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Dans Le siècle de la presse, Christophe Charle (2004 : 12) montre que de 1830 à 1939, en France, « se dessine [...] un cycle complet d’essor, d’apogée et de prémices du déclin du premier média de masse ». Au Québec, Chantal Savoie (2014a) pose un constat similaire en ce qui concerne les femmes : les années 30 marquent, pour elles, la fin du cycle médiatique amorcé à la fin du xixe siècle, notamment avec les « Chroniques du lundi » de Françoise, et clos par ce qu’elle nomme un « double déclassement » où la chronique, genre médiatique très littérarisé et largement ouvert aux femmes, perd à la fois, selon elle, de sa légitimité littéraire et de son intérêt médiatique. La fin de ce cycle médiatique découlerait aussi d’un bouleversement dans la hiérarchie des genres journalistiques où le reportage, genre traditionnellement associé au masculin, déloge la chronique aussi bien en ce qui concerne le traitement littérarisé de l’information que la légitimité qu’il confère au métier de journaliste (Boucharenc 2004). Dans ce contexte, le ou la reporter offrirait des prolongements à la tradition littéraire auparavant incarnée par le chroniqueur ou la chroniqueuse dans la foulée du passage d’un journalisme d’opinion à un journalisme d’information (Brin, Charron et Bonville 2004).

Durant les années 30 et 40, l’autonomisation du champ littéraire participe également à la différenciation plus nette entre écriture journalistique et écriture littéraire. Dans le présent article, je chercherai donc à examiner la manière dont se reconfigure le maillage entre presse et littérature après 1930, en m’appuyant sur la production et les trajectoires de Germaine Bernier (1903-1986), Germaine Bundock (1909-1975) et Renaude Lapointe (1912-2002). L’échantillon établi réunit des femmes qui commencent leur carrière durant les années 30[2] et dont la pratique d’écriture interroge la frontière entre l’activité journalistique et l’activité littéraire; elles signent le courrier du coeur, des éditoriaux, des chroniques, le « courrier des adolescents », des reportages, des critiques théâtrales et musicales dans les périodiques les plus importants de cette période (Le Devoir, La Presse, Le Soleil), mais aussi des récits de voyage, des fictions et de la poésie[3]. Je postule qu’à partir de la décennie 30 les rapports entre presse et littérature se maintiennent malgré le processus de professionnalisation et de spécialisation des champs, mais qu’ils se déclinent différemment dans les pratiques journalistiques de même que dans les trajectoires des femmes journalistes. Tout en ne paraissant plus subordonné à des velléités littéraires, comme c’était souvent le cas pour les générations précédentes, le journalisme féminin semble toujours entretenir avec le milieu littéraire des relations étroites, dont la nature et les ramifications restent à élucider.

La vocation informative du journalisme au xxe siècle est-elle exclusive ou subsiste-t-il dans le journalisme féminin des années 30 et 40 des procédés de fictionnalisation, des traces de sociabilité intime ou d’ironie à l’égard des conventions féminines qui caractérisaient le maillage entre la presse et la littérature de la fin du xixe siècle jusqu’aux premières décennies du xxe siècle (Savoie 2014b)? Les journalistes des années 30 inventent-elles « de nouvelles formes d’écriture d’actualité, des réponses poétiques à une contrainte politique[4] »? Infléchissent-elles les attributs et les valeurs de la féminité pour établir leur légitimité professionnelle?

Réinterroger ainsi les termes du rapport entre la presse et la littérature me permettra d’observer la manière dont ces journalistes tirent profit de la perméabilité des frontières qui définissent l’activité journalistique pour négocier leur légitimité professionnelle où s’agencent attributs féminins, engagement social et compétence littéraire. Malgré le processus de spécialisation et la quête de reconnaissance qui le caractérisent au cours des années 30, le métier de journaliste se définit par la porosité de ses contours. Denis Ruellan (2007 : 94) le désigne d’ailleurs comme le « professionnalisme du flou », qui « ne doit pas être compris comme le résultat d’un malentendu ou d’un non-aboutissement […] ce flou place le journalisme dans un espace mal délimité, aux frontières de multiples domaines interdépendants et – partiellement – fermés : […] politique, art littéraire, divertissement ».

