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Selon la journaliste Annalee Newitz, « [i]l y a une excuse parfaite pour des relations sexuelles dans chaque épisode[1] », et selon elle, il s’agit d’une des dix bonnes raisons d’écouter la série canadienne Lost Girl créée par Michelle Lovretta[2]. C’est également la raison pour laquelle la série devait être analysée dans le cadre de notre projet de recherche[3] qui recense les nouveaux scripts sexuels. L’article s’inscrit donc dans un projet plus vaste portant sur les fictions télévisuelles dont un des personnages principaux est une femme et qui traitent de manière importante de sexualité. En effet, une série qui fait reposer son intrigue sur la quête identitaire d’une femme bisexuelle, la succube Bo Dennis, sexuellement très active et non monogame, constitue une véritable anomalie dans le paysage télévisuel canadien, voire mondial.

Lost Girl présente un univers fantastique inspiré de différentes mythologies (par exemple gréco-romaine, scandinave) et folklores (celte, africain sub-saharien, chinois, japonais, européen de l’Est). Dans la série, loup-garou, sirène, walkyrie, djinn et plus encore vivent parmi les humains sans jamais révéler leur présence. Ainsi, lorsque Bo, le personnage central, tue son petit ami sans comprendre pourquoi, elle n’a aucune idée de ses origines surnaturelles. Sa surprise sera le ressort dramatique qui nous permet de découvrir l’univers fantastique de Lost Girl, et ainsi, le personnage de Bo devient une forme d’admoniteur qui nous guide à travers les rencontres de tous ces êtres surnaturels. Dans la création de ses personnages, Michelle Lovretta mise davantage sur une interprétation contemporaine des différentes légendes ou mythologies, que sur le respect fidèle des traditions. Ainsi, la sirène devient un homme dont le sifflement peut apaiser, contrôler, ou tuer ; l’envoûteur (mesmer) est un adepte du BDSM, gothique et fan de maquillage ; et la succube devient une héroïne bisexuelle et une guerrière pour la justice sociale.

Dans cet article, je présenterai brièvement les écrits qui traitent de la bisexualité à l’écran et les articles s’étant penchés sur Lost Girl. Mon analyse textuelle[4], centrée sur les scripts sexuels[5], portera sur les discours et scripts (bi)sexuels véhiculés par Lost Girl[6]. J’ai aussi contextualisé ces scripts dans le contexte surnaturel de la série et à la lumière du mythe de la succube afin de montrer que la série offre une forme de queerisation de ce mythe.

La bisexualité à l’écran : état des lieux

Dans son rapport de cette 2020-2021, l’organisme Gay and Lesbian Alliance Against Defamation ou GLAAD 2020-2021[7] recense 99 bisexuels+ (bisexuel, pansexuel, fluide, queer) sur les 360 personnages mis en scène dans la télévision régulière (18 personnages), câblée (37) ou par contournement (44). Ce groupe se subdivise ainsi : 65 femmes, 33 hommes (dont 5 trans) et une personne non binaire ; 56 personnages sont blancs, 13 sont noirs, 14 sont latinos, 6 sont asiatiques et 2 sont multiracisés, 6 personnages, autres[8]. Dans une même étude publiée en 2010-2011, année de la sortie de Lost Girl, on ne recensait que 7 personnages bisexuels féminins et aucun bisexuel masculin qui divulguent leur orientation sexuelle, sur un total de 587 personnages recensés sur les chaînes américaines[9]. La représentation de la bisexualité est ainsi en nette progression, mais selon GLAAD, celle-ci continue à être sous et mal représentée[10].

La majorité des textes s’intéressant à la représentation de la bisexualité dans les médias effectuent une analyse de contenu de nature quantitative[11]. Souvent dans une comparaison avec les représentations des gays et lesbiennes, on essaie de comprendre les grands tropes et stéréotypes associés à la bisexualité. La problématique est souvent articulée autour des impacts de l’absence de personnages bisexuels ou de leurs représentations stéréotypées sur la santé des personnes bisexuelles. S’appuyant sur la théorie de Cedric Clark[12] sur la représentation des groupes minoritaires, les chercheuses Amber Raley et Jennifer Lucas affirment que la représentation de la diversité sexuelle s’effectue en quatre étapes : la non-représentation, la représentation tournée au ridicule, la régulation (représentation limitée dans des rôles socialement acceptables) et le respect (représentation positive et négative des personnes minorisées dans leur vie de tous les jours)[13]. Dans le portrait qu’elles dressent de la télévision à l’automne 2001, la représentation des personnages gays et lesbiens oscille certes entre le ridicule et une forme de régulation, alors que la représentation de la bisexualité reste à l’étape de la non-représentation.

Pour Hannah J. Johnson, on assiste également à une assez grande invisibilité de la bisexualité, invisibilité provoquée à la fois par la biphobie (la peur de la bisexualité) et par le monosexisme[14]. Le monosexisme « décrit la conviction de la société selon laquelle des orientations telles que l’hétérosexualité ou l’homosexualité – dans laquelle une personne est attirée par un seul sexe – sont plus légitimes que les identités plurisexuelles[15] ». Ainsi, plutôt que de concevoir la plurisexualité (bisexualité, pansexualité) comme légitime, on la relègue dans les stéréotypes de l’indécision (incapable de choisir, ou de se décider à endosser une identité claire), de la confusion (ce n’est qu’une phase vers sa vraie orientation ou peur de sortir du placard) et de la promiscuité (avoir des relations sexuelles avec le plus grand nombre de partenaires possible sans distinction)[16]. En plus de ces trois scripts stéréotypés de la bisexualité, on remarque aussi, selon Johnson, une sur-sexualisation de la bisexualité féminine et un effacement de la bisexualité masculine[17]. Selon l’autrice, comme la culture médiatique est majoritairement créée par et pour des hommes, on assiste alors à une marchandisation de la bisexualité des femmes pour séduire des spectateurs masculins au détriment d’une représentation authentique de la bisexualité. De plus, sous l’impulsion de la pornographie, qui exploite la bisexualité féminine pour exciter les spectateurs hétérosexuels, on accuse les femmes de prétendre être bisexuelle pour attirer l’attention des hommes. Cette accusation a pour effet d’alimenter le stéréotype que les bisexuels ne sont pas des gens de confiance.

