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Introduction

L’année 2020, marquée par une crise sanitaire sans précédent dans l’histoire récente, a été l’occasion d’une nouvelle vague d’infox (ou fake news). Alimentées par les paroles malheureuses de personnages publics et les largesses méthodologiques de certains expert(e)s, mais surtout amplement relayées par les médias sociaux (Facebook, YouTube, Twitter, etc.), elles donnent un nouveau souffle à l’aphorisme de Cioran : « Ce qui est fâcheux dans les malheurs publics, c’est que n’importe qui s’estime assez compétent pour en parler » (Cioran, 2010, chapitre VIII). Plusieurs événements ont cependant rappelé que les conséquences de ces infox ne restent pas dans l’éther numérique : la pensée complotiste a proliféré durant la pandémie (Bélair-Cirino, 2020), au risque de conséquences dramatiques sur le plan de la santé publique.

Assez naturellement, l’éducation est abordée comme un levier d’action. Au Québec, notamment, dans le Plan d’action numérique en éducation et en enseignement supérieur, on aborde l’enseignement comme un moyen de former des citoyen(ne)s « libres, […] dotés d’un esprit critique et capables de communiquer […] », et ce afin de « se développer en tant que société numérique inclusive, équitable et innovante […] » (Ministère de l’éducation et de l’enseignement supérieur, 2018, p. 14).

Le contexte social révèle donc un peu plus la nécessité d’adjoindre un socle solide de compétences transversales aux habiletés numériques : lutter contre les fausses nouvelles, développer l’esprit critique, c’est donc fourbir des armes pour dialoguer et agir sur le Web et en société. Longtemps considérées comme une nécessité pour le monde professionnel, notamment au Canada (Eaton et Treadgold, 1999), les compétences numériques doivent aussi être appréhendées comme un instrument d’empowerment des apprenant(e)s. En effet, les compétences numériques peuvent être entendues comme les « capacités permettant de vivre, d’apprendre et de travailler dans une société numérique » (Developing Digital Literacies, 2014) et, de plus en plus, des compétences de haut niveau telles que la pensée critique sont associées à ce genre de compétences. Indispensable à tous âges, la formation aux compétences numériques devient cruciale auprès de nos apprenant(e)s qui s’apprêtent à rentrer dans la vie adulte. En effet, l’approche psychosociologique suggère que la socialisation politique se raffermirait lorsque les préadultes quittent le giron familial (Campbell et al., 1980; Hyman, 1969) : au Québec comme ailleurs, ces deux jalons correspondent bien souvent à l’entrée au collégial ou à l’université.

Ce court article entend donc discuter de la nécessaire articulation du développement des compétences numériques et de la pensée critique en contexte éducatif, singulièrement au postsecondaire.

À cette fin, nous aborderons d’abord certains des défis d’apprentissage qui pèsent sur les apprenant(e)s et leurs enseignant(e)s. La présentation d’évolutions conceptuelles nous permettra finalement d’aborder quelques pistes de solution.

1. Les défis du numérique

Les premières années du Web ont pu laisser entrevoir une « disparition de la concentration du savoir aux sources du savoir [car] le savoir lui-même arrive à la personne au moyen de ces réseaux de communication » (M. Serres, 1997). D’aucun(e)s comptaient sur le fait que le Web bouleverserait l’accès à l’information (Lévy, 2013). Il était alors permis d’espérer que les apprenant(e)s deviendraient davantage autonomes, impliquant de migrer la mission des enseignant(e)s vers celle de médiateur(-trice)s (Briatte, 1997). Certain(e)s entrevoyaient même un accès au savoir sans enseignant(e)s et bibliothécaires avec une information désintermédiée et le Web permet effectivement la diffusion des savoirs sous de nouvelles formes (Méadel, 2010). Cependant, tandis que de nombreuses initiatives d’enseignement de l’informatique étaient apparues dans les années 1980, la décennie suivante a signé leur quasi-disparition. Au même moment s’imposait peu à peu le mythe du digital native (Cormerais et al., 2017) et du jeune « chercheur expert » sur le Web, qui, du reste, constitue un « mythe dangereux » (Rowlands et al., 2008, p. 300). Certes, des habiletés ont bien été développées de façon autodidacte, mais souvent de façon peu conceptualisée (Betrancourt, 2016) ou pédagogiquement étayées. Or, « depuis quand l’autonomie technique entraînerait-elle par miracle l’autonomie intellectuelle? », s’interrogeait A. Serres (2007, p. 73) : en effet, les compétences numériques et la cohorte de littératies et cultures reliées aux médias, à l’information, etc.[1] ne sauraient être évacuées au prétexte de quelques habiletés instrumentales. Ces dernières se sont avérées insuffisantes pour répondre à l’espoir démopédique du Web naissant. Surtout, elles ont pu se révéler inappropriées pour faire face au florilège de croyances plus farfelues les unes que les autres qui trouvent dans le Web une puissante chambre d’écho. Car les comportements numériques des étudiant(e)s n’ont guère évolué en parallèle à la révolution de l’Internet tandis que les enseignant(e)s se trouvaient de plus en plus confrontés à des comportements numériques inadéquats dans leurs classes. La circulation de théories du complot dans les classes en est un exemple patent (Brotherton et al., 2013; Lobato et al., 2014; Padis, 2015), mais il n’illustre que le déficit de compétences numériques. Au demeurant, les élèves ne sont pas les seuls à être aux prises avec des croyances, car les enseignant(e)s et les futurs enseignant(e)s ne sont pas imperméables à la crédulité (Genovese, 2005; Mikušková, 2017). Plus généralement, les compétences informationnelles et numériques des futurs enseignant(e)s restent limitées (Dumouchel, 2016).

