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Le contexte culturel, politique et socioéconomique influe sur les conditions d’entrée dans les mouvements sociaux ainsi que sur les pratiques militantes; et le mouvement féministe québécois n’échappe pas à cette réalité. À ce titre, nous cherchons à circonscrire et à évaluer certains traits pouvant se dégager du militantisme des féministes francophones du début du xxie siècle au Québec. L’objectif de notre démarche n’est pas de comparer les féministes dans une perspective générationnelle ou en fonction d’une perspective politique, mais de faire ressortir certaines cohérences et inflexions dans la façon de concevoir le féminisme en prenant appui sur les témoignages de quelques militantes arrivées au féminisme après 2000 par rapport au contexte qui caractérisait leur entrée dans le mouvement. Nous n’aborderons donc pas la question des carrières militantes (Darmon 2008; Fillieule 2009) : nous nous concentrerons plutôt sur les formes d’engagement politique, à l’instar du projet de Jacques Ion, Spyros Franguiadakis et Pascal Viot (2005) ou encore d’Éric Agrikoliansky et Isabelle Sommier (2005), car nous nous appuyons sur un nombre restreint d’entrevues en adoptant une méthode de type ethnographique qui repose sur la mémoire individuelle et qui ne permet pas la généralisation. Cependant, nous pensons que l’expérience des féministes que nous avons rencontrées dans le contexte du projet de recherche InterReconnaissance[1] mérite d’être prise en considération, d’autant que leur récit rejoint celui d’autres féministes de leur génération militante, comme en témoignent certains textes déjà publiés (Blais et autres 2007; Breton et autres 2007; Kruzynski et autres 2013; Prairie et Roy-Blais 2016; Surprenant et Bigaouette 2013). De plus, il se dégage de notre corpus d’entretiens quatre éléments qui valent réflexion et peuvent nous renseigner sur les transformations politiques du mouvement féministe francophone au Québec : 1) la façon dont leur militantisme féministe s’articule à d’autres engagements politiques ou sociaux; 2) leur rapport avec les programmes universitaires d’études féministes/de genre/sur les femmes; 3) la compréhension et l’utilisation de la notion d’intersectionnalité; et 4) le rapport aux droits, à l’État et aux transformations législatives. Notre article sera organisé autour de ces éléments qui apparaissent transversaux dans nos entrevues.

Quelques précisions d’ordre méthodologique s’imposent. Le matériel principal que nous étudierons consiste en neuf entrevues semi-dirigées que nous avons faites dans le contexte du projet InterReconnaissance[2], auxquelles nous avons ajouté deux entrevues réalisées avec des femmes racisées à l’automne 2018, en utilisant le même questionnaire. Nous avons également consulté des sources écrites comme les revues publiées durant cette période, par exemple dans le journal étudiant Ultimatum et le blogue québécois Je suis féministe[3], de même que des documents entourant les rassemblements RebELLES[4].

En raison de l’échantillonnage, notre corpus de onze entrevues a nécessairement ses limites en ce qui a trait à la diversité, notamment par sa majorité de femmes blanches, cisgenres, n’étant pas en situation de handicap et relativement instruites. Il rassemble des femmes qui se définissent comme féministes et qui ont des expériences diverses de militance en rapport avec le mouvement des femmes et des féministes au Québec. Néanmoins, il faut relever que notre corpus compte trois femmes autochtones et trois femmes issues de l’immigration récente. Considérant que la majorité des entretiens a été réalisée avant 2015, nous n’avons malheureusement pas de matériaux qui traitent des mouvements collectifs contre les agressions sexuelles, même si le sujet a été abordé dans les deux entrevues effectuées en 2018. L’activisme en ligne, notamment #AgressionNonDénoncée ou #MoiAussi, a donné lieu à plusieurs témoignages, en particulier dans le blogue Je suis indestructible.

Dans notre article, nous discuterons de certaines particularités qui se dégagent des propos des féministes que nous avons rencontrées qui sont arrivées au féminisme après 2000. Leurs discours illustrent certaines transitions au sein du féminisme québécois et témoignent d’enjeux qui marquent actuellement le mouvement au Québec[5]. Si, dans le mouvement féministe, cette date est associée à la Marche mondiale des femmes (MMF), d’autres évènements jouent un rôle important dans la politisation de nos répondantes : le tournant ouvertement néolibéral du gouvernement Bouchard en 1996 avec l’idée du « déficit zéro », le développement des mobilisations contre la mondialisation néolibérale, les recompositions dans la mouvance féministe radicale[6] et la rencontre des jeunes féministes RebELLES[7]. La culture politique de l’époque est aussi marquée par les théories et les pratiques libertaires, anti-autoritaires et anarchisantes au Québec[8], ce qui se reflète chez la quasi-totalité des répondantes. On note également une sensibilité aux enjeux autochtones et de décolonisation. De plus, il importe de considérer le rôle déterminant des technologies de l’information et de la communication (TIC) dans le militantisme pour ces féministes puisque la tenue d’un blogue, les moyens d’éducation et de sensibilisation politiques en ligne, la mobilisation collective au moyen du Web et l’existence de nombreuses communautés en ligne transforment les discours tout comme les pratiques politiques (Blandin 2017; Dagnaud 2011; Weil 2017). Enfin, plusieurs des féministes que nous avons rencontrées sont préoccupées par les questions environnementales et de décroissance, même si elles ne sont pas nécessairement investies dans des luttes précises.