L’effacement bisexuel par la communauté gaie et lesbienne a des effets très réels sur ceux qui s’identifient comme bisexuels. Selon Tangela S. Roberts et ses collègues, « [s]i les individus reçoivent un soutien social inadéquat dans leur identité bisexuelle, ils peuvent avoir beaucoup de difficulté à accepter et à adopter leur orientation sexuelle[18] ». Ce manque d’acceptation de soi crée une fréquence accrue de dépression et d’anxiété, ainsi qu’un trouble de stress post-traumatique[19]. Dans un article portant sur l’intersection entre la théorie queer et les études sur la bisexualité, Laura Erickson-Schroth et Jennifer Mitchell affirment aussi : « La bisexualité est fondamentalement dérangeante pour l’institution hégémonique de l’hétérosexualité et son contrepoint queer, l’homosexualité, et est donc finalement ignorée par les deux[20]. » Contrairement aux gays et lesbiennes, les personnes bisexuelles ne reçoivent de soutien ni chez les hétérosexuel·le·s ni dans la communauté gaie et lesbienne, où ils sont perçus avec suspicion.

Les articles traitant de la représentation de la bisexualité dans les médias mobilisent principalement deux cadres théoriques. Le premier est issu de la communication : il s’agit de la théorie de la culture (cultivation theory) de Gerbner[21]. Le second est issu de la psychologie sociale : il renvoie à la théorie sociocognitive de Bandura[22]. Comme je m’intéresse moins aux effets des médias qu’à la représentation de la sexualité, je base mon analyse sur la théorie des scripts sexuels de John H. Gagnon et William Simon, qui présentent une perspective épistémologiquement d’ailleurs très proche de la théorie sociocognitive de Bandura. Je reviendrai plus en détail sur la théorie des scripts sexuels. J’adopte ainsi une perspective sociologique du matériel analysé, plus qu’une perspective d’étude en communication.

Lost Girl : parcours initiatique, sexuel et amoureux d’une succube contemporaine

Bo Dennis (Anna Silk) est une succube qui s’ignore : adoptée à la naissance par des parents humains, elle ne comprend pas pourquoi elle tue systématiquement ses amants et amantes lorsqu’elle a des relations sexuelles ou donne simplement des baisers charnels. Il se trouve que lorsqu’elle est dans une situation à caractère sexuel, elle aspire l’énergie sexuelle (le chi) de ses partenaires pour restaurer ses propres forces : ce faisant, elle vide ses partenaires de leur énergie vitale jusqu’à ce qu’ils meurent. Dans la première saison, Bo apprend donc qu’elle fait partie de cette espèce surhumaine qui domine et se nourrit d’humains. Elle apprend aussi à maîtriser ses pouvoirs afin de ne plus tuer les personnes avec qui elle a des relations sexuelles. Lorsqu’elle découvre sa vraie nature et l’existence de cette communauté secrète dont elle est issue, Bo préfère garder son indépendance, refusant de se plier aux règles de ce monde composé de deux clans rivaux. Elle refuse ainsi de s’associer aux Dark Faes (fées sombres) : dépeintes comme « méchantes » dans la série, celles-ci n’hésitent pas à tuer les humains pour se nourrir et les utilisent comme animaux de compagnie ou esclaves pour s’amuser. Mais Bo refuse aussi de s’associer aux « gentils » comme le voudrait la structure narrative classique, c’est-à-dire les Light Faes (fées claires), qui sont plus structurées et cohabitent pacifiquement avec les humains. Bien qu’elles doivent se nourrir d’humains, les Light Faes tentent de minimiser les dommages et évitent de les tuer. En fait, Bo choisira plutôt de vivre avec les humains.

Au premier épisode, elle sauve une humaine, Kenzi (Ksenia Solo), qu’un homme a droguée dans l’intention de la violer. Après avoir tué l’assaillant en le vidant de son énergie vitale, Bo se lie d'amitié avec Kenzi. Kenzi aidera Bo à s’adapter au mode de vie des humains en tant que succube et ensemble, elles deviennent des détectives privées afin d’aider les gens, faes comme humains. Bo ne perd pas pour autant de vue son objectif : découvrir le secret de ses origines. Lost Girl est une fiction télévisuelle canadienne qui oscille entre une série (arc narratif qui se termine à chaque épisode) et une « série feuilletonnante » (« des fictions partiellement dénouées à chaque épisode[23] »). Les enquêtes de Bo et Kenzi forment l’aspect série et la quête identitaire et amoureuse de Bo en constitue l’aspect « feuilletonnant ».

Parallèlement, dès le début de la série, un triangle amoureux se développe. Bo est attirée dès le premier épisode par la scientifique et médecin Lauren Lewis (Zoie Palmer), une humaine qui lui explique qu’elle est succube et l’aide à contrôler ses pouvoirs. Elle croise aussi le policier et loup-garou, Dyson (Kris Holden-Ried), qui l’embrasse pour lui donner l’énergie afin de passer une épreuve initiatique. Le baiser, qualifié par Bo de « 4 juillet dans ma bouche[24] » (S1, É1), scelle la relation d’amour entre les deux personnages, comme dans la majorité des comédies ou drames romantiques[25]. Dyson lui permettra de se nourrir et de guérir ses blessures sans crainte de le tuer puisqu’il est fae.

Très rapidement, le triangle amoureux enflamme le fandom de la série, en particulier chez les lesbiennes et personnes queers. Deux camps se forment pour encourager leur couple préféré : « team doccubus » (l’équipe docteure-succube) et « team Dyson » (l’équipe Dyson). La réaction des fans aura un certain impact sur la série. En effet, dans la première saison, le couple lesbien semble représenter une distraction ou une épreuve à surmonter afin que le couple hétérosexuel devienne plus fort. Grâce au soutien des fans et à l’écoute de la créatrice, le même couple lesbien devient le couple principal dans la deuxième saison. Il est vrai que les personnages lesbiens ou queers ne sont pas légion dans le paysage télévisuel, et très souvent, ils sont voués à jouer les personnages secondaires que l’on tue la plupart du temps[26].

