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Portrait de la reine Élisabeth. 1585.

Portrait de Segard.

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Gautier de Coste sieur de La Calprenède, écrivain connu pour ses longues suites romanesques[1], a publié une dizaine de pièces dramatiques dont Le comte d’Essex, jouée pour la première fois à Paris en 1637, puis publiée en 1639. En choisissant de traiter d’un événement tiré de l’histoire anglaise récente, soit la mort du comte d’Essex condamné en 1601 par la reine Élisabeth Ière, cette pièce se démarque des tragédies françaises du XVIIe siècle qui privilégient habituellement les sujets antiques, historiques ou mythologiques. Toute la tension de la pièce repose sur l’hésitation d’Élisabeth à faire exécuter le comte d’Essex pour trahison alors qu’elle en est éperdument amoureuse[2]. Cette passion qu’elle éprouve pour celui qui a conspiré contre elle entre en conflit avec la raison d’État qui doit dicter sa conduite. Le dilemme opposant les enjeux sentimentaux aux enjeux politiques peut se résumer ainsi : maintenir en vie le comte sans lequel elle ne peut plus vivre au péril de sa couronne, ou alors le condamner afin de maintenir sa puissance et préserver son royaume, tout en renonçant à son amour. Si l’intrigue sentimentale se conjugue aux intérêts de l’État, il s’agit toutefois moins d’une tragédie politique que d’une tragédie passionnelle[3]. D’ailleurs, selon Jacques Scherer : « La Calprenède ne s’intéresse qu’à la psychologie et aux passions de ses personnages » (Scherer, 1986a : 1305). Cette prépondérance accordée à la passion sur le politique explique le peu d’informations que l’on trouve sur les événements marquants de l’histoire anglaise. Les actes de bravoure du comte d’Essex de même que sa conspiration sont évoqués, mais de manière allusive[4], et ils servent essentiellement de toile de fond au drame passionnel que vivent les personnages[5].

Portrait de la reine Élisabeth. Vers 1595.

Portrait attribué à Marcus Gheeraerts Le Jeune.

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À ce sujet, Anne Teulade souligne avec justesse les libertés que l’auteur a prises avec l’histoire et notamment avec le personnage principal[6], Élisabeth Ière :

La Calprenède a donc remodelé l’histoire en insérant le personnage de Mme Cécile qui semble jouer un rôle actif dans la mort d’Essex, et ajoute une agréable suspension à la fin de la pièce, lorsqu’on ne sait si elle remettra le diamant. Il semblerait en outre que ce soit La Calprenède qui ait inventé l’existence de la pierre. L’infléchissement majeur demeure toutefois la métamorphose d’Elisabeth en reine amoureuse

(Teulade, 2009).

C’est précisément sur cette représentation du personnage d’Élisabeth, à la fois reine et amoureuse, que je voudrais m’attarder dans le cadre de cet article. Je me propose d’étudier les paroles proférées par Élisabeth, l’éloquence de son corps et les discours mis en scène dans cette tragédie afin de voir comment ils construisent l’image d’une souveraine toute-puissante, mais également celle d’une amante méprisée et trahie. Pour ce faire, je prendrai appui sur les propos de Teulade :

Si La Calprenède ne mobilise pas les procédés théâtraux susceptibles d’élaborer sur la scène une parole sincère (monologue ou confidence), en revanche il tire parti de la modalité mimétique de la parole théâtrale : prononcée en situation de conflit, elle n’a d’autre valeur que celle que souhaite lui conférer le personnage. Cette parole sert l’élaboration d’une croyance et d’une image pour les autres; elle crée une apparence qui est livrée au spectateur en même temps qu’aux autres personnages, et peut provoquer la même illusion sur ces deux instances réceptrices. Nulle voix diégétique modalisatrice ne venant, comme dans le roman, commenter ou déconstruire l’apparence ainsi fabriquée, seul le personnage peut proposer une révélation de son identité véritable dans des scènes où il se dévoile

(idem).