Le féminisme et les autres formes d’engagement militant

Notre premier constat dégagé de l’étude de notre corpus concerne leur rapport au féminisme et les formes diverses d’engagements politiques. Pour plusieurs, le féminisme se traduit comme une posture politique qui façonne leurs autres engagements et leurs visées de transformations sociales. Il ne fait aucun doute que les femmes que nous avons rencontrées se conçoivent comme faisant partie du féminisme. D’ailleurs, elles connaissent son histoire dans le contexte québécois et elles entretiennent certains liens avec les lieux de convergences féministes. Si le féminisme n’apparaît pas dans leur récit comme le seul lieu de leur engagement politique, il marque néanmoins leur manière d’être en lutte à propos d’autres questions, c’est-à-dire qu’il ne se réduit pas à l’axe du genre.

À ce titre, les engagements politiques de nos répondantes prennent la forme de la solidarité internationale, de l’altermondialisme, de l’écologisme, de l’anticapitalisme, du décolonialisme, des luttes autochtones, du mouvement étudiant, des luttes pour la défense des droits et des normes du travail pour toutes. Cela les amène à être en collaboration avec plusieurs organisations militantes au Québec ou au Canada, féministes ou non, mixtes et non mixtes sur la base du genre. Leur féminisme se traduit dans les différents espaces où elles s’engagent :

Au Réseau québécois des groupes écologiques, il y a eu beaucoup de travail au niveau des perspectives féministes, et cela donne des résultats excitants. [Par exemple], il y a eu du travail sur le plan de la culture organisationnelle, de la division du travail, de la division du temps de parole, de la tolérance au machisme ordinaire à laquelle on a mis un holà. Je me souviens, on a adopté un code de pratiques solidaires qui incluait différentes formes d’oppression[9].

MP

Chez les militantes féministes du mouvement étudiant, on rencontre une critique explicite du sexisme dans les organisations mixtes dans lesquelles elles militent, la perpétuation de la secondarisation du féminisme par rapport à la « lutte principale étudiante » (Ruault 2017) et de la reconduction de la division sexuelle du travail militant (Tremblay-Fournier 2013), notamment à l’Association pour une solidarité syndicale étudiante (ASSÉ)[10]. On se souvient que, lors de la grève de 2012, plusieurs féministes avaient critiqué l’association entre la Coalition large de l’Association pour une solidarité syndicale étudiante (CLASSE) et un collectif d’humoristes et que certaines étudiantes avaient soulevé des cas d’agressions sexuelles à leur encontre durant la grève (Bigaouette et Surprenant 2013). Dans un numéro du journal Ultimatum publié pour le 8 mars 2016, l’éditorial mentionne que « nous pouvons noter depuis la fondation de l’ASSÉ des inégalités structurelles qui se reproduisent telles qu’une division sexuelle du travail militant et une secondarisation de nos revendications » : une telle dénonciation sert également à justifier l’existence de lieux non mixtes sur la base du genre dans une organisation comme l’ASSÉ.

Nous avons également constaté que les institutions et les organisations féministes au Québec jouent un rôle dans l’identification de nos répondantes au féminisme. À ce titre, il faut relever le rôle non négligeable joué par la FFQ dans l’engagement de certaines jeunes féministes francophones en dépit d’un rapport ambivalent à cette organisation souvent perçue comme une institution. Mentionnons aussi la MMF dans ses différentes éditions depuis 2000; les rassemblements de RebELLES; les États généraux de l’action et de l’analyse féministes (2011-2013). En fait, selon celles que nous avons rencontrées, la FFQ a offert directement ou indirectement différents contextes pour que ces féministes s’inscrivent dans le mouvement des femmes plus institutionnalisé en fonction de leurs propres préoccupations, y prennent part et le façonnent, et alimentent les prises de position des dernières années. Par exemple, les thèmes plus récents de la MMF ont permis de joindre les militantes autochtones, écoféministes, anticapitalistes et décoloniales. Toutefois, certaines sont restées plus critiques quant à l’opportunité de s’engager dans la MMF. Ainsi, une militante étudiante souligne « la professionnalisation du mouvement et l’absence de base militante non salariée » (Tremblay-Fournier 2011 : 6). Elle émet également des doutes quant à l’ouverture de la FFQ sur la diversité des tactiques et les actions de perturbation politiques et économiques. Cela fait écho au commentaire de l’une de nos répondantes concernant la MMF de 2005 mentionné plus loin dans notre article.

Ces féministes participent donc à ces grands évènements (MMF, RebELLES ou États généraux), sans nécessairement être membres des organisations féministes plus anciennes, ce qui continue à soulever des interrogations, notamment dans le contexte des chutes d’adhésion et de leur effet sur les budgets de fonctionnement. Cette situation a entraîné des réactions de la part de membres de la FFQ, qui, après le premier rassemblement féministe « S’unir pour être rebelles » à Montréal, auraient découvert l’existence de ces jeunes féministes et se demandaient : « Mais, pourquoi est-ce qu’elles ne sont pas membres? », se rappelle une répondante (EML).

