme l’axe structurant du programme triennal 2011-2014, se combine aux fonctions de promotion sociale et d’éducation coopérative (éducation au genre ou promotion féminine, formation à la gestion, éducation environnementale, etc.). Alors que celles-ci sont pour l’essentiel financées sur dons-projet dans le cadre de partenariats de solidarité internationale établis par la fédération, l’approche centrée sur les chaînes de valeur ancre cette dernière dans le champ économique. A terme, la démarche doit assurer, dans un contexte de retrait progressif [7] de l’aide au développement du secteur agricole et, plus largement, la pérennité de l’organisation.

Production de semences certifiées

La première chaîne de valeur correspondant à la zone tropique semi-aride se structure autour de la production de semences certifiées de qualité. Elle a été initiée par des coopératives de Nueva Segovia dont les membres proviennent, à l’origine, d’une coopérative d’épargne et de crédit. La coopérative a été créée par des petits producteurs vivriers du centre intérieur du pays ayant occupé des terres issues du démantèlement des fermes d’Etat après 1990. Appuyée par un projet d’aide à la réinsertion des démobilisés de guerre (Tropisec), puis par une fondation (Funica), la coopérative tente d’articuler crédit de campagne agricole et collecte des grains pour leur transformation et leur valorisation. Après une première tentative de fabrication de concentrés pour le bétail, la coopérative bénéficie d’un appui conséquent pour construire des silos à grain, une unité de séchage, de tri, de traitement et de conditionnement de semences de qualité certifiées. Le projet, monté en partenariat avec une ONG internationale grâce à un cofinancement de l’Union européenne, s’adosse à l’inscription de la Fenacoop au registre national des semences. La sélection des semences de maïs et de haricot et leur traitement permettent de dégager une forte valeur ajoutée, alors que s’ouvrent de nouveaux marchés au Nicaragua, en Amérique centrale, mais également dans le cadre des programmes de l’Alba avec lesquels la Fenacoop est entrée en négociation (exportation de semences de haricot noir au Venezuela en contrepartie des importations de pétrole). La coopérative, qui démarre ses activités de production de semences et touche actuellement près de quatre cents familles, fournit, avec le fonds de roulement mis à disposition par le projet, du crédit campagne et approvisionne son unité de traitement grâce à la livraison des récoltes de maïs et de haricots en remboursement du crédit. Elle travaille avec des promoteurs dans les communautés qui font l’interface avec les producteurs et assurent l’appui technique, le suivi du crédit et de son remboursement par le biais de la commercialisation des grains.

Production de cacao biologique

La deuxième chaîne de valeur, située dans la zone atlantique tropicale humide, correspond à la production de cacao biologique dans la région du Rio San Juan par des familles réinstallées dans de petites exploitations (inférieures à 35 ha) après la fin du conflit armé. Appuyée par un programme de la coopération autrichienne mobilisant l’expertise d’un centre agronomique au Costa Rica (Catie), la production a été relancée grâce à l’introduction de nouvelles variétés résistantes aux maladies et des techniques appropriées (biofertilisants, pollinisation, etc.). L’union coopérative locale touche plus de quatre cents familles qui ont relancé la culture de cacao et, grâce aux équipements dont le projet l’a dotée, assure la collecte, la transformation et la vente par l’intermédiaire des entreprises exportatrices installées au Nicaragua. L’union mène les démarches afin d’obtenir sa certification en agriculture biologique et se positionne à terme sur l’exportation directe du produit, actuellement assurée pour l’essentiel par une entreprise privée. Son approvisionnement est garanti par le remboursement des crédits campagne qu’elle assure aux producteurs en complément du conseil technique et qu’elle pense progressivement pouvoir étendre aux producteurs « historiques », c’est-à-dire installés sur le front pionnier et disposant d’anciens vergers, ainsi qu’aux nouveaux vergers développés par les coopératives voisines de Nueva Guinea issues de la réforme agraire. Localisée dans la zone « tampon » de la réserve de la biosphère Indio Maiz, la coopérative défend les petits producteurs contre la pression foncière et les pratiques polluantes de l’agrobusiness voisin (méline – Gmelina arborescent –, palmiers à huile ou plantations d’agrumes). L’union s’efforce également de diversifier les circuits de commercialisation en promouvant la transformation locale par les femmes, l’articulation avec le développement touristique et l’organisation d’une « route du chocolat » valorisant le projet de territoire autour de cette production.