Les scripts de la (bi)sexualité dans Lost Girl

Avec un personnage aussi singulier, il n’est pas étonnant que Lost Girl ait reçu une attention particulière dans la littérature savante. La question de la bisexualité, de la sexualité subversive et l’aspect queer de la série constituent les thématiques abordées. L’article de Sarah Corey à propos de la représentation de la bisexualité dans la série[27] s’avère le plus critique des articles qui se sont intéressés à Lost Girl. L’autrice analyse les représentations de la bisexualité dans une perspective comparative avec deux autres séries : Grey’s Anatomy et Orange Is The New Black. Dans ses analyses, l’autrice identifie quatre thèmes émergents présentant des visions négatives de la bisexualité. Le premier porte sur l’absence de discussion autour du terme et de l’identité « bisexuel » ainsi qu’une lacune de discours sur l’orientation sexuelle ou la militance LGBT dans les trois séries. Effectivement, l’absence de mention de la bisexualité de Bo est notable dans la série, de même que toutes questions liées à l’orientation sexuelle des autres personnages. Pour Corey, cette absence de référence à la bisexualité contribue à invisibiliser la bisexualité au profit de la dichotomie hétéro et homosexualité. Le deuxième thème concerne l’implication des personnages dans des triangles amoureux. Selon l’autrice, bien que les triangles amoureux soient fréquents dans les médias, lorsque ceux-ci sont associés à un personnage bisexuel, ils renforcent la croyance que les personnes bisexuelles sont ambivalentes entre leur hétérosexualité ou leur homosexualité. De plus, ces triangles amoureux envoient le message que les bisexuels ne peuvent être des personnes dignes de confiance, qu’ils ne peuvent se satisfaire d’une seule personne, et qu’ils sont incapables ou ne veulent pas s’engager sérieusement en raison de la pluralité de leurs sexualités. En lien étroit avec ce thème, Corey soulève le stéréotype de la bisexuelle comme avide et incapable de monogamie. Dans le cas de Bo, ce stéréotype est particulièrement fort puisqu’elle se nourrit de l’énergie sexuelle de ses partenaires. Le dernier thème met en évidence la difficulté ou le refus des parents et de la famille à accepter la sexualité ou l’identité sexuelle de leurs enfants. Comme ce rejet n’est pas contrebalancé par une communauté LGBT, qui exclut souvent la bisexualité, le désespoir des personnages bisexuels est encore plus saillant. Cette réaction négative de l’entourage significatif contribue aussi à alimenter la biphobie. Pour Corey, le personnage de Bo Dennis offre la représentation la plus nocive de la bisexualité. Puisque l’identité sexuelle du personnage repose surtout sur sa nature de succube (elle doit se nourrir de l’énergie sexuelle d’autrui pour survivre), Corey souligne que « [l]’instinct, plutôt que le choix, dirige cet aspect de son identité. Son désir sexuel est dépeint comme animal et incontrôlable, renforçant le stéréotype selon lequel les bisexuels sont des individus trop sexuels qui ne peuvent jamais être satisfaits avec un seul partenaire[28] ». Bo représente parfaitement, selon l’autrice, les stéréotypes à l’origine de la biphobie.

Les deux autres articles sont beaucoup plus positifs à l’égard de la représentation de la sexualité dans Lost Girl. Cette différence est en grande partie une question d’angle d’analyse, révélant autant l’aspect polysémique de la fiction télévisuelle que la subjectivité de l’analyse textuelle de ces oeuvres[29]. Alors qu’Adriana Jiménez Rodriguez[30] appréhende Lost Girl à partir de l’écologie queer féministe[31] et du genre de la science-fiction, Jennifer Stuller[32] l’aborde à partir de la sexualité subversive et féministe de l’héroïne. Les stéréotypes liés à la sexualité débordante de l’héroïne et l’absence d’identification comme bisexuelle ne posent pas problème selon ces deux angles d’analyse. Dans l’analyse de Rodriguez, cette absence d’identification n’est pas négative en soi puisque la théorie queer rejette, du moins dans ses débuts[33], les catégories identitaires. En effet, sous l’impulsion des écrits de Michel Foucault sur la sexualité, les théoriciens queers conçoivent les catégories identitaires, particulièrement les catégories de gais et lesbiennes, comme des outils de contrôle participant au dispositif de la sexualité[34]. Une majorité d’auteur·e·s, entre autres Jeffrey Weeks[35] et Eve Kosofsky Sedgwick[36], mais surtout David M. Halperin[37], remet en question le caractère libérationniste de coming out, car ce dernier constitue un aveu qui joue le jeu du pouvoir et assujettit plutôt les personnes à se conformer à une identité fabriquée par le dispositif de la sexualité. S’appuyant cependant surtout sur le travail de Wendy Pearson[38], Rodriguez affirme que la théorie queer résiste aux définitions et qu’elle constitue une théorie et une méthodologie fluides et à contre-courant, soit à l’image de ce qu’est la science-fiction. Dans les deux cas, on dénaturalise les récits dominants pour se rapprocher de la sous-culture. Le récit science-fictionnel permet au personnage de vivre dans un espace ayant une écologie queer, un espace qui permet, et même encourage, la liberté et l’affirmation sexuelles. Dans cette écologie queer, la sexualité de Bo lui donnera pouvoir, force et statut social ; une femme queer peut ainsi « dénaturaliser le récit principal de la famille traditionnelle hétéronormative patriarcale[39] ». La famille adoptive de Bo étant absente, elle se crée une famille choisie – une famille inter-espèces composée d’ami·e·s et d’amant·e·s –, ainsi qu’une vie sexuelle fluide en ayant des relations sexuelles avec des hommes, des femmes, des faes et des humains, en couple et en groupe. Elle transforme ainsi les fondations éthiques mêmes du monde fae pour aller vers une éthique radicale qui permet une symbiose entre faes et humains, mettant en cause le racisme et le spécisme qui dominent cette société.

Pour Stuller, Lost Girl est une quête héroïque, mais à partir d’une perspective féminine : la sexualité de Bo est présentée comme étant « saine, naturelle, nécessaire et agréable[40] ». La série revisite et subvertit l’image de la femme fatale associée à celle ayant une sexualité active, expressive, et nécessairement dangereuse pour les hommes, en transformant sa sexualité en superpouvoir. Pour Stuller :

Prendre une créature typiquement diabolisée, voire carrément démoniaque, et la rendre héroïque, cela a le potentiel de changer les messages culturels négatifs sur la sexualité féminine, considérée comme dangereuse, maléfique, honteuse et, bien sûr, menaçante pour les hommes, ainsi que de remettre en question les systèmes de pouvoir patriarcaux hégémoniques plus larges, tant dans la série que dans le monde réel[41].

Bien qu’il s’agisse d’une affirmation plutôt optimiste et qu’il est difficile de prédire l’impact d’une série, force est de constater que Lost Girl ne présente pas des scénarios culturels sexuels des plus traditionnels pour un produit relativement mainstream, ne serait-ce qu’en centrant l’histoire autour d’un personnage féminin bisexuel, sexuellement actif et multipartenarial.

Le pouvoir de la sexualité : de la femme fatale à l’héroïne queer

Il importe, dans un premier temps, de faire un survol de la théorie des scripts sexuels qui guide mon analyse. Selon les travaux de Simon et Gagnon, la sexualité, loin d’être innée, s’apprend comme toutes les autres activités humaines à travers des schèmes cognitifs scénarisés : les scripts sexuels[42]. Ceux-ci sont transmis par les pairs, la famille, le système d’éducation, les arts et aussi les médias. Les scripts sexuels déterminent moins les interdits que les scénarios d’une sexualité possible (conditions de possibilité de la sexualité). Pour ces auteurs, on observe trois niveaux de scripts sexuels qui agissent toujours en interrelation, mais je me concentrerai sur les scénarios culturels les plus pertinents dans l’analyse textuelle de séries. Les scénarios culturels constituent une sorte de « guides qui fonctionnent au niveau de la vie collective[43] » ; ils relèvent d’une prescription sociale qui renseigne sur les rôles dans les récits (qui fait quoi), la performance (qu’est-ce qui peut être fait et comment), l’entrée et la sortie de scènes (quand commence et se termine la vie sexuelle). En ce sens, les téléséries proposent un nombre important de scénarios culturels liés à la sexualité.

