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Emma Donoghue, historienne de formation, a écrit plusieurs oeuvres de fiction qui font sortir les femmes des oubliettes. Son dernier roman, The Pull of the Stars, avait été commencé pour commémorer le 100e anniversaire de l’épidémie de la grippe espagnole, bien avant la Covid-19, mais a désormais l’air d’avoir été écrit pour établir un parallèle avec la présente pandémie. Le titre est emprunté à l’italien médiéval, influenza delle stelle, plaçant la pandémie d’antan sous l’égide des étoiles, comme on le croyait jadis, alors que le roman lui-même est un lumineux appel à la raison et à la justice, à la capacité d’agir des femmes[1]. C’est que le titre fait peut-être également un clin d’oeil aux « star-crossed lovers » de Shakespeare.

D’où le lien avec Kissing the Witch[2], que Donoghue écrit près d’un quart de siècle plus tôt (1997) et qui revisite les contes traditionnels, empruntant ses versions d’origine tant aux frères Grimm qu’à Perrault. Le recueil se situe dans la catégorie de la littérature pour adultes en Angleterre, mais se trouve dans la littérature jeunesse aux États-Unis, selon le site de Donoghue, ce qui témoigne déjà de la difficulté de classer une telle oeuvre.

Il s’agit de treize contes narrés par autant de protagonistes qui remettent en question les normes de sexe/genre et qui, selon Maria Amor Barros-del Rio, peuvent être classés parmi les contes de fée révisionnistes[3] pour adultes dans la tradition des grandes dames anglo-saxonnes : Anne Sexton (Transformations, 1979), Angela Carter (The Bloody Chamber, 1979) et Margaret Atwood (« Bluebird’s Egg », 1983 ; The Robber Bride, 1993).

Je voudrais donc explorer dans cet article quatre points issus de l’hypothèse que les contes de Donoghue, tant par leur structure que par leur traitement des thèmes, permettent d’aérer la tradition du genre, les nombreuses possibilités interprétatives reflétant une agentivité en marche. D’abord, dans la première partie « Donoghue : la tradition du conte revisitée », je discute certains aspects de la forme qui font des contes des véhicules de liberté et d’autonomie. Ensuite, j’explore quelques aspects de la tradition du conte que Donoghue modifie sensiblement et sans vergogne, à commencer par la narration, dans « La structure comme forme signifiante ». Dans la troisième partie, « Le conte intersubjectif », je mets à profit les deux parties précédentes pour montrer la magnifique machine que présente le recueil KTW, qui fait résonner les diverses voix apprenant aux héroïnes timides ou franchement déterminées à atteindre leurs objectifs, qu’il n’y a paradoxalement d’identité, d’individualité, que dans l’intersubjectivité. Dans la quatrième et dernière partie, « Le conte et son indétermination », je discute des divers moyens structuraux déployés pour laisser les contes les plus ouverts possible à l’interprétation.

Donoghue : la tradition du conte revisitée

Malgré leur instabilité idéologique (sur laquelle je reviendrai) et comme le mentionne Ann Martin, les contes constituent le plus souvent des dépositaires des normes sociales, puisqu’ils puisent à la tradition orale et au folklore. Mais ils contribuent également tant à « la construction de perceptions de soi qu’à la consolidation d’un ensemble d’images collectives » (2010 : 6 ; je traduis).

C’est pourquoi ces forces de socialisation que sont les contes le sont doublement pour les filles qui devaient traditionnellement attendre que leur sort soit décidé par des hommes – père, frère, mari. Dans les contes de Donoghue, toutefois, les choses ne se passent pas si simplement. D’abord, les contes sont écrits au « je ». Pas de voix extérieure au récit qui raconte l’histoire d’une belle jeune victime des circonstances qu’un prince viendra rescaper in extremis. Chaque jeune femme est bien sûr victime des circonstances liées au système féodal et hétéro-patriarcal ; néanmoins le « je » réfléchit, tente de comprendre sa condition de femme selon les limites de l’époque, très vaguement représentée, mais qui reflète le poids des traditions.