2. La compétence numérique en recomposition

Depuis une cinquantaine d’années, plusieurs modèles de littératies (literacies), de compétences et de cultures ont été proposés pour définir les savoir, savoir-faire et savoir-être incontournables afin de manipuler correctement de l’information, des médias, du numérique, etc. Ces modèles ont constitué l’organisation type des référentiels qui s’y rapportaient des années 1970 au début des années 2000 (Michelot et Poellhuber, 2019). Depuis le milieu des années 2000, toutefois, une recomposition majeure est en cours. Des modèles tels que la translittératie (transliteracy) et la métalittératie (metaliteracy) entendent définir des socles de compétences qui dépassent le médium et préviennent l’approche instrumentale. De la même façon, on assiste à une expansion du cadre conceptuel de la littératie informationnelle (Sample, 2020). Ces évolutions ont trouvé une résonance dans plusieurs référentiels d’envergure. Ainsi, l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) défend-elle l’imbrication de l’utilisation des TIC, de la littératie informationnelle et de compétences diverses telles que la pensée critique, la résolution de problèmes et la créativité (Ananiadou et Claro, 2009). Ces compétences sont parfois désignées par l’expression de compétences du 21e siècle[2] : aux côtés d’habiletés pour le quotidien et la vie professionnelle (life and career skills) et d’habiletés d’innovation et d’apprentissage, Trilling et Fadel (2009) recommandent de développer des habiletés informationnelles, médiatiques et technologiques. Sur le plan européen, cette tendance a été adoptée par la Commission européenne, notamment pour les versions 2.0 et 2.1 de son projet de référentiel DigComp (Carretero et al., 2017; Vuorikari et al., 2016) où la pensée critique est mise de l’avant. C’est dans ce contexte de recomposition conceptuelle que le ministère québécois de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur (MEES) (2019) a dévoilé le Cadre de référence de la compétence numérique. Composé de 12 dimensions, ce cadre adosse une série d’habiletés ambitieuses souvent associées au numérique. Plusieurs y ont vu l’occasion de dénoncer une technophilie galopante et la tendance au tout-divertissement (Bergeron, 2019; Dutrisac, 2019) : convenons-en, il restera indispensable d’émettre de sérieuses réserves tant et aussi longtemps que l’on percevra le numérique en éducation, au mieux, comme un supplément d’âme ou, au pire, comme un simple édulcorant. Le numérique n’est pas une panacée et l’OCDE rappelait d’ailleurs, sur la base des tests PISA (Programme international pour le suivi des acquis des élèves), que l’on n’a pas encore établi de corrélation positive entre les investissements dans les TIC en éducation et les résultats scolaires (OCDE, 2015). Nous sommes face à un phénomène nouveau vis-à-vis duquel les pratiques et les recherches sont encore balbutiantes. Il importe donc de maintenir une approche critique où le discours technique de « l’expert(e) » ne doit pas être confondu avec les données empiriques de recherche, particulièrement parce que le numérique éducatif est au coeur d’intérêts financiers (Fluckiger, 2019). Cela étant, on peut raisonnablement soutenir une recherche critique et réaliste en soutien aux pratiques pédagogiques : bien que la marée du numérique soit une réalité que l’on ne peut guère arrêter, elle peut être endiguée dans le parcours scolaire. Pour ce faire, le Cadre souligne le rôle de la pensée critique en lien avec la compétence numérique, particulièrement afin de « prendre conscience des enjeux liés aux médias, aux avancées scientifiques, à l’évolution de la technologie et à l’usage que l’on en fait pour poser un jugement critique, notamment en ce qui concerne les bénéfices et les limites du numérique » (Ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur [MEES], 2019, p. 23). De la même façon, le Cadre offre des pistes de sensibilisation à la culture informationnelle, une conceptualisation qui nous semble plus ambitieuse que celle des compétences et littératies et qui est propre à la francophonie (notamment Le Deuff, 2009; A. Serres, 2009). Dès le début des années 1990, le courant des cultures soulignait l’importance de former autre chose que « des utilisateurs “presse-bouton” » (Duchâteau, 1992, p. 2, à propos de la culture informatique). Dans le Cadre, on rappelle l’importance d’« adopter une attitude réflexive sur l’information et ses usages en étant conscient des contextes dans lesquels elle a été produite et reçue ainsi que des raisons pour lesquelles elle est utilisée » (MEES, 2019, p. 16). La place accordée à la réflexivité et à la critique n’est pas sans rappeler l’attitude analytique dont le chercheur ou la chercheuse doit se prévaloir dans sa démarche, selon Bourdieu (Golsorkhi et Huault, 2006) : plutôt que de réduire les composantes du Cadre à quelques gadgets technophiles, il y a plutôt lieu d’y voir une volonté de développer une citoyenneté numérique éclairée. Nous soulignons donc l’importance de développer ces compétences informationnelles, numériques et autres (peu importe le nom qu’on leur accorde), car elles peuvent être associées à un capital culturel incorporé (en tant que savoirs, savoir-faire, compétences, etc.). Pour filer la métaphore bourdieusienne, à défaut d’être consciencieusement soutenues dans l’espace scolaire, ces compétences pourraient constituer une ligne de fracture dans l’espace social, au même titre que le capital économique, social et symbolique. En d’autres termes, si la fracture numérique tend à se combler sur le plan matériel, il faut veiller à ce que la fracture numérique compétencielle ne la remplace pas. Par conséquent, ces compétences doivent être développées, particulièrement chez les jeunes adultes qui s’engagent dans des études postsecondaires.