En amont des rassemblements RebELLES, les objectifs des organisatrices étaient « de faire entendre la voix des jeunes au sein de la FFQ et du mouvement des femmes en général et [de] sensibiliser les jeunes au féminisme » (Beaulieu et Legault 2005 : 201). Les rassemblements ont permis d’exposer les organisations féministes existantes à des manières différentes de militer. En outre, cela a été l’occasion de s’organiser entre jeunes féministes et d’établir de nouveaux réseaux de contacts. Par ailleurs, les instigatrices du blogue Je suis féministe ont fait connaître leur projet au rassemblement Toujours RebELLES de 2008, à Montréal, avec l’objectif de créer une plateforme pour des correspondances qui permettrait de « briser l’isolement des jeunes féministes francophones » (Prairie et Roy-Blais 2016 : 16). La FFQ a fait confiance à RebELLES et a laissé libre cours à leur volonté d’organisation politique. Elles ont ainsi créé un mode d’organisation à la fois en rapport avec les structures institutionnalisées et critiques de ces dernières (Beaulieu et Legault 2005). Nos répondantes témoignent également de la malléabilité – parfois surprenante – de certaines structures institutionnalisées :

[Lors de RebELLES, il y a eu] le courage politique d’intégrer des modes organisationnels plus inspirés des milieux radicaux avec un projet en lien avec la FFQ. Je croyais sincèrement et je le crois encore, que cela [ces modes d’organisation anarchisants] reflétait ce que voulaient la plupart des jeunes féministes[11]. Je pense à une critique de la centralisation et du réformisme de certains groupes féministes.

BL

Si l’élément générationnel joue un rôle pour les féministes blanches, en ce qui concerne les femmes racisées, leur rapport avec le féminisme québécois reste paradoxal. Elles se sentent partie prenante du mouvement féministe certes, mais elles ont souvent de la difficulté à se percevoir autrement qu’à la marge de celui-ci. Par exemple, l’une d’elles s’est souvent sentie comme la « Noire de service » en étant « la seule autour de la table » dans certaines organisations féministes (AP). Les femmes autochtones que nous avons rencontrées se reconnaissent davantage dans les organisations autochtones que dans le mouvement des femmes au Québec, même si elles voient la nécessité de nouer des alliances. Pour sa part, une féministe musulmane (A3) reconnaît que « les féminismes des femmes musulmanes contribuent à redéfinir ce qu’est le féminisme québécois » et que, à Montréal du moins, « le féminisme commence à être beaucoup plus ouvert », tout en conservant personnellement une certaine « colère envers le féminisme majoritaire ».

Pour certaines de nos répondantes, les engagements militants deviennent aussi des occasions d’emplois, comme coordinatrices ou travailleuses dans ces organisations féministes (AP, EML, BL, A1, A2, WL). Cependant, le fait que le féminisme devient un emploi n’est pas sans contradictions : le travail en vient alors à prendre le dessus sur la militance, oblige à fonctionner sous forme de coalition avec toute sorte de groupes et de personnes avec qui les affinités ne sont pas toujours les mêmes et, parfois, fait se chevaucher le militantisme et le travail salarié. Une répondante mentionnait le manque de temps : « Le travail a eu raison d’une bonne partie du plaisir qu’on pouvait associer à [la militance] » (A2).

Il ressort également, en ce qui a trait à leur positionnement, qu’elles ont une maîtrise des différentes perspectives politiques et qu’elles situent très clairement leur posture féministe quant aux luttes dans lesquelles elles sont investies. Ainsi, une féministe autochtone décrit de la façon suivante son double engagement :

[Dans les ateliers mixtes] sur les perspectives écoféministes, on entend les pires choses! Comme : “ C’est vrai que les gars ont foutu la marde, il faudrait vous laisser la place pour que vous nettoyez. ” Cette espèce de déresponsabilisation, plutôt qu’une remise en question [du] pouvoir du patriarcat conjugué au capitalisme qui a fait des ravages sur notre planète. [Ce] n’est pas seulement aux gens qui n’ont pas bénéficié de ces systèmes à nettoyer, il faut arriver à faire mieux.

