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Le motif de la descente en enfer pour y sonder « l’envers du monde »[1], qui trouve son origine dans le recueil de poèmes Le tombeau des rois, en 1953, traverse l’oeuvre d’Anne Hébert et est repris sur le mode fantastique dans trois romans consécutifs : Lesenfants du Sabbat en 1975, Héloïse en 1980 et Les fous de Bassan en 1982. Ce cycle s’amorce après la parution de Kamouraska en 1970, roman qui conférait déjà une puissance maléfique à certains personnages[2].

On se souviendra que, dans Héloïse, l’héroïne éponyme envoûte Bernard, après que l’épouse de celui-ci a été vampirisée, pour le conduire, en somnambule consentant, chez les morts. Mais la traversée des ténèbres n’est pas que mythique chez cette auteure qui s’inspire de souvenirs d’enfance et de faits divers pour construire ses romans. Elle se sert d’une telle traversée pour dire son indignation face aux violences que l’on fait subir aux innocents, piégés dans leurs désirs par des êtres qui eux-mêmes ont été pervertis dans leur jeunesse. Deux adolescentes sont de la sorte sacrifiées dans Les fous de Bassan : un jour de grand vent, Olivia et Nora sont tuées après avoir été agressées par leur cousin Stevens, qui les jette à la mer. La communauté protestante soudée de Griffin Creek, qui évoluait dans un univers perturbé par la promiscuité incestueuse, les sévices physiques et psychologiques, reste hantée à jamais par les fantômes du passé.

Mais le roman où l’on trouve le plus d’effets de fantastique, et qui reste en cela le plus sibyllin de l’auteure, est Les enfants du Sabbat. Cloîtrée dans le couvent des dames du Précieux-Sang, soeur Julie de la Trinité, de son vrai nom Julie Labrosse, revisite en songe, dès l’incipit, la cabane de la montagne de B...[3] où elle a grandi dans l’ombre de ses parents sorciers. Dans sa cellule de postulante, elle a des visions non équivoques de la cabane où elle a été violée à quelques reprises par son père Adélard et dans laquelle sa mère Philomène a été « brûlée vive[4] » par un des villageois qui s’est retourné contre elle, à la suite de l’avortement qui a causé la mort de sa femme, Malvina Beaumont.

Alors qu’elle s’apprête à prononcer ses voeux perpétuels, Julie revoit avec netteté les images de son enfance malheureuse. À la requête de son frère Joseph, parti combattre les forces de l’Axe en Europe, elle avait pourtant consenti à rejoindre le bon côté du monde. Mais c’était avant qu’il rompe leur alliance secrète[5], en convolant en justes noces avec Peggy, une Anglaise que la protagoniste n’hésite pas à rebaptiser jalousement « Piggy ».

Forte de son don qui consiste à sentir les désirs d’autrui, Julie traverse des crises au cours desquelles elle paraît investie de pouvoirs surnaturels chaque fois qu’elle renoue avec son enfance marquée par la misère et l’abandon. Jamais ne voit-elle avec autant d’acuité les fantasmes de ses interlocuteurs que lorsqu’elle se souvient de son amour pour Joseph, qui lui envoie des lettres de « Somewhere on the front ». Elle le devine au loin, plus beau et plus souffrant même que Jésus :

La sueur lui coule le long des joues. Le plus beau parmi les enfants des hommes. Il a maigri, je suis sûre qu’il a maigri. Il est plus maigre que le Christ sur la Croix. Plus beau infiniment aussi. C’est lui que j’adore en secret. Je sais que c’est un sacrilège. Que pas un des prophètes ne s’avise de compter ses os. Moi seule ai ce droit[6].

OC3 : 98 ; l’auteure souligne

En transe, elle débusque les désirs inavoués au couvent, qu’elle met sens dessus dessous, ce qui lui permet d’expérimenter ses pouvoirs pour espérer atteindre, en Europe, Peggy et son enfant, puis Joseph. Dans sa fureur démoniaque, elle les tuera à distance, à tout le moins le croit-elle dans son délire jaloux. L’hérétique est-elle en proie à des hallucinations ou est-elle toute-puissante en vertu de ses pouvoirs de sorcière?

Dans un premier temps, nous voudrons réfléchir à la visée fantastique du roman en montrant que l’auteure se livre dès 1971 à une recherche préparatoire sérieuse et considérable, par la lecture d’ouvrages relatifs à la sorcellerie (surtout, mais pas seulement), à la vie animale, à la superstition et à la psychanalyse. Elle se consacre ensuite à un travail d’écriture et de réécriture pour nuancer les voix sorcières de Philomène Labrosse, dite la Goglue, dans la campagne québécoise des années 1930, où sévit non moins répandue qu’en ville la pauvreté, et de sa fille, devenant au début des années 1940 soeur Julie de la Trinité, qui provoque la terreur et le chaos au couvent des dames du Précieux-Sang. Enfin, nous voudrons distinguer un autre rire, celui souvent jubilatoire de l’auteure, dans ce roman qu’elle considère tout à la fois réaliste et « surréel[7] », comme elle le dira de diverses façons sur différentes tribunes après la publication de son livre en 1975. Nous voudrons ainsi faire ressortir la dynamique qu’entretiennent les registres fantastique et grotesque, à partir de certains jeux de voix, tant dans l’énoncé qu’en ce qui se rapporte à l’énonciation. La prise en compte des deux plans langagiers est en effet nécessaire pour mieux comprendre, non pas tant les pouvoirs réels ou irréels de Julie, mais le rire carnavalesque, et proprement fantastique, de la construction romanesque.