Les contes du recueil sont donc liminaires, à la fois ancrés dans le merveilleux – qui offre traditionnellement une narration impersonnelle, omnisciente, n’usant que de la troisième personne – et dans les récits au « je ». Ces contes expriment dans la situation donnée au début la condition féminine jusqu’à l’aube du XXe siècle ; ils font valoir la valse-hésitation des choix de l’héroïne selon sa progressive compréhension des valeurs idéologiques en jeu dans les rôles traditionnels, puis sa lente prise en charge de choix hors-normes et de leurs conséquences. En effet, ce « je » des contes de Donoghue s’aperçoit à un moment qu’il faut se sortir au plus vite de cette macho-machine à rêves qui sinon va l’écraser. Suivant ses désirs plutôt que les conventions, l’héroïne finit par prendre une décision qui l’éloigne de ce qu’on attend d’elle. Ce faisant, elle met en relief la norme invisible, à l’intersection du genre/sexe et de la classe sociale[4] : « Souvent, les narratrices ne savent pas où leurs désirs vont les mener, mais elles soupçonnent que le chemin ne sera ni prévisible ni droit. » (Orme, 2010 : 124 ; je traduis[5]). Je reparlerai de cette indétermination sous peu.

Selon Martin, le recueil KTW reflète les fondements poststructuralistes de la troisième vague féministe, car les contes « rejettent la stabilité d’une politique d’oppositions, de catégories totalisantes ou qui en excluent d’autres ». Donoghue « souligne la complexité et le provisoire de l’identité » (Martin, 2010 : 7 ; je traduis). Toujours selon Martin, l’interprétation est liée au désir de la lectrice, c’est-à-dire à ce qu’elle veut ou peut y voir. Toutefois, cette interprétation « est encouragée dans KTW par la nature densément allusive des contes, de même que par l’éventail de positions de lectures favorisées selon les stratégies textuelles de Donoghue » (Martin, 2010 : 8-9 ; je traduis). Martin considère aussi que Donoghue utilise « des stratégies révisionnistes de même que des techniques qui ouvrent les contes à l’interprétation en explorant la manière dont ses textes déconstruisent les positions politiques et les hiérarchies avec lesquelles ils sont associés » (2010 : 6 ; je traduis), en raison de « l’instabilité idéologique des contes de fée » (2010 : 11 ; je traduis) qui en fait des textes si faciles à adapter.

La structure comme forme signifiante

Je m’intéresserai aussi brièvement aux qualités formelles des premiers contes de KTW ainsi qu’à celles du recueil pour montrer l’enchâssement de ces contes dans une longue tradition littéraire, tout autant que leur dérogation à cette tradition, comme je l’ai mentionné ci-dessus. Ce positionnement liminaire n’est selon moi pas tant un refus de la tradition qu’une reformulation selon de nouvelles règles pour bénéficier de la solidité de ses assises et de son encadrement. Ce positionnement liminaire ménage également des ouvertures féministes et queer, des possibilités d’interprétation, ce que la fondamentale instabilité idéologique dont parle Barros-del Rio permet.

Selon Jennifer Orme, en dépit de la solide structure de KTW, en raison de « la prolifération et l’oralité mise en scène, [de] la représentation explicite de multiples types de désirs féminins, KTW est un texte particulièrement complexe de quelque perspective qu’on se place » (2010 : 117 ; je traduis). Quant à la structure reliant les contes, la narration du prochain conte commence toujours par cette question rituelle de la plus jeune à la plus vieille : « Qui étais-tu avant? », dont la réponse « Te raconterai-je mon histoire? C’est le conte du/de la » contient le titre du prochain conte, où la narratrice se met en scène lorsqu’elle était jeune et inexpérimentée. Orme en déduit que ces moments interstitiaux « agissent comme une structure d’encadrement qui offre une formule pour transmettre le devoir de raconter des histoires, une continuité entre les contes, et une cohésion au recueil » (2010 : 117 ; je traduis).