MP

Nous avons aussi observé que nos répondantes ressentent le besoin de se donner des organisations et des espaces (virtuels ou physiques) qui leur soient propres. La revue Sorcières (2000-2010) a joué un rôle pour que ces féministes puissent revisiter certains thèmes du féminisme et de son histoire. En même temps, il était évident que ce collectif entretenait des liens avec la mouvance anarchiste montréalaise, rendant compte de certaines de ses actions, tout en refusant de s’inscrire dans la logique des « vagues » du féminisme (Blais et autres 2007). De façon similaire, Nemesis s’inscrit dans la même sensibilité libertaire, tout en amenant des perspectives queers ou des féminismes de couleur (Breton et autres 2007; Pagé 2017). Fait à noter, la plupart des auteures de ces articles ont participé au colloque et à des livres portant sur la troisième vague féministe au Québec (Baillargeon et collectif les Déferlantes 2011; Mensah 2005). La motivation à créer un espace virtuel propre aux plus jeunes féministes est d’ailleurs à la source de la création du blogue Je suis féministe. L’objectif était « de se donner les moyens de s’exprimer, [de] se créer les lieux, les espaces pour discuter de nos visions du féminisme » (Casselot, citée dans Prairie et Roy-Blais (2016 : 15)). Les instigatrices considéraient « [qu’]Internet était le territoire tout désigné pour rassembler cette communauté et bâtir ce réseau. Un monde virtuel superposé au réel, où tout est possible » (Prairie et Roy-Blais 2016 : 16).

En rapport avec ce blogue féministe francophone, nous avons constaté le rôle important des TIC dans la militance des féministes du xxie siècle. Même si notre recherche ne portait pas explicitement sur l’engagement militant sur le Web, certaines ont abordé le rôle des TIC dans leur militance en général et pour le féminisme en particulier (par exemple : mobilisations autochtones, environnementales, étudiante en 2012 et en soutien aux révolutionnaires en Tunisie). À ce titre, l’une des trois féministes autochtones que nous avons rencontrées parle d’actions militantes faites sur le Web : « Il y avait eu un évènement un 15 octobre : “ Rock your Mocs ”, qui était une activité en ligne » (MMD), dont l’objectif était pour des Autochtones de partager des photos d’elles portant leurs mocassins, ce qui faisait valoir positivement leur identité. La même répondante insiste sur le rôle déterminant de plateformes en ligne (par exemple : Facebook ou Twitter) dans sa prise de conscience de mouvements politiques d’autochtones hors du Québec, les amenant, elle et ses soeurs de luttes autochtones, à s’engager. Elle relate un échange déterminant : « “ Vois-tu ce qui se passe avec Idle no more au Canada? ”; “ Ah ouais, on devrait faire quelque chose! ” Et on a commencé à préparer la marche Idle no more au Québec [en 2012] » (MMD). Une autre des féministes que nous avons rencontrées invoque les avantages de ces réseaux en ligne qui s’avèrent fort utiles au quotidien : « On ne peut pas se toucher, mais on s’échange bien gros de l’information » (A2). Le cyberféminisme joue un rôle névralgique pour cette génération militante. Les différentes plateformes sont des lieux d’initiation au féminisme, des espaces de partage, d’éducation politique et théorique, mais également une forme d’activisme qui se traduit de différentes manières, par exemple l’affirmation comme féministe, le témoignage et le soutien mutuel, la réécriture de l’actualité ou la mobilisation concrète eu égard aux conflits politiques de l’heure (Déry-Obin 2011; Prairie et Roy-Blais 2016).

La formation universitaire au féminisme

Le deuxième constat qui se dégage de l’étude de notre corpus d’entretiens concerne la proportion significative de féministes ayant une formation universitaire au féminisme. En fait, une majorité a étudié dans des programmes en études féministes/de genre/sur les femmes et les autres mentionnent des discussions avec des féministes universitaires ainsi que des lectures déterminantes. Elles ont une maîtrise des termes, des notions et des distinctions en matière de perspectives politiques. Cette formation universitaire leur donne une bonne connaissance de l’histoire du mouvement féministe québécois et des principaux courants théoriques qui ont structuré les débats féministes.

Cela explique probablement que plusieurs ont joué un rôle important pour développer une perspective intersectionnelle, une sensibilité aux enjeux entourant l’inclusion des personnes trans* ou sur les questions de capacitisme dans les groupes au sein desquels elles s’engagent. Elles sont également moins préoccupées de chercher un dénominateur commun au groupe social des femmes et beaucoup plus enclines à trouver des moyens pour inclure la diversité des situations des femmes (immigration ancienne ou récente, femmes autochtones, femmes racisées ou vivant avec des handicaps) ou des sexualités (lesbiennes, queers, trans*).

Ces féministes parlent aussi du rôle qu’ont joué certains cours, des enseignantes, ou encore des lectures pour mettre des mots sur le « malaise » qu’elles ressentaient dans une société sexiste. « Quand j’ai commencé à comprendre qu’il y avait les féminismes noirs, des féminismes musulmans, j’ai commencé à m’instruire, à comprendre que pour être féministe, tu n’avais pas besoin d’être occidentale » (A3). La même personne parle d’un cours féministe qui lui a « fait l’effet d’un “ wake-up call ”. C’était dérangeant, car cela venait me chercher émotivement et cela m’a donné plusieurs outils pour comprendre mon environnement » (A3).

En dépit d’un rapport au féminisme marqué par une formation universitaire, nos répondantes ne limitent pas leur action politique au travail intellectuel qui reste davantage dans des réseaux plus restreints et à la production de savoirs féministes (c’est le cas d’une seule). Pour décrire ce qui s’est passé à RebELLES, deux membres du comité d’organisation précisent :

Chaque séance comportait un échange avec une ou deux jeunes militantes membres d’un groupe actif et ayant une expérience de lutte concrète à partager sur le thème en question – pas une experte ou une superdiplômée, ou une sommité, ou une femme qui vient « livrer » une connaissance prête-à-gober.