Lectures plurielles d’un roman atypique

On ne saurait faire l’économie du fantastique pour l’interprétation de ce texte, dont les lectures critiques sont non seulement nombreuses, mais divergentes, avec des positionnements antinomiques sur le profane et le sacré d’une part, et sur le sens du désir hystérique d’autre part, que ces positionnements soient féministes, psychanalytiques ou autres[8]. Pour intéressantes que soient ces lectures, l’oeuvre, qui ne se veut pas didactique, ne peut que se dérober aux explications qui en réduiraient la portée, en maintenant l’ambiguïté tout au long du texte, comme l’a noté Michel Lord en 1984. Les 54 fragments du roman n’ont pas été écrits pour répondre à la question de savoir si Julie est hystérique ou toute-puissante, mais pour offrir de nouveaux éclairages sur ce qui, relégué aux marges du vraisemblable, resterait autrement dans l’ombre. Telle est bien d’ailleurs la fonction de l’imagination fantastique selon Bozzetto et Huftier (2004). Au Québec, ce qu’on cherche à oublier vers 1970, c’est la misère générale dans la première moitié du XXe siècle : chômeurs, ouvriers ou paysans peu instruits, mères de familles nombreuses et enfants livrés à eux-mêmes, dominés par un régime conservateur qui partage son pouvoir paternaliste avec un clergé catholique sclérosé.

L’approche modale, plutôt que générique, que nous privilégions ici, ne cherche pas à redéfinir un courant historiquement déterminé ni n’appelle de questionnement sur l’appartenance des Enfants du Sabbat au fantastique ou au réalisme magique[9]. Dans la mesure où le cadre fantastique « classique » renvoie au XIXe siècle européen, les discussions sur le fantastique aux XXe et XXIe siècles invitent forcément à situer le texte dans une optique fantastique nouvelle et à faire ressortir son hybridité formelle (et ce fut pour Anne Hébert la quête du roman poétique qui lui fit découvrir le fantastique[10]). Reste, pour ultime rempart de la pensée par genres et courants littéraires, l’adoption d’une approche postcoloniale, hors de tout structuralisme, qui autoriserait une lecture sociocritique des effets de fantastique nord-américains, mais dans un positionnement plus identitaire et politique.

Dans la perspective qui est la nôtre, rares semblent les articles ayant porté sur les enjeux textuels et contextuels de ce roman atypique. En 1982, Ruth Major a démontré qu’il présente des structures internes analogues à celles de Kamouraska. Marginalisées, notamment par une « initiation problématique à la sexualité », Elisabeth et Julie ne parviennent pas en leur vie adulte à « se conformer au code social, pour accéder au bonheur », ce qui a pour conséquence la fuite de l’être aimé, George ou Joseph, et appelle, on peut le présumer, à un « retour aux sources », au terme de leur aventure. Le fonctionnement particulier des Enfants du Sabbat tient à la présence du sacré et du profane, dont la dynamique repose principalement sur

des couples antithétiques : Dieu/Diable, religion/sorcellerie, sacré/sacrilège, bien/mal, Genèse de la Bible/Genèse de la Sorcellerie. La religion ne peut donc être isolée de la sorcellerie

Major, 1982 : 467

D’autres études ont cherché à expliquer une telle dualité de sens. L’une, de Janet M. Paterson, a fait ressortir un jeu de « renvois intertextuels », notamment à la Bible, interagissant avec les « inversions structurales » qui régissent les codes de la sorcellerie et du sacré. Paterson en concluait que le roman,

tout en décrivant selon des modèles stéréotypés le fonctionnement essentiellement parodique de la sorcellerie, met en place au niveau du sous-texte, une représentation différée de systèmes déjà inversés, un rire du rire, et à certains moments, une parodie de la parodie

1986 : 66

L’autre, de Julie Gasse (2001), a porté sur l’identité tripartite de Julie (la Puce, Labrosse et de la Trinité), qui affecte la narration. Si, tout comme Major, Gasse rapporte tous les jeux narratifs à la protagoniste – ce qui n’est pas la position que nous défendons ici –, elle n’en note pas moins judicieusement « le rôle exercé par les parenthèses dans le dévoilement des ambitions obscures de Julie » (2001 : 40-41). Les marques de la subjectivité, telles qu’énoncées entre parenthèses comme des didascalies au théâtre, attestent au contraire de l’implication de l’auteure, qui semble privilégier une narration non fiable à la troisième personne pour introduire « des mécanismes textuels qui en partie alimentent, voire favorisent la non-fiabilité du récit » (Mazet, 2020 : 9).

Il est certain, en tout cas, qu’Anne Hébert maintient ici un discours volontairement ambigu. C’est ce qui fait dire à Georges Desmeules que les vecteurs fantastique et humoristique présentent des fonctions communes : « En effet, le fantastique possède, du fait même de sa nature esthétique fondée sur l’ambiguïté, un potentiel humoristique » (2000 : 83). S’il est vrai que l’un comme l’autre registres doivent rester indéterminés pour être dits, le fantastique et le grotesque jouent ici, selon nous, des rôles moins « analogues » que complémentaires.