J’entends montrer qu’Élisabeth est une reine problématique, puisque sa conduite n’est pas irréprochable[7]. De fait, le portrait que La Calprenède brosse de la reine dans sa pièce est pour le moins ambigu. Il rompt en cela avec la rhétorique de l’exemplarité qui est d’usage dans les recueils d’éloges des femmes illustres où l’on vante leur incomparable vertu. L’auteur prend ainsi une certaine distance et se montre critique à l’égard des actes que la reine a posés. Il expose d’emblée ce statut problématique dans son épître dédicatoire à Madame la Princesse de Guiméné, en déclarant que celle-ci surpasse en vertu et en beauté la reine d’Angleterre :

Madame,

J’offre une excellente Reine à une excellente Princesse, et quoique sa mémoire soit en quelque horreur parmi nous, elle est en telle vénération parmi beaucoup d’autres qu’elle passe dans leur esprit pour la plus grande Princesse qui fut jamais. Je n’ai pas entrepris de la louer devant vous, de qui la vertu efface tout ce qu’elle eut de bon, et déteste ce qu’elle eut de mauvais. Et je veux encore moins justifier des actions que ses raisons d’État peuvent rendre excusables dans les esprits d’Herodote et de Tibère. Mais je dirai seulement que si le Ciel eût ajouté à ses bonnes qualités une partie des vôtres, il en eût fait son chef-d’oeuvre, et que s’il l’eût pourvue des beautés de l’âme et du corps que vous possédez avec tant d’avantage, notre Comte n’eût pas été ingrat aux preuves qu’il avait reçues de son amitié. Aussi l’emportez-vous sur elle en tant de façons qu’il est impossible que ses Partisans vous le contestent, avec quelque apparence de raison

(La Calprenède, 1986 [1639] : 205).

Portrait du Comte d’Essex (Robert Devereux). 1596.

Huile sur toile d’après Marcus Gheeraerts Le Jeune.

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Élisabeth l’amoureuse

La pièce s’ouvre sur un début in medias res (procédé maintes fois employé par La Calprenède dans ses romans), car le texte entre tout de suite dans le vif du sujet, se distinguant ainsi de la scène d’exposition des tragédies dites « classiques ». Élisabeth s’emporte contre Essex, elle lui reproche son ingratitude et son crime de lèse-majesté, ce qu’il doit à son amante et à la souveraine d’Angleterre :

Donc après tant de biens ton âme déloyale

Abuse lâchement d’une bonté Royale,

Et ce degré superbe où ma faveur t’a mis,

Te rend le plus cruel de tous mes ennemis

(ibid. : 208).

Ces propos exposent clairement la double faute commise par le comte d’Essex, qui est coupable d’avoir manqué à la foi qu’il lui a jurée et d’avoir conspiré contre l’État. Non seulement est-il un séditieux, mais il est également un amant inconstant et ingrat.

Dans cette scène inaugurale, La Calprenède présente une Élisabeth troublée, blessée et touchante qui avoue avoir failli à son titre et s’être rabaissée en aimant un sujet qui n’était pas digne de son rang, ce dont elle se repend amèrement :

N’ai-je avec un sujet partagé ma puissance,

[…]

Pour aimer un ingrat ne me suis-je haïe

Que pour me voir si lâchement trahie?

(Idem.)

C’est une amoureuse qui connaît sa faiblesse et la confesse, et ce, à de nombreuses reprises tout au long de la pièce. Je cite pour preuve ce seul exemple :

Mais tu feins cette crainte et ma rare bonté

Contre un juste courroux te met en sûreté.

À ma confusion tu connais ma foiblesse,

[…]

Et que voulant punir ton manquement de foi,

Mon ardente amitié ne me le peut permettre.

Puisque je t’aime encor, tout perfide et tout traître

(idem).

Elle reconnaît qu’en agissant selon les lois de son coeur, elle va contre les intérêts de son État, ce qui constitue en soi une faute politique. En effet, la passion l’emporte sur la prudence politique, ainsi qu’Élisabeth l’avoue à sa confidente Alix :

Il peut bien conspirer, il peut bien me trahir,

Il peut me mépriser, je ne le puis haïr,

Et de quelques raisons que s’arme ma prudence,

Que mon ressentiment parle pour ma défense,

Un simple souvenir renverse en un moment

Ma raison, ma prudence, et mon ressentiment

(ibid. : 239).