Beaulieu et Legault 2005 : 224

Ces féministes sont résolument dans l’action politique, tant en ligne que hors ligne, et elles se préoccupent, entre autres, de la question de la diversité des tactiques. Cela ne les empêche pas de concevoir leurs mémoires ou leurs thèses comme « une manière de militer, de contribuer à la lutte féministe dans le milieu académique » (A3). Certaines reconnaissent les effets politiques concrets des mobilisations par l’entremise du Web; l’une d’elles parle notamment de l’essaimage des indignations contre l’appropriation culturelle autochtone.

Dans le récit de nos répondantes, l’insistance sur la diversité des tactiques est aussi un appel à la radicalisation du mouvement et à repenser les moyens d’action et le rapport à l’État. La diversité des tactiques est un lieu de conflits, que certaines posent en termes de génération, avec les milieux féministes plus institutionnalisés qui, par ailleurs, ont des moyens financiers. Plusieurs répondantes invoquent l’importance de la diversité des tactiques pour faire bouger les choses devant le silence, voire le déni du gouvernement. Toutefois, les résultats se révèlent parfois décevants, car il faut de l’audace politique pour se radicaliser. Par exemple, le cas de la MMF 2005 est éloquent :

Il y avait un mandat clair donné par la CQMMF [Coordination québécoise de la MMF] : si on n’avait pas des réponses du gouvernement à nos revendications à telle date, on passait à d’autres actions. On avait une vision de l’escalade des moyens de pression [et] si on n’avait pas de résultats, on passait à des actions directes ou de désobéissance civile. Finalement, le comité stratégie n’a pas donné le « go » pour des actions de désobéissance civile ou des actions directes.

BL

Il y a une marge, selon une autre répondante, entre « être en faveur de la diversité des tactiques » et « assumer collectivement les conséquences » (EML), sans se désolidariser. Pourtant, le contexte politique appelle la mise en oeuvre de nouveaux moyens d’action, et il faudrait peut-être faire les choses autrement, comme le soulève une des féministes que nous avons rencontrées :

On est beaucoup dans des luttes défensives, justement pour ne pas perdre ce qu’on a. Alors on n’est pas dans la revendication de nouvelles choses dans le mouvement plus communautaire. Je pense qu’il faut repenser comment on revendique, qu’est-ce qu’on revendique, qu’est-ce que notre projet de société.

EML

Il faut également relever que le militantisme de nos répondantes est marqué par une multiplicité de sanctions judiciaires, ce qui n’est pas sans conséquence sur le militantisme (Dufour 2016). Mentionnons, par exemple, une poursuite en diffamation par des masculinistes, des poursuites bâillons par des compagnies, des arrestations à répétition dans les manifestations (en raison du « règlement P6[12] », notamment).

Les féministes actives en ligne sur les différentes plateformes sont également la cible de nombreux actes de violence sur la base du genre (par exemple, la misogynie, l’antiféminisme ou le harcèlement), mais aussi sur la base d’autres différences comme la sexualité, la race ou la religion (dont le racisme, l’islamophobie, l’hétérosexisme/homophobie). Ces formes de violence ont notamment pour objectif de faire taire, d’inhiber la prise de parole politique et de répandre la haine[13]. Dans le cas du blogue Je suis féministe, les instigatrices ont mis sur pied un palmarès en 2011, Trollitudes, qui présentait les citations des pires trolls sur la plateforme afin de désamorcer collectivement la violence (Prairie et Roy-Blais 2016 : 80-89).

Quant aux modes d’organisation politique, il importe de relever qu’il n’y a pas de remise en cause par nos répondantes de la non-mixité organisationnelle, même si par ailleurs elles ressentent le besoin de militer également dans des lieux mixtes et y puisent certaines inspirations quant aux modes d’action. Toutefois, la manière d’envisager la non-mixité est imprégnée d’une volonté d’inclure la diversité des femmes, ce qui la rend résolument intersectionnelle. Par exemple :

[À RebELLES], on était non-mixité et je précise RebELLES dans sa non-mixité, il y avait quand même quatre femmes trans au rassemblement de 2011.

BL

La question de la non-mixité intersectionnelle est importante pour l’organisation de la Dyke March, dont la première a eu lieu en août 2012, comme en atteste la même militante :

Notre spécificité, je pense que c’est une vraie analyse intersectionnelle. On regardait les différents types d’oppression vécus par les lesbiennes et le collectif était diversifié, il y avait trois lesbiennes noires et trois blanches, dont une femme trans.

BL

Ce dernier élément témoigne de l’importance accordée à la posture intersectionnelle dans les modes d’action de nos répondantes.

L’intégration de l’approche intersectionnelle

Le troisième constat qui mérite notre attention concerne justement la question de l’intersectionnalité des systèmes de domination qui semble « aller de soi » pour ces féministes. C’est une approche jugée indispensable dans la conduite des luttes féministes, mais également une condition de poursuite du mouvement. Cependant, elles ne sont pas dupes d’une possible instrumentalisation de l’intersectionnalité ou de son intégration superficielle dans certains milieux[14].

