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Depuis trois ans, les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest du Cameroun sont plongées dans un cycle de violences de plus en plus meurtrières. Tout est parti le 11 octobre 2016 par une grève suivie d’une manifestation de rue à Bamenda de dizaines d’avocats originaires de ces deux régions peuplées de la minorité anglophone (représentant environ 20 % de la population nationale). Ces avocats anglophones voulaient faire entendre leur désapprobation face à l’absence de version anglaise de textes juridiques indispensables à leur travail. Ceux-ci sont rejoints dans la rue en novembre 2016 par des enseignants anglophones qui déplorent la « francophonisation » progressive et inexorable du sous-système éducatif anglophone. Ces deux mouvements corporatistes vont ragaillardir les revendications plus globales d’une frange importante de la communauté anglophone qui se dit victime d’une marginalisation organisée par le gouvernement du Cameroun depuis le lendemain des indépendances. Entre manifestations de rue et répressions violentes par la police et l’armée d’État, le mouvement s’est durci avec la montée en puissance de groupes armés sécessionnistes anglophones. On estime qu’après une vingtaine de mois d’affrontements entre le pouvoir de Yaoundé et les sécessionnistes, il y a eu 1850 morts, 530 000 déplacés internes et des dizaines de milliers de réfugiés, sans pour autant que les positions inconciliables du départ aient bougé (International Crisis Group 2019, 3). Comment lire et comprendre ce qui se joue dans les deux régions d’expression anglaise du Cameroun ?

Au-delà de cette chronique des événements et de l’énumération des dommages relevés çà et là, un recul analytique s’impose pour reconstruire le fil d’Ariane et le régime d’intelligibilité de ce qu’il est convenu d’appeler la « crise anglophone ». En engageant ainsi l’analyse, nous nous proposons de dégager les tendances lourdes de la mobilisation sociale en cours, c’est-à-dire ce qui se joue dans le processus par lequel des groupes d’acteurs mécontents assemblent et investissent les ressources dans la poursuite de buts propres à la prise en compte de la spécificité anglophone au Cameroun. Des repères bibliographiques balisent une telle réflexion. Nombre de publications ont en effet ouvert la possibilité d’élucider cette radicalisation des actions dans les deux régions anglophones du Cameroun. Pour la plupart, elles tentent avec bonheur de mettre en lumière l’historicité de la question anglophone dans le pays, pour mieux comprendre comment le passé pèse sur le présent (Konings 1996, 25-34 ; Konings et Nyamnjoh 1997, 207-229 ; Ngoh 2001 ; Konings et Nyamnjoh 2003). Elles ne subissent pas moins un « effet d’âge » qui en limite aujourd’hui la pertinence à la lumière du bouillonnement actuel du champ social camerounais. Bien plus, on peut y déceler une « illusion étiologique » (Dobry 1986, 52) consistant à faire la part belle aux conditions d’émergence de la question anglophone au détriment de ce qui se passe concrètement. Il importe dans cet article de saisir comment les acteurs individuels et collectifs pris dans ces mouvements protestataires perçoivent la situation et se déterminent par rapport à elle. Des travaux récents s’inscrivent dans cette perspective en relevant tantôt comment les réseaux sociaux numériques aident à la mise en visibilité de la minorité anglophone au Cameroun (Wamé 2018, 113, 116-119), tantôt en mettant en lumière l’articulation des revendications anglophones autour de la forme de l’État (Bertolt 2018, 99 ; Okereke 2018, 9-12), tantôt enfin en faisant un détour par le religieux pour reconstituer les dynamiques à l’oeuvre dans la crise (Machikou 2018, 122-128). Pour pertinents qu’ils soient, ces travaux ne rentrent que partiellement dans la logique de l’explication de l’escalade de la protestation et sa « radicalisation ».

Comment analyser et comprendre les mouvements protestataires actuels dans les régions du Sud-Ouest et du Nord-Ouest du Cameroun ? À travers ce questionnement, il s’agit de comprendre ce que dit la crise en cours dans ces deux régions et de la représenter. Sur le plan épistémologique, rendre compte de cette crise impose de relativiser les analyses structuralistes du mouvement et de privilégier ce qui s’y passe réellement. Scruter les ressorts de l’engagement sur le terrain apparaît dès lors comme une piste intéressante à explorer. L’option est donc de comprendre les pratiques protestataires et la radicalisation de la révolte dans les régions anglophones comme la quête acharnée, hésitante, d’un sens identitaire qui, loin d’être un déjà-là, se découvre progressivement. Écartant l’alternative dans laquelle s’enferment ceux qui sont pour ou contre les protestations en cours, nous émettons l’hypothèse que les mobilisations dans les deux régions anglophones sont de fait le produit de constructions identitaires se déployant de manière contradictoire et négociée et appelant à la recomposition du projet hégémonique de l’État au Cameroun.