Toujours suivant ses qualités formelles, et avec l’écriture au « je », un « je » qui, on l’a vu, réfléchit sur sa condition, on peut imaginer ce recueil comme une mise en abyme : une jeune femme raconte son histoire à une femme plus âgée, qui elle-même narrera en retour l’histoire de sa jeunesse, de la rencontre d’une femme expérimentée. Chaque récit, narré selon l’économie du conte, donne à voir les possibilités, les choix que le conte traditionnel évite de présenter, ce qui mène vers une fin ouverte, vers un genre qui s’éloigne peut-être du merveilleux pour parfois tendre vers le fantastique, en raison de l’impossible clôture qui libère et inquiète à la fois. Je m’attacherai à ce point dans la dernière partie.

À ce sujet, Orme résume ici Elizabeth W. Harries, qui considère que l’encadrement démarque les frontières des contes, qu’il s’agisse de

mises en abymes, ou de suites de contes travaillant à situer différents discours en relation ou en conversation. Le dispositif d’encadrement constitue un marqueur accepté voire attendu du genre du conte de fée […]. Lorsqu’on songe aux contes de fées, on les imagine balisés entre « il était une fois » et « heureux pour toujours »

Harries dans Orme, 2010 : 120 ; je traduis

En ce sens donc, Donoghue conserve un certain nombre de ces structures dans ses contes, qui les rendent immédiatement reconnaissables. Cependant, elle mobilise ces structures pour y introduire soit des vides, soit des interprétations de ses héroïnes qui rendent ces structures malléables. Elles ne riment plus avec destin.

C’est ce que je voudrais illustrer en examinant quelques particularités du « Conte du soulier ». On l’a dit, Donoghue présente des contes qui sont des versions « remixées » : elle utilise des éléments structuraux de plus d’une version traditionnelle. « The Tale of the Shoe », par exemple, emprunte un peu à la « Cendrillon » de Perrault (1697), mais davantage à l’imaginaire des frères Grimm (1812), par exemple, pour la mère morte, la fille restée seule et désemparée (toutefois sans méchantes belles-soeurs). C’est une inconnue ayant l’âge de la marraine (version Perrault) qui va permettre à Cendrillon de se rendre au bal et de rencontrer le prince. Selon Barros-del Rio, la version des frères Grimm (Aschenputtel) est plus agentive, « plus émotive et symbolique » (2018 : 240 ; je traduis). Donoghue utilise à la fois la marraine de Perrault et l’arbre de Grimm – un noisetier, symbole de sagesse (Parsons, 2004 : 145) – et les oiseaux pour donner force et courage à sa Cendrillon esseulée[6]. Et bien que chez Grimm Cendrillon déploie une plus grande agentivité pour gagner l’amour du prince, la survie économique de la jeune fille – l’accès à une classe sociale élevée – repose entièrement sur son mariage, selon Barros-del Rio (2018 : 240). C’est peut-être pourquoi dans ce premier conte du recueil, Donoghue subvertit dès l’incipit l’idée du mariage et de l’hétérosexualité « en offrant des alternatives queer » (Barros-del Rio : 241 ; je traduis) comme Ashley Riggs (2016) et d’autres l’ont suggéré. Donoghue présente une héroïne dont le personnage « n’est plus unitaire et prévisible […] mais ambigu et contradictoire » (Barros-del Rio, 2018 : 241 ; je traduis). On l’a mentionné à quelques reprises, le « je » réfléchit sur son avenir immédiat, comme il (elle) désire. En un sens, ce « je » se rapproche du personnage du roman dès sa naissance. Un « je » sortant de la gangue du (stéréo)type tel qu’il l’était avec les contes traditionnels, racontés par un narrateur qui se positionnait comme n’appartenant ni à l’époque ni au lieu où se passait l’action du conte. Ici, on ne trouve pas de narrateur, la protagoniste, chevauchant les siècles de l’histoire littéraire, se présente comme un personnage déjà complexe luttant pour défaire la machine qui a vu naître et évoluer ses ancêtres narratifs.