À ce titre, Lost Girl donne à voir de nombreux contre-scripts hétéros et bisexuels. Déjà, comme le personnage est bisexuel, la sexualité représentée offre plusieurs transgressions aux scripts sexuels traditionnels. Comme ceux-ci sont inévitablement hétérosexuels, le fait que Bo considère autant les femmes que les hommes comme partenaires constitue la première transgression aux scripts sexuels traditionnels, de laquelle découlent plusieurs contre-scripts novateurs. Bien que le terme « bisexuel » ne soit pas mentionné explicitement, on recense trois moments dans la première saison où la bisexualité de Bo est évoquée. Dès le premier épisode, Kenzi tient à mettre les choses au clair pour la cohabitation et le partenariat d’affaires qui s’amorcent, elle précise ainsi : « Tu es toi-même et tout, mais moi je n’aime que les hommes, désolée[44] » (S1, É1). La deuxième fois, alors que Bo se prépare pour son examen médical avec Lauren comme si elle allait à un rendez-vous amoureux, Kenzi affirme : « Je sais que tu aimes les femmes[45] » (S1, É6). Dans le 10e épisode, cette fois-ci c’est Bo qui parle de sa sexualité : « J’ai essayé avec des hommes, des femmes, des humains et des faes[46] » (S1, É10).

Les scripts de la bisexualité dans Lost Girl semblent éviter les principaux stéréotypes liés à la bisexualité ou plurisexualité, soit l’indécision (incapable de choisir une identité claire), la confusion (ce n’est qu’une phase), mais pas celui de la promiscuité[47]. En ce qui concerne l’indécision, Bo semble déterminée à suivre sa voie sans devoir prendre parti. Dans le générique de chaque épisode, on l’entend dire la phrase suivante : « Je vais vivre la vie que j’ai choisie[48]. » Cette phrase renvoie à sa détermination de ne pas trancher entre les deux clans de superhumains, entre les Dark et les Light Faes, pour opter plutôt pour les humains. On peut concevoir cette obstination à ne pas choisir et ainsi ne pas adhérer aux règles de cette société cachée comme une métaphore de son rejet de la société monosexiste. Plus concrètement, elle est principalement attirée par un homme et une femme, or la série ne met pas en scène une forme d’indécision ou d’ambivalence entre les partenaires potentiels. Ce sont les déceptions que lui causent ceux-ci (les trahisons, mensonges…) qui l’amènent à investir dans l’une ou l’autre relation.

Le stéréotype de la confusion est aussi peu présent. Comme la bisexualité de Bo n’est pas vraiment abordée ou contestée, nous n’avons pas accès à ses ambivalences. Lost Girl ne présente pas non plus les relations avec les hommes ou avec les femmes comme une période de transition, ou l’hétérosexualité comme une façade pour masquer une homosexualité cachée. Dans l’univers surnaturel de la série et chez les faes en particulier, la bisexualité de Bo et ses relations lesbiennes semblent être parfaitement normalisées. Seule Kenzi souligne, sans reproche, dégoût ou tension, le non-respect d’une hétérosexualité stricte de Bo. Il n’y a que la sexualité inter-espèces qui s’avère taboue ou mal vue. Dans l’épisode 4, une fae en parle en ces termes : « [L]e sexe avec un humain est indigne de nous. Je me sens sale par association[49] » (S1, É4). Un tabou que Bo ne partage pas et remet en question puisqu’elle oscille non seulement entre un partenaire homme ou femme, mais entre une personne fae ou une humaine.

Par contre, le stéréotype de la promiscuité est abondamment discuté dans la série puisque Bo est une succube qui se nourrit d’énergie sexuelle. Si l’on compte tous les gens que Bo séduit pour obtenir des informations, elle n’aura pas moins d’une quinzaine de partenaires qui vont du simple flirt à la relation sexuelle complète. De plus, elle souligne souvent son appétit sexuel et lorsqu’elle a des relations sexuelles avec des personnes faes, la série souligne de manière appuyée son intensité sexuelle (cris, plafond qui tremble ou qui se désagrège, partenaires épuisé·e·s). Ses deux principaux partenaires sont conscients de la nature sexuelle du personnage principal. Lauren dira avec un professionnalisme feint à l’épisode 8 : « Une succube a besoin d’une vie sexuelle saine pour être stable[50]… » (S1, É8), tout en sachant qu’elle ne peut à elle seule combler cet appétit. Dyson ira plus loin dans une conversation importante dans l’épisode 12 :

Dyson : Je ne veux pas te partager, Bo. Je ne veux pas les mains de quelqu’un d’autre sur ton corps, je ne veux pas la bouche de quelqu’un sur la tienne. Et je sais que c’est la dernière chose que tu veux entendre en ce moment.
Bo : Pourquoi je ne voudrais pas entendre ça ?
Dyson : Parce que tu es une Succube, Bo. Ce n’est pas dans ta nature d’être monogame.
Bo : Je combats ma nature pour toi. Et je suis plus que juste mon espèce.
Dyson : Écoute, je suis passé par plus de relations que toi. Et je sais que mentir sur qui tu es et essayer de changer la personne que tu aimes ne se termine jamais bien. Je peux être intense. Je peux être territorial. Et Dieu sait que je peux avoir une tête de mule. Mais je suis aussi à toi, si tu veux bien de moi.
Bo : Dyson, tu es un idiot. Tu es à moi depuis très longtemps.
Dyson : Tu ferais mieux de faire attention, car les loups s’accouplent pour la vie.
Bo : Eh bien, tu ne me fais pas peur et je ne fais aucune promesse. Et je ne demande rien en retour.[51]

S1, É12

La conversation signale à la fois la promiscuité comme la nature même d’une succube et le désir de ne pas être assujettie à sa nature. La série met effectivement en scène le personnage de Bo luttant contre ses « instincts ». D’abord, pour se conformer à son éducation sexuelle (S1, É5), puis parce qu’elle tue involontairement ses partenaires, et finalement par amour et désir de former un couple successivement avec Dyson ou Lauren. La série joue certainement avec cette tension entre un instinct vers la promiscuité et le désir d’être fidèle en amour. Ses changements de partenaires amoureux ne sont pas non plus poussés par son désir de promiscuité, mais par des facteurs externes : la peur de tuer Lauren qui est humaine lors de relations sexuelles ou la jalousie ou les mensonges de Lauren et de Dyson.