La tension qui s’instaure, dès les premiers vers, entre passion et raison politique est au coeur du conflit tragique qui sous-tend la pièce et qui permet à La Calprenède de juxtaposer les deux visages d’Élisabeth, soit celui de l’amante délaissée et celui de la reine toute-puissante.

Le « portrait arc-en-ciel » d’Élisabeth Ière; une représentation allégorique de la reine toujours jeune malgré sa vieillesse. Vers 1600.

Portrait attribué à Isaac Olivier.

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Le fait que la scène se déroule dans le cabinet de la reine, situant l’action dans la sphère de la vie privée, est un élément déterminant ici. C’est bien l’amante, et non la reine, qui s’adresse dans un premier temps à Essex. Loin du regard public, elle laisse parler son coeur et conjure Essex d’avouer sa faute afin qu’elle puisse lui pardonner. Dans un ultime élan d’affection, Élisabeth s’adresse à Essex en mettant de l’avant ses qualités d’amante afin de raviver leur ancienne complicité. Elle l’assure de sa rare bonté ainsi que de son amitié, cherchant par ce moyen à l’attendrir, puis l’invite à se confier à elle sous le sceau du secret, mais sans succès :

Confesse maintenant dedans ce cabinet

D’où personne ne peut éventer ton secret,

Devant moi seulement et cette confidente,

Quel était ton dessein, quelle était ton attente

(ibid. : 209).

L’amoureuse Élisabeth hésite un moment à punir le coupable. Ses doutes quant au sort qu’elle va réserver à Essex accentuent encore davantage la faiblesse de cette femme :

Dieu, puis-je retenir un courroux légitime,

Et puisque cet ingrat persiste dans son crime,

Puis-je souffrir encore un si sensible affront

Sans le faire éclater sur ce coupable front?

(Ibid. : 210.)

Sa passion l’aveugle donc au point d’hésiter à agir conformément à ce que lui dicte la raison d’État et son indécision est une lâcheté inacceptable pour une souveraine. Mais face à l’arrogance du comte d’Essex qui lui répond avec superbe, la raison d’État reprend vite ses droits et la reine retrouve alors son courage et son autorité. Elle menace de châtier Essex et lui fait craindre sa toute-puissance :

Traître, n’irrite plus une Reine irritée,

Dans les extrémités où tu la vois portée,

[…]

Crois que c’est vainement que son amour te flatte,

Que son bras est armé contre une tête ingrate,

Et quoique sa bonté la fasse balancer

Qu’elle a la foudre en main toute prête à lancer

(idem).

On remarquera que ce passage de la figure de l’amoureuse à la souveraine est marqué par un changement dans l’emploi des pronoms personnels : Élisabeth l’amoureuse parle au « je » lorsqu’elle est dans l’intimité, alors que la reine parle d’elle-même à la troisième personne du singulier « elle », tenant alors son rôle en public.

Portrait d’Élisabeth Ière. Vers 1583.

Portrait de Quentin Metsys le Jeune.

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Le monologue d’Élisabeth qui suit à la quatrième scène du premier acte prend la forme d’un discours délibératif qui expose le dilemme auquel elle fait face, soit exécuter ou non Essex pour son crime de haute trahison. Alors qu’elle envisage de sauver ce séditieux que son coeur ne peut cesser d’aimer, on voit une Élisabeth ébranlée, hésitante, indécise, déchirée, qui va jusqu’à perdre l’usage de la raison :

Ah! Dieu, de quel transport mon âme est agitée!

Ah! ma raison, reviens, pourquoi m’as-tu quittée?

Et pourquoi maintenant ne représentes-tu

À cet esprit Royal sa première vertu?

Tu vois bien qu’il s’égare, et qu’une amour plus forte

Au-delà du devoir l’entraîne et le transporte

(ibid. : 214).

