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S’il y a lieu de fonder une revue nouvelle, c’est aussi que la sensibilité qui prend forme actuellement ne trouve pas à s’inscrire dans le projet des revues existantes.

Argument, 1998

Dans les années 1990, exit la nouvelle culture, les pratiques et la vie privée. Le changement sous-jacent s’est révélé difficile à circonscrire car il ne s’agit pas d’un nouveau programme d’action intellectuelle ou sociale mais bien de l’émergence d’une « sensibilité » nouvelle, explicitement évoquée autant par une revue d'idées : Argument, une revue littéraire : Ebauches, que par une revue universitaire : Éthique publique. Aussi, je traiterai dans ce chapitre de l’ensemble des revues de cette période, sans égard à leur genre.

Un appel d'air

Pour l’humain, prendre la parole est le premier élan de sa liberté. [...] Et peut-on encore parler de li berté en 1995, comme si la lettre ne tuait pas, comme si la charte n’avait rien chosifié, comme si la souveraineté n’était pas qu’une affaire constitutionnelle? [...] Le créateur est sujet de l’action. Il ne s’agit plus de « voir », mais de « prendre », d’être présent, d’agir.

Espaces de la parole, 1995

Ce qui frappe de prime abord à la lecture des éditoriaux ou des textes de présentation des premiers numéros des revues naissant entre 1990 et 2004, c’est un formidable appel d’air! Celui-ci prend la forme tant d’une dénonciation du cynisme ambiant que d’un élan de folie présidant à la fondation de la revue.

La liberté est un mot d’ordre que les revues ont souvent fait entendre au moment de leur fondation, et qui ne semble pas avoir perdu de son actualité; ce qui est nouveau, c’est ce par rapport à quoi se définit cette liberté.

Nous sommes libres!

Par-delà le sérieux et le cynisme ambiants, il nous est encore permis de voir, de revoir sans cesse le monde autrement, et de croire sans honte que notre époque n'a jamais autant eu besoin d’être tirée d’une torpeur plus qu’envahissante. [...]

Nous sommes libres!

Exit, 1995

Combats (1995) naît de même sous le signe de « l’esprit de réjouissance » et fustige « l’idéologie cool »; ce n'est pas tant la torpeur qui est déplorée que le « discours timoré jusqu’à l’ennui » (en cette année référendaire). Propos repris dans L’ (2001), « la revue de L’Aut'Journal». L’éditorial est intitulé : « Le temps est venu de fondre nos guillemets pour en faire des apostrophes ».

Le discours de la rectitude met la vie, le monde, la pensée, la culture, l’amour et la liberté entre guillemets. S’il n’y en avait plus qu’un seul pour s’y opposer, ce serait le guillemet du pauvre, sa colère et sa riposte. L’Apostrophe!

L', 2001

Dans le même sens, Zéro de conduite (1993) « entend rejoindre le plus large public possible et mettre en évidence la qualité et la diversité des activités littéraires contemporaines sans souci de mode ou tendance «post-néo-dada-revital-actuel» ». Hors d’Ordre (1992) dénonce en vrac « les alternative à la mode », « du vaporeux nouvel-âge au marxisme léninisme à « face-de-beu »; du technocratisme sensible au capitalisme social ». Cyclope (2000), revue de BD, s’en prend explicitement au cynisme et se pose comme « Manifeste de parias visionnaires »; dans cette charge, même une revue universitaire, comme les Cahiers d’histoire du Québec au XXe siècle (1994) n’est pas en reste, déclarant vouloir« dépasser le cynisme facile ».

Le contexte intellectuel est dénoncé; celui-ci ne tient pas qu’au discours, mais à la récession, comme le soulignent Lubie (1993) et L’Impossible (1992), pour qui elle constitue un « stimulant pour l’imagination ». Les deux composantes du malaise évoqué par les revues sont bien mises en évidence dans la déclaration suivante : « Ce n’est pas un hasard si Recto Verso apparaît à notre époque d’« économisme » gris et de pensée unique » (Recto Verso, 1997).

L’appel d’air se fait entendre en réaction à un contexte économique et intellectuel morose; à la torpeur et au cynisme, s’opposent les risques et la folie du lancement d’une revue. « Pourquoi pas une revue qui, depuis Sherbrooke, solliciterait des textes d’écrivains de diverses régions, qu’ils soient essayistes, nouvellistes ou poètes? » (Jet d’encre, 2002). Lubie (1993) se définit comme « une folie, une idée saugrenue, capricieuse ». Liesse (1996) parle en éditorial d’un « rêve », Tableaux (1998) de magie, tout comme Pouèet-Cafee (2001) : « le café des poètes, la croisée des chemins des fées et des lutins de l’écologie, la Riviera où tous nos rêves s’écoulent ». Cette dernière revue est reliée à la main et les exemplaires sont numérotés, se posant ainsi comme oeuvre d’art en même temps que comme projet intellectuel. La Compagnie à Numéro (9054-7175 Québec inc.) présente pour sa part C’est ça qui est ça (2002), dont le sous-titre est « Qui saigne signe »; les exemplaires sont également numérotés.

Certains nous ont pris au mot, d’autres n’en n’ont fait qu’à leur tête (on ne pouvait quand même pas les obliger...) et quelques-uns se sont défilés... (ils ne perdent rien pour attendre). Cette ligne éditoriale, la levée de l’autocensure a fait l’objet de quelques empoignades au sein de la revue.

C’est ça qui est ça, 2002

Oeuvre d’art, également : Steak haché (1998)[1]. Il s’agit d’une revue « hors commerce et à tirage restreint [...] la plupart des auteurs produisent eux-mêmes leurs imprimés qui sont ensuite coupés et collés » (Desjardins et Pelletier, 2000, p. 12).