Interroger le sens que les acteurs engagés donnent à leur action de même que les variables contextuelles et situationnelles de cette action est le point de départ de la collecte du matériau empirique utile à l’analyse. Ce matériau est le produit d’une enquête qualitative menée de février 2017 à janvier 2018 au Nord-Ouest (Bamenda) et au Sud-Ouest (Buea, Limbe), d’une recherche documentaire, essentiellement la collecte de données médiatiques réalisée depuis le début de la crise en octobre 2016. Nous avons concomitamment mené des entretiens individuels semi-directifs avec 35 acteurs impliqués dans la crise actuelle. La construction du guide d’entretien a été orientée vers la collecte de récits de vie afin de mieux appréhender le sens des événements dans les régions anglophones à travers leurs temporalités, tels que la construction identitaire individuelle, les trajectoires sociales, les changements politiques, etc. Les entretiens, d’une durée moyenne de 20 minutes, ont été enregistrés puis retranscrits. L’analyse de contenu de ces entretiens semi-directifs a été réalisée afin de pouvoir mettre les biographies et les trajectoires individuelles d’acteurs en lien avec les processus de socialisation et de production de la réalité historique, sociale et culturelle dans les deux régions. Dans la perspective d’une attention portée à la crise anglophone en train de se faire, nous avons rassemblé et utilisé des documents d’origines diverses, dont des articles de presse consacrés à l’événement et des textes de forums numériques de discussions consacrés à cette crise.

Prendre appui sur les acquis théoriques de l’interactionnisme aide à vérifier l’hypothèse ci-dessus énoncée en mettant en lumière les processus d’interaction à l’oeuvre dans la crise en gestation (Goffman 1988, 191). L’analyse des cadres (frame analysis) apparaît alors comme un outil heuristique intéressant pour mettre en lumière le travail de production des significations mené par les acteurs de ces mouvements protestataires (Snow et Benford 1988, 197-217 ; Contamin 2010, 66 ; Snow et al. 2014, 23-46), travail de création d’une énergie émotionnelle permettant d’amener les masses à passer de la colère à l’action collective autour de la question anglophone. Cette perspective à tropisme idéationnel (frame analysis) est complétée par l’approche non moins interactionniste de l’activisme individuel en termes de « carrière » (Combes et Fillieule 2011, 1066). Elle permet d’envisager le militantisme de la cause anglophone comme processus et ouvre la possibilité d’agencer analytiquement les raisons d’agir arguées par les individus avec l’objectivation des positions successivement occupées par ces mêmes individus. Ce faisant, elle favorise une analyse compréhensive du déroulement de la crise anglophone. Rendre compte du malaise identitaire qui irrigue la crise et des conditions du passage à l’acte protestataire sur le terrain est dès lors une option à ne pas négliger. Il semble tout autant intéressant de voir ce qui se joue réellement dans les événements en cours.

Pourquoi et comment les « Anglophones » se rebellent-ils ? Les logiques interactionnistes d’une lutte

Produit de la réinvention d’une lutte de reconnaissance inscrite dans la longue durée, l’action collective protestataire dans les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest peut être saisie à partir de l’interaction des protagonistes, laquelle laisse entrevoir les raisons d’agir des milliers de personnes mobilisées.

Entre passé composé d’une cause et actualisation d’une lutte de reconnaissance

La compréhension des processus concrets de mobilisations collectives dans les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest du Cameroun est largement tributaire d’un détour historique permettant de parcourir de manière cursive le malaise identitaire non soldé du lendemain des indépendances (Konings et Nyamnjoh 1997 ; Awasom 2008, 47-72). Tout est parti des tumultes de la période coloniale. Ex-protectorat allemand, le Cameroun est divisé en deux par la Société des Nations en 1919 au terme de la Première Guerre mondiale : une partie est confiée à la France et une autre à la Grande-Bretagne qui l’administre comme partie intégrante du Nigeria voisin. En 1960, le Cameroun sous tutelle française accède à l’indépendance sous le nom de République du Cameroun. Un an après, les Nations Unies organisent un référendum dans la partie sous tutelle britannique. Ceux du nord de ce territoire (Northern Cameroons) optent pour se rattacher au Nigeria voisin alors que ceux du sud (Southern Cameroons) choisissent de s’allier à la République du Cameroun. Les Southern Cameroonians insistent pour conserver le système juridique et le système éducatif hérités de la Grande-Bretagne. Même si des points d’achoppement subsistent, le fédéralisme alors mis en oeuvre permet la distribution de reconnaissance entre les identités « anglophones » et « francophones ». Le français et l’anglais sont adoptés comme les deux langues officielles du pays. Les citoyens finissent par intégrer les catégories sociales d’« Anglophone » et de « Francophone » au point d’en faire des ethnonymes. La République fédérale du Cameroun est ainsi composée de deux États fédérés : le Cameroun oriental (ancien Cameroun sous tutelle de la France) et le Cameroun occidental (ancien Southern Cameroons, partie du Cameroun sous la tutelle de la Grande-Bretagne).