Dynamiques de la lecture et de l’écriture

La publication au Seuil de Kamouraska provoque, chez le lectorat, l’attente d’un livre semblable à celui coiffé par l’éditeur du bandeau « roman d’amour, de fureur et de neige ». Mais ce que prépare l’auteure va prendre tout le monde de court, tant au Québec, où la plupart relégueraient volontiers aux oubliettes du passé les moeurs et rituels catholiques, qu’en France, où cette histoire de couventines détonne avec la production post-soixante-huitarde de l’heure et suscitera l’incompréhension, si ce n’est l’indifférence, à commencer par celle de ses éditeurs[11].

Quelques mois après le succès de Kamouraska, c’est dans son tout nouvel appartement parisien de la rue de Pontoise qu’Anne Hébert commence à imaginer son histoire fantastique. Elle a une bonne idée du roman qu’elle souhaite produire, ce qui lui demande beaucoup de lectures. Ces recherches, affirmera-t-elle quelques années plus tard, l’ont « fascinée et en même temps toujours terrorisée » (entrevue avec Michèle Cédric, 1983).

La toute récente numérisation du contenu de sa bibliothèque personnelle à l’Université de Sherbrooke[12] révèle la présence de plusieurs livres dont l’achevé de publication date de 1971 à 1973, et qui semblent se rapporter à un tel travail préparatoire. Une première liste sur la sorcellerie figure dans le roman[13]. Mais bien d’autres textes vont lui être utiles : ceux relatifs à la psychologie, au comportement humain ou animal, à la vie religieuse en France et à la vie sexuelle en Nouvelle-France[14].

Des romans fantastiques aussi. Elle se procure, après 1967, un premier titre d’Henry James[15] : Le tour d’écrou, une histoire de fantômes où l’on ne peut décider si les apparitions sont d’ordre surnaturel ou émanent des fantasmes morbides de la gouvernante. C’est aussi en français qu’elle peut lire Les Diables de Loudun. Étude d’histoire et de psychologie d’Aldous Huxley, dont l’édition anglaise est en 1952, mais qui paraît chez Plon en 1971. Dans ce roman qui s’inspire d’un drame réel, elle peut lire des cas de possession d’Ursulines du XVIIe siècle qu’on ligote et qui se contorsionnent pendant qu’on tente de les exorciser. La même année, ce roman est adapté au cinéma par Ken Russell, sous le titre The Devils, qui remporte à la Mostra de Venise le prix du meilleur film étranger. Dès 1968, on peut voir dans les cinémas Rosemary’s Baby, le film d’horreur fantastique de Roman Polanski, adapté du roman catholique et sacrilège à la fois de l’Américain Ira Levin paru un an plus tôt (le catholicisme dans ce roman crée une opposition saisissante avec la gestation, par la protagoniste, de l’Antéchrist). Si Anne Hébert a vu L’exorciste, de William Friedkin, adapté du roman éponyme de William Peter Blatty (1971), lui-même inspiré d’un fait divers des années 1940, ce ne peut être que trois mois avant la remise de la seconde version de son roman au Seuil[16]. Le film, qu’on peut voir aux États-Unis en 1973, ne sort en France qu’en septembre 1974. Elle n’a pas pu voir Carrie (1976) de Brian de Palma, adapté du roman de Stephen King (1974), où un personnage d’adolescente se venge de l’éducation religieuse de ses parents et des humiliations que lui ont fait subir ses camarades d’école au bal de finissants du secondaire. Mais ces méga-productions sont dans l’air du temps et participent à l’imaginaire social et culturel des années 1970. Mentionnons également qu’elle a visité, dans les premiers mois de 1973, une exposition à la Bibliothèque nationale de France dont elle a conservé le catalogue, qui était consacrée aux sorcières. En octobre 1975, elle confie au journaliste Pierre Paquette avoir écouté nombre d’émissions radiophoniques françaises où sont rapportés d’anciens procès de sorcellerie.

Au milieu des années 1970, les écrits sur les femmes sorcières connaissent un certain engouement. Sa grande amie Monique Bosco, de même que celle qui le deviendra en 1978, Hélène Cixous, imaginent chacune une figure de sorcière : la première publie New Medea en 1974 et la seconde, « Le rire de la Méduse » dans la revue L’Arc un an plus tard. Anne Sylvestre compose en 1975 la chanson « Une sorcière comme les autres » qui sera bientôt interprétée par Pauline Julien, laquelle chante aussi des poèmes d’Anne Hébert. Enfin, si elle lit la nouvelle « Le Diable » pendant cette période, ce ne peut être qu’à la toute fin du processus créateur, puisqu’elle dépose la seconde dactylographie de son roman à l’éditeur le 17 décembre 1974, et qu’elle acquiert le livre de Tolstoï le même mois, comme l’indique la note manuscrite : « 12/74 » sur la couverture intérieure de son exemplaire en français.

C’est en lectrice aussi bien qu’en spectatrice qu’elle trouve donc l’inspiration nécessaire à la construction de son personnage de la sorcière. En plus de ces influences récentes, elle met à profit les lectures de son enfance : on pense tout de suite à « Hansel et Gretel » ou au « Petit Poucet[17] », enfants perdus dans la forêt et livrés à la merci de la sorcière ou de l’ogre. Mais c’est aussi en lectrice de Baudelaire et de Poe qu’elle choisit d’adopter une position ambiguë par rapport au satanisme et aux forces agissantes du mal, transposées dans les lieux de la cabane de la montagne de B... et du couvent de Québec.