Il s’agit là d’une faute terrible, ainsi que le souligne clairement « À cet esprit Royal sa première vertu », car elle contrevient au code de conduite des souverains. Ces amoureux transports qui l’égarent la rendent inapte à gouverner, ne disposant plus des qualités morales et du jugement nécessaires pour s’acquitter dignement de son rôle. Puis elle prend une décision qui satisfait l’amante jalouse et vindicative. Élisabeth, furieuse et emportée, entend tirer profit de sa situation d’autorité en tant que reine pour se venger de son infidèle amant, ce qui rend sa conduite injuste et de ce fait condamnable :

C’est assez balancé, le conseil en est pris,

De son ingratitude il recevra le prix.

Oui, tu mourras, perfide, et je serai vengée.

Non, ne t’abuse plus, ma flamme est bien changée.

[…]

Toute ma passion en rage convertie

Me rendra désormais ton Juge et ta partie,

Et méprisant les droits qui te restaient sur moi,

Tu sauras le pouvoir qui me reste sur toi

(ibid. : 214-215).

Élisabeth révèle dans ce passage toute la bassesse et la noirceur des mouvements de son âme qui sont indignes d’une reine. Dans le même geste, elle prend les traits d’une amoureuse tyrannique. Le monologue d’Élisabeth en présence de sa confidente, Mme Cécile, que l’on trouve à la deuxième scène du deuxième acte, reprend précisément les mêmes éléments et persuade à nouveau les lecteur·trices ou spectateur·trices qu’elle est une furie que rien ne peut apaiser. En effet, la violence des paroles proférées met en scène une amante emportée, assoiffée de sang et de vengeance :

Tu mourras, tu mourras, monstre d’ingratitude,

Et s’il se peut trouver une peine assez rude

Pour punir ton esprit de sa déloyauté

Je veux qu’après ta mort il en soit tourmenté,

[…]

Cependant par ta mort je serai satisfaite

Et mon ressentiment rira de ta défaite.

Je paraîtrai ta Reine et ton Juge à mon rang

Et je me laverai de ton infâme sang

(ibid. : 220-221).

La Calprenède propose une explication logique à la faiblesse amoureuse et politique d’Élisabeth : elle découlerait des défauts de sa naissance[8]. Marquée du sceau de la fatalité, elle invoque sa filiation tandis que les figures de son père Henri VIII et de sa mère Anne de Boleyn reviennent la hanter :

Juste Ciel dont je tiens cette naissance haute,

Toi qui la connaissant ne punis point ma faute,

Et qui souffres un feu si peu digne de moi,

Pourquoi me fis-tu Reine, et fille d’un grand Roi?

Ah! je devais sans doute avec cette âme basse

Naître d’un sang ignoble, et d’une obscure race!

Mon feu se mesurant à ma condition,

N’eût eu que de l’honneur dans cette passion,

Et n’eût point obscurci l’éclat d’une Couronne

(ibid. : 239).

La faiblesse des sentiments d’une amante qui souhaite à tout prix pardonner à son amant, tout comme la lâcheté d’une reine qui ne peut cesser d’aimer un sujet coupable de crime de lèse-majesté, sont redoublées par la fragilité du corps. C’est donc moins une reine qu’une femme dévastée et affaiblie qui souffre d’être délaissée et doublement trahie par son amant que La Calprenède représente dans sa tragédie, ainsi qu’en témoignent ces vers prononcés par Élisabeth : « Soutenez ce corps faible et prêt à rendre l’âme; / Mon coeur est si pressé de rage et de douleur / Qu’il succombe sans doute à ce dernier malheur » (ibid. : 212). D’ailleurs, Alix, la confidente de la reine, lit habilement les signes qui s’impriment sur le corps d’Élisabeth, ce qui renforce ce constat, si bien que le doute n’est plus permis pour les lecteur·trices ou spectateur·trices : « Que la Reine est troublée! Ô Dieu, le teint lui change! / Et l’on reconnaît bien à voir ses actions / Que son coeur est pressé d’étranges passions » (ibid. : 213). La Calprenède use donc à la fois du discours direct d’Élisabeth, des vers prononcés par les personnages témoins de la scène et de l’éloquence du corps pour brosser le portrait d’une reine agitée par ses passions.