Ainsi le deuil de sa mère, que Cendrillon éprouve au début du conte, est accompagné, comme le note judicieusement Barros-del Rio, par de l’autopunition sous la forme de corvées. Aussi ce qui était dans le conte traditionnel le fait incontesté de la condition féminine, ou une forme d’esclavage imposée par les belles-soeurs, est-il présenté dès les premiers mots du conte revu et corrigé par Donoghue comme une reddition aux voix internes (intériorisation des normes féminines), à la suite de la désorientation causée par la mort de sa mère : « L’association entre confinement physique et faible estime de soi est évidente, et indique que l’espace et les pratiques sociales s’entrecroisent dans la structure d’une conduite sociale établie qui pourrait annuler le sujet » (Barros-del Rio, 2018 : 243 ; je traduis). Si le conte ici semble doter l’héroïne d’une psychologie, il la libère du coup en montrant le rôle de l’espace privé et confiné du foyer comme étant à l’origine de sa faible estime de soi. Donoghue, profondément au fait de l’histoire des femmes, n’illustre jamais l’aliénation de ses héroïnes sans suggérer diverses causes sociales. Les versions des contes de Donoghue font ressortir les aspects socio-économiques de la vie traditionnellement réservée aux filles, leur intériorisation à la fois de ces conditions de travail et des normes hétéro-patriarcales qui les ont créées.

Dans la version de Donoghue, les trois visites de Cendrillon au bal sont conservées, avec l’aide de la « marraine », mais Cendrillon se sauve même la troisième fois, lance l’escarpin qui la blessait dans les broussailles, et rejoint la femme tenant lieu d’adjuvant pour retourner à la maison. Flotte une ironie quand les vieux du bal lui offrent des danses : elle ne répond que par de plaisantes monosyllabes, grignote entre les danses, alors qu’on l’imagine affamée, pauvre comme elle est : appétit d’oiseau, minceur, délicatesse – apanages de la féminité traditionnelle – sont ici retournés comme un gant, grâce à l’ironie[7] :

Je souriais joliment […]. J’ai refusé un canapé et gardé mon ventre plat. […] J’ai dansé avec dix vieux gentlemen qui n’avaient rien à dire mais que cela n’arrêtait pas. Je répondais En effet et Oh oui, et Vous croyez?

KTW : 4 ; je souligne et traduis

Selon Martin, l’une des particularités du « Conte du soulier » est que sa narratrice doit accepter les conséquences de sa lecture littérale, sans recul, des scripts sociaux. Martin donne entre autres pour exemple « le fait qu’elle attire l’attention de divers hommes (au bal) en supprimant ses opinions, son appétit, son identité, et moins intentionnellement, son nom : elle devient son rôle et se perd » (2010 : 16 ; je traduis)[8]. Ces remarques me semblent particulièrement importantes : la seconde, qui traduit parfaitement les scripts sociaux modernes auxquels sont soumis les filles, et la première, qui illustre l’autopunition – la protagoniste, en respectant les règles sociales, se refuse le respect, et souffrira de sa lecture des scripts sociaux tels qu’ils lui ont été enseignés. Cette situation de double-bind est présentée sans fard dans les contes de Donoghue, où les personnages de femmes plus vieilles, de par leur propre contre-exemple, montrent le chemin d’où se sortir, mais pas celui où aller.