L’entrée dans le journalisme

Les trois journalistes que j’ai étudiées, nées au début du xxe siècle et jouissant des nouvelles possibilités qui s’offrent alors aux femmes, ont une formation artistique et universitaire. Germaine Bernier a fait des études au Conservatoire national de musique, à l’Académie de musique de Québec, où elle a obtenu un brevet d’enseignement, et au Collège de musique de Montréal. Elle est diplômée du Royal College of Music de Londres, dont les examens se tenaient à Montréal, et a été l’élève de Rodolphe Mathieu. Avant d’entrer dans le journalisme, elle enseigne le piano, carrière qu’elle poursuivra en parallèle de sa pratique journalistique pour bonifier ses revenus. Ses affiliations, nombreuses, témoignent d’un maillage étroit entre le journalisme, l’engagement social et intellectuel et la littérature. Si, selon Lucie Robert (1989 : 72), la différenciation des métiers de l’écrit s’amorce avec l’industrialisation, qui tend à associer l’écriture journalistique « à la simple rédaction », et se cristallise en 1921 avec l’adoption de la Loi sur le droit d’auteur (cette dernière créant une rupture dont les effets se mesurent par la disparition progressive des journalistes « des manuels d’histoire littéraire, des associations d’écrivains, de toute considération sur la littérature »), il apparaît que les journalistes que j’ai retenues – certes absentes des manuels et des synthèses historiques – maintiennent néanmoins des appartenances au sein de regroupements littéraires. En effet, Germaine Bernier est notamment membre de la Société des poètes, de la Société des écrivains canadiens, de la Société d’étude et de conférences, de la Société historique de Montréal, de la Fédération internationale de l’Union féminine artistique culturelle et du Conseil des arts de la région métropolitaine. En 1953, elle est membre du jury du concours Hebdos aux côtés d’écrivaines et d’écrivains – qui publient également dans les journaux – tels que Roger Duhamel, Germaine Guèvremont, Alain Grandbois, Robert Élie et Robert Charbonneau. Germaine Bundock, quant à elle, a fait des études en lettres à la Sorbonne et a fondé en 1938, avec l’écrivaine Reine Malouin, la Société du Moulin à vent, association basée à Québec et vouée à la promotion de la poésie et de la musique. Au cours de ses soupers-causeries bimensuels, la Société a accueilli, entre autres, Maurice Hébert, Jovette Bernier, Ringuet, Jean Desprez et Victor Barbeau. Outre la tenue de ses conférences, la Société organise également des concours littéraires et musicaux. Germaine Bundock y récite des vers de sa plume et participe à la rédaction de chansons rimées, ce qui lui vaut d’être qualifiée d’« écrivain » dans certains articles de presse consacrés à la couverture de cette association[5]. Pour sa part, Renaude Lapointe a fait des études au Collège de musique Dominion avant d’obtenir un diplôme de deuxième cycle en langues étrangères de l’Université Laval. Elle est également membre du jury du concours littéraire de la Société du Moulin à vent, aux côtés de Maurice Hébert et Charles-Marie Boissonnault, et compose quelques couplets de chansons rimées à l’occasion des activités de cette association. Ainsi, ces femmes journalistes qui ne produiront pas d’oeuvre littéraire au fil de leur carrière jouissent toutefois d’une certaine légitimé qui leur permet d’évaluer et de sanctionner des textes littéraires rédigés par des écrivains ou des écrivaines, ou encore par ceux ou celles qui aspirent à le devenir[6], et non plus seulement par une partie du lectorat du journal qui s’adonne à l’écriture comme passe-temps et soumet, à l’occasion, des morceaux en prose ou en vers aux directrices des pages féminines.

Aussi, les trois journalistes à l’étude seront membres du Cercle des femmes journalistes, regroupement professionnel fondé en 1951 dont les mandats sont multiples : favoriser le réseautage entre journalistes, soutenir et promouvoir toutes les initiatives susceptibles de contribuer au développement de la profession et à sa légitimation de même que faire des démarches auprès des instances gouvernementales pour servir les intérêts de la communauté. Les activités du Cercle montrent, en outre, l’importance accordée (durant les années 50, du moins) aux arts dans la légitimation du statut professionnel de femmes journalistes. Le Cercle organise en effet pour ses membres des concours littéraires, des débats, des visites, des soirées artistiques et culturelles ainsi que des voyages[7].