Portrait d’Élisabeth Ière commémorant la défaite de l’invincible Armada.

Portrait anciennement attribué à George Gower.

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Élisabeth, l’amoureuse éplorée, donne à voir une marque de sa faiblesse politique. La Calprenède, en condamnant « ce fol amour » (idem), discrédite la conduite de la reine qui ne sait plus se contenir. La mise en scène de la figure de l’amante délaissée qui est faible et fragile s’articule autour de trois pôles principaux. D’abord, la faiblesse du coeur qui présente une femme emportée par ses passions. Ensuite, la faiblesse du corps puisqu’elle est représentée comme une femme fragile, presque mourante. Et dans un dernier temps, la faiblesse de l’âge en raison de sa vieillesse. Lasse et affaiblie par son âge avancé, Élisabeth n’a plus la force de lutter contre l’inclination irrationnelle qu’elle éprouve pour le comte d’Essex. Il est vrai qu’Élisabeth avait soixante-huit ans au moment des faits, alors que le comte d’Essex, né en 1567, n’en avait que trente-quatre. Sans appuyer à outrance sur ce trait, pour éviter de la rendre complètement ridicule, La Calprenède se permet toutefois de railler légèrement. Une simple réplique assassine prononcée par le comte d’Essex suffit à le rappeler cruellement : « Qu’elle quitte l’amour, son âge l’en dispense » (ibid. : 227).

La reine Élisabeth

Si Élisabeth est une femme déchirée entre sa passion et son devoir, La Calprenède offre aussi avec ce personnage une représentation du pouvoir féminin, politique et judiciaire. En effet, Élisabeth est une femme de pouvoir et d’influence, qui gouverne par sa vertu et son intelligence plutôt que par sa force physique ou miliaire. À l’instar de Derval Conroy (2005), on peut y voir une défense de la souveraineté féminine. Les qualités et la gloire de la reine sont reconnues et admirées de tous et de toutes, ce dont témoignent de manière éloquente de nombreux exemples. D’emblée, Élisabeth l’affirme en parlant d’elle-même, sa parole faisant autorité :

Que ce superbe bruit qui me rendait si vaine,

Que ces rares vertus d’une si grande Reine

[…]

Je ne me pique plus d’une gloire si haute.

Mon règne, grâce au Ciel, est assez renommé

(ibid. : 238).

De même, lorsque Cécile essaie d’inciter la reine à châtier Essex, il fait appel à toutes ses qualités et vertus politiques :

Ah! Ciel! qu’est devenu cet esprit de clairté,

Cet esprit plein de flamme et de vivacité,

Cette rare prudence, et la haute pratique

De la plus grande Reine et la plus politique

Qui jamais ait porté le diadème au front?

(Ibid. : 218-219.)

Plus encore, alors que le comte d’Essex est fait prisonnier d’État, Mme Cécile vient lui rendre visite, à la demande d’Élisabeth, afin de l’inciter à avouer ses crimes en implorant la Grâce et le pardon de la reine. Essex s’y refuse, il reconnaît la supériorité de la souveraine et déclare : « Que ce puissant esprit gouverne son État, / Et ne se trouble plus pour un sujet ingrat » (ibid. : 227).

Les vers échangés entre les autres personnages au sujet d’Élisabeth constituent un témoignage unanime : ils insistent tous sur le fait qu’elle est Reine avant tout et qu’elle sait faire respecter ses volontés. Leurs répliques la décrivent comme une souveraine puissante et menaçante que ses sujets doivent craindre et respecter. Ce dialogue entre Essex et Soubtantonne en est un bel exemple :

Le Comte d’Essex

Vous ne vîtes jamais une fière Lionne

Rugir après ses faons avec tant de fureur,

Elle m’a dans l’abord donné quelque terreur

Mais après...

Le Comte de Soubtantonne

 Croyez-moi, la Reine est toujours Reine,

[…]

La puissance des Rois ne peut être bornée,

Leur caprice à leur gré fait notre destinée;

Nous sommes leur jouet, et l’inconstante main

Qui nous hausse aujourd’hui nous rabaisse demain

(ibid. : 215).