Le script sexuel féminin traditionnel complètement transformé

Bien que le personnage de Bo ne mentionne jamais directement son identité sexuelle, son identité de genre est explicitement mise de l’avant. Bo performe une féminité affirmée, par le port de talons hauts, de maquillage et de vêtements moulants, elle ne se définit qu’en tant que femme ou fille et ne renvoie à elle-même que comme une femme ou une fille. Or, si la promiscuité relève du stéréotype dans la représentation de la plurisexualité et de la bisexualité, elle est étrangère au script sexuel féminin et peut devenir un contre-script novateur. En effet, il importe de préciser que les scénarios culturels ne se concentrent pas uniquement sur les comportements sexuels, ils diffusent aussi des informations sous la forme de scripts de genre (qui fait quoi). Selon Hannah Frith et Celia Kitzinger[52] ainsi que Gagnon[53], le script hétérosexuel typiquement masculin s’exprime par la recherche active de partenaires sexuelles, l’importance de l’approbation des exploits sexuels par les pairs, une sexualité incontrôlable après excitation et une recherche du plaisir pour le plaisir. Pour les mêmes auteur·e·s, le script sexuel typiquement féminin se caractérise par l’attente passive d’être choisie comme partenaire sexuelle, un désir plus orienté vers l’affection et l’amour que vers le sexe, l’importance du désir de plaire à l’homme et une absence d’initiative dans les rapprochements sexuels.

Les scripts sexuels et de genre ont été aussi analysés dans les médias. Rita C. Seabrook et ses collègues[54] proposent en ce sens le concept de scripts sexuels genrés traditionnels, dans lesquels les hommes objectivisent sexuellement les femmes et favorisent le rapport sexuel aux émotions, tandis que les femmes sont passives et utilisent leur apparence pour attirer les hommes. Les femmes établissent aussi les limites sexuelles et privilégient les besoins de l’autre. Alexandra Kirsch et Sarah Murnen[55] arrivent aux mêmes descriptions de scripts sexuels genrés que Seabrook et collègues, mais elles proposent aussi le concept de contre-scripts lorsque les rôles de genre sont transgressés.

Dominée par le rôle consistant à établir les limites sexuelles, la promiscuité ne fait effectivement pas partie du script sexuel féminin. De plus, dans ce script traditionnel, les femmes démontrent un désir orienté vers l’affection et l’amour plutôt que vers le sexe et mettent les besoins de l’autre avant les leurs. Dans la série, c’est plutôt Dyson qui est celui qui impose les limites sexuelles (par exemple dans l’épisode 8, Bo insiste pour avoir une relation sexuelle alors que Dyson refuse plusieurs fois) et accorde la priorité aux besoins sexuels de Bo au point d’en devenir malade. La promiscuité constitue donc une transgression à ce script, mais il s’agit d’une transgression soumise au double standard sexuel : une femme ne peut pas vivre une sexualité expressive et intense sans être étiquetée de mauvaise fille, de salope ou autres injures de la sorte. La promiscuité est un contre-script périlleux pour les femmes. Or, ce qui est particulier à Lost Girl, c’est que le personnage de Bo peut vivre la sexualité qu’elle veut, autant qu’elle veut ou aussi intensément qu’elle le souhaite sans subir de répercussions négatives. Sauf dans l’épisode 10, où elle rencontre un démon Albaster qui se nourrit de la honte et provoque des sentiments de culpabilité chez les femmes qui ont une sexualité récréative et les pousse au suicide. Bo subit ses fougues et est humiliée par lui ; il ne se gêne pas pour la traiter de traînée, suscitant un sentiment qu’elle endossera jusqu’à un certain point. Dans cet épisode, c’est celui qui provoque la honte, qui incarne le méchant et celles qui vivent une sexualité active sont les héroïnes. La série expose ainsi un message politique clair en faveur d’une liberté sexuelle, et met en scène positivement un contre-script sexuel.

Un deuxième contre-script significatif est l’aspect agentif du personnage de Bo dans la sexualité. Loin d’attendre passivement d’être remarquée par les hommes, Bo est plutôt prédatrice que passive dans la vie sexuelle. La première scène de la série est exemplaire à cet égard. Elle est barmaid dans un bar où un homme met une drogue dans un verre, qu’il tente d’abord de lui offrir, mais elle a déjà compris le manège, et refuse ; puis il l’offre à une pickpocket qui circule aussi dans le bar. Voyant que l’homme sort du bar avec la fille, elle le suit pour le séduire afin qu’il détourne son attention de sa victime. Finalement, elle l’embrasse et s’embrase pour le vider complètement de son énergie vitale et le tuer. Le script, associé à la drogue du viol, est ici complètement retourné pour présenter la sexualité d’une femme comme un pouvoir héroïque apte à contrer la prédation sexuelle masculine. Dans toutes les autres relations sexuelles que le personnage de Bo a, elle initie et mène la relation sexuelle. Dans l’épisode 8, elle va voir Dyson pour avoir une relation sexuelle, car elle est blessée, il refuse ses avances plusieurs fois, elle insiste et il cède. Dans l’épisode 4, un homme approche Bo pour lui offrir de prendre un verre avec lui et sa femme, avec l’intention d’avoir une relation sexuelle à trois. Elle hésite, puis accepte leur invitation. Bien qu’elle n’ait pas pris l’initiative cette fois, dès qu’ils s’embrassent à trois, elle dirige ensuite la relation et leur demande un safe word afin qu’ils puissent se retirer à tout moment de son étreinte. Même si elle ne prend pas toujours l’initiative des rencontres sexuelles, elle joue à chaque fois un rôle actif dès les premiers instants, ce qui s’éloigne du script sexuel féminin traditionnel qui mise sur la passivité.

Dans ce script traditionnel, la séduction passe aussi par l’attente passive d’être choisie comme partenaire sexuelle, les femmes se plaçant à leur avantage afin d’attirer l’attention d’un partenaire. Dans une production audiovisuelle, cette forme d’auto-objectification sexuelle a une double fonction : celle de mettre en scène la séduction passive féminine à la fois pour le personnage et pour le spectateur de la série. Le personnage de Bo n’échappe pas à l’objectivation sexuelle, elle aime plaire aux hommes et aux femmes, mais sa séduction est assurément active. Elle séduit par le toucher, tant pour avoir des relations sexuelles que pour avoir des bénéfices (comme ne pas payer son déjeuner, avoir des renseignements). Dans la série, ce ne sont pas uniquement les personnages féminins qui sont objectivés, les hommes aussi, et en particulier Dyson qui est très souvent torse nu dans des poses qui exploitent visiblement la beauté de son corps.

