Hommage à Andrée Fortin

Andrée Fortin et l’institution imaginaire du Québec[Record]

  • Jean-Philippe Warren

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Comme celles de beaucoup d’autres collègues de sa génération, bien des réflexions d’Andrée Fortin tournent autour des thèmes de modernité, d’engagement et d’identité; comme le leur, son cadre géographique est le Québec, posé comme société globale. Ce qui rend ses travaux si stimulants par rapport à d’autres réalisés au même moment, c’est à la fois leur caractère pleinement multidisciplinaire (à la croisée de la sociologie, de la littérature, de l’histoire, de l’anthropologie, de l’urbanisme, de l’art et des études cinématographiques) et leur attention fine à la complexité du réel, défini à travers ses multiples contradictions et tensions. Dans une riche entrevue avec Pascale Bédard parue en 2016, Fortin déclarait avoir eu pour principal objectif, tout au long de sa carrière, d’interpréter le changement social au Québec. « Mon intérêt central, confiait-elle, n’est pas tant le Québec en soi que ce qui change au Québec, et de comprendre les conditions du changement. À la fois les possibilités et les pesanteurs, dans une démarche que Marcel Rioux aurait qualifiée “d’élucidation des conditions de l’émancipation” » (Bédard et Fortin, 2016, p. 584). Influencée par la vague contreculturelle du tournant des années 1970, et en particulier par son courant autogestionnaire (Fortin, 1980d) dont Rioux était justement un des maîtres à penser (Dupuis, Fortin, Gagnon, Laplante et Rioux, 1982), Fortin a voulu mettre la science au service d’un projet d’émancipation collective, tout en prenant acte de la crise généralisée des utopies et de celle des prétentions positivistes, encore relativement vivaces, des sciences sociales (Lyotard, 1979). Il est impossible, dans les quelques pages du présent texte, d’épuiser ou résumer une pensée d’une profondeur et d’une étendue peu communes en sociologie québécoise. Andrée Fortin a beaucoup écrit, et ce, sur une kyrielle de sujets. Il m’est apparu plus sage de me contenter de revenir sur les travaux qu’elle a consacrés aux revues québécoises. Pour cela, je procéderai en trois temps. En premier lieu, je souhaite montrer comment la pensée de la professeure de Laval s’inscrit dans un contexte de remise en question de l’engagement intellectuel des universitaires qui s’est traduit par un certain désabusement dans les années 1970, puis un véritable sentiment de crise dans les années 1980 et 1990. Dans un deuxième temps, je souhaite montrer comment l’étude des revues a représenté pour elle une manière de réchapper sa volonté personnelle d’engagement en s’interrogeant sur l’évolution des formes de prise de parole dans l’histoire du Québec. Enfin, dans une troisième section, je reviens sur les trois figures de l’intellectuel.le identifiées par Fortin : le porteur ou la porteuse de flambeau, le phare et le reflet. Quoique tous les intellectuels souhaitent apporter la lumière à la société, ils ne le font pas de la même façon entre la fin du 19e siècle et les années post-Révolution tranquille. Je tente ainsi de décrire comment Fortin incarne à sa manière la figure de l’intellectuelle comme reflet, reprenant la posture plus modeste de celles et ceux qui espèrent changer la société à partir du vécu, de l’intime et de l’expression personnelle, pour l’appliquer à son propre champ de recherche sur les revues. En 1970, alors qu’elle fréquente le cégep Garneau, à Québec, Andrée Fortin, avec ses camarades, « ne parl[e] que de décolonisation, d’aliénation culturelle et de libération nationale » (Fortin, 1990b, p. 21). Elle est de celles et ceux qui ont le « goût d’inventer tous ensemble une nouvelle société » (Fortin, 1981c, p. 100) et souhaitent se battre pour faire changer les choses. Elle croit encore alors, avec le poète et essayiste Paul Chamberland, que « …

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