La comparaison établie entre Élisabeth et une lionne, la reine des animaux digne et puissante qui n’hésite pas à abattre sa proie, joue précisément sur cette image qui allie noblesse, courage et cruauté. Soubtantonne poursuit en mettant Essex en garde contre l’ambition de la reine qui triomphera inévitablement sur ses passions :

Et vous devez juger, vous qui connaissez mieux

Cet esprit remuant, superbe, ambitieux,

De quelque passion que son âme s’emporte

Si son ambition ne sera pas plus forte;

Le désir de régner étouffera toujours,

Quelques ardeurs qu’elle ait, le soin de ses amours

(ibid. : 216).

Ce portrait de la reine diffère considérablement de celui de l’amante délaissée et indécise qui avoue sa faiblesse. Les discours tenus par les personnages de la cour mettent plutôt en scène une grande et redoutable Élisabeth, dont il faut se méfier, car elle n’hésitera pas à sacrifier ses sentiments pour protéger ses intérêts politiques. Aux yeux de ses sujets, elle est donc perçue comme une reine toute-puissante. Les qualificatifs employés pour la désigner, « Auguste Reine » (ibid. : 229; 231), « Et notre grande Reine » (ibid. : 231; 237), témoignent de la déférence de ses sujets à son égard. Il·elles lui doivent obéissance et savent lui rendre leurs devoirs. C’est le cas notamment du comte de Soubtantonne qui se présente devant Élisabeth en louant ses vertus à la suite de la grâce royale obtenue : « Je me viens prosterner, grande et juste Princesse, / Et publier aux pieds de Votre Majesté / Et sa rare justice, et sa grande bonté » (ibid. : 240).

Page de titre du Comte d’Essex (1639) de La Calprenède.

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Ainsi que le fait remarquer Jane Conroy, « [l]a Calprenède exploite longuement le paradoxe que lui offre cette intelligence se heurtant à des émotions qui la desservent dans le domaine politique. Raison d’amour, raison d’État, et raison tout court – préservation de soi, tranquillité – se combinent dans des relations complexes où cette Reine si puissante s’empêtre » (Conroy, 1999 : 290). Cette tension est notamment visible quand il est question de ressentiment et de justice. À la jalousie vindicative d’une amante délaissée, succède une impérieuse colère de la reine contre celui qui est coupable de crime de lèse-majesté. Il s’agit d’un juste emportement puisque c’est la raison d’État qui le dicte et non un dérèglement des passions. La reine, devant ses conseillers, déclare avec assurance et sur un ton qui est sans appel :

Oui, je veux qu’on le traite à la rigueur des lois,

Qu’il subisse aujourd’hui le jugement des Anglois,

Et s’il est criminel, comme on lui fait paraître,

Qu’on ne diffère point la perte de ce traître.

[…]

Je l’estimais, servant sa Reine, et son pays,

Je ne l’estime plus puisqu’il nous a trahis;

Ses belles actions s’effacent dans son crime

Et ma juste colère efface mon estime

(La Calprenède, 1986 [1639] : 219).

Le conseiller de Salisbury fait d’ailleurs une mise en garde, l’invitant à ne pas condamner trop rapidement Essex sur la foi de fausses accusations, sous peine qu’on y voit une décision prise sous l’effet de ses passions :

Si le Comte d’Essex a failli, comme on dit

Votre courroux est juste, et je suis interdit.

[…]

Que ce ressentiment dont votre âme s’aigrit,

Qu’aucune passion n’emporte votre esprit,

Et ne vous fasse point hâter des procédures

Qui demandent du temps contre les impostures

(idem).