Les raisons d’avoir des relations sexuelles et de vouloir séduire s’avèrent aussi plus diversifiées que dans le script traditionnel où la sexualité est orientée vers l’affection et l’amour. Le personnage de Bo a des relations sexuelles dans une visée amoureuse avec Lauren et Dyson. En revanche, la sexualité et la séduction sont vécues rarement dans une perspective conjugale. La séduction par Bo est présentée dans la série comme un moyen d’obtenir des avantages. La sexualité va encore plus loin chez Bo, c’est une arme, son superpouvoir en quelque sorte. Sa sexualité peut tuer, ce qu’elle cherche à contrôler. Dans la série, on présente Bo comme refusant ce pouvoir létal. Comme succube, sa sexualité est un pouvoir et aussi un besoin. Elle aura donc des relations sexuelles pour se guérir et se nourrir. Si l’on fait abstraction de son origine surnaturelle, Bo a une sexualité motivée principalement par le désir sexuel.

Si le désir sexuel féminin est souvent le discours manquant sur la sexualité des filles et des femmes, pour reprendre le titre de l’article phare de Michelle Fine[56], la série met en scène de manière frontale le désir sexuel de son personnage principal. Grâce au côté surnaturel du personnage, chaque fois que Bo éprouve un désir sexuel, ses yeux s’illuminent d’un éclat bleu. Son désir est aussi signalé par des éléments scénaristiques plus subtils comme l’ouverture de la bouche, les regards intenses. Parfois, le personnage l’exprime aussi. L’épisode 10 commence d’ailleurs par une scène où Bo et Kenzi font l’entretien de leurs différentes armes. Kenzi s’exclame : « Est-ce que tu ne trouves pas ça anormal que deux filles incroyablement sexy restent assises à la maison à cirer leurs armes le vendredi soir[57] ? » ; Bo répond alors, « non, mais quelque chose dans cette phrase m’excite sexuellement[58] ». Kenzi rétorque « moi aussi » (S1, É10).

Ces citations affirment non seulement l’appétit sexuel de Bo, mais aussi à quel point on joue sur les stéréotypes de genre. Le plan séquence qui précède montre que sur la table reposent maquillage, armes et vin, le tout éclairé à la chandelle. Les deux femmes sont effectivement à la fois très féminines dans leur habillement et leur maquillage, tout en agissant comme des détectives badass. La poursuite des assaillants en talons hauts ne leur fait pas peur. Cette image est de plus en plus récurrente au cinéma comme dans les séries télévisuelles, et n’est donc pas novatrice en soi (on pense ici à Wonder Woman, Catwoman, Lara Croft ou Charlie’s Angels). C’est dans l’accumulation que réside la particularité de la série : elles ne savent pas cuisiner, elles sont puissantes, ingénieuses, débrouillardes, indépendantes et, surtout, les scripts sexuels sont définitivement masculinisés pour Bo[59].

Queerisation du mythe de la succube

Afin de mieux interpréter les scripts sexuels dans Lost Girl, il est difficile de faire l’impasse sur l’interprétation du mythe de la succube proposée par la série. Le terme de succube provient de sa version masculine, l’incubus. Avant le xvie siècle, incubus (« coucher sur ») signifie cauchemar, puis après le xvie siècle, renvoie à un démon masculin. Ensuite, le terme succube apparaît et incarne un démon femelle s’unissant à l’homme durant la nuit[60]. En réalité, puisque l’on considère Lilith comme la première femme et la mère des succubes, on peut présumer que le mythe de la succube trouverait son origine chez les Mésopotamiens :

On la retrouve successivement à Sumer (4000 ans avant notre ère) puis dans les civilisations d’Ur en Chaldée, d’Uruk, de Lagsh, de Nippur, de Babylone, d’Assyrie… Selon le mythe cosmogonique d’origine, le dieu du vent LI ou Enlil engendre deux démons : un mâle Lilu, esprit de lascivité séduisant les femmes dans leur sommeil et une femelle Lilitu ou Ardat Lili sous la forme d’une louve à queue de scorpion qui dévore les enfants[61]

Lilith, d’après le mythe repris dans la tradition rabbinique juive, joue deux rôles, selon Descamps : elle fait mourir les femmes qui accouchent, ainsi que leur nouveau-né, et elle séduit les hommes, se nourrit de leur sperme et engendre de cette manière des démons. Or, c’est dans la Kabbale que Lilith aura le plus d’importance. Selon la Kabbale, elle est la première femme d’Adam. Lilith et Adam sont créés dos à dos, ce qui, selon Lilith, est la preuve qu’ils sont égaux. Il s’ensuit une bataille pour la position dans l’union sexuelle, car Lilith refuse la position du dessous qu’elle juge inférieure. Elle fut chassée du paradis, à la suite de de nombreux refus d’obtempérer. Par jalousie, elle se serait même transformée en serpent pour tenter la deuxième femme d’Adam, Ève, provoquant ainsi la chute et le bannissement du paradis[62]. Dès lors, il n’est pas étonnant que cette figure soit revenue en force avec les féministes, en particulier celles de confession juive. Par exemple, en 1972, Lilly Rivlin publie un article sur Lilith pour le magazine féministe Ms. La psychanalyse reprendra aussi de manière récurrente le mythe de Lilith comme celui des succubes. Selon la psychanalyste Mary Y. Ayers, la mère des succubes représente la figure révoltée de la féminité qui refuse sa subordination dans le patriarcat :

Lilith, figure séduisante et séductrice à l’enchantement fatal, créée par Dieu en même temps qu’Adam. C’est sur la base de sa création simultanée qu’elle réclame l’égalité. Refusée et enragée par son inégalité de traitement, elle domine un homme et tue des enfants. C’est une femme sans vergogne identifiée à une puissance ou une volonté masculine qui conduit à assujettir les autres. Elle est la femme froide, menteuse, impitoyable, sans coeur, manipulatrice, mordante, qui ne veut pas obéir aux règles[63].

Dans la tradition plus récente, la succube se nourrit de l’énergie sexuelle et paralyse les hommes dans leur sommeil. Si la succube possède des origines dans la culture hébraïque, elle représente un archétype féminin universel toujours actuel. Selon Ayers :

Le succube est une image universelle qui apparaît tout au long de l’histoire du monde autant dans les cultures dominantes que marginales, acquérant une multiplicité de visages et se faisant connaître sous de nombreux noms. Elle est la sombre source d’inspiration de la femme fatale, de la castratrice, de la dominatrice, de la mégère, de la sorcière, de l’enchanteresse, de la suceuse de sang, de la séductrice, de la scélérate, de la femme écarlate, de l’abomination séduisante, de la tentatrice, de la prédatrice, de la fiancée du démon, de la femelle impure, de la rose de l’enfer ou de la veuve noire. Des noms plus récents peuvent être bimbo, eye candy, carriériste bitch ou féministe[64].