Si les parcours de Germaine Bernier et de Germaine Bundock sont relativement stables, celui de Renaude Lapointe se distingue par une grande mobilité professionnelle. En effet, la production journalistique des deux premières s’ancre dans les mêmes genres (chronique (féminine et de mode), « courrier des lecteurs », chronique des activités culturelles locales, poésie et fictions brèves), alors que celle de Renaude Lapointe la mène du « courrier des lecteurs et des adolescents » à l’éditorial et au reportage, en passant par la chronique culturelle et la fiction. Amorçant sa carrière au Soleil, elle devient, en 1955, correspondante pour les magazines Time et Life, avant de passer au Nouveau Journal puis à la Presse où elle est engagée comme reporter en 1959. Dans l’intervalle, elle collabore de manière ponctuelle au Professionnel de Longueuil en y signant des billets humoristiques. Enfin, elle fera le saut dans la fonction publique et politique en devenant sénatrice en 1971. Ajoutons que les trois sont célibataires, de sorte que leur légitimité ne provient pas de leur statut matrimonial ni de leur mari : il repose davantage sur leur culture, leur cursus, leur réseau et leur allégeance aux valeurs défendues par l’organe de presse auquel elles sont rattachées.

Les modalités de l’entrée de Germaine Bernier, de Germaine Bundock et de Renaude Lapointe dans le journalisme sont tout à fait comparables à celles de certaines chroniqueuses qui les ont précédées et dont Savoie a analysé la trajectoire et la production[8]. Les trois recourent au pseudonyme lorsqu’elles entrent dans la presse d’information, mais s’en détachent progressivement au fil de leur carrière respective. Germaine Bernier commence à publier des poèmes[9] dans Le Devoir en février 1930 sous le pseudonyme de Prisca[10], puis des chroniques, des comptes rendus, notamment d’événements musicaux ou philanthropiques : récitals de collège, opéras et autres fêtes musicales, avant de devenir titulaire de la page féminine en septembre 1935. C’est d’ailleurs en remportant un concours littéraire qu’elle obtient la direction de cette page destinée aux femmes. Germaine Bundock, quant à elle, signe le courrier du coeur du quotidien Le Soleil sous le pseudonyme de Pascale France, signature qu’elle partage avec Renaude Lapointe à partir de 1939[11]. De manière générale, la page féminine des grands quotidiens s’organise encore à cette époque en trois sections : la chronique de la directrice, un poème ou un texte bref d’un auteur ou d’une auteure en particulier et les réponses au courrier venant du lectorat, lesquelles touchent aussi bien les affaires de coeur et d’étiquette, l’artisanat et la cuisine que la littérature, les lectrices et les lecteurs cherchant à s’assurer de la moralité de leurs lectures ou à connaître la valeur de leurs écrits. Selon Laure Hurteau, journaliste à La Presse de 1922 à 1960 et fondatrice du Cercle des femmes journalistes, « [dès] les années 30, les pages féminines prirent une physionomie nouvelle, s’étoffant de matières inédites, grands reportages, enquêtes, entrevues, sans pour cela laisser dans l’ombre ce qui suscite éternellement l’intérêt féminin : mondanités, bienfaisance, éducation, courrier du coeur, mode, cuisine, travaux domestiques, etc.[12] ».

La diversification des genres journalistiques dans lesquels Germaine Bernier, Germaine Bundock et Renaude Lapointe travaillent soulève des enjeux de légitimité qui se manifestent, entre autres, par la signature. Le premier texte signé Germaine Bernier (1936 : 5)[13] à paraître dans LeDevoir est issu d’une causerie présentée dans le contexte de l’émission radiophonique Fémina et s’intitule « Françoise, journaliste et femme de lettres ». Cette deuxième diffusion n’explique pas à elle seule l’autonomisation de la signature, puisque certains poèmes parus initialement sous le nom de Germaine Bernier dans le Canada français sont republiés dans Le Devoir sous le pseudonyme de Prisca. Le sujet de l’article paraît dès lors plus déterminant que le contexte de rediffusion dans le choix de la signature. En signant de son nom, Germaine Bernier s’inscrit dans la filiation des femmes de lettres qui l’ont précédée et qui ont façonné la profession de femme journaliste, définissant cette identité professionnelle au carrefour de l’écriture journalistique, de la littérature et de l’engagement social.