Rendre les projections délirantes de Julie dans l’espace fantastique

De Michelet, Anne Hébert retient certains traits archétypaux de la sorcière, qui désobéit aux préceptes du clergé, a des connaissances médicinales et pratique des avortements, et passe de la magie du rêve au pouvoir de la parole en concluant des pactes avec le diable. L’hypersensibilité de la sorcière (le « sixième sens » qui l’intéresse dans sa lecture de Justine Glass) lui permet de visiter la psyché d’autrui, qu’elle domine au point de rendre confus, grâce à son intériorité labile, à moins que ce dernier parvienne à brider sa voyance en la ramenant à son identité poreuse. En transe, elle a des états de conscience qui ne peuvent être appréhendés qu’à partir de signes extérieurs. Quand les lieux et les temps se mélangent, elle est avide de savoir ce que l’entre-deux peut lui révéler en termes de connaissances ou de vérité, et elle retrouve ainsi la fluidité de son désir. Au fur et à mesure qu’elle découvre l’étendue de ses pouvoirs, Julie s’ensauvage, troque ses habits de religieuse pour des oripeaux qui signalent sa fière appartenance à la lignée des sorcières depuis l’arrivée en Nouvelle-France de Barbe Hallé[18].

Au couvent, les paroles audibles et les silences contemplatifs sont requis, mais les chuchotements malins vont bon train. Dans ce lieu d’asservissement de la parole des femmes, tout manquement aux règles de la communauté est sanctionné. Anne Hébert, qui a fait une partie de ses études secondaires chez les religieuses de la Congrégation de Notre-Dame de Québec, en a fait l’expérience : elle sait qu’il s’agit là d’un espace rêvé pour rendre l’interdit qui pèse sur le désir et l’agressivité refoulée qui en découle, et pour le redéployer sous la forme d’un crescendo grotesque[19].

À la confesse, il y a d’abord les propos vexatoires de l’abbé Migneault, selon lequel « mentir » serait dans la « nature » même de Julie (OC3 : 99). Et la froideur sadique de la mère supérieure dans toutes les pièces du couvent. Et les intentions lubriques du médecin dans son automobile ou la nuit. Et l’amour fétichiste des beaux tissus d’apparat qui égare le grand exorciseur venu palper l’hérétique. Tous servent de repoussoirs à Julie, qui puise assez de forces dans l’univers païen de son enfance, pour transformer les humiliations subies en trophées de guerre. Anne Hébert, quant à elle, se livre à une satire féroce des travers humains et des péchés capitaux, la luxure ou l’envie. Comme l’indique Paule Lebrun, la crise est un rituel de renouvellement de la vision : « En termes chrétiens, cela s’appelle de la possession ou de la sorcellerie. En termes psychiatriques, cela s’appelle de l’hystérie. » (Lebrun, 1976 : 44) Les jurons, imprécations et autres signes ostentatoires de la vulgarité de Julie, une novice jusqu’alors réservée, trahissent ses origines sociales et son ras-le-bol envers l’hypocrisie des uns et des autres, à la cabane comme au couvent. Chaque fois qu’elle s’ensauvage, sous l’impulsion des images qui l’obsèdent depuis l’enfance, elle exprime un mal-être inhérent à sa vie de femme brisée. Elle use pour ce faire de « l’arme des opprimés » (Chollet, 2018 : 30) : la magie.

L’oeil « jaune » et le rire mauvais de Julie émanent d’une série de désastres : l’inceste avec son père qui l’a violée ; la négligence de Philomène, qui l’a droguée pour son initiation au mal, et qu’elle a vu périr par le feu ; son mariage avec Dieu, qui ne cesse d’être reporté ; le pacte ancien avec son frère, rompu dès lors qu’il en épouse une autre. Le fantastique va naître du télescopage des univers profane et sacré et déboucher sur une violence inouïe, au couvent comme sur le front. Ainsi les bonnes intentions, qui sont le leitmotiv des uns et des autres, occasionnent des épisodes étranges avant le sacrement du mariage, pour atteindre leur acmé après que Julie tombe sur la photo de mariage de son frère avec Peggy. La première cérémonie est interrompue, parce que le sens donné au mariage avec Dieu est perdu en raison de l’absence de sentiment religieux, et parce que le sacré, pour Julie, tient à une autre alliance, tout aussi impossible, contractée dans l’enfance avec son frère. Dès lors qu’elle voit sur la photographie la célébration du bonheur de Joseph et de son épouse, il s’agit de rompre les deux alliances, la sacrée comme la profane.

Les deux mariages catastrophiques éclairent toutes les violences jusqu’alors restées dans l’ombre. À ce qui se présente comme une suite de mésalliances correspond l’effondrement des valeurs du passé : « C’est ce spectre du mariage qui va provoquer la fin d’un monde[20]. » (Huftier, 2015 : 117) Et soeur Julie retrouve, du moins en imagination, le pouvoir perturbateur que lui a transmis ses parents : « Tu es ma fille et tu me continues »[21] (OC3 : 138). En toute logique, c’est la voix de sa mère sacrifiée qu’elle entend, et non pas celle de son père qui l’a possédée et a diabolisé son corps, mal à la source de tous les maux à la cabane et du scintillement de toutes les magies au couvent. Plus loin, elle entendra de nouveau Philomène, « à travers un étang », l’exhorter à « exercer le pouvoir qu’elle possède » (OC3 : 206). Mais Julie a peur de brûler comme sa mère, dont elle garde l’image traumatisante de ses restes calcinés (OC3 : 188). Elle choisit de se montrer plus sournoise et prudente que sa mère dans l’usage de ses dons.