Fonder une revue n’est en effet pas une entreprise de tout repos, et pas seulement à cause de « la levée de l’autocensure », comme l’explique en éditorial P45 (2000) : « Dès le départ, tout le monde nous a bombardé de raisons pour lesquelles il serait définitivement préférable de ne pas se lancer dans ce projet de magazine. Et le pire, c’est que des raisons d’oublier tout ça, on en a découvert un paquet d’autres, depuis quelques mois. »

Même les Cahiers Anne Hébert se posent comme une « entreprise déraisonnable », ce qui surprend davantage pour une revue universitaire que pour une revue littéraire; ici la folie réside dans la spécialisation du créneau et dans le refus de la publication en ligne, implicitement associée à la « raison » et surtout à la« rationalisation». Une Nouvelle Revue (2002) naît à l’Université Laval dans la foulée du IXe Sommet de la francophonie tenu à Beyrouth en octobre 2002 : « Rien n'impose absolument la création d›une nouvelle revue sauf le goût de l’aventure de la pensée d’aller au fond des choses ». Filigrane (1992), dont j’ai cité des extraits de l’éditorial dans le chapitre 1 (encadré 1), attribue une partie de la morosité ou du conformisme aux organismes subventionnaires dont les fondateurs de revues cherchent à s’attirer les grâces.

L’appel d’air se fait donc sentir jusque dans les revues universitaires. Cela n’est pas étranger à l’espoir des fondateurs de revues des années 1980 de se faire plaisir à travers leur activité éditoriale; dans les années 1990, toutefois, le discours n’est plus centré sur le collectif que forment les intellectuels. Par ailleurs, le diagnostic implicite sur le champ intellectuel que portent les revues dont je viens de parler est très sévère : cynisme, rectitude, institutionnalisation. Si de prime abord, la charge peut rappeler celle portée au 19e siècle contre l’apathie et la torpeur, ce n’est plus sur fond de silence que les intellectuels affirment prendre la parole, mais en opposition à une parole convenue et vide de sens.

Mais quel discours veut-on opposer au cynisme ambiant et à l’économisme en cette période (post) référendaire et de mondialisation (ainsi que d’altermondialisation), qui plus est, dans un Québec vieillissant?

Éloges du pluralisme

S’il y a encore des combattants, qu’ils se lèvent.

L’Impossible, 1992

Quel est le projet, voire l’urgence, qui anime les fondateurs de revue en ce tournant de millénaire? Dans l’ensemble, les revues qui naissent entre 1990 et 2004, tant dans le domaine de la création que dans celui des idées et même dans le monde universitaire, sont marquées par un souci de dialogue et valorisent le pluralisme plutôt qu’elles ne défendent des positions très tranchées. « La revue, écrivent les rédacteurs des Cahiers du 27 juin (2003), ne sera pas un ghetto. »

Les revues ont en commun l’ambition de donner la parole à des collaborateurs ne partageant pas nécessairement la même vision; elles veulent d’abord et avant tout engager le dialogue. Même Combats, une des revues ayant le ton le plus « combatif » dénonce l’absence de dialogue.

[...] l’horizon demeurera, envers et contre tous s’il le faut, la démocratie et la perspective, même si parfois virulente, humaniste, car combattre, cela veut dire aussi, pour nous, discuter, attendre la réplique. Le contraire du solipsisme qui, au mieux, relève du soliloque qui tourne à vide et, au pire, constitue une forme de terrorisme intellectuel.

Combats, 1995

Argument naît clairement autour d’un projet de discussion.

Il n’y a plus au Québec de forum de discussion qui permette un échange véritable sur le sens des événements qui marquent notre présent. Il y a ici trop de livres qui ne sont pas discutés. Trop de richesses intellectuelles accumulées pour ce qu’il en résulte de débat public.

Argument, 1998

Éthique publique, sous-titrée Revue internationale d’éthique sociétale et gouvernementale, marque l’institutionnalisation d’un champ de recherche très spécialisé; le souci du dialogue y est aussi présent. Et comme à Argument, on met de l’avant la « sensibilité » plus que les convictions ou un contenu explicite.

Lieu d’échange, de circulation des savoirs sur les questions les plus fondamentales de nos sociétés et de nos États à une époque où ils connaissent de profondes transformations, Éthique publique espère ainsi contribuer à inscrire la sensibilité éthique dans la culture des acteurs sociaux et politiques. Nos pages seront donc ouvertes à tous ceux qui veulent participer à ce dialogue et faire partager le résultat de leurs travaux théoriques ou de leur expérience. .

Éthique publique, 1999

Ébauches. Revue littéraire (1990) évoque aussi la « sensibilité » : « Il est toujours émouvant et stimulant de prendre connaissance de textes de jeunes auteur(e)s. [...] On découvre de nouvelles planètes et la sensibilité profonde d’autres contemporains [...] ». Cette sensibilité est-elle issue du privé et du quotidien?

Horizons philosophiques (1990) se pose comme pluriel et lieu de carrefour; même son de cloche chez Globe (1998), revue universitaire qui valorise la diversité, « fondatrice de nouvelles appartenances » : « Notre premier numéro s’ouvre sur la pluralité civique et culturelle du Québec. » Et si selon le nouveau Temps fou (1995) « la place publique a disparu » au profit des réseaux électroniques, n’en demeure pas moins une « vitalité dont nous aimerions parler, celle de la rue, de la place, celle qu’expriment certains artistes, les passants, quelques intellectuels, quelques marginaux (Temps fou).

