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Médecine - Thérapeutique, expérimentation, responsabilitéTherapeutics, experimentation, responsibility[Notice]

  • Georges Canguilhem

En médecine, comme dans les autres sphères de l’activité humaine, la tradition se voit toujours plus rapidement dépréciée par l’accélération des inventions techniques. Regretter cet état de fait n’est pas nécessairement adopter une attitude réactionnaire. Car la tradition n’est pas que routine et refus de l’invention, elle est aussi, pour toute invention, épreuve d’efficacité, discrimination progressive des bénéfices et des inconvénients, mise au jour de conséquences d’abord latentes, bref, expérience d’usage. L’engouement pour le progrès technique privilégie la nouveauté par rapport à l’usage. L’homme retrouve ici, sous une forme savante, une très primitive tactique du vivant, même unicellulaire, celle des essais et des erreurs, mais avec cette différence que la réitération accélérée des essais le prive du temps nécessaire à l’instruction par l’erreur. L’invention technique s’inscrit désormais dans le temps technique, qui est affolement et discontinuité, et en dehors du temps biologique, qui est maturation et durée. [...]Toute prise de position concernant les moyens et les fins de la nouvelle médecine comporte une prise de position, implicite ou explicite, concernant l’avenir de l’humanité, la structure de la société, les institutions d’hygiène et de sécurité sociale, l’enseignement de la médecine, la profession médicale, tellement qu’il est parfois malaisé de distinguer ce qui l’emporte, dans quelques polémiques, du souci pour l’avenir de l’humanité ou des craintes pour l’avenir du statut des médecins. Il n’y a pas que la raison qui ait ses ruses, les intérêts aussi ont les leurs. La forme aujourd’hui la plus aiguë de la crise de la conscience médicale, c’est la diversité et même l’opposition d’opinions relatives à l’attitude et au devoir du médecin, devant les possibilités thérapeutiques que lui offrent les résultats de la recherche en laboratoire, l’existence des antibiotiques et des vaccins, la mise au point d’interventions chirurgicales de restauration, de greffe ou de prothèse, l’application à l’organisme des corps radioactifs. Le public des malades réels ou possibles souhaite et redoute à la fois l’audace en thérapeutique. D’une part, on estime que tout ce qui peut être fait pour procurer la guérison doit l’être, et on approuve toute tentative pour reculer les limites du possible. D’autre part on craint de devoir reconnaître dans ces tentatives l’esprit antiphysique qui anime la technique, l’extension d’un phénomène universel de dé-naturation qui atteint maintenant le corps humain. [...] Sans référence expresse, bien souvent, à la norme singulière de santé de tel ou tel malade, la médecine est entraînée, par les conditions sociales et légales de son intervention au sein des collectivités, à traiter le vivant humain comme une matière à laquelle des normes anonymes, jugées supérieures aux normes individuelles spontanées, peuvent être imposées. Quoi d’étonnant si l’homme moderne appréhende confusément, à tort ou à raison, que la médecine en vienne à le déposséder, sous couleur de le servir, de son existence organique propre et de la responsabilité qu’il pense lui revenir dans les décisions qui en concernent le cours. Dans ce débat, les médecins ne sont pas à l’aise. Serviteurs, conseillers et directeurs de leurs malades, ils oscillent entre le désir de suivre l’opinion et le besoin de l’éclairer. Rares sont ceux qui, adhérant sans restrictions à quelque idéal de technocratie explicite, revendiquent, au nom de valeurs biologiques et sociales impersonnelles, le droit intégral à user de l’expérimentation thérapeutique, sans égard aux valeurs bio-affectives au nom desquelles les individus croient avoir quelque droit sur leur propre organisme et quelque droit de regard sur la façon dont on en dispose en lui appliquant telle ou telle thérapeutique révolutionnaire, plus ou moins proche de ses débuts expérimentaux. Plus nombreux sont, par contre, les médecins qui proclament leur attachement aux devoirs médicaux traditionnels ( …

Parties annexes