Confiants et libres dans la nature jusqu’à ce que les villageois lynchent leur mère sorcière, et que leur père, le Diable, prenne lâchement la fuite, les enfants n’ont eu d’autre choix que de se retrancher en forêt, jusqu’à ce que Joseph décide de s’enrôler comme soldat pour combattre les forces du mal en Europe, et presse Julie d’oublier la sorcellerie.

Si, trois ans plus tard, Julie traque avec avidité les signes du retour des siens, en espace surnuméraire où elle se tient et en ce temps de l’inconscient sauvage où elle n’a pas peur des représailles, c’est bien parce qu’on l’a dépossédée de tout amour. Le travail de remémoration auquel elle se livre, alors qu’autour d’elle on ne cesse de faire état de son amnésie, se manifeste par des visions et des rires qui en leurs variétés ramènent au sens enfoui. Leur fonction consiste précisément à débusquer ce sens. Telle est la construction moins sacrilège que visionnaire d’Anne Hébert.

Les rires de Julie lui viennent de ses parents, sont là pour la protéger de la honte et du mal inhérents à la crise qu’elle affronte, mais n’en sont pas moins différents des leurs. Philomène a le rire « gras » et « la voix rauque » d’une femme de peu d’éducation, qui parvient à Julie à travers les odeurs de la cuisine : « encore des patates et pis à moitié pourrites » (OC3 : 86). En raison de la grossièreté et du contentement qui en émanent, son visage « ricanant » est même perçu comme « hideux » par sa fille (OC3 : 130). Des années plus tard, au couvent, soeur Julie développe une « voix rauque qui ne semble plus être la sienne » (OC3 : 156), mais quand elle emprunte une langue relâchée, cette langue n’est pas de la même nature que celle de la mère, jouisseuse indolente, laquelle s’adonne sans culpabilité aux plaisirs terrestres. Le « rire mauvais » et les « fous rires » de Julie témoignent au contraire de sa nervosité, avivée par la sauvagerie qui fait retour pour qu’elle brise ses chaînes, à commencer par la promesse à Joseph de devenir moniale.

Des visions troubles aux hallucinations assassines et des sourires dociles au rire satanique, la transformation de ce personnage suit une trajectoire ascendante. Son « état d’éveil suraigu » (OC3 : 93) survient en même temps que ses maux de tête et autres élancements à la nuque. Ces tensions corporelles sont mises en rapport avec son mariage imminent avec Dieu, qui ne cesse d’être retardé : « — J’ai presque toujours mal à la tête. Mais, à mesure que la date prévue pour ma profession approche, ça devient intolérable. […] Par deux fois déjà j’ai dû ajourner la date de ma profession… » (OC3 : 91) Consciente de son trouble, elle confie à la supérieure du couvent : « Je n’aspire qu’à prononcer mes voeux le plus rapidement possible. » (OC3 : 94) Mais la réponse de cette dernière n’a rien pour rassurer la jeune aspirante : « Si vous n’arrivez pas à prononcer vos voeux perpétuels à la prochaine prise d’habit, en septembre, vous êtes perdue. Je ne puis plus rien pour vous. Notre couvent vous rejettera et le monde vous reprendra, pour votre damnation, sans doute. » (OC3 : 95) L’ironie de ce « sans doute » inspire une anxiété plus grande encore, et l’idée de rester à jamais prisonnière de la société fermée des religieuses, suscite des vertiges, ainsi que de premières visions délirantes, quant à elles associées aux punitions des damnés. Julie impressionne soeur Gemma, et le lectorat aussi faut-il préciser, quand elle passe en automobile devant la maison de Madame Talbot, sur la Grande-Allée, et que son hypersensibilité la téléporte au chevet de cette inconnue, maltraitée par son époux notaire, qui rend l’âme au même instant (OC3 : 93). Julie se sent alors capable d’exaucer des désirs, et d’aider « à mourir en paix » la presque centenaire soeur Amélie de l’Agonie (OC3 : 133), confinée à l’infirmerie. Avec les femmes âgées vulnérables, de même qu’avec les jeunes novices, ses intentions ne sont pas hostiles. Il n’en va pas de même avec les figures de l’autorité comme la mère supérieure qu’elle voit se dédoubler, pour lui laver le visage avec de l’eau de Javel en ricanant « d’une voix méconnaissable », même si celle-ci n’a pas bougé (OC3 : 96). Mais Julie se garde bien de dévoiler sa malignité, tout au plus reportera-t-elle le châtiment qu’elle réserve à cette femme inflexible.

Quand fébrile, elle exulte, c’est avec une voix « éclatante, presque triomphante » (OC3 : 97), au moment par exemple où elle a des visions du sabbat ancien et que les soeurs entonnent les psaumes de la liturgie pascale dans la chapelle du couvent. Le croisement des messes noire et blanche a une incidence bien réelle sur le chant des soeurs, puisque « guidées par la toute petite voix somnambulique et toute-puissante de Julie », celles-ci éludent « le nom de Dieu sans s’en rendre compte » (OC3 : 112). D’autres crises de somnambulisme révèlent, chez Julie, la visite de créatures fantastiques. Au lavoir, elle apparaît « béate » aux yeux des autres soeurs, et on la trouve en lévitation. Animé par les chatouillis et autres stimuli, son « vague sourire […] se change en fou rire irrépressible » (OC3 : 129). Lorsque la mère supérieure croise son regard « furtif, parfaitement animal et insaisissable » (OC3 : 130), elle cache son mauvais oeil, qui « disparaît aussitôt sous la large paupière, tandis que le visage aveugle continue de rayonner de sa joie impudente » (OC3 : 130). Une fois réveillée, elle a « [l]a face hilare » (OC3 : 131).