Si elle utilise le pseudonyme de Pascale France pour le courrier du coeur et les articles de la page féminine, Germaine Bundock signe ses critiques musicales et théâtrales par ses initiales, G. B., ou Germaine B. Elle paraphe aussi les contes et les récits qu’elle fait paraître au cours des années 40. Comme ces fictions sont étroitement liées à l’actualité en ce qu’elles traitent de la tuberculose et de la guerre, on pourrait penser que Germaine Bundock délaisse le pseudonyme dans les textes dont le travail de création journalistique s’avère plus significatif et engage davantage son jugement personnel. À l’inverse, le « courrier des lecteurs » constitue un lieu où les lecteurs et les lectrices peuvent « reconnaître […] les idées que précisément [ils] attend[ent] » (Bundock 1939a : 6), puisqu’elles sont conformes aux normes et aux moeurs de l’époque, comme elle le signale dans la toute première édition qu’elle dirige. L’identité de la journaliste chargée de la rédaction importe alors relativement peu, puisque la moralité et le sens commun y priment la pensée individuelle, ce dont témoigne le partage du pseudonyme de Pascale France entre Germaine Bundock et Renaude Lapointe.

Pour sa part, cette dernière semble davantage distinguer les pratiques par l’entremise de ses signatures. Elle recourt au pseudonyme dans les « courriers aux lecteurs » qu’elle rédige, celui de Pascale France pour le courrier du coeur et celui de l’Oncle Nic pour le « courrier des adolescents ». Ses textes de fiction, quant à eux, sont signés Carole, Renaude ou Renaude L., alors qu’elle indique ses initiales, R. L., pour ses critiques de concerts et de théâtre.

Certes, le journalisme féminin demeure étroitement lié aux enjeux qui touchent plus particulièrement la vie des femmes et se manifeste matériellement par l’assignation à la page féminine, mais le spectre des sujets à couvrir s’élargit, notamment en raison de l’actualité marquée par la crise économique et la Seconde Guerre mondiale. Il arrive même, à l’occasion, que les articles de femmes paraissent en première page[14]. Malgré cet élargissement progressif des possibles, la spécialisation des pratiques journalistiques tend toutefois à circonscrire les modalités du discours et le contenu des articles des femmes journalistes. Les textes journalistiques de celles que j’ai étudiées révèlent ces barrières. Au Soleil, Pascale France semble toujours, à la fin des années 30, cantonnée dans des sujets dits féminins, comme elle l’indique dans son courrier en répondant à la personne qui signe « Justice en tout » : « L’article que vous m’avez adressé n’appartient pas au domaine féminin, je ne puis donc le publier. Adressez-le sous forme de tribune libre et signé d’un nom responsable au chef de nouvelles du “ Soleil ” » (Bundock 1939b : 6). Le texte soumis ne sera donc pas publié dans la page féminine, non pas en raison des maladresses stylistiques, comme c’était généralement le cas auparavant, mais parce que les idées exprimées ne cadrent pas avec les orientations particulières de cette page. Les questions sociales transversales suscitent de pareilles réserves, comme en témoigne ce passage d’un article de Germaine Bernier (1938a : 5; l’italique est de moi) paru dans Le Devoir :

On me demande un article sur la pénible situation des familles de chômeurs qui sont sans secours […] Je le fais bien volontiers […], mais j’espère qu’une plume plus autorisée que la mienne pourra […] faire comprendre aux autorités de la ville que certains règlements, dans certains cas, devraient être appliqués avec, au moins, autant de logique et d’humanité que de fidélité ou même de rigueur.