L’idée de pluralisme et de dialogue n’appartient pas qu’au monde des idées ou universitaire, on la retrouve aussi dans les revues littéraires. Par exemple dans l’éditorial de Texte (2004), qui prône « un véritable dialogue, culturellement vivant, parce qu’ouvert à l’autre ». Entrelacs (1996) renvoie au « lacis des voies multiples » et à la diversité dans son titre même. Pouèet-Cafee (2001) fait entendre dans son titre l’écho des conversations du café des poètes, tout comme Zinc (2004) : « Un lieu où art, lettres et culture se rencontrent pour fixer une polyphonie de discours qui s’entrechoquent, s’entrecoupent et se font écho ». Parcours (1994) lance un appel : « Médias, galeristes, centres d’artistes, musées et surtout artistes, unissons nos voix (voies). »

Le projet de Steak haché inscrit le pluralisme dans la forme et dans le fond; rappelons que les textes fournis par les auteurs sont copiés et collés tels quels[2], projet que tout semble opposer de prime abord à celui de L’Impossible, mais qui se rejoignent malgré tout dans un esprit du temps : « Faire entendre des voix distinctes, d’une grande distinction d’esprit et de pensée.» Noir d’encre (1991), revue sur l’art contemporain, fait également l’éloge de la « pluralité ».

Si le pluralisme est le « contraire du solipsisme », pour reprendre l'expression de Combats, la question demeure : quelles sont donc les voix qu’on veut faire entendre? Ce n’est pas clair[3]. Le pluralisme est-il le mot d’ordre du jour, voire paradoxalement la rectitude anti-rectitude de revues qui veulent toutes, à l’instar des Cahiers du 27 juin, traquer « les évidences, certitudes, présupposés et autres nondits qui meublent, asphyxient parfois, l’espace communicationnel québécois »? Chose certaine, on pousse à l’extrême le souci déjà manifeste dans la décennie précédente de faire entendre les voix de la différence.

Une nouvelle sensibilité

Voici 1994. Période trouble pour la création en tout genre. Problème d’identification, d’appartenance. Un mal de vivre à exorciser. On se rejoint tous. [...]

Plus rien ne sera comme avant, c’est nous la génération X, on a les idées, le potentiel et les moyens pour faire de quoi de notre vie. Il faut s’imposer. Tout de suite.

Rêves liquides, 1994

Éviter le jargon et les lieux communs, tout comme le cynisme. Bien. Mais pour dire quoi? Pour faire entendre une « sensibilité », qui est celle de la génération de ses fondateurs. Que ce soit une génération qui prenne la parole, comme dans Les cahiers du 27 juin, dont « les animateurs sont nés autour de 1970 » n›empêche pas le souci de diversité : une génération, s’empresse-t-on de rajouter, n’est pas nécessairement unanime. Quoi qu’il en soit, Contre Jour, revue littéraire, veut favoriser les débats entre les générations, tout comme dans un registre sociopolitique Les cahiers du 27 juin. Se définissent explicitement comme revues de jeunes des publications très marginales comme Rêves liquides (1994), Ailleurs (2000) ou La Conspiration dépressionniste (2003) et d’autres très institutionnelles comme Fracas (2004), sans oublier les revues d’étudiants qui veulent rejoindre des lecteurs au-delà des campus comme Aspects sociologiques (1993), Lèse Majesté (1995) ou Postures (1997), des revues artistiques et littéraires comme Zéro de conduite (1993), Jet d’encre (2002), Zinc (2003), même une revue universitaire comme Mens (2000). D’autres sont publiées par des jeunes, sans que cela ne soit mentionné en éditorial, mais la composition du comité de rédaction le révèle, par exemple Hors d’ordre (1992). Bref, si les démographes décrivent et décrient le vieillissement de la population, le champ éditorial se renouvelle et de nombreux jeunes s’y affirment comme tels.

Nouvelle sensibilité, nouvelles appartenances, chez les jeunes et les moins jeunes, dont les caractéristiques ne sont pas précisées. Chose certaine, on entend, comme dans l’éditorial de Recto Verso (1997), rester à l’écart des partis politiques et plus largement de toute organisation peu ou prou politique (partis, syndicats, mouvement social). En effet « l’action politique semble aujourd’hui discréditée, déconsidérée – loin d’être perçue comme cet indispensable instrument de changement social »; aussi faut-il « faire de la politique autrement » (Espaces possibles, 2003). Mais comment? Les références aux pratiques demeurent très générales à travers des allusions à l’altermondialisation ou à l’économie sociale, sauf dans les revues écologistes comme Aube ou Écodécision.

La plupart du temps, l’éditorial se contente de dénoncer, sans organiser de riposte à la situation dénoncée. Les rares fois où on propose des actions, c’est sous la forme de discussions et de dialogues entre chercheurs universitaires et « praticiens » : « [Par] la réalisation, notamment, de séminaires et de colloques combinant l’apport de la recherche et celui de la pratique [...] nous nous inscrirons davantage dans les réseaux de l’économie sociale et dans les débats sur le développement de notre société » (Économie et solidarités, 1996).

Il nous semble toutefois qu’une revue animée par un dialogue authentique entre les théoriciens et les praticiens, les personnes de réflexion et celles d’action, à défaut de meilleurs termes – est susceptible de jeter un éclairage nouveau sur la société québécoise et contemporaine et, ce faisant, de participer à sa transformation.

Les Cahiers du 27 juin, 2003

Même souci dans Réplique! (1992), qui se dit « particulièrement intéressé par des analyses et des opinions qui débouchent sur des propositions d’action ou des pistes de réflexion. » L’Agora entend clairement « se situer au plan des idées ». Pour Espaces de la parole, agir et « être présent », c›est prendre la parole; dans le même sens, la Nouvelle Revue parle du « goût de l’aventure de la pensée ».