Ainsi, afin d’éviter qu’on l’accuse de n’être qu’une amante jalouse se laissant aller à une vile vengeance, Élisabeth entend qu’Essex soit soumis aux lois et à la justice de l’État, qu’il ait le droit de se défendre au cours d’un procès. En recourant à la justice, la reine montre qu’elle use de sa raison et qu’elle est une souveraine qui agit en conformité avec son rang, car elle fait primer son sens du devoir. Élisabeth expose clairement ce fait, réaffirmant du même coup son statut de reine, rétablissant sa toute-puissance et son autorité. Elle cherche à maintenir sa réputation et sa gloire aussi bien que sa nation :

Innocent ou coupable on vous rendra justice.

Mais n’attendez de moi ni grâce, ni supplice,

Je serai juste et neutre, et les Barons Anglois

Traiteront votre affaire à la rigueur des lois

(ibid. : 212).

Lorsqu’elle est en public, et en particulier devant ses conseillers, Élisabeth est une reine en représentation qui sait tenir son rôle. Elle est parfaitement consciente de ce fait et le formule explicitement à l’approche du comte de Soubtantonne : « Mais le voici qui vient, reprends ce front Royal, / et cache si tu peux ton étrange foiblesse » (ibid. : 240). Selon Conroy, « [e]lle se maîtrise et paraît implacable devant son conseil, devant Soubtantonne, mais la femme paie très cher la façade que la Reine maintient coûte que coûte » (Conroy, 1999 : 289). En effet, on voit ce qu’il lui en coûte de tenir ce rôle et ce sont les souffrances qui affectent son corps qui trahissent sa douleur intérieure : « Adieu, ce nouveau soin me donne un mal de tête / Dont l’importunité me trouble à tout propos, / Et me force de prendre un moment de repos » (La Calprenède, 1986 [1639] : 220). Le spectacle de cette âme et de ce corps tourmentés est encore plus édifiant lorsque la reine vient d’ordonner l’arrestation et l’emprisonnement d’Essex en vue de son procès. Elle s’exclame alors :

Ah! Cécile, je meurs, soutenez-moi, je tombe,

À ce ressouvenir ma constance succombe,

Et quelque beau dessein que ma vengeance ait eu

Je vois que mon esprit en vain a combattu.

Raison d’État, vengeance, adieu, quittez la place,

Il faut céder ce coeur à l’amour qui vous chasse,

Amour vous congédie et ne me permet pas

De souffrir sans me perdre un si juste trépas

(ibid. : 221).

Même lorsqu’il vante les mérites de la reine et qu’il lui fait tenir des discours qui soutiennent sa grandeur, son autorité et sa volonté inflexibles, La Calprenède montre la faille qui se cache derrière cette façade, les défaillances du corps d’Élisabeth dévoilant les souffrances intérieures qui l’assaillent.

Certes, Élisabeth est une femme de pouvoir qui est capable de prendre la décision politique qui s’impose en faisant exécuter Essex, mais cette action n’est pas présentée comme un acte triomphal qui ferait éclater sa toute-puissance et sa gloire. Le fait qu’elle soit accablée de remords quand elle découvre la trahison de Mme Cécile[9] et qu’elle meurt peu après l’exécution du comte d’Essex à qui elle ne peut survivre, prouve bien qu’elle s’est laissé dominer par l’empire de ses passions et que malgré toute sa volonté, la raison d’État n’a pu l’emporter sur son amour.

L’éloquence du corps joue un rôle essentiel dans le dernier acte de la tragédie puisqu’elle rend visible le mal intérieur qui ronge la reine. Je me permets de citer plus longuement le cinquième acte, car on y peint minutieusement la douleur qui accable la reine, l’affaiblit et la mène jusqu’au tombeau. On voit explicitement la reine fabriquer une image implacable d’elle-même par ses discours et ses gestes, tenter de préserver les apparences d’une reine forte en dissimulant les sentiments qui l’animent, puis comment cette image se fissure graduellement, les passions qui agitent son corps dévoilant la véritable identité de cette femme amoureuse. D’abord, elle essaie de se maîtriser et de contenir ses émotions quand Essex est mené à l’échafaud, afin de conserver un visage impassible digne d’une reine justement courroucée et qui est dans son droit le plus légitime. Alix, sa confidente, lui fait toutefois cette mise en garde, dévoilant du même souffle le rôle de composition que joue la reine en l’invitant à ne pas se trahir :

Remettez-vous, Madame, et que votre visage

Ne fasse point ce tort à votre grand courage,

D’accuser de foiblesse un Esprit si Royal,

Et de tant de regret pour perdre un déloyal

(ibid. : 250).