Soucieuses d’exprimer leur point de vue sur les enjeux et les événements de leur temps, les journalistes doivent donc négocier avec les contraintes qui mettent des limites à leur discours. Consciente de ces balises reposant sur des stéréotypes sexuels, Germaine Bernier cherche à les contourner lorsqu’elle emploie un vocabulaire associé à la guerre pour traiter des enjeux dits féminins[15], leur conférant ainsi une portée politique plus grande et un ancrage dans l’actualité. L’impératif de l’actualité en régime médiatique est d’ailleurs mobilisé dans le façonnement de l’identité de journaliste par de nombreuses références au temps. Celui-ci est présenté tantôt comme une exigence professionnelle : « sur une table de journaliste des papiers de quinze jours […] sont des vieux papiers » (Bernier 1942b : 5), tantôt comme une ressource de plus en plus rare compte tenu des nombreuses occupations qu’exige le métier : « Ce roman très bien fait et d’une lecture prenante mériterait bien autre chose qu’un article rédigé à la hâte parmi les occupations quotidiennes de la journaliste » (Bernier 1942c : 5). L’identité professionnelle esquissée dans ces deux extraits rend compte de la nécessité pour les femmes journalistes d’être de leur temps et de s’écarter d’une conception du féminin rattachée à l’itératif et opposée à la nouveauté et à l’événement.

L’inscription du littéraire dans l’écriture journalistique[16]

Les premiers textes de Germaine Bernier publiés par Le Devoir traitent des talents artistiques et des compétences intellectuelles de figures féminines, réelles ou fictives. C’est le cas du texte en prose intitulé « En écoutant » qui entrevoit sombrement l’avenir d’une jeune musicienne, dont le talent ne trouvera pas à s’épanouir en raison des contraintes liées au destin féminin (Bernier (Prisca) 1930a : 5) :

Mais l’enfant que le ciel a doué avec tant de générosité est sans fortune et sans protection. Elle devra sous peu mettre l’étude de côté pour s’enfermer dans quelque obscur bureau où se passeront peut-être ses plus belles années. Chaque fois que je l’entends jouer, je suis toujours surprise, ou plutôt éblouie par ce talent qui s’affirme de plus en plus, qui pourrait porter de si beaux fruits et qui, selon toute apparence, est condamné à se faner dans sa fleur.

Plus loin, Germaine Bernier (ibid. : 5) signale que cette enfant maîtrise également l’art de l’écriture, puisque « [s]es doigts qui font vivre les phrases harmonieuses avec tant de charmes, tiennent aussi le crayon et l’estompe avec beaucoup de grâce ». Derrière cette double compétence se profile la silhouette de la journaliste elle-même. L’autoréférentialité de ces textes est confirmée dans ses poèmes dont le sujet poétique féminin s’exprime au « je[17] » : « Je chanterai toujours, en fille de Bohême, / S’ils viennent pour brûler tout au fond de mon coeur, / Les grains d’encens aimés d’où montent les poèmes » (Bernier (Prisca) 1932 : 5). Déjà se dessinent quelques tendances : le discours sur l’art, principalement la poésie et la musique, la valorisation de la culture artistique et intellectuelle des femmes de même que l’ambition féminine contrariée. Ces préoccupations dominent également les chroniques de Bernier dont le propos vise à inciter les jeunes filles « à développer leur goût de l’étude, de l’effort intellectuel aussi bien que spirituel » (Bernier 1935 : 5) avant d’envisager le mariage. Ce discours fait écho à la trajectoire de Germaine Bernier, musicienne et poète troquant la carrière artistique pour celle de journaliste, bifurcation professionnelle découlant, entre autres, des contraintes liées à la crise économique[18]. Dans ses « Réflexions » sur le genre de la chronique, qui marque le début de son mandat de direction de la page féminine, Germaine Bernier ((Prisca) 1935 : 5) annonce qu’elle renonce en quelque sorte « à être “ une voix ” » pour « [s]e conten[ter] de n’être qu’un écho », consciente de l’itérativité qui caractérise les contenus journalistiques destinés aux femmes. Il faut rappeler que, dans le domaine des lettres, le journalisme n’était pas son ambition première, puisque très jeune, à 20 ans, elle « rêvait d’écrire des livres » au point de « se présent[er] chez un éditeur – celui de sa rue – pour savoir combien cela coûtait pour faire éditer un livre [en vers] » (Chalvin 1970 : 11).