On pourrait voir Lilith comme la première féministe et la mère de toutes les femmes insoumises au pouvoir patriarcal. Il s’agit là d’un élément du personnage extrêmement riche qu’il importe de ne pas écarter.

Ce bref rappel historique du mythe de la succube est d’autant plus pertinent que le personnage de Bo rencontre sa mère biologique, qui est aussi succube, au cours de la première saison. Dans la série, deux modèles très différents de succubes sont proposés. La mère de Bo, Aifa, incarne une succube qui se rapproche plus du mythe classique de la démone. Le personnage est présenté comme une femme fatale qui asservit tous les hommes : elle se crée littéralement un harem de beaux hommes, toujours torses nus (pour son plaisir et celui des spectateur·trices), qu’elle tient en servitude. Elle appartient d’ailleurs au clan des Dark Faes et tue sans regrets autant les humains que les personnes faes. En fait, l’objectif de son retour est de convaincre sa fille de se joindre à elle afin de déclencher la guerre entre les Dark et Light Fae et littéralement de détruire la terre. Aifa incarne donc cette démone au dessein destructeur.

Le personnage d’Aifa vit sa sexualité dans le même esprit, c’est-à-dire sans suivre aucune règle : elle tue, assujettit les autres et viole à sa guise. La sexualité est ici un pouvoir absolu. Elle ne ressent aucune culpabilité en lien avec sa sexualité. Dans l’épisode 10, Bo et Aifa rencontrent le démon Albaster qui se nourrit de la culpabilité des femmes. Le démon tente d’éliminer les deux femmes. Alors que Bo tombe sous l’emprise de sa culpabilité, Aifa affirme qu’en étant succube elle n’a aucun sens de la culpabilité. Durant cet épisode, les deux succubes lui font la leçon inversée en le torturant et en lui expliquant à quel point il est mal de culpabiliser les femmes pour leur sexualité. Là où Bo ne veut que lui faire la leçon, sa mère va plus loin et le tue sans remords, provoquant un profond désaccord entre les deux personnages. Dans l’épisode 12, Aifa viole aussi Dyson et tente de le tuer. Bo arrive sur ces entrefaites et lui demande pourquoi elle a agi de la sorte. Sa mère lui répond qu’elle lui fait une faveur : « Un homme qui possède un cul de succube, pas sous ma supervision[65] » (S1, É12).

Il est assez clair que le personnage de Bo se construit en opposition à cette figure traditionnelle de succube-démone. Pourtant, Bo aussi a un appétit sexuel important et peut séduire tous les humains pour obtenir ce qu’elle désire, mais elle tente d’être monogame et met ses pouvoirs au service de la veuve et de l’orphelin. Elle vise la justice sociale pour les humains et les faes. Mais, surtout, la série tente de mettre en scène avec le personnage de Bo une version plus queer du mythe de la succube, et ce, sur plusieurs plans.

Tout d’abord, le personnage de Bo est bisexuel, alors qu’une succube est spécifiquement un démon femelle qui s’en prend aux hommes, souvent la nuit. Le fait qu’elle ait des relations avec des hommes comme avec des femmes et qu’elle utilise son pouvoir également sur les personnes des deux genres offre une subversion novatrice. En incluant les partenaires femmes, la série ne fait pas qu’agrandir le terrain de jeu de la succube, elle en transforme complètement la fonction mythologique. Le mythe de la succube prend racine dans la peur masculine de la sexualité des femmes qui a meublé l’imaginaire moyenâgeux et s’est prolongée jusqu’à maintenant. En ayant des rapports autant avec des hommes que des femmes, la figure perd sa fonction menaçante spécifiquement pour les hommes. D’autant plus que Bo ne souhaite pas se servir de ce pouvoir, elle le rejette. Il est symbolique que grâce à la connaissance et à la science, le personnage de Bo passe de cette créature létale à une héroïne dont la sexualité n’est jamais source de honte. Elle est fae et puissante, certes, mais plutôt que de se servir de ses pouvoirs pour contrôler ou anéantir les hommes, elle les met au service des plus faibles, des incompris et des marginaux. Grâce à la science de son amoureuse féminine, Bo peut se racheter et vivre du côté des bons et des justes. Ainsi, en plus de transgresser un mythe patriarcal et hétéronormatif par sa bisexualité, elle transgresse aussi la fonction destructrice de sa « nature » pour viser une société plus juste à l’image de la pensée queer[66]. De même, son désir de s’affranchir de sa nature de succube – le « Je suis plus que juste mon espèce » – rappelle également la spécificité de la pensée queer qui voit le genre et le sexe comme étant profondément construits par l’hétéronormativité. C’est peut-être là la réelle subversion du mythe de la succube : le reversement du mythe patriarcal de la tentatrice à la sexualité dangereuse en héroïne bisexuelle à la sexualité débordante, mais saine et tout à fait bonne pour la société.

Lost Girl : une série féministe ?

Lost Girl se situe peut-être à mi-chemin entre deux interprétations, soit celle qui se situe entre la représentation la plus nocive de la bisexualité étudiée par Corey[67] et l’héroïne queer qui remet en question les systèmes de pouvoir patriarcaux et hégémoniques à l’intérieur de la série comme dans la vie réelle[68]. Dans le monde créé par la série, la diversité sexuelle ne pose aucunement problème, seule la sexualité inter-espèces (entre faes et humains) est explicitement mal vue, une discrimination que s’acharne d’ailleurs à combattre le personnage principal. Jamais la bisexualité de Bo ne sera questionnée. En contrepartie, les luttes LGBTQ ne font l’objet d’aucune discussion dans la série, ce qui a pour effet de les invisibiliser, comme le souligne Corey. Or, et je crois que cette nuance mérite d’être signalée : cette invisibilité est due au fait qu’on accepte la diversité sexuelle dans cet univers post-sexuel, et non parce qu’on tente de la cacher comme dans la littérature[69]. De même, la série n’évite pas de dépeindre le personnage bisexuel comme ayant une sexualité active avec plusieurs partenaires, endossant le stéréotype de la promiscuité des femmes bisexuelles. La série capitalise assurément sur la sexualité de Bo, marchandisant ainsi la sexualité des femmes bisexuelles, une marchandisation dénoncée justement par Johnson[70]. Ces aspects négatifs sont contrebalancés par de nombreux points positifs. Lost Girl centre son intrigue sur une héroïne bisexuelle, un personnage que l’on voit évoluer dans toutes les sphères de la vie : nous sommes ainsi en présence d’une représentation du 4e stade de chez Clark[71], le stade qui présente la bisexualité de manière respectueuse plutôt que stéréotypée (3e stade). Il s’agit là d’une percée dans la visibilité des personnes bisexuelles, d’autant plus que l’héroïne aide les personnes qui sont dans le besoin ou qui subissent des discriminations. Il est possible de parler d’un modèle inspirant pour les personnes bisexuelles, d’autant plus qu’elle ne vit jamais de stigmatisation. À cet égard, je suis en désaccord avec l’interprétation de Corey qui considère que la bisexualité de Bo est provoquée par son instinct de succube et non un choix et qu’il s’agit d’un problème avec la série. Cette interprétation est due au fait que le personnage de Bo a été analysé de manière isolée et ne tient pas compte de l’ensemble de la première saison. Si l’on compare les comportements de Bo à ceux de sa mère, qui est exclusivement hétérosexuelle, il est difficile de considérer que la bisexualité de Bo découle strictement de sa nature de succube. Ce sont justement ses comportements bisexuels qui lui permettent de surmonter la nature destructive de son espèce et qui transforment son identité de démone en héroïne.