Il semble nécessaire de soulever à la fois l’influence des cours universitaires et des textes qui abordent de manière plus importante cette question au Québec (Maillé 2007; Bilge 2010; Hamrouni et Maillé 2015), mais également le rôle des États généraux de l’action et de l’analyse féministes (2011-2013). Ayant l’objectif de faire le bilan des vingt dernières années du mouvement des femmes et la volonté de dégager les orientations et les lignes d’action pour l’avenir, ces États généraux ont donné lieu à des discussions sur l’analyse intersectionnelle et ses apports au mouvement des femmes au Québec.

En ce qui concerne le cas du blogue Je suis féministe, les billets concernant le thème de l’intersectionnalité n’ont commencé à apparaître qu’en 2014. L’une des membres de l’administration de la plateforme de 2011 à 2013 relate : « celles qui écrivaient et publiaient dans l’espace féministe québécois, ce sont encore souvent, des blanches universitaires hétéro » (LaRochelle, citée dans Prairie et Roy-Blais (2016 : 150)). Cela n’a pas empêché la publication de billets ultérieurs sur les différences parmi les femmes, les privilèges et l’inclusion sociale au Québec. Durant la période des États généraux, la question de l’intersectionnalité apparaissait comme une onde de choc, et cela ne s’est pas passé sans tensions ni déchirements (Campbell-Fiset 2017; Pagé et Pires 2015). L’une des répondantes considérait ce moment comme crucial : « Quand je dis que cela passe ou casse [dans le mouvement des femmes au Québec], je pense que cela se joue au niveau de l’intégration de l’analyse intersectionnelle » (EML). Une autre répondante suggère que l’intersectionnalité entraîne un mouvement entre une volonté « d’ouverture pour interroger le nous des femmes à l’interne » et une crispation autour de la nécessité « de se tenir serrées, d’avoir des objectifs très uniformes pour pouvoir pointer vers la cible et être efficaces » (AP).

La question des privilèges et du confort des unes par rapport aux autres est très présente dans leur manière de penser la posture des féministes majoritaires, l’injonction à la critique intersectionnelle, et c’est principalement sur ce plan qu’elles observent les résistances : « Il y a beaucoup de résistances, je trouve. C’est accepter de se questionner soi-même sur notre position privilégiée sans se sentir coupable automatiquement » (EML).

En même temps, la compréhension qu’ont nos répondantes de l’intersectionnalité évolue. Certaines témoignent de leur sensibilité croissante à la multiplicité des facteurs de marginalisation à l’oeuvre. Par exemple, pour l’une d’elles, tout en reconnaissant qu’il y a « beaucoup de travail à faire par rapport à l’islamophobie » au Québec et dans le mouvement des femmes, elle admet l’importance de l’inclusion « d’autres femmes minoritaires » (A3), en mentionnant, entre autres, les questions de capacitisme. Une autre ironise sur l’emploi des termes « doublement discriminées » par la FFQ pendant un bout de temps et elle précise que l’intersectionnalité « au départ c’était plus l’idée d’inclure les femmes marginalisées (qu’elles soient autour de la table); cela a évolué vers l’idée que les femmes marginalisées ont leur propre analyse politique qui nous aide à atteindre la justice sociale » (AP).

En dépit des blocages, il est possible d’observer des transformations positives dans le mouvement des femmes institutionnalisé. D’emblée, l’une de nos répondantes considère comme une avancée majeure que la « présidence de la FFQ soit assurée par une femme trans*[Gabrielle Bouchard] », ce qui aurait été impensable il y a à peine quelques années (A3). D’autres disent apprécier l’intégration aux manières de penser et aux pratiques de l’intersectionnalité dans le féminisme québécois :

J’ai vu s’intégrer [l’intersectionnalité] dans les dernières années dans une certaine partie du mouvement féministe. [C’]était super dur, il y a 5-10 ans à amener toute la réflexion sur l’intersectionnalité, la déconstruction des privilèges, l’inclusivité des trans au mouvement féministe […] C’est rendu qu’on rédige nos documents [sur les questions de contraception et d’avortement] trans-inclusif.

A2

Ainsi, la question de l’intersectionnalité des luttes est prise comme allant de soi pour ces militantes et elle est même articulée autour des préoccupations en matière de luttes contre les changements climatiques qui vont toucher précisément les femmes (AP). Cependant, elle semble parfois prendre une dimension « éthique » : est-ce que toutes les femmes – dans leurs différences – sont là? De plus, elle devient dans les discours « la bonne posture à incarner », ce qui fait d’elles de « bonnes féministes ». À cet égard, l’intersectionnalité est vue par nos répondantes dans sa double dimension d’inclusion et de « déblanchiment » du féminisme québécois jugé jusqu’ici trop blanc, homogène et francophone. Pour l’une d’entre elles, un défi particulier est « de reconnaître et d’entendre la parole des femmes racisées : la parole des femmes immigrantes et la parole des femmes autochtones » (MB).