Pour revenir au Conte du soulier, la protagoniste de Donoghue, dont on comprend qu’elle restera pauvre si elle n’épouse pas le prince, ne cherche pourtant pas à améliorer sa condition sociale, comme le souligne Barros-del Rio ; elle est d’abord préoccupée par la perte de sa mère :

En portant une attention particulière à la perte de Cendrillon, Donoghue raccourcit la distance entre la protagoniste et le lectorat, et particularise son univers, en en faisant une matrice de soumission

Barros-del Rio, 2018 : 242 ; je traduis

Puis Cendrillon pense que le bal la sortira de sa torpeur liée au deuil de sa mère, mais c’est avec la femme plus âgée qu’elle se reconstruira un foyer, plutôt qu’avec le prince. C’est grâce à cette relation assumée que la jeune protagoniste se métamorphose – « Du vieux moi poussiéreux en émergeait un nouveau[9] » – non sans avoir hésité, ce dont Barros-del Rio rend compte en affirmant que son éveil a longtemps été empêché par sa complaisance envers les normes patriarcales et sa tendance à la soumission (2018 : 243). C’est donc une émancipation que Donoghue présente, contrairement aux versions traditionnelles, comme étant peu « linéaire (2018 : 243) : « Je m’étais trompée sur tout dans cette histoire (FTW : 7 ; je traduis), admet candidement la protagoniste de Donoghue, en une sorte de clin d’oeil à la mise en abyme du récit.

Cette horizontalité met en relief la relation de pouvoir qui en aurait résulté si la protagoniste avait suivi le script et épousé le prince. Barros-del Rio note le remarquable passage du « je » au « nous » (idem) inclusif, de la solitude vers une reconnaissance de la capacité de la jeune femme à créer des liens égaux. La critique en conclut que c’est seulement lorsqu’elle est confrontée à la possibilité d’emprunter un chemin qui lui déplaît que Cendrillon tourne son attention vers la sororité comme moyen de se libérer (Barros-del Rio, 2018 : 245). En ce sens, Donoghue souligne la difficulté pour la jeune fille de sortir des cadres en pensant un peu plus loin que le jour de son mariage. Des passages comme celui-ci mettent le doigt sur le malaise de la jeune fille au bal avec son prince au moment où il propose de l’épouser :

Aussitôt que les mots ont commencé à s’écouler de sa bouche, ils ont formé un nuage dans lequel je voyais l’avenir.

Je l’entendais à peine. Les voix hurlaient : Oui, oui, oui, dis oui avant de perdre ta chance, toi engeance de vaurienne!

J’ai desserré les dents, mais aucun son n’est sorti. Il n’y avait pas de mal dans cet homme ; ce qu’il suggérait était blanc et doux, confortable comme le brouillard. Il n’y avait rien à craindre.

KTW : 7 ; je traduis

Selon Martin, pour Donoghue, la tradition associe « le bonheur avec une vision patriarcale du confort, et c’est cet état que leurs locutrices et narratrices reconnaissent comme étant une source de danger pour celles qui possèdent une perspective différente » (2010 : 19 ; je traduis). D’un côté, suggère Martin, « pour une femme, accepter ce choix, c’est vivre confortablement et être protégée. De l’autre, vivre confortablement, c’est être étouffée, et empêchée de grandir. » (Martin, 2010 : 19). Systématiquement, les femmes dans les histoires de Donoghue choisissent « la liberté plutôt que sécurité » (Harries dans Martin, 2010 : 19). Dans « Le Conte de l’oiseau », par exemple, celui qui suit « Le Conte du soulier » dans le recueil et que j’ai aussi traduit ici – une version de « Poucette » – « la narratrice est une petite femme, économiquement vulnérable, qui trouve du réconfort à épouser un gros, grand et riche homme » (2010 : 19). Ce ne serait pas l’homme qui poserait problème, mais les normes patriarcales sous-tendant le système social qui prennent au piège la narratrice (2010 : 20). En soutirant ses protagonistes, même les hommes qu’elles aiment, de l’engrenage de la culpabilité, en montrant les rouages du système, Donoghue redonne à ses personnages leur capacité d’agir, leur redonne un avenir, un à-venir, c’est-à-dire encore indéterminé.