À son tour, Élisabeth s’intime cet ordre dans un ultime effort sur elle-même qui révèle l’extrême difficulté et l’ampleur de la tâche : « Rappelle ton courage, / Vois tout d’un front égal et d’un même visage, / Et ne te trouble point » (ibid. : 252). Mais sachant qu’elle est sur le point de faillir et qu’elle ne pourra tenir son rôle plus longtemps, elle refuse de paraître en public. Elle tente de préserver les apparences en prétextant un malaise, néanmoins elle révèle le véritable motif à la fin du vers : « Dis-lui que aujourd’hui l’on ne voit point la Reine, / Qu’elle est indisposée. / Il est mort! Il est mort! » (Idem.) D’ailleurs, Alix lit fort bien les marques qui s’impriment sur le visage de la reine et qui rendent visibles aux yeux de tous et de toutes le combat intérieur qu’elle mène contre elle-même : « Ce coup sur son esprit fait un étrange effort, / Et de quelque façon que sa douleur se flatte, / Son mortel déplaisir visiblement éclate » (idem). Quelques vers plus loin, Alix confirme à nouveau la fragilité de la reine qui peine à conserver son image altière : « L’amour à la douleur fait céder le courage, / Et son ressentiment se lit sur son visage » (idem). Dès lors, il n’est plus possible de douter. La volonté de la reine n’est pas si affirmée qu’elle voudrait bien le laisser croire et sa raison résiste mal aux mouvements de sa passion. Puis son autorité vacille, inévitablement. Lorsque Élisabeth apprend la trahison de Mme Cécile, sa colère l’emporte avant de défaillir. Observant les ravages qui affectent le corps de la reine, Alix s’exclame en ces termes : « La Reine devient pâle, elle ferme les yeux, / Et s’est évanouie à cet objet funeste. / Au secours! » (Ibid. : 257.) Les dernières répliques de la reine avant la tombée du rideau montrent une ultime fois la faiblesse qui la perd :

Ô! Dieu je n’en puis plus, et ma vigueur me laisse,

Approche, chère Alix, assiste ma foiblesse.

Je perds le sentiment, et mon coeur s’affoiblit,

Pour la dernière fois, mène-moi sur mon lit

(ibid. : 260).

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La Calprenède met en scène un personnage complexe, Élisabeth Ière étant admirable par son esprit, sa bonté et ses vertus politiques, mais condamnable par l’amour coupable qu’elle éprouve pour le comte d’Essex. Une femme faillible, fragile, qui n’est pas irréprochable, qui peine à maîtriser ses passions en dépit du haut rang qu’elle occupe, telle est donc l’image d’Élisabeth d’Angleterre qui se dessine dans cette tragédie. Sans la diaboliser à outrance, La Calprenède brosse un portrait sombre de cette femme en insistant sur les mouvements du coeur qui l’agitent intérieurement et sur la faiblesse morale et politique qui lui est associée[10]. Les désordres des passions expliqueraient les désordres politiques, annonçant en cela une conception de l’Histoire similaire à celle que prônera Saint-Réal quelques années plus tard, quand il affirmera : « Ainsi, savoir l’Histoire, c’est connaître les Hommes qui en fournissent la matière » (Saint-Réal, 1671 : 8). Le portrait d’Élisabeth est donc contrasté, ni tout à fait noir ni tout à fait blanc, insistant volontiers sur les zones d’ombre. La Calprenède ne recourt pas à la rhétorique épidictique, celle de l’éloge ou du blâme, mais joue sciemment sur une fine tension en superposant les deux portraits de cette femme, soit l’illustre souveraine et l’amante éplorée. Par cette mise en scène de la parole d’Élisabeth Ière, c’est toute la grandeur et la misère de cette femme qui se révèlent aux lecteur·trices ou spectateurs·trices.