Mais encore? Quel sera le contenu de ces échanges, quelles idées seront débattues? Ici nul mot d’ordre comme souveraineté, socialisme, justice et équité, mais « [...] un espace de débats et de discussion pluralistes pour réinventer les possibles » (Espaces possibles, 2003); cette dernière revue dénonce par ailleurs les « implacables logiques marchandes de l’ordre néolibéral » et évoque le mot d'ordre altermondialiste « un autre monde est possible », sans, comme la plupart des tenants de l’altermondialisation, être plus précis sur le contenu de cet autre monde.

L’ordre néolibéral est dénoncé comme à une autre époque, pas si lointaine (1970), l’étaient le capitalisme ou le fédéralisme. Cependant, la critique du néolibéralisme ne passe pas par la discussion détaillée de ses effets au Québec ni ailleurs; elle reste générale et somme toute abstraite.

Trois revues peuvent être qualifiées d’anarchistes, ou de libertaires : Réplique!, Hors d’ordre, et La Conspiration dépressionniste, dont les deux dernières sont clairement animées par des jeunes. La Conspiration dépressionniste est particulièrement intéressante dans sa dénonciation du néolibéralisme, sur un ton non dénué d’humour... et de réflexivité. Notons que l’éditorial prend ses distances par rapport aux « experts de l’industrie culturelle », que « Le nous de la revue est constitué de plusieurs je qui échappent à l’emprise du tribunal d’un Même » et, sans complexe, met dans le même sac Mario Dumont et George Bush: le Québec est-il pensé d’emblée à égalité avec son voisin du Sud ou les frontières géopolitiques ont-elles perdu leur pertinence (voir l’encadré 1)?

La question demeure. Si on veut « parler de liberté », de quelle liberté s’agit-il : liberté politique, liberté créatrice?

L’Inconvénient apparaît au tournant du 21e siècle; l’écriture y apparaît comme mode de connaissance, comme méthode :

[...] il s’agira surtout d’une revue nourrie par la littérature, laquelle ne représentera pas pour nous une donnée du monde objectif qui intéresserait telle ou telle science, mais un instrument de connaissance à part entière. [...]

L’esprit de l’Inconvénient peut se définir ainsi; quitter la scène et prendre place dans la salle, attirer l’attention du lecteur sur le spectacle de l’existence, mais aussi sur l’obscurité qui l’environne, sur le néant au milieu duquel il se déploie comme un miracle, une erreur ou une plaisanterie.

L’Inconvénient, 2000

La littérature est posée comme mode de connaissance, comme « méthode », mais pas en vue de l’action, puisqu’il s’agit de « quitter la scène », laquelle semble se définir par « le néant ». Ce projet diffère de celui des écrivains des années 1960 qui voulaient « dire le monde pour le changer ».

Sur quoi donc repose cette unité, sinon l’importance que les écrivains accordent aux trajectoires et inflexions de la voix, à partir desquelles l’écriture reconduit au désir dont elle émane. [...] Autant de mouvements par lesquels l’écrivain peut se faire témoin de l’expérience littéraire et formuler une vision, subversive ou non, qui marque une nouvelle conscience du présent.

Jet d’encre, 2002

Vision du monde ou de l’écriture que propose Jet d’encre? La revue se pose dans une conscience du présent mais pas en vue d’une action sur le présent. Quant à Égards. Revue de la résistance conservatrice, son projet se résume à « défaire systématiquement l’oeuvre meurtrière de la Révolution tranquille » (Égards, 2003).

Une des seules revues à avoir un projet est [sic] clair est Aube (2002), dont l’équipe se présente en éditorial comme un groupe de recherche sur la création d’écovillages.

Nous sommes un groupe d’oeuvriers [sic] qui veulent en savoir plus sur les écovillages déjà existants au Québec et ailleurs dans le monde. Le groupe est composé de personnes intéressées à vivre de manière écologique et harmonieuse. Le but de ces recherches est de préparer et de faciliter la création d’écovillages au Québec, afin de préserver nos écosystèmes, de favoriser l’évolution et l’épanouissement de l’être humain. Ces écovillages deviendront des sites de recherche, d'éducation et d›expérimentation de différents modes de vie durables et équitables.

Aube, 2002

Bref, si les fondateurs de revues semblent savoir ce qu’ils ne veulent pas, notamment le néolibéralisme, ce qu’ils souhaitent vraiment est difficile à cerner.

Serons-nous de gauche ou de droite? À ces catégories horizontales, nous préférons la verticalité : nous tâcherons d’être en haut.

L’Agora, 1993

Le projet ne se définit pas par le politique, ni même par le privé, lequel était pensé comme politique il y a peu. C’est clairement un projet expressif : primauté à la parole. Il y a recherche de dialogue, en particulier entre les générations, et préséance de la critique et de la réflexion sur l’action. Le pluralisme ne naît plus de la polyphonie des voix que font entendre l’ensemble des revues, mais au sein de chaque revue qui essaie dans ses pages de faire exister sinon un espace public de discussion, à tout le moins une place publique, un lieu de rencontre et d’échanges.

Urbi et Orbi

À bord du Zeppelin, quelques spécimens de ces noircisseurs et noircisseuses de cases, disséminé(e)s un peu partout à travers le Québec. Des créatrices d’univers, des inventeurs de monde au langage universel, langage codé plein d’onomatopées, d’idéogrammes, de ballons, de rebondissement et de ce mouvement paradoxalement figé dans une immobilité saisissante.