Le conte intersubjectif

J’aimerais très brièvement mettre en lumière pour résumer l’étude de Martin, un processus d’échanges et d’apprentissage entre générations, formes de collaboration entre femmes chez Donoghue. D’abord, Martin interprète le titre du recueil, KTW, comme une image centrale : « une métaphore cruciale pour rendre compte des interactions entre les personnages de Donoghue. Tels des baisers, les actes que sont la narration d’une histoire, le mentorat, et l’amour prodigué sont présentés comme des formes d’échanges mutuels (2010 : 28 ; je traduis). Il faut dire que le titre du recueil est emprunté à celui du dernier conte, « The Tale of the Kiss », où la jeune fille qui a d’abord cherché l’aide de la sorcière, puis lui a craché dessus, finit par l’embrasser. Cet exemple montre que les relations jeune femme/femme expérimentée, bien qu’elles se présentent comme étant dépourvues de relations de pouvoir, ne se créent pas, ne durent pas, sans lutte pour la reconnaissance d’un côté comme de l’autre. En outre, la stratégie de passer le conte d’une à l’autre situe l’acte de la narration comme interactif et continu, plutôt que comme isolé et clos. Les contes sont narrés entre individus dans le recueil de Donoghue, plutôt que d’être figés dans des textes aliénés, et cela reflète l’importance du public, affirme Martin (2010 : 15).

En effet, on a vu que « Qui étais-tu avant? (KTW : 9 ; je traduis) est la question rituelle qui ouvre le prochain conte. C’est cette question qui permet aux héroïnes d’entrer en dialogue, témoignant d’une intersubjectivité dans la structure même du recueil. Cette phrase de transition, selon Martin, marque la « transmission de la performance du conte, mais également le désir de remplir les vides de l’histoire ainsi que de se concentrer sur la femme qui a prodigué son aide dans le conte précédent » (2010 : 10, pour la première occurrence ; je traduis). La réponse : « Te raconterais-je mon histoire? C’est le conte de » signifie, toujours selon Martin, l’acceptation de la responsabilité de raconter, de même qu’une promesse de répondre à la curiosité que la narratrice du conte précédent nourrit quant à l’histoire de celle qui devient la nouvelle protagoniste (2010 : 28). Le concept de « responsabilité de raconter » implique, au-delà du plaisir de la narration pour les deux parties, la nécessité de raconter. On peut imaginer que cette nécessité tient tant à des aspects objectifs – apprendre les conditions de vie de ses semblables, les choix opérés, pour s’éclairer sur ses propres choix à venir – qu’à des aspects subjectifs – les contes sont thérapeutiques, qu’on les écoute ou qu’on les crée, et présentent une structure qui offre la possibilité d’être celle qui écoute puis celle qui raconte ; les contes valorisent les forces de l’une et de l’autre combinées, sans structure de pouvoir. Ils proposent donc une réelle intersubjectivité.

Le conte et son indétermination

Martin souligne la stratégie de Donoghue selon laquelle chaque conte ne représente sa narratrice « que partiellement » (Coppola, 2001 : 135 ; je traduis) : « La vie de la femme ne se termine pas avec le récit qu’elle présente ». (Martin, 2010 : 15 ; je traduis)

Par ailleurs, souligne Martin, la nouvelle protagoniste elle-même ne raconte jamais tout. On n’apprend jamais, par exemple, quelles circonstances amènent la femme plus âgée à la porte de la maison du « Conte du soulier », ou encore où mènera sa propre histoire. Ces hiatus dans la trame narrative alertent la lectrice à la contingence des choix. Le conte de fée « en tant que récit cohérent et unifié est dérangé par ces trous, qui exposent la narration comme étant partiale et fragmentée tout en […] déstabilisant la partie “pour toujours” de “heureux pour toujours” » (Martin, 2010 : 6 ; je traduis). Je dirais que le conte – tout récit en fait – est par définition nourri de hiatus, mais que Donoghue attire l’attention sur eux dans le but de déconstruire une lecture suggérant l’ordre immuable des choses. C’est d’ailleurs ce que Martin suggère :