Cet intérêt pour le talent créateur féminin contrarié s’infiltre également dans les critiques littéraires de Germaine Bernier, notamment celle qui est consacrée au roman de l’écrivaine américaine Pearl Buck, This Proud Heart (1938), récompensé par le prix Nobel de littérature et traduit en français sous le titre Un coeur fier, mettant au premier plan un personnage de femme artiste forcé de renoncer à son art pour ne pas faire de l’ombre à son premier et à son second maris. Au fil du texte, la journaliste laisse tomber cette question : « Qui donc, même avec un talent moyen peut cesser d’écrire, de peindre, de faire de la musique ou de composer parce qu’il change d’état de vie? Il n’y en a pas beaucoup, du moins parmi ceux qui ont un véritable talent » (Bernier (Prisca) 1940d : 5). De même, la chronique « Le vieux cahier », signée G. B., porte sur le carnet d’une adolescente, dont on peut penser qu’il s’agit ici de la chroniqueuse : « Pensées, vers, extraits d’articles, de pièces de théâtre, de poèmes ou de correspondance […] Je feuillette, je feuillette, et il me semble qu’un beau rêve d’art a flotté sur ces pages et est mort avant la dernière… » (Bernier (G. B.) 1945 : 5). Ces réflexions se répercutent également dans des poèmes choisis qu’elle fait paraître dans la page féminine. Le poème « Et maintenant… », de Gabrielle Basset d’Auriac, est très évocateur à cet égard : « Parce que j’ai cessé de farder ma paupière / Et d’attirer les coeurs avec des yeux savants, / Mon regard leur paraît moins empli de lumière, / […] Lorsque je passe, ils ont un hochement de tête / Et regrettent le temps de mes succès divers, / Parce que j’ai cessé de me croire poète / Et que je leur cache mes vers! » (Bernier (Prisca) 1940a : 5). Poèmes, critiques ou chroniques, les textes journalistiques de Germaine Bernier se construisent régulièrement sur un matériau autobiographique – le récit de soi servant des visées d’exemplarité – et mettent ainsi en tension la vocation informative et l’expression d’une subjectivité. L’écriture intime et l’anecdote fictionnalisée constituent d’ailleurs les « fondements poétiques » (Thérenty 2010 : 32) de la chronique depuis Delphine de Girardin[19]. Plus près de Germaine Bernier, Michelle Le Normand et Simone Routier, par exemple, puisent également le contenu de leurs chroniques et écrits journalistiques dans leur vie personnelle[20].

La mise en valeur d’un talent et d’une ambition littéraires côtoie en outre, dans les chroniques de Germaine Bernier, la mise à profit d’une érudition littéraire. Contrairement aux journalistes portées par des velléités littéraires qui l’ont devancée, comme Françoise et Madeleine, elle ne semble pas chercher à convertir « un capital plus médiatique et populaire en capital plus littéraire » (Savoie 2014b : 51), mais à construire sa légitimité médiatique sur un capital littéraire. D’ailleurs, dans une conférence prononcée lors d’un déjeuner de la Société des femmes universitaires, Germaine Bernier, évoquant les préalables de la carrière de journaliste, affirmait ceci : « cette carrière ne se choisit pas, mais elle s’impose souvent […] ce n’est pas tant une question de science, qu’une question de disposition personnelle et, si l’on veut, de culture[21] ». Les connaissances littéraires déployées paraissent en effet servir de levier de négociation permettant, d’une part, d’aborder des questions politiques dans la page féminine et, d’autre part, d’élever la tenue intellectuelle de la page féminine et des chroniques de mode. Sur ce point, Germaine Bernier n’apparaît pas comme une exception : dans son premier texte signée à titre de titulaire du « courrier des lecteurs » du Soleil, Germaine Bundock (Pascale France) cite les vers d’Edmond Haraucourt[22], affichant d’emblée une certaine érudition littéraire, laquelle agit comme une invitation à solliciter son expertise dans le domaine des lettres. Chez Germaine Bernier ((Prisca) 1936 : 7), la chronique, notamment la chronique de mode, semble en début de carrière incompatible avec la littérature : « Comme pour les chroniques courantes, il ne s’agit pas de souvenirs ou d’improvisations, d’idées chères ou de simples impressions ou encore de sujets choisis avec amour, encore moins d’inspiration! » Cependant, cette distinction paraît s’évanouir au fil du temps, la journaliste comparant trois ans plus tard les poètes et les couturiers dans l’inspiration qu’ils puisent de la nature (Bernier (Prisca) 1939 : 5) : « les couchants attendris seront drapés de gris, de rose, de mauve au point d’inspirer non seulement les poètes et les rêveurs mais même les couturiers… Parce que les couturiers comme bien d’autres artistes, après avoir cherché l’inspiration dans l’histoire, le roman, l’art ou le théâtre, posent souvent leurs yeux sur la nature ». Dans la même chronique, elle cite également des vers d’une « mélancolique poétesse » (ibid.), distillant son savoir et cherchant à attiser le goût des belles lettres, notamment chez ses lectrices puisque c’est d’abord à la femme qui lit qu’elle adresse l’ensemble de ses textes. Le discours sur la littérature et les citations de textes littéraires renseignent sur la conception du lectorat que privilégie Germaine Bernier, plus précisément de sa destinataire idéale : intellectuelle et lettrée comme elle[23]. Dans ses textes journalistiques, elle présume en effet que son lectorat, habitué de fréquenter les poètes dans ses chroniques ou dans des recueils, et inspiré par son exemple, partage désormais, en 1940, son érudition littéraire : « J’espère qu’il n’est pas nécessaire que je dise que ces vers sont de notre cher Lozeau; vous les avez reconnus » (Bernier (Prisca) 1940b : 5). Les références littéraires qui émaillent ses chroniques sont donc mobilisées pour leur valeur symbolique, dont la reconnaissance agit comme gage d’une compétence culturelle, distinguant et légitimant le journal, la chroniqueuse et, enfin, son lectorat. Comme Lozeau écrivait pour Le Devoir et que ses poèmes étaient fréquemment publiés par Fadette au cours des années 10 et 20, il se peut également que Germaine Bernier fasse ici appel à la mémoire du journal et du lectorat, s’inscrivant dans la même tradition littéraire et journalistique.