À la rêverie du docteur, le si bien nommé Jean Painchaud, qui est subjugué par tant de puissance et de beauté (OC3 : 192), répond le rire animal de cette femme, qui « éclate et résonne, fauve et sonore dans l’air glacé » (OC3 : 202). Et quand elle croit se servir de la lubricité de ce médecin, pour concevoir un enfant du diable, avec lequel les soeurs n’auront d’autre choix que de composer, Julie pense maîtriser la situation : « j’enfanterai par magie. » (OC3 : 229) Mais les visites qu’elle rend à Painchaud la nuit, est-ce là délire? Et dans le rêve de celui-ci, est-elle l’agresseuse ou l’agressée? Toujours est-il que lorsque le docteur Painchaud l’examine, elle « se cambre » (OC3 : 232), et quand il lui demande l’identité du père de l’enfant qu’elle porte, le rire de Julie se fait « si guttural et violent que le docteur recule. Elle s’écroule de rire sur son lit » (OC3 : 232). Un tel rire, hystérique, semble de l’ordre de l’identification avec l’agresseur, qui renverrait à l’initiation sexuelle traumatique. Les rires de Julie sont nombreux et diversifiés, et ils permettent de la suivre, des premiers soubresauts de la dépossession et de la crise des valeurs à la possession satanique.

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Il en va autrement pour Philomène, comme en atteste le travail de réécriture sur la dactylographie. L’auteure choisit de donner à entendre la voix de la mère, mais pas ses motivations psychologiques, creuse la distance avec ce personnage, en raturant des marques de la subjectivité que l’on pourrait rapporter à son intériorité. Ainsi Philomène ne peut-elle être « sensuelle » ou « lente » (voir dactylographie, supra : 3) aux yeux de la fillette et, à travers la narration qu’elle nous en fait, à ceux du lecteur ou de la lectrice.

Si au départ, Julie a une « toute petite voix suave », celle-ci « semble ne pas lui appartenir » (OC3 : 95), nous prévient la narratrice omnisciente. Puis, la voix de la nonne se fait « ironique, irréelle » (OC3 : 96). Lorsqu’elle est possédée, ce n’est pas vraiment elle qui parle, et sa voix mielleuse est celle d’une tentatrice, qui agit sur son interlocuteur, voyeur fasciné devant l’inquiétante étrangeté qui le ramène à ses propres fantasmes.

Dans cette optique, Anne Hébert prend soin de gommer la sensation d’inconfort associée à la prise de parole difficile de la novice (dactylographie, supra : 16). Sur le feuillet suivant, la voix se fait inhumaine, n’est plus celle de Julie, et le mot « minuscule » (dactylographie, supra : 17) est biffé. Plus elle se transforme, moins elle peut exprimer une quelconque manifestation de son mal, si atroce soit-il (dactylographie, supra : 87), d’où la suppression des épithètes censées nuancer ses états d’âme.

Les sensations autres que la douleur corporelle sont énoncées sous forme de rires, de pleurs ou de cris, qui se chargent de rendre l’amnésie en même temps que les forces vives du retour du désir. Mais le fantastique serait inopérant s’il n’était lié au regard d’autrui. Au contact de Julie, qui a « [l’]oeil jaune » (OC3 : 130) et la pupille « horizontalement fendue, comme celle des loups » (OC3 : 156), les soeurs sont apeurées ou horrifiées, et adoptent tour à tour un comportement craintif, puis grotesque, y compris la plus sceptique, c’est-à-dire la supérieure et garante de l’ordre.

Le fantastique a une musique. À la « voix, presque souterraine de la supérieure » (OC3 : 91), succède le ton « haut perché » de Soeur Gemma qui « exulte » (OC3 : 92). De telles modulations structurent tout le texte. L’enfant en Julie lui parle dans la chapelle avec une « voix aigrelette », pendant que les soeurs y « psalmodient de leurs voix suaves et fraîches » toute la culpabilité du monde : « Mea culpa, mea maxima culpa. » (OC3 : 106) Ces nonnes d’ailleurs ne cesseront de chanter, que ce soit aux matines, à Pâques ou au moment de couvrir un crime – et par là, de l’amplifier subtilement – jouant ainsi le rôle d’un choeur comme au théâtre.

Chacun des représentants masculins du pouvoir clérical ou médical est quant à lui présenté comme « raté » ou « minable » (l’abbé Migneault ; OC3 : 125), « tout petit niaiseux » (le docteur Painchaud ; OC3 : 126) ou « puéril, frivole et vaniteux » (le grand exorciste ; OC3 : 226), qui mérite d’être châtié. Mais, à travers eux, c’est Joseph et sa « belle cochonnette d’Anglaise » (OC3 : 223) qui sont visés. Julie cherche à tuer sa belle-soeur et l’enfant qu’elle porte en plantant des épingles sur la photo de mariage de son frère à l’endroit du bas-ventre de Peggy. Plus tard, elle brandira un couteau, et c’est Joseph qui est dans sa mire : il mourra comme par hasard quelques semaines plus tard sur le champ de bataille.