Zeppelin, 1992

Des nombreuses références à la mondialisation en éditorial se déduit en filigrane la définition, ou plutôt la situation du Québec. Comme l’extrait de Zeppelin en exergue de la section le montre bien, il n’y a pas d’opposition entre le fait de vivre au Québec, voire en région, et non seulement tenir « un langage universel », mais vouloir le diffuser largement.

Le Québec est d’emblée situé dans un espace culturel plus large. Pour sa part, la mondialisation – économique – trouve dans les éditoriaux à la fois des échos positifs (souci d›internationalisme et de comparatisme) et négatifs (dénonciation du néolibéralisme). La revue Économie et solidarités est la seule où la vision positive de la mondialisation (liée au monde universitaire) se juxtapose à la vision négative (liée au créneau).

[...] cette ouverture sur l’ensemble de l’économie sociale nous permettra sans doute d’abord de rejoindre un lectorat plus large, tant sur la scène québécoise que canadienne et internationale, mais surtout, de mieux refléter la conjoncture actuelle. Cette ouverture nous permet finalement d’examiner de plus près la contribution de l’économie sociale dans le cadre d’un nouveau contrat social à construire, exigence fondamentale de la plupart des sociétés comme la nôtre à l’aube de ce XXIe siècle.

Économie et solidarités, 1996

La visée comparative, peu présente auparavant prend une grande place dans les revues d’idées et universitaires, et cette comparaison porte souvent de façon privilégiée sur le continent américain. Le rattachement principal à l’Amérique, pas nouveau (on l’observait tant en 1970 dans Mainmise ou en 1971 dans Presqu’Amérique que dans un grand nombre de revues du 19e siècle, vantant le progrès économique au sud de la frontière), s’affirme avec force. Ainsi Argument souhaite « cerner cette «américanité distincte» en la comparant à d’autres, notamment celles qui ont pris forme dans les mondes hispanophones et anglophones ».

Partageant cette sensibilité, Texte (2004) a pour sous-titre : Nouvelle Revue littéraire des Amériques, et propose la « traversée des imaginaires » américains.

Dans la foulée de l’internationalisation de nos scènes culturelles et artistiques, il nous est apparu incontournable d’éditer une plate-forme déployant la trame d’un texte propre aux écrivains des Amériques. [...] nous faisons le pari d’enrichir l’oeuvre littéraire québécoise et de contribuer au déploiement des littératures que l’on retrouve disséminées sur le continent.

Texte, 2004

Jet d’encre (2002) entend présenter dans chaque numéro un auteur anglophone en traduction. Globe (1998) porte sa visée internationale dans son titre même. S’inscrivent explicitement dans la francophonie : Année francophone internationale, Tableaux, Nouvelle Revue, Zinc, Fracas. C’est un désir d’internationalisation qui entraîne le changement de nom de deux revues universitaires.

La Revue québécoise de science politique, publiée par la Société québécoise de science politique, devient à compter de ce numéro la revue Politique et Sociétés. Ce changement d’appellation inscrit une volonté ferme de mieux cerner les rapports État-Société et de faire ressortir la dimension comparée trop souvent négligée en science politique.

Politique et Sociétés, 1995

En effet, le terme « folklore » est marqué d'une connotation péjorative et est souvent associé au colonialisme par le sens commun. Le nouveau nom devrait permettre à la revue de jouir d’un accueil plus favorable tant au Québec que dans le reste de la francophonie, puisque celui-ci illustre beaucoup mieux la portée de la revue.

Ethnologies, 1998

Réplique! (1992) « désire encourager la circulation d’une information critique et alternative et étendre la solidarité et la coopération entre les agents de changement, tant au Québec même qu’avec d’autres régions du monde. »

Le contexte de mondialisation a d’autres effets. Toutes les revues analysées ici ont leur adresse de correspondance est Québec, à partir de 1995, un phénomène apparaît clairement : de plus en plus les prix sont indiqués non seulement en dollars canadiens mais en euros[4] et/ou en dollars américains par exemple, ou alors on précise les prix en dollars canadiens pour des abonnements à l’étranger[5]. Avant 1995, c’était presque seulement le cas de revues universitaires[6] (au 19e siècle, on mentionnait parfois aussi le prix en dollars américains à l’intention des Franco-Américains). Après 1995, c’est le cas de 11/25 revues artistiques[7], de 4/17 des revues d’idées et bien sûr de toutes les revues universitaires. Si on leur ajoute les revues qui sont disponibles en entier sur Internet, autre forme de diffusion internationale, à savoir sept autres revues d’idées et une autre revue littéraire[8] (ici encore, je ne tiens pas compte des revues universitaires qui le sont généralement), on arrive à la conclusion qu’après 1995, environ une revue artistique sur deux et deux sur trois des revues d’idées se pense « globalement » et ne croit pas que les propos qu’elle tient n’intéressent que des lecteurs québécois. L’appel d’air repéré plus haut est-il celui de l’air du large? Le pluralisme souhaité embrasse au-delà des frontières du Québec. Le projet des fondateurs de revues s’inscrit dans l’Amérique et dans la francophonie (Thériault, 2002), voire plus largement; est-ce un projet québécois?

La question du Québec

Si certaines revues inscrivent explicitement leur projet dans la cité, souvent en réaction au néolibéralisme et en résonance avec les mouvements altermondialistes, il n’en demeure pas moins que plusieurs se situent uniquement dans le monde intellectuel, lequel ne se limite pas au Québec; ainsi : « Zinc se pose comme un camp d’action de démonstration [...] Zinc est un village gaulois au fond de l’océan de la culture éditoriale francophone. » Revue à facture très classique, Poésie (1997), tente d’habiter le monde, mais pas nécessairement le Québec : « Rassemblée en Poésie, nous réalisons cette part de notre être qui tente d’habiter le monde par la fragilité du poème ».