Café équitable

La troisième chaîne de valeur correspond à la production de café pour le commerce équitable, dans la zone montagneuse du centre intérieur du pays. Elle s’organise depuis Jinotega, où une demi-douzaine de coopératives de petits producteurs de café issues du démantèlement des fermes d’Etat sandinistes ont structuré la filière depuis le conseil agricole et le crédit campagne jusqu’à la collecte, le traitement et l’exportation. Avec l’appui d’ONG et de fondations, la centrale de coopératives collecte le café auprès de six cents producteurs qu’elle encadre et auxquels elle assure le financement de la campagne afin de réduire leur endettement auprès de prêteurs privés aux coûts très élevés [8], « capturant » la récolte au moment du remboursement des prêts. La centrale de coopératives a engagé les démarches pour une inscription au registre du commerce équitable (FLO) et envisage d’élargir progressivement ses équipements à l’ensemble de la chaîne de traitement du café (dépulpage par voie humide, traitement du café « parche » [9] et séchoir). A l’instar des coopératives de Nueva Segovia, les coopératives constituent des partenaires des collectivités dans la planification du développement local (réhabilitation des pistes rurales) et, parfois, pour son cofinancement. Elles organisent également avec l’appui de la Fenacoop un réseau d’épiceries sociales destinées à améliorer l’approvisionnement dans les zones rurales, notamment pour les journaliers agricoles lors de la récolte du café.

Les enjeux de la réorganisation autour de l’intégration des chaînes de valeur dans l’organisation

Pour être viable, l’approche intégrant verticalement les chaînes de valeur au sein de l’organisation doit construire son modèle économique et organiser de façon cohérente les deux grandes fonctions complémentaires autour desquelles la fédération s’est recomposée au travers des projets de développement : le crédit et la commercialisation. Sans développer la dimension théorique de la démarche [10], cette dernière repose sur l’intégration technique et financière de la filière, depuis les producteurs et leurs coopératives de base jusqu’à la fédération à laquelle incombe l’organisation des services de crédit et de commercialisation tout au long de la chaîne, ainsi que l’illustre la figure 1 (en page suivante).

Si la partie commerciale demande à être structurée à partir des premières expériences des coopératives, elle correspond pour l’essentiel au rôle de la fédération dans la recherche de nouveaux marchés urbains entre les coopératives ou au niveau de l’exportation, qu’il s’agisse de nouvelles opportunités offertes par les différentes certifications obtenues (semences de qualité, registres d’agriculture biologique ou de commerce équitable) ou de nouveaux partenariats, comme la livraison de produits agricoles dans le cadre de l’Alba. La fédération doit positionner ses services en complémentarité des initiatives de ses membres, en utilisant sa marque (Huerta verde) récemment déposée ou par l’intermédiation de nouveaux contrats de mise en marché des produits agricoles.

Figure 1

Le modèle économique de l’intégration des chaînes de valeur agricole

Le modèle économique de l’intégration des chaînes de valeur agricole

-> Voir la liste des figures

Au niveau de l’intégration financière, la structuration de l’instrument de la fédération (Fondefer) doit prendre en compte un ensemble de précédents freinant d’autant son développement. Alors qu’en 2009 le plan d’affaires prévoyait un montant de crédit octroyé à trois ans de cinq millions de dollars, le portefeuille géré n’atteint pas en effet le million de dollars en 2012. Derrière cette prudence en matière de gestion financière, plusieurs éléments sont à considérer.

Difficultés financières

Tout d’abord, alors que la fédération a expérimenté, au début des années 90, différents mécanismes de crédit direct auprès des structures locales, les difficultés rencontrées en matière de gestion, puis l’impact de la crise micro-financière traversée par le Nicaragua à la fin des années 2000 [11] ont affecté les taux de remboursement et obligé la fédération à se recentrer sur les adhérents des coopératives membres pour limiter les défaillances de remboursement. Ce recentrage, dans un contexte de fragilisation des coopératives et de vulnérabilité croissante des petits producteurs agricoles (cf. supra), limite fortement le potentiel de marché initialement estimé et reposant sur une couverture des besoins qui dépasse la base sociale et productive du mouvement.

A cela s’ajoute une difficulté de refinancement extérieur, au-delà des dons transférés par les projets de développement et de la contribution d’un investisseur solidaire [12]. Elle résulte de la combinaison entre un contexte jugé défavorable (risque pays élevé), des indicateurs de gestion du portefeuille détériorés en période de crise et d’une gouvernance subordonnée à l’organisation. Cette dernière se justifie, pour les responsables de l’organisation, par les difficultés qu’ont connues les instruments financiers antérieurs (Banco del Campo, Caruna) qui, avec leur autonomisation, ont vu de nombreux dérapages dans leur gestion (fraudes, politisation) sans que l’organisation professionnelle puisse exercer de contrôle « organique » sur leurs instances dirigeantes.