3. Quelques suggestions d’activités qui favorisent le développement de la compétence numérique

En résumé, le principal enseignement que nous tirons du Cadre de référence est le fait qu’il aborde la sphère numérique de façon décloisonnée, interreliée avec des préoccupations sociales et éthiques. Les quelques exemples ci-après permettent d’illustrer la façon dont on peut le mobiliser en enseignement supérieur pour favoriser l’émancipation du citoyen. Évidemment, les disciplines ne sont là qu’à titre d’exemple.

Former des acteur(-trice)s plutôt que des « consommateurs » passifs de contenu numérique

Ils et elles doivent être proactifs face au contenu numérique, afin de devenir des spectateur(-trice)s critiques, voire des auteur(-trice)s éclairés, en manipulant intelligemment une diversité de sources, car ces dernières ne cesseront de croître : les données numériques dans le monde équivalaient à 2 zettaoctets (Zo) en 2010 contre 47 Zo en 2020 et pourraient atteindre 613 Zo à l’horizon 2030 (Tasset, 2019). Les cours d’histoire sont évidemment tout désignés pour aborder la critique des sources et sensibiliser à l’importance de confronter les différents points de vue et, in fine, de séparer le bon grain de l’ivraie. On pourrait aisément imaginer une activité mettant en dialogue des sources historiques avec des événements d’actualité. Le cours de philosophie peut, lui aussi, être mobilisé à cette fin. Formés dès aujourd’hui à comprendre d’où vient l’information et à l’évaluer, nos étudiant(e)s seront en mesure de devenir des citoyen(ne)s numériques plus attentifs et vigilants. Ils et elles seront des apprenant(e)s tout au long de la vie, en mesure de s’adapter et de transférer leurs connaissances dans un environnement qui s’annonce changeant.

Former des créateur(-trice)s collaboratifs de contenu numérique

Le succès foudroyant des plateformes de vidéos en continu illustre notre goût pour la découverte et le romanesque. En miroir, le goût pour la narration peut être avantageusement stimulé par la maîtrise du numérique. Le processus de création artistique peut ainsi être étudié par le numérique en développant des compétences pratiques qui les amènent à mieux comprendre le monde numérique et à concevoir des contenus créatifs et pertinents. Plus largement, les étudiant(e)s qui développent ce genre d’aptitudes ne se limiteront pas à l’utilisation de ces compétences en classe, mais les intégreront de façon innovante dans leur vie active, qu’elle soit personnelle, associative, communautaire et bénévole ou professionnelle.

Former des citoyen(ne)s qui gèrent leurs méthodes de travail

Les progrès technologiques sont au coeur des nouvelles formes de travail que la crise sanitaire de 2020 a révélées. Des citoyen(ne)s bien formés aux compétences numériques, mais aussi au travail collaboratif, à la communication et à la cocréation disposeront d’un avantage important sur l’entreprise pour déterminer des conditions de travail adaptées à leur rythme personnel et familial.

Conclusion et recommandations

Les défis liés au numérique sont nombreux et impliquent d’être pris en considération par la communauté éducative. Depuis une quinzaine d’années, de nouveaux modèles de compétences ont joint des compétences médiatiques, informationnelles, etc. aux compétences numériques. Le Cadre de référence de la compétence numérique a été développé en tenant compte de la remodélisation qui est en cours. Contrairement à ce qui a pu être avancé, le Cadre n’appréhende pas les habiletés numériques comme un énième gadget, à la différence de ce qui a peut-être été le cas autrefois. Des habiletés ambitieuses qui répondent aux défis futurs anticipés sont associées au numérique, à l’image de la culture informationnelle et de la pensée critique. Pour « activer » les composantes définies dans le Cadre de référence de la compétence numérique, nous rappelons aux pédagogues l’importance de mettre l’accent sur les intentions pédagogiques afin de recenser les possibilités offertes par le numérique et d’améliorer les pratiques plus conventionnelles. Le numérique n’est pas une fin en soi. Par ailleurs, il convient de bâtir des activités d’enseignement qui portent sur la culture numérique et informationnelle, sans nécessairement mobiliser des TIC.