Si les écrivains, contrairement à ceux de la Révolution tranquille ou des années 1970 qui voulaient changer le monde, n’entendent pas intervenir dans la cité par leur écriture, qu’en est-il des fondateurs de revues d’idées? Un effet « après-Meech » se fait sentir brièvement, dans Expressions (1991), nationaliste, et dans la nouvelle mouture de Cité libre (1991), anti-nationaliste, mais il n’y a pas d’autre discussion sur la place du Québec au Canada dans les éditoriaux[9]. Une préoccupation comme : « Que signifie vivre au Québec? » (Le Mouton noir, 1995) demeure clairement marginale.

Le Tout qui nous interpelle est abstrait. Il est partout et nulle part. Il n’a pas de nom. Depuis un siècle déjà. Il plante les tours de verre de sa nouvelle religion universelle dans toutes les villes du monde et nous sommes entrés dans l’ère des actionnaires d’une foi unique en trois vérités : la mondialisation, la globalisation et la rectitude.

L’, 2001

Dans cet extrait, on trouve trois thèmes qui animent les rédacteurs de revue : mondialisation, globalisation et rectitude, à quoi on pourrait ajouter le néolibéralisme. Mais pas le Québec, lequel est peu présent dans les éditoriaux, et encore moins la question nationale. Aucune revue ne naît avec les mots « Québec » ou « québécois » dans son titre, encore moins « Canada » ou « canadien ». Qui plus est, les changements de noms tendent à gommer la référence québécoise. Politique et Sociétés est le nouveau nom qu’adopte en 1995 la Revue québécoise de science politique et Ethnologies (1998), le nouveau nom de Folklore canadien. En 1995, sans explication, les Écrits du Canada français deviennent tout simplement Les Écrits. Brèves littéraires (1990) est le nouveau nom du Littéraire de Laval.

Dans plusieurs éditoriaux, les mots « Québec » ou « québécois » ne figurent même pas. C’est le cas aussi bien de revues littéraires qu’artistiques (19 revues) dont le projet, je l’ai évoqué, se situe plus dans le monde littéraire que social, comme L’Inconvénient, Jet d’encre, Contre Jour ou Entrelacs – mais aussi de Lubie, Zéro de conduite, Rêves liquides, Exit, Hydrale, Les Écrits, Acacia, Liesse, Postures, Poésie, Nouaison, Tableaux, Zinc, Pouèet-Cafee, Le Bilboquet; c’est aussi le cas de neuf revues d’idées: Nouvelle acropole, Hors d’ordre, L’Agora, La Conspiration dépressionniste, et même de Combats, Écodécision, Lèse-Majesté et Temps fou qui naissent dans une année référendaire, tout comme Espaces de la parole, qui ne nomme pas le Québec, mais évoque la souveraineté. Ébauches et Noir d’encre mentionnent la ville de Québec..., mais pas le Québec. Plusieurs revues universitaires comme Visio ou Organisations et territoires ne se situent pas dans l’espace québécois (ce qui, on en conviendra, est surprenant au regard du titre de la seconde). Quand le mot apparaît c’est souvent dans des locutions comme « Université du Québec » (Éthique publique) ou « Fonds Jeunesse Québec » (Fracas). Même l’Année francophone internationale ne mentionne pas le Québec. L’Impossible évoque le Québec pour le révoquer aussitôt : « Pas assez québécois? – On sera toujours trop ou pas assez ceci ou cela. Vu d’ici, il y a toujours à redire. »

J’insiste sur le fait que la majorité des revues qui naissent l’année du référendum (7/10) ne nomment pas le Québec dans leur éditorial fondateur : Combats, Écodécision, Espaces de la parole, Hydrale, Les Écrits, Lèse-Majesté, Temps fou. C’est non seulement du champ politique que les revues prennent ainsi congé, mais du Québec comme horizon et comme projet.

Bien sûr, tel n’est pas le cas de toutes les revues. VO devient Recto Verso (1997); une « particularité de Recto Verso c’est d’être pan-québécois dans tout son contenu ». Cette revue se veut « pan-québécoise », mais la situation du Québec et au Québec n’est pas évoquée (ni celle de ses régions d’ailleurs) dans le texte de présentation. Dans le même sens, Jet d’encre parle de la région de Sherbrooke, Ébauches et Noir d’encre de Québec, alors que Lubie renvoie sans le nommer au Saguenay, mais aucune ne nomme le Québec.

Se démarquent clairement de cette configuration les revues fondées par des professeurs de littérature au collégial; elles se situent dans le monde intellectuel et social québécois, dont elles discutent. Nouaison (cégep de Sainte-Foy) et Saison baroque (collège Édouard Montpetit), fondées par des professeurs et qui entendent publier surtout les textes de leurs étudiants, se situent dans des filiations littéraires (Saint-Denys Garneau pour la première et Gaston Miron pour la seconde), ce qui ne saurait surprendre de la part de professeurs. La posture généalogique est consubstantielle au projet psychanalytique; aussi Filigrane se situe-t-elle dans une filiation éditoriale.

Un éditorial rend compte de l’effervescence mais surtout de la constitution au Québec d’un champ de la science-fiction et du fantastique, en retraçant les moments forts de son histoire à travers les revues et fanzines. La posture généalogique ici n’est pas celle de professeurs, mais d’un rédacteur qui dit avoir suivi un « cours d’histoire » de la science-fiction et du fantastique, et dont il entend faire profiter ses lecteurs.