Harmonisation réglementaire et professionnalisation de la gestion

Pour consolider l’intégration financière des chaînes de valeur promues par la fédération, plusieurs réformes se révèlent indispensables, sous réserve que la vulnérabilité des producteurs n’affaiblisse pas la fonction de crédit de façon récurrente (non-remboursement lié à des difficultés familiales, problèmes de santé, etc.).

Une harmonisation des normes ou des règles de gestion du crédit doit tout d’abord être concertée au sein du mouvement, tant l’existant est multiple : fonds rotatifs sans intérêt associés à des dons d’ONG au niveau local, rééchelonnement de prêts, subventions croisées entre prêts aux membres à intérêt faible, prêts aux non-membres, etc.

Les procédures de gestion administrative du portefeuille doivent être impérativement professionnalisées (comptabilité sécurisée, suivi de gestion, contrôle interne, etc.) tout au long de la filière, du niveau local au niveau national, et, surtout, les règles d’engagement doivent être clarifiées de façon à circonscrire les risques liés à la gouvernance subordonnée du fonds de crédit. La gestion du fonds financier au service d’intérêts particuliers au sein du mouvement (financement de la trésorerie des coopératives, allocation des ressources aux projets prioritaires indépendamment de toute considération sur leur rentabilité financière, conflit d’intérêt dans la discipline de remboursement des coopératives, etc.) peut en effet limiter dans une spirale négative les capacités de financement et, par là même, de professionnalisation du fonds (faible autonomie et capacités technico-administratives) en réduisant d’autant l’autofinancement et la mobilisation de nouvelles sources de financement externes. Or, c’est la consolidation de l’instrument financier dans un schéma de gouvernance autonome – même s’il reste internalisé au niveau de la fédération – avec des procédures de gestion rigoureuses et clairement établies, que le développement d’un portefeuille de crédit productif sécurisé par l’intégration des chaînes de valeur permettra, dans le cadre d’une dynamique « vertueuse », d’attirer de nouveaux partenaires et d’accroître le volume des opérations afin de financer le projet stratégique de la fédération.

Enfin, bien qu’essentiellement économique et financière, cette consolidation de la fédération dans le champ économique doit s’articuler avec la forte demande d’incidence politique, et ce à différents niveaux. Si la fédération relance à l’échelle nationale son plaidoyer en faveur de politiques agricoles et commerciales (y compris celles de l’Alba) ainsi que pour la réforme de la loi coopérative, les risques de confrontation demeurent, comme on l’a vu, importants à l’échelle locale. Il s’agit de la pression foncière et environnementale qui, liée à la cohabitation avec les activités agro-industrielles, est susceptible de menacer la promotion des nouvelles filières agricoles à haute valeur ajoutée (emprise foncière, pollution de pesticides, etc.) ou le projet territorial les accompagnant (écotourisme, biodiversité, etc.). De fait, l’incidence politique du mouvement s’exprime de plus en plus par l’action territoriale dans les commissions municipales (sécurité alimentaire, environnement, tourisme) et par leur appui à la planification et au financement des infrastructures locales.

Conclusion

Ce regard sur l’économie politique des coopératives agricoles au Nicaragua illustre, dans un contexte de crise globale, la vulnérabilité des économies paysannes prises en étau entre la domination économique de la grande production agricole et le risque de dépendance politique des « nouvelles gauches » latino-américaines (Lemaître et al., 2011).

La constitution d’une voie médiane dans la lignée d’un « mouvement paysan autonome », si tant est qu’elle soit viable dans le contexte actuel des paysanneries latino-américaines, semble à la lumière des premières expériences de terrain de la Fenacoop pouvoir s’envisager par l’intégration verticale au sein de la fédération de « chaînes de valeur agricoles à haute valeur ajoutée », qu’il s’agisse de production de semences de qualité, d’agriculture biologique ou de commerce équitable. L’objectif, selon les mots des responsables, est de passer dans le contexte actuel « du socio-politique au socio-économique ».

Mais, d’un point de vue institutionnel, elle induit une reconfiguration de fond des fonctions financières et commerciales, qui appellerait une transformation radicale de l’organisation. Une telle transformation demanderait un renforcement de ses capacités qui semble difficilement à la portée de projets de développement ou d’investisseurs à l’horizon de courte durée.