Donoghue souligne la nature inconclusive de toute histoire ou expérience. Par exemple, les contes de Kissing the Witch se terminent parfois dans un moment de suspension, où les narratrices continuent de travailler à chercher un sens, voire un langage afin de décrire ce qu’elles viennent de vivre […]. Une telle indétermination pose des difficultés pour une lectrice formée à attendre une illumination quant au sens de l’intrigue

2010 : 13 ; je traduis

Par exemple, la réception du recueil était mitigée ; on lui reprochait « un sentiment d’incomplétude » (2010 : 13) et donc « que quelque chose manquait » (2010 : 13) ; on a même reproché au recueil le fait que la désobéissance aux rôles traditionnels féminins menait à de « l’incertitude plutôt qu’au triomphe ». (2010 : 14) Martin en concluait : « Il semble régner une certaine frustration dans le processus de lecture de Kissing the Witch, dont la politique semble insaisissable » (2010 : 14 ; je traduis pour cet extrait et les précédents)[10]. Il faut dire que Donoghue évite de présenter ses protagonistes s’étant extirpées des schémas patriarcaux comme goûtant leur triomphe. Le bonheur qu’elles ressentent est, on le sait, éphémère. Les treize contes montrent suffisamment de situations finales signalant l’incertitude où se trouvent les héroïnes pour que la lectrice ne s’attende pas à un nid doré comme récompense à la protagoniste qui a trimé pour se tailler une place au soleil. La protagoniste du « Conte de la voix » (conte dérivé de « La Petite Sirène »), dans la dernière partie du conte revu et corrigé par Donoghue, abandonnée par le riche fils de marchand qu’elle désirait à tout prix, pour lequel elle avait perdu la voix, et dont elle est enceinte, retourne au village familial, où elle épouse un pêcheur, qui adore sa voix. Celle du « Conte de l’oiseau », enceinte jusqu’au cou, retarde le moment où elle quittera son solide mari et ses richesses, mais elle partira, avec ou sans l’enfant, une fois qu’il sera né, se promet-elle. Celle du « Conte du mouchoir », après avoir volé ses apparats à la princesse qu’elle accompagnait vers le royaume de son fiancé, inverse les rôles (la princesse, elle, est reléguée au rôle de servante), épouse le roi et obtient le royaume, mais le jeune roi meurt peu après, et si elle n’est pas enceinte comme elle le croit, elle sera chassée du royaume et ne pourra retourner dans son pays.

Les héroïnes de Donoghue ne sont certes pas stricto sensu des héroïnes de contes. Leur lucidité en fin de conte (et en fin de compte) quant à leur avenir de femmes toujours déjà vulnérabilisées mine la structure traditionnelle du conte et y introduit une bonne dose d’indétermination.

Pour conclure, je voudrais souligner que cet article ne fait malheureusement qu’effleurer la surface de la riche texture des contes du recueil Kissing the Witch. On a vu que les « je » des contes de Donoghue les situent dans une position liminaire entre le conte traditionnel, où une entité narrative hors du conte le narre de très loin – le il était une fois en témoigne – et le récit au « je », où la protagoniste réfléchit sur sa condition ainsi qu’aux conséquences délétères de sa lecture canonique des injonctions de la tradition. Donoghue, on l’a vu, s’attache à modifier la structure des contes traditionnels, à les ouvrir, à y semer des vides, des indéterminations, de manière à y laisser fleurir la liberté d’agir et de penser des protagonistes, bien modernes en ce sens. L’intersubjectivité y est intégrée à titre de structure, où une femme raconte à une autre son récit de vie, pourrait-on dire, puis l’autre, encouragée par la question de l’une, raconte à son tour son récit, ce qui permet une réciprocité cohérente, une structure de (non-)pouvoir parfaitement horizontale. La question du désir y est très présente, tout autant que les obstacles à ce désir, et chaque héroïne, contrairement à celles des contes traditionnels, doit trouver la forme que sa réalisation prendra.