Je sais pertinemment qu’il s’est fait et qu’il se fait encore d’excellentes choses au Québec. J’ai suivi un cours d’histoire de la SFFQ (science-fiction et fantastique québécois) en lisant les vieux Solaris, les vieux Imagine..., en me tapant une grande quantité de fanzines : Samizdat, dont le numéro 0 est paru avant mes 6 ans; Temps Tôt qui a cessé ses activités en même temps que je participais à mon premier Boréal; Horrifique avant et après sa résurrection; Épitaphe dans ses nombreux formats; Proxima qui fut brève, mais agréable, comète dans le ciel SSSQ; Le Trench, Fenêtre secrète sur Stephen King; les publications C’t’un fait Jim, Néo noé, Ashem Fiction, publication Janus, les éditions de l’À venir... sans parler des fanzines tel Hors service ou le prozine Yellow Submarine... [...]

Ailleurs, 2000

Quand la littérature policière se donne une revue, l’éditorial évoque « la reine du polar québécois, Christine Brouillet ». Il n’y a pas nationalisme ici, mais plutôt stratégie de légitimation d’un genre : « Avec un peu de chance, l’instauration prochaine d’un Grand Prix du roman policier québécois à Saint-Pacôme et la naissance de cette revue feront de cette année un moment charnière dans l’évolution et la légitimation de genre chez nous! » (Alibis. Polar, Noir et Mystère, 2001)

Plus curieux est le cas des revues de BD, revues de création et qui se situent à la fois au Québec et dans des courants internationaux. Spoutnik (1998) veut faire participer la BD québécoise au mouvement international de « profonde mutation » de cet art. Cactus (1992) est une revue de « Bande Dessinée Piquante », c'est-à-dire qui veut se consacrer à la « satire sociale ». La même année que Cactus, et dans la même ville, Québec, voit la naissance de Zeppelin, qui prêche pour l’universalité du médium et prend acte de la dispersion géographique des créateurs, laquelle ne constitue aucun obstacle au déploiement de la BD, au contraire.

Strip-Tîze (1993) : encore une revue de BD à Québec! L’éditorial porte en grande partie sur la langue française, cas unique dans cette décennie (voir l’encadré 2). Dans ces revues, si on appelle à un pluralisme, c’est dans le graphisme et non dans les idées en tant que telles.

En résumé, un grand nombre de revues et la plupart de celles qui se définissent comme des revues de jeunes ne parlent pas du Québec en éditorial, ce qui contraste avec les revues tant du 19e siècle qu’avec celles de la plus grande partie du 20e. Le Québec pour plusieurs revues fondées entre 1990 et 2004 semble devenu un cas particulier de société néolibérale, une « formation sociale » parmi d'autres. Dira-t-on qu›on « pense global pour agir local »? Le penser global apparaît plus clairement que l’agir local; l’agir consistant essentiellement à une prise de parole plurielle, le plus souvent sans ancrage spatial précis.

Et qu’en est-il de l’inscription temporelle? De la mémoire et du projet, bref de l’identité? La mémoire est pauvre, pour une nation où tous les véhicules portent sur leur plaque d’immatriculation la devise « Je me souviens », à l'exception prévisible des revues universitaires consacrées à l’histoire ou à la psychanalyse, et de celles fondées par des professeurs de littérature. Deux mentions de l’histoire du Québec dans le corpus : L’ qui compare la rectitude aux campagnes du Bon Parler, et Les cahiers du 27 juin dont le titre est une référence, pour le moins opaque a priori, à l’histoire du Québec (et plus précisément à l’adoption de la Charte québécoise des droits et libertés de la personne le 27 juin 1975). Cinq revues font allusion au champ éditorial et renvoient à d’autres revues : Filigrane, Combats, Saison baroque, Argument, Ailleurs; Ébauches renvoie pour sa part aux Éditions Parti pris. Zinc fait référence au « Paris des années 30 », et Temps fou entend se situer entre le passé et demain sans préciser davantage.

Revue exemplaire à plusieurs titres de ce dont je viens de parler : Mens. Revue d’histoire intellectuelle de l’Amérique française (2000) dont le titre fait écho à la Revue d’histoire de l’Amérique française (1947). S’y affirment une nouvelle génération, un désir d’interdisciplinarité et de comparaisons, le rattachement continental, les liens entre les générations et l’importance de récuser les idées toutes faites. En fait, dans cette revue, se font entendre presque tous les thèmes caractéristiques de la période étudiée ici; dans l’allusion à la « taille restreinte de la communauté historique québécoise », on peut deviner un peu aussi « l’entreprise déraisonnable » de fonder une revue (voir l'encadré 3).

Une pensée sans objet

Finalement, quelle vision du Québec et de l’action intellectuelle se dégage dans les textes de présentation des revues lancées entre 1990 et 2004? Contrairement aux années 1980, ils n’apparaissent pas sexués[10] ni ne parlent d’eux-mêmes[11], et la seule mention explicite de « l’écriture au féminin » dans cette décennie se trouve dans Les Cahiers Anne-Hébert. Bref, après une brève incarnation dans les années 1980, les intellectuels se sont désincarnés. Au tournant du millénaire, ce ne sont plus des voix/voies de la différence qui se font entendre chacune dans leur revue; toutes les revues, essentiellement, veulent se faire l’écho du pluralisme. Passage des monologues au dialogue? Mais dialogue entre qui et qui? Cela n’est nulle part précisé autrement que pour évoquer des générations. Peut-on clairement imputer des opinions ou des partis pris différents aux représentants des générations? Non, car comme le précisent Les cahiers du 27 juin, l’unanimité ne règne pas au sein des générations. Il n’en demeure pas moins que le clivage générationnel est le seul élément qui apparaît clairement comme caractéristique du champ intellectuel des années 1990-2004; la rectitude et le cynisme pouvant être interprétés comme des signes d’une relative institutionnalisation des discours et de l’existence d’un académisme, non seulement dans le champ universitaire mais en général dans celui des idées et de la création, contre lesquels réagissent les plus jeunes.