En effet, quand elle a reçu la photo, à Pâques[22], Julie savait que Joseph périrait sur le front, en Italie. Ce savoir historique de l’auteure est transmis à Julie sous la forme de prolepses visionnaires :

Mais avant que son coeur ne lui éclate dans la poitrine, il faudra les derniers jours les plus rudes de la longue bataille de Cassino. Plus que quelques mois à attendre, mon petit Joseph, avant que tu puisses mourir, non pas en paix, mais dans l’horreur. Compte sur ma tête de méduse penchée sur toi, au dernier moment. Que tu me reconnaisses seulement et je serai payée de mes peines. Pour finir, si le temps le permet, je pourrai même t’avouer l’heureux événement qui s’accomplit dans mon ventre de bonne soeur

OC3 : 229 ; nous soulignons

Dans son dépit de n’avoir été pour son frère qu’une « bonne soeur », dans les deux sens du terme, Julie, telle la Gorgone, après l’avoir chéri, le foudroiera de son regard en déversant sur lui toute sa rage vengeresse.

Aussi Anne Hébert dévoile-t-elle, pli par pli, la vérité de cette fille mal-aimée[23], qui fait une fixation sur son frère, seul être digne d’attachement et seul modèle de bonté christique ici, et le mensonge de sa famille d’adoption, la congrégation qui adopte la position normative du bien, en s’adonnant plus ou moins consciemment en pécheresse à l’hypocrisie et à la lubricité.

Mais le rire le plus joyeux dans ce roman est sans conteste celui de la narratrice omnisciente. Pendant que Julie « scrute » la cabane pour se débarrasser une fois pour toutes de cette « image obsédante » (OC3 : 85) qui ne cesse de la hanter, l’auteure trahit sa présence par des marques d’abord discrètes : « Craignant je ne sais quelle blessure qui pourrait venir de la lumière, Soeur Julie […] » (OC3 : 86 ; nous soulignons). Ailleurs, elle use de parenthèses pour apporter des compléments d’informations : « La même lumière qui illuminait tout à l’heure la cabane, sous les arbres (la lumière venant de la tête de soeur Julie, comme un phare), éclaire maintenant l’échelle de bois et la cave » (OC3 : 88). Au moyen de pronoms impersonnels, elle feint des précautions oratoires : « On ne peut pas dire que Julie soit perdue dans un rêve. » (OC3 : 93) Plus on progresse dans la lecture du roman, plus s’affiche la jubilation de l’auteure, au point où on peut affirmer que les intentions mauvaises de Julie se trouvent prolongées, en quelque sorte, par les intrusions joyeuses d’Anne Hébert, sous forme de calembours, de jeux sur les signifiants et sur les noms des personnages, auxquels l’auteure n’hésite pas à associer des réactions absurdes primaires et à prêter des désirs obscènes. La voix même de la supérieure paraît ensorcelée quand perce son aliénation, moins par l’effet de la malveillance de Julie que par la satire d’une époque qui tire à sa fin :

Moi, Marie-Clotilde de la Croix, supérieure de ce couvent, moi-même dépendant de notre supérieure générale, qui relève de notre mère provinciale, elle-même soumise à notre mère générale, qui est à Rome, toutes femmes, tant que nous sommes, jamais prêtres, mais victimes sur l’autel, avec le Christ, encadrées, conseillées, dirigées par nos supérieurs généraux, évêques et cardinaux, jusqu’au chef suprême et mâle certifié, sous sa robe blanche : Sa Sainteté le pape, je jure et déclare que tout est en ordre dans la maison.

OC3 : 127 [24]

Plus clair que celui de Julie, un tel rire permet de multiplier les situations grotesques là où on ne les attend pas. Entre ainsi dans le couvent Marilda Sansfaçon, une prostituée autrefois en rivalité avec Philomène, et qui a connu Adélard au sens biblique, pour se plaindre à la mère supérieure d’être observée par Julie depuis la fenêtre de sa cellule. Et lorsque, pour l’apaiser, la mère supérieure l’appelle « ma fille », cette femme de répondre en pleurant et en riant « n’être la fille de personne » (OC3 : 221). Le nouveau point de contact entre les deux espaces-temps annonce un autre épisode hystérique de Julie, qui correspond au meurtre de Peggy et de son enfant, ainsi qu’à sa gestation de l’Antéchrist. Non sans ironie, la narration à la troisième personne affecte d’être plus réservée au moment de l’annonce de la mort de cette femme et de son bébé : « Heureusement que la joie féroce qui présida autrefois à la vie de soeur Julie persiste, malgré la religion et le temps... », avant d’en revenir au rire délirant de la protagoniste : « Dispensée de tout deuil, elle rit franchement à la face de mère Marie-Clotilde venue offrir ses condoléances. » (OC3 : 223) Si, jusqu’alors, on a pu hésiter dans sa lecture du roman, ce n’était pas tant sur la question de savoir si Julie a pu réellement commettre ses crimes à distance, c’est plutôt qu’on ne sait plus si l’enjeu porte véritablement sur la lutte entre le bien et le mal ou n’est qu’une caricature loufoque des institutions et des personnages.

En 1975, Anne Hébert reçoit le prix du Gouverneur général du Canada et, l’année suivante, le prix de l’Académie française pour son roman. Mais cette histoire de couventines indispose, et suscite des réactions mitigées dans les journaux et parmi le lectorat. En France et ailleurs dans le monde francophone, le roman n’est guère lu. C’est à la critique féministe que revient le mérite d’avoir saisi, une quinzaine d’années plus tard, la dimension subversive de ce roman de « bonnes soeurs ».