Les nombreuses références littéraires ont aussi, chez Germaine Bernier (1938c : 5), une valeur heuristique, ce qui permet une compréhension nouvelle et approfondie du monde et des réalités sociales qui le façonnent :

Évidemment, c’est un poète qui parle, ce n’est pas toujours si vain d’écouter les poètes. Quand, souvent, les philosophes, les mathématiciens, les diplomates, les économistes et les rhéteurs n’arrivent pas à assurer la paix et le contentement de tout le monde, si un poète arrive à vous faire voir les choses comme il les voit, s’il arrive à vous faire poser sur les autres et sur la vie un regard d’enfant et d’artiste à la fois, vous devrez être reconnaissants à ce bon magicien. C’est lui qui doit avoir raison, puisque, sans cacher ou méconnaître la vérité, il vous fait voir aussi la beauté.

L’exposition d’une culture lettrée et la représentation du lectorat qui en découle témoignent d’une volonté d’émulation qui constitue le socle de groupes intellectuels et culturels comme le Moulin à vent et la Société d’étude et de conférences, fondée à Montréal en 1933, qui « regroupe des femmes en petits cercles pour qu’elles produisent des travaux de recherche puis assistent à des conférences sur des sujets scientifiques et culturels » (St-Laurent 2011 : 172). La page féminine passerait, du moins celle du Devoir, du modèle du salon, rattaché à des sociabilités privées, à celui de la société savante, plus formelle dans son mode de fonctionnement et ancrée dans la sphère publique. La chronique de Germaine Bernier offre d’ailleurs plusieurs comptes rendus de ces réunions féminines promouvant la culture savante[24]. Ancienne enseignante, elle paraît poursuivre son oeuvre de transmission du savoir par l’entremise de la page féminine. Elle s’inscrit ainsi en ligne directe avec ses précédesseures, Joséphine Marchand et Robertine Barry, qui se voyaient avant tout comme des éducatrices.