Que veulent donc faire entendre les fondateurs de revues? En un sens, on a l’impression qu’ils ne veulent pas tant prendre la parole que créer un « dispositif » permettant la prise de parole (créer un espace de la parole); mettre en place une procédure permettant le pluralisme, mais ne le garantissant pas. Le pluralisme visé demeure abstrait car nulle part n’est précisé ce autour de quoi se met en place ce pluralisme : question nationale, mondialisation, genres, équité...? Les Cahiers du 27 juin évoquent sans s’y attarder les principes de la Charte québécoise des droits et libertés de la personne.

Plusieurs titres de revues mettent l’accent sur le pluralisme (et la procédure plus que sur le contenu); je l’ai évoqué plus haut[12]. L’objectif est le pluralisme. L’action proposée, quand il y en a une, est la discussion.

C’est pourquoi cette revue, à la différence de plusieurs autres qui l’ont précédée, ne saurait s’ouvrir par un manifeste, puisque notre projet n’est plus de construire le réel, mais de laisser voir la part de réalités humaines laissée dans l’ombre par tous ces espoirs apparemment révolus.

Argument, 1998

Le pluralisme souhaité semble prémunir contre le repli du champ intellectuel sur lui-même; or, comme on ne sait pas ce qui le fonde, le pluralisme demeure abstrait. Il se situe dans le prolongement du souci de représentativité qui était apparu dans les années 1980 : il ne s’agit pas avant tout d’un pluralisme d’idées, mais il semble plutôt lié aux caractéristiques individuelles. On ne débat pas à partir d’idées, de positions, d’options politiques, mais à partir de ce qu’on est. Jacques Beauchemin (2004) dirait que c’est la marque d’une société des identités ou Michel Freitag que c’est le signe du passage à une société décisionnelle-opérationnelle. Chose certaine, l’intellectuel tend à disparaître dans une telle configuration, ou plutôt tous le deviennent, car tous sont appelés à prendre la parole.

Et le Québec là-dedans? Il tend lui aussi à disparaître. Le Québec s’évanouit des préoccupations et des projets des intellectuels. Les écrivains ne s’inscrivent pas dans un projet québécois, ni même social, mais simplement littéraire. À quelques rares exceptions près dans le contrecoup de l’échec de l’Accords du lac Meech, les revues d’idées ne discutent pas du Québec, ni de la question nationale; on dénonce certes le néolibéralisme, mais pas le fédéralisme.

Si la mémoire ne fait pas le poids dans les éditoriaux, si elle apparaît « en trop » pour reprendre une expression de Jacques Beauchemin (2004), les revues ne se projettent pas pour autant dans l’avenir. Rares sont les revues qui affirment l’existence de liens entre la démarche intellectuelle et l’action et le changement, et si plusieurs veulent mieux comprendre, ce ne semble pas être dans une perspective d’action; elles ne se situent en rapport ni au passé ni à l’avenir. Elles sont dans le présent et, comme la Nouvelle Revue (2002), veulent « aller au fond des choses ».

Il ne s’agit plus tant de chercher à reconstruire la société à la mesure d’un idéal que de s’adonner à l’écoute de sa diversité inhérente afin d’en saisir le caractère éminemment problématique.

Argument, 1998

Les fondateurs de revues sont les témoins, proposent un miroir, comme dans les années 1980, mais demeurent largement en retrait de l’action. Le Québec n’est plus un lieu privilégié d’action; si c’est de là qu’on écrit (d'où les allusions au référendum dans Espaces de la parole, ou l’évocation de Mario Dumont en plus de celle de George Bush dans La Conspiration dépressionniste), ce semble dans plusieurs cas un peu par hasard. L’urgence ne se fait pas sentir de le redéfinir, de le resituer dans le temps et l’espace.

Dans les éditoriaux se fait sentir un appel d’air; ce n’est pas seulement de l’air pur que l’on cherche, mais l’air du large: les fondateurs de revues se situent dans les Amériques, dans la francophonie, en réaction à l’ordre néolibéral. Le pluralisme qu’ils souhaitent ne conduit pas les revues à se situer les unes par rapport aux autres. Si on dénonce un discours ennuyeux ou politiquement correct, ne sont pas nommés ceux qui le tiennent.

Du corpus étudié dans ce chapitre se dégage l’image générale d’intentions sans cause, d’une pensée sans objet, d’intellectuels désincarnés, sans ancrage temporal ni spatial fort, et d’un Québec évanescent.

S’il y a ici un pluralisme sans contenu et procédural, faut-il y voir une tentative de refonder le politique? Les intellectuels ne prennent plus la parole en tant que citoyens mais en tant que sujets; ils sont passés d’une posture universaliste à celle de sujets particuliers. Au 19e siècle, il fallait d’abord combattre pour la liberté de parole; désormais faut-il s’assurer que cette parole s’inscrit dans un dialogue et ne se confine pas à un monologue ou s’agit-il d’une frilosité qui évite de prendre parti et de se tromper? Le pluralisme que l’on souhaite voir advenir n’a pas grand-chose à voir avec la polémique pratiquée au 19e siècle, car les seuls « ennemis » sont la morosité et le néolibéralisme, lesquels ne semblent pas portés par des intellectuels, mais flotter au-dessus d’eux.