Si les scripts de la bisexualité dans la série n’évitent pas tous les stéréotypes, les scripts sexuels genrés traditionnels sont quant à eux bouleversés à plusieurs égards. Déjà, une série qui commence par une tentative d’agression sexuelle se terminant par le meurtre de l’agresseur à cause d’une solidarité féminine entre deux inconnues est plutôt révolutionnaire. La série Lost Girl propose plusieurs contre-scripts et, à l’instar de Stuart Hall, je considère que la télévision (comme la culture populaire au sens large) a le potentiel de célébrer les discours hégémoniques ou d'y résister[72], ou plus précisément ici, de résister aux scripts sexuels traditionnels, ce qui place la série dans une posture féministe et queer. De plus, la réalisatrice, Michelle Lovretta, avait explicitement pour but de créer une télésérie féministe. Voici les cinq éléments féministes qui ont guidé sa production :

1. L’orientation sexuelle n’est pas discutée et n’est jamais un problème ; 2. pas de « slutshaming » – Bo a le droit d’avoir des relations sexuelles en dehors de son couple ; 3. les partenaires masculins et féminins de Bo sont aussi viables les uns que les autres ; 4. Bo est capable de monogamie, quand elle le souhaite ; 5. les deux sexes doivent être objectivés (adorablement !) – l’égalité des chances de savourer un plaisir visuel[73].

Je ne reviendrai pas sur le premier élément, déjà examiné. Pour ce qui est du deuxième point, effectivement le travail sur le slutshaming est particulièrement réussi et rejoint ce que j’ai observé dans mes analyses. Bo est autorisée à avoir des relations sexuelles en dehors des relations amoureuses, aussi intensément et aussi souvent qu’elle le désire, sans qu’on la juge explicitement. L’épisode 10 traite directement et symboliquement des ravages du slutshaming : encore ici le responsable sera puni par les deux succubes. Le projet de présenter autant les partenaires masculins que féminins de Bo comme viables transparaît aussi dans la série, quoique si l’on se base uniquement sur la première saison, la relation avec Dyson est plus importante que celle avec Lauren, ce qui change au cours des saisons pour devenir effectivement plus équilibré. Sur ce point, j’ajouterais que les scènes lesbiennes ne semblent pas tant destinées à un spectateur masculin, mais bien qu’elles existent en soi : en fait, ce sont les scènes sexuelles les moins explicites, les préservant en partie du regard masculin (male gaze)[74]. De plus, Bo est capable de monogamie, quand elle le souhaite ; elle ne veut pas être réduite à se conformer à sa « nature ». Finalement, en ce qui concerne le cinquième point : les deux sexes sont effectivement objectivés. La stratégie féministe plus classique qui consiste à éviter les plaisirs visuels de l’objectivation sexuelle du corps féminin[75] sera remplacée, chez Lovretta, par une objectification relativement équilibrée des corps féminins et masculins par les scènes sexuelles, les vêtements et poses suggestives, ainsi que par les regards objectivants des personnages féminins comme masculins.

Malgré ces stratégies féministes novatrices et réussies de la série, je crois que le traitement de la figure de la succube constitue l’apport le plus riche et le plus fort du point de vue féministe. La série transforme symboliquement une figure démoniaque, qui incarne depuis l’époque mésopotamienne les peurs masculines de la sexualité des femmes, en héroïne bisexuelle qui lutte contre les injustices et la discrimination et refuse ses instincts destructeurs. À l’image de Lilith, mère des succubes, qui refuse de se plier au pouvoir patriarcal et à la soumission sexuelle, Bo refuse de se plier aux règles injustes de cette société surnaturelle, sans pour autant vouloir l’anéantir comme sa mère succube. Elle veut en changer les règles pour en faire une société plus juste, moins sexiste, raciste ou spéciste et vivre sa sexualité comme elle l’entend et avec qui elle le souhaite : homme, femme, humain et fae, en couple, en groupe, dans une relation monogame ou pas. Certes, la nature succube de Bo empêche en partie une réelle transgression agentive des codes de l’hétéronormativité, de la monogamie institutionnalisée et de l’affirmation sexuelle : c’est dans sa nature, elle n’a d’autre choix, ce qui s’avère plutôt non agentif. Cependant, au cours de la première saison, elle prend le contrôle de sa nature et affirme sa réelle agentivité sexuelle. Cette prise en main se fait à travers sa relation avec Lauren, une femme médecin : elle lui fournit les moyens de moduler son pouvoir et de vivre une sexualité différente, que lui impose sa nature. Quelle ironie du sort que la science de Lauren lui permette non seulement de la confirmer comme bisexuelle, mais aussi de surmonter les impératifs d’une espèce inventée par la peur patriarcale de la sexualité des femmes !

Il est pertinent de rappeler que c’est à Toronto (lieu où se déroule la série), en 2011 (la première année de diffusion), qu’aura lieu la première Slutwalk. Cette Marche des salopes a été organisée « pour protester contre les propos d’un officier de la police de Toronto ayant déclaré devant des étudiant·e·s de l’Université York que les femmes devaient éviter de s’habiller comme des salopes [sluts] afin de ne pas être victimes d’une agression sexuelle[76] ». L’objectif de cette marche visait à dénoncer la tradition de faire porter le blâme à la victime et, par cette réappropriation du mot slut (ou salope) de lutter contre le contrôle social de la sexualité des femmes. C’est justement une des revendications de la série. Si on combine cette réinterprétation de la succube au désir de la productrice de faire une série centrée sur une bisexuelle qui ne subit pas d’humiliation malgré une sexualité débordante et qui combat explicitement même le slutshaming, Lost Girl constitue un véritable manifeste féministe propre à son époque.