Travailler en ces termes peut sembler exigeant et comporte de réels défis afin de passer des idées aux pratiques concrètes. La volonté toujours constante de l’inclusion de toutes les femmes demeure nécessaire politiquement, mais certaines de nos répondantes soulèvent les difficultés pratiques. « Comment faire mouvement ensemble plutôt que de demander aux femmes marginalisées d’embarquer dans un train en marche? » demande l’une d’elles (AP).

Ainsi, l’analyse des rapports de pouvoir qui peuvent exister entre les femmes elles-mêmes conduit à des critiques nécessaires pour le mouvement féministe, mais elle peut aussi entraîner quelques problèmes, comme cela s’est produit lors du rassemblement RebELLES à Winnipeg. L’une de nos répondantes se rappelle que le comité éprouvait un sentiment de culpabilité énorme, qu’elle qualifie de culpabilité liée à la blanchité (white guilty) (BL), d’avoir créé un évènement où se reproduisaient certaines formes d’oppression.

La volonté d’intégrer les préoccupations intersectionnelles suppose une reconfiguration des revendications, mais également des alliances politiques. L’une de nos répondantes témoigne de ce défi dans le contexte des luttes actuelles autour des droits sexuels et reproductifs, car elle considère que la situation en matière d’avortement est relativement bonne au Québec[15]. Toutefois, elle entrevoit des luttes à mener en ce qui concerne la justice reproductive qui soulève la question des alliances traditionnelles et celles qui devraient être établies pour l’avenir dans une perspective intersectionnelle.

La perspective intersectionnelle que préconisent nos répondantes les fait converger vers une valeur prédominante pour le mouvement féministe : la solidarité. Cette idée s’articule autour de la pluralité des voies, des expériences et des visées politiques. Le féminisme prend alors la dimension d’un projet de société. Sortir du cloisonnement pour agir en solidarité : « [L’intersectionnalité] apporte une autre vision de la solidarité », soutient EML.

Lorsque nous les interrogions sur les valeurs prédominantes portées par leur féminisme, les répondantes parlaient de « justice sociale » (MMD); d’une « amitié et d’une solidarité » en dépit des différences entre les femmes québécoises et philippines (LEW); d’une « perspective de solidarité qui est partout, avec les autres communautés et pas exclusivement en environnement mais en général » (MP). Cette solidarité dans les luttes appelle un travail d’égales à égales : le cas du « protocole de solidarité de nation à nation entre la FFQ puis Femmes Autochtones du Québec » (WL) est donné en exemple.

La valeur de la solidarité féministe est revendiquée par les répondantes qui se sentent exclues du mouvement féministe. Par exemple, c’est le cas de celles qui réclament la sécurité et la dignité des travailleuses du sexe[16] : « Idéalement, j’aimerais que ce soient les féministes qui soient nos alliées. J’ose espérer qu’un jour les travailleuses du sexe vont être considérées comme des femmes et pas juste des femmes victimes », soutient A1.

Le rapport à l’État et aux droits

La recherche pour laquelle nous avons rencontré ces féministes portait notamment sur l’apport du mouvement communautaire au Québec aux avancées en matière de droits : comment les luttes ont-elles contribué à l’obtention de droits pour les femmes? Nous avons pu recueillir leur opinion sur les luttes conduites par leurs aînées, leur portée en matière de droits et les batailles à venir dans cette perspective, ce qui implique un certain rapport à l’État. Par ailleurs, notre quatrième constat concerne le rapport à l’État et aux droits de nos répondantes et nous souhaitons aborder deux éléments.

Le premier élément concerne le rapport mitigé entretenu quant aux luttes menées dans une perspective de droits. Ces féministes arrivent après les années 1995, alors que le « triangle de velours[17] » n’a plus son efficacité des années passées et que la structure d’opportunité politique s’est rétrécie sous l’impact du néolibéralisme, principalement en ce qui a trait à la volonté de réformes de l’appareil de l’État. Ce faisant, il se dégage de leur témoignage un désabusement quant à l’État et à ce qu’il est possible d’obtenir de ceux et celles qui gouvernent comme partenaires en faveur de l’égalité et la justice sociale :

[L]’État est de plus en plus à droite, que ce soit au fédéral ou au provincial. Il adopte des mesures économiques, politiques et sociales antiféministes […] qui dégradent les conditions de vie des femmes. C’est quoi le rôle d’une ministre de la Condition féminine si elle n’est pas capable de freiner cela?

EML

Nous notons une désillusion quant à la capacité ou à la volonté de l’État de s’engager réellement en faveur d’une égalité entre les femmes et les hommes et entre les femmes elles-mêmes. Cette posture peut être attribuable aux expériences qui ont marqué l’entrée dans le féminisme de ces militantes. Une répondante se dit un peu découragée : « C’est mieux qu’il n’y ait pas des reculs. Mais je trouve triste qu’on ne soit pas en train de faire des gains avec tout le travail qu’on fait » (A2). Nous avons observé en outre dans leur témoignage une sorte d’association entre les revendications en matière de droits et le rapport à l’État comme interlocuteur. Le contexte politique de leurs luttes pousse plusieurs d’entre elles à considérer cette avenue comme peu efficace.