Nous savons aujourd’hui ce que le fantastique apporte à ce roman. La force de l’écriture consiste à montrer le décalage entre les époques ancienne et moderne, et à suggérer ce qui, tapi, ne pouvait être révélé qu’à la faveur du double sens inhérent au langage symbolique. Cette oeuvre renverse les hiérarchies, met en tension le sacré et le profane, l’hypocrisie et la grossièreté se mesurant à l’émouvant et au loufoque associés. Elle se joue de la perspective historiciste, pour faire parler plutôt les « corps des vaincus », aux sens marxiste et rédempteur que prête à ce terme Walter Benjamin dans les derniers textes qu’il a écrits en 1940, réunis sous le titre « Sur le concept d’histoire » en 2000.

En plus de ses lectures sur les cas de possession, Anne Hébert prend en compte le contexte sociohistorique passé, comme en atteste la requête qu’elle fait à son frère de titres et d’en-têtes de journaux québécois relatifs au temps de l’action racontée. Mais l’interprétation requiert la double prise en compte de ce temps et de celui de la composition : après le recul de l’Église concomitant à la Révolution tranquille, souffle le vent nouveau du mouvement d’émancipation des femmes en Occident. Anne Hébert participe à la réhabilitation de la sorcière dans une période riche en affirmation identitaire. L’originalité de son texte réside dans l’intrication de voix des années 1930, celles de Philomène et des villageois, aux prises avec les forces du mal, et de la voix de Julie, quant à elle aux prises avec le retour du refoulé une quinzaine d’années plus tard. Ce que révèle cette allégorie carnavalesque, ce sont les ravages de la misère populaire, économique et culturelle, dans la première moitié du XXe siècle, qui vont déboucher sur la contagion du mal. C’est pourquoi, en dépit des rites d’inversion sacrilèges pratiqués par Philomène lors des sabbats dans la forêt, il n’y a guère de fantastique dans la première époque du roman, celle d’incubation : le mal subi par Julie n’a pas encore fait retour sous la forme de violences physiques et psychologiques, lesquelles infecteront tous les autres personnages.

Il faut à l’espace fantastique un point de contact entre les deux mondes. C’est donc après que les souvenirs affluent à la conscience de Julie, que surviennent les visions et les transformations, au croisement de deux mariages appréhendés comme désastreux : l’un est sans cesse reporté, et elle ne peut devenir l’épouse du Christ, parce que son désir d’alliance est secrètement dirigé vers un autre, Joseph. Mais elle apprend que son frère a rompu le pacte ancien avec elle en convolant avec une autre femme. Après les avoir éliminés, elle abandonne son propre bébé et se débarrasse de « son costume religieux » (OC3 : 240), juste avant de sortir du couvent par la fenêtre, comme pour s’envoler. Elle va rejoindre un homme rieur, qui lui fera oublier ses deux unions impossibles. Elle se sauve en savourant son ultime vengeance : au même instant, les soeurs doivent « chanter haut et fort » pour couvrir « la voix de chaton nouveau-né enfermée dans la muraille » (OC3 : 239), pendant que la supérieure et l’aumônier Flageole se chargent de faire disparaître l’enfant du mal.

Tous les masques tombent à la fin pour les personnages à la vision obscurcie par les fantasmes qui éclairent dans l’ombre, comme dans un tableau de Goya, l’espace ouvert par soeur Julie et Anne Hébert, de connivence. La contagion du mal et la violence du sacré ont bel et bien opéré. Si la sorcière a fait peau neuve, c’est pour retrouver son « maître » : « Le mal est en eux maintenant. Un nouveau-né étouffé dans la neige. Je n’ai plus rien à faire dans cette maison. Mission accomplie. Mon maître sera content. Il m’attend dehors. » (OC3 : 240) C’est en femme libérée, comme on pouvait en voir dans les années 1970, que Julie s’apprête à sortir dans la rue pour rejoindre cet homme. Des années après la publication de son roman, l’auteure s’amuse encore d’une telle chute romanesque. (Entrevue avec Cécile Dubé, Maurice Émond et Christian Vandendorpe, 1978 : 33)

On peut se demander en dernière analyse si l’on doit limiter la portée du roman à la psychologie déjantée de la protagoniste[25], ou encore y lire une critique des valeurs patriarcales, voire matriarcales, ainsi que l’ont fait récemment des commentatrices et commentateurs. Ce personnage, capable comme sa mère de jeter des sorts, a un pouvoir supérieur : celui de traverser des mondes et des temps qui se superposent. Dans l’espace fantastique, tout est vu en décalé ou en surplomb : persécuteurs et victimes à la même enseigne, de même que la mission « révolutionnaire » qu’Anne Hébert confie à Julie. Cette dernière apparaît en cela l’adjuvante de l’auteure qui lui confère puissance et colère et qui se joue de nous en la présentant à la fois comme une pauvre égarée et en même temps un personnage capable de faire le ménage.

Les enfants du Sabbat n’est pas un récit de vie, mais une oeuvre d’imagination. En ce sens, il s’agit moins de reconnaître les symptômes de Julie ou l’identité du « maître » qu’elle rejoint, que de saluer la richesse d’un texte atypique qui orchestre tous excès pour faire de la dépossession d’une enfant à la possession d’une nonne un sabbat exubérant, qui s’offre comme la caricature d’un monde ancien aux croyances confuses.

Ce n’est pas tant le personnage de Julie qui se libère, dans les scènes de violence du roman, que la parole rieuse qui expose deux composantes de notre refoulement historique, la superstition crédule et la soumission à une doctrine, et qui interroge par là le rapide accès à la modernité du Québec.