Même si les deux pratiques sont parfois distinguées, la littérature demeure au coeur de la conception du journalisme de Germaine Bernier (1961 : 8) : « Faire connaître un auteur que l’on a aimé, lui amener de nouveaux lecteurs susceptibles aussi de le comprendre et de l’apprécier à sa valeur et de s’enrichir de sa pensée, m’ont toujours semblé un des aspects les plus agréables et les plus utiles du journalisme. » Or malgré l’érudition littéraire qui émane des chroniques de Germaine Bernier, il faut savoir que, de manière générale, la critique littéraire tend progressivement au cours des années 30 et 40 à sortir de la page féminine en raison de la spécialisation des discours. Le journal Le Devoir, par exemple, inaugure en 1935 une page littéraire, publiée dans l’édition du samedi. L’apparition de la page littéraire, et sa masculinisation – la page est toujours dirigée par un homme[25] –, force par conséquent les femmes journalistes à redéfinir leur discours sur la littérature. Les chroniqueuses doivent donc se justifier lorsqu’elles se penchent sur des oeuvres littéraires, comme le fait Germaine Bernier (1938b : 5) dans un préambule à sa critique des Engagés du Grand Portage de Léo-Paul Desrosiers où elle se présente en dilettante : « Comme lectrice bénévole et non comme critique littéraire, obligé de lire pour consacrer ou démantibuler un auteur, je parlerai de ce livre aujourd’hui avec autant de plaisir que j’ai eu à le lire. » Ailleurs, elle se pose toutefois en professionnelle lorsqu’elle explique que la « besogne quotidienne » ne permet pas aux journalistes de lire toutes les nouvelles parutions qui leur sont acheminées, mais que l’expérience procure un jugement plus sûr qui les guide dans la sélection des oeuvres à faire connaître au public (Bernier (Prisca) 1940c : 5). En d’autres occasions, son autorité de chroniqueuse lui permet « de suivre son goût et de ne pas contrarier ses dispositions du moment » (Bernier 1943b : 5).

Conclusion

La formation scolaire et les diplômes d’études supérieures qui couronnent le parcours des trois journalistes étudiées ne semblent pas favoriser la publication en livre, du moins pas en début de carrière, comme c’était le cas de leurs devancières des années 20, dont Michelle Le Normand et Marie-Rose Turcot (Savoie 2014b : 57). La publication de leur premier ouvrage est non seulement tardive (1954 pour Germaine Bernier et 1962 pour Renaude Lapointe), mais l’ancrage littéraire de ceux-ci est pour le moins relatif. Bernier publie un récit de voyage, Impressions de France et d’Italie, tandis que Lapointe fait paraître un reportage intitulé L’histoire bouleversante de Mgr Charbonneau qui s’écoule à 50 000 exemplaires. Ainsi, ce n’est pas le livre qui confère à leur pratique d’écriture et à leur trajectoire une dimension littéraire, puisque celui-ci relève davantage des genres journalistiques, mais leur production médiatique et leurs affiliations marquées par des interférences entre discours sociaux et culturels, qui s’inscrivent dans le prolongement des pratiques journalistiques féminines de la fin du xixe siècle et du début du xxe siècle. Ainsi, malgré le profil plus scolarisé des journalistes, la diversification des genres pratiqués, l’acquisition de droits (comme le droit de vote en 1940), le journalisme féminin des années 30 et 40 se présente comme un agrégat de pratiques et de postures dont certaines sont issues du xixe siècle, notamment la mise en scène de soi et l’anecdote fictionnalisée, tandis que d’autres s’avèrent plus modernes, telles que l’autonomisation progressive de la signature, l’interview et le façonnement d’une identité professionnelle[26]. La dimension littéraire de la production de Germaine Bernier déborde les années 30, puisque la journaliste republie ses poèmes à la fin des années 40 et fait paraître en 1959 un conte de Noël, « Le reporter sans reportage », dont le titre à lui seul confirme la persistance de ces croisements entre activité littéraire et activité journalistique. En raison de ce maillage, Germaine Bernier et Germaine Bundock sont à l’occasion désignées dans la presse comme écrivaine ou poète et journaliste[27]. Un renversement semble alors s’opérer où le journalisme ne constitue plus la principale voie d’accès à la littérature pour les aspirantes écrivaines, mais où cette dernière est plutôt conçue comme un levier de consolidation et de légitimation du statut de femme journaliste. Bien que le cheminement professionnel soit inversé, la porosité de la frontière entre les métiers liés à l’acte d’écrire demeure. La professionnalisation du journalisme féminin ne passe donc pas, ou du moins pas uniquement, par l’appropriation par les femmes des pratiques et des enjeux traditionnellement associés au masculin, mais surtout par la transformation des « qualités “ naturelles ” qu’on leur accorde en qualifications officiellement brevetés, seule manière de les monnayer convenablement » (Perrot 1987 : 6). En voie de spécialisation, le journalisme féminin des années 30 et 40 continue tout de même d’entrelacer des discours, des poétiques, des postures et des pratiques qui relèvent des champs médiatique et littéraire.