Pourtant, certaines de ces féministes voient une avenue pour les luttes à conduire dans une perspective de droits pour le mouvement des femmes. Celles qui sont interpellées davantage par cette voie sont engagées dans des luttes auprès des femmes dans des situations plus précaires ou dans des conditions de vulnérabilité, pour lesquelles les droits relativement acquis pour la majorité font encore défaut. Lutter dans une perspective de droits signifie pour l’une de nos répondantes « de remettre l’État devant ses devoirs qui est le respect des droits » (EML). Certaines questions semblent pouvoir être envisagées en termes de droits, par exemple, les enjeux entourant la « liberté de religion et […] la liberté de conscience » (AP) dans une perspective féministe au Québec et, plus largement, « le droit des femmes à porter les vêtements qu’elles veulent », ce qui est apparu comme une question de droit au travail et de luttes contre la « discrimination à l’embauche » (A3).

D’autres questions peuvent être pensées à travers la lorgnette des droits, à ce titre : « [Les travailleuses du sexe doivent être] capables de dire : “ Non, la violence ne fait pas partie de mon travail et oui, je veux des droits ” », soutient A1. Tandis qu’une autre répondante parle de la précarité des conditions de travail et de vie des travailleuses domestiques venues au Canada par l’entremise du Live-in Caregiver Program : « Alors cela fait des années qu’on lutte pour établir les droits [en matière de travail] ou pour changer les droits de ces travailleuses » (EWL).

Le deuxième élément porte sur une sorte d’opposition entre les luttes menées dans une perspective de droits et un projet féministe de société qui impose des ruptures avec la société actuelle, lequel recoupe l’idée de solidarité. La dimension d’un projet féministe de société est bien présente dans les aspirations des féministes que nous avons rencontrées. La volonté d’une société différente qui serait davantage juste, égalitaire et inclusive repose sur une conception plus radicale du changement social. Une des répondantes parle de la nécessité de rupture :

[Par exemple], dans la plateforme politique de la FFQ, on se dit anticapitalistes, mais dans la pratique on est hyper réformistes. Pour moi, la différence [entre le milieu institutionnalisé et] le milieu militant, c’est le projet d’une société autre. La défense des droits reste quelque chose comme : « On veut réformer ce qu’on a déjà » avec l’objectif d’un aboutissement, mais qui est un peu une utopie. C’est une utopie aussi pour le milieu militant, mais je pense qu’on va plus loin dans la pensée politique et dans ce que pourrait être cette société.

EML

En guise de conclusion

S’il est possible de généraliser à partir d’un nombre restreint d’entrevues, nous croyons que, pour ces féministes du xxie siècle, les enjeux ne sont pas nécessairement perçus de la même manière que pour la majorité de celles qui les ont précédées.

D’abord, en ce qui concerne la posture féministe, si les féministes des années 70 et 80 insistaient sur l’autonomie du féminisme comme mouvement, celles du xxie siècle vivent leur féminisme à la fois dans des collectives ou des groupes de femmes et dans d’autres organisations. Cela semble en harmonie avec l’importance qu’elles accordent à la perspective intersectionnelle. Le défi majeur reste la mise en pratique de solidarités féministes fortes et plurielles. Rendre pratique cette solidarité intersectionnelle est l’un des défis qu’elles mettent en évidence, mais cela rejoint également la condition de poursuite et de pertinence du mouvement féministe au Québec. Faire du féminisme un réel projet de société pensé autour de la solidarité et de l’inclusion sociale leur paraît essentiel. Plusieurs d’entre elles se questionnent sur la capacité du mouvement féministe plus institutionnalisé à s’engager dans cette voie (Pagé et Pires 2015) :

[C]omment est-ce qu’on fait pour repenser nos actions, nos façons de fonctionner, pour être efficaces et, surtout, solidaires dans nos revendications? [Il faut] voir comment fonctionner sans brûler les travailleuses, tout en ayant un impact réel qui résonne avec la société.

A2

Ensuite, le contexte néolibéral qui a entouré leur engagement féministe a aussi nourri une méfiance à l’égard de l’État comme garant de l’avancée en droits des femmes. Plusieurs de nos répondantes s’en remettent plutôt à la construction de solutions de rechange concrètes dans une perspective plus écologiste et autogestionnaire qu’à la revendication de réformes législatives. Sur les formes d’action, elles sont assez sensibles à l’action directe et n’hésitent pas à la confrontation avec l’État (considéré non seulement comme patriarcal, mais aussi comme raciste et colonial) ou les autres institutions.

Enfin, les féministes que nous avons rencontrées hésitent entre l’inscription dans la continuité avec les luttes et les mouvements féministes qui les ont précédées et la rupture qui permet de soulever de nouveaux enjeux et de les intégrer à leur féminisme. D’où l’importance que beaucoup d’entre elles ont donnée aux États généraux du féminisme comme nouveau départ d’une action féministe réellement inclusive pour le xxie siècle. Elles sont fières de s’engager dans un mouvement féministe, mais elles veulent également contribuer à le façonner.