La pratique quotidienne du fédéralisme soulève toutefois les premières frustrations chez les Anglophones en raison du traitement différentiel de l’héritage colonial des deux républiques fédérées. Lorsque la fédération instaurée dans le pays en 1961 est subrepticement transformée en État unitaire en 1972, des plaintes relatives à l’érosion de la distribution de reconnaissance commencent à se manifester chez les Anglophones. Qui plus est, en 1984, la République unie du Cameroun prend l’appellation de « République du Cameroun » (anciennement le nom du Cameroun sous tutelle française devenu indépendant), renforçant, nolens volens, le sentiment de frustration chez les Anglophones relativement à ce qu’ils perçoivent comme la « francophonisation » des Camerounais anglophones ou la phagocytose des Anglophones par les Francophones. Cet antagonisme de frustration lié à la perception d’un déni de reconnaissance apparaît ainsi comme la trame de fond de la construction de la colère des Anglophones au Cameroun. C’est sur cette base que s’inscrit la lutte de reconnaissance menée depuis des décennies par les claimsmakers anglophones (Honneth 2002). Il s’agit grosso modo d’une recherche collective de l’estime à travers la volonté de casser l’asymétrie politique et administrative entre Anglophones et Francophones au Cameroun. Cette longue séquence est ponctuée par les luttes engagées en 1993 par la Teachers Association of Cameroon pour préserver l’authenticité du système éducatif anglophone face à l’emprise de plus en plus grande du pouvoir central (considéré comme francophone). La construction historique de la cause anglophone se manifeste aussi par l’organisation à partir de 1993 à Buea des All Anglophone Conferences (AAC) qui visent à harmoniser les revendications des Anglophones relativement à la configuration constitutionnelle du Cameroun et qui s’achèvent par des déclarations qui formalisent les griefs de cette communauté contre la formation dirigeante à Yaoundé (Konings et Nyamnjoh 2003, 85).

C’est par l’irruption de la colère des avocats anglophones dans l’espace public que le problème anglophone refait surface au Cameroun : le 11 octobre 2016 est déclenchée une grève des avocats anglophones suivie de manifestations de rue dans les principales villes des deux régions anglophones du Sud-Ouest et du Nord-Ouest. Les avocats entendent boycotter les audiences dans les tribunaux et cours d’appel dans les deux régions. Le mouvement protestataire est principalement mené par la Fako Lawyers Association (FAKLA), la Meme Lawyers Association (MELA), la North West Lawyers Association (NOWELA) et la Manyu Lawyers Association (MALA). Ces associations d’avocats anglophones s’engagent dans le mouvement pour protester contre la non-traduction de lois et de documents juridiques en anglais au moment de leur publication (Code pénal et Code de l’Organisation pour l’harmonisation en Afrique du droit des affaires) et la nomination dans les deux régions anglophones de magistrats qui ne maîtrisent ni la langue anglaise, ni la tradition juridique de la Common Law qui y est en vigueur. On note rapidement la multisectorialisation de la contestation, c’est-à-dire l’entrée en jeu d’acteurs ressortissant de secteurs sociaux autres que l’avocature (Dobry 1986, 144). Cette multisectorialisation de la mobilisation se manifeste d’abord par l’entrée en jeu d’enseignants anglophones des régions anglophones le 21 novembre 2016, quelques jours après les avocats. Leur initiative est brusquement débordée par celle d’acteurs des autres secteurs marqués par un tropisme émeutier plus poussé. Indice de la profondeur de la crise, à Bamenda, Kumbo et Wum dans le Nord-Ouest, à Buea, Kumba et Mamfe dans le Sud-Ouest, le mouvement protestataire se diffuse. Dans un pays où l’on évoque assez régulièrement la faiblesse de la société civile, on peut légitimement s’interroger sur le caractère massif de la mobilisation protestataire en zone anglophone. L’interrogation est d’autant plus pertinente que les faits se déroulent dans un pays dont les structures institutionnelles sont réputées défavorables à l’émergence d’initiatives citoyennes autonomes.

À l’observation, l’émergence des mobilisations actuelles des populations en zone anglophone a nécessité une transformation de l’économie psychique des citoyens anglophones ou la création d’une énergie émotionnelle[1]. Cela a été rendu possible par un travail de révision de la manière dont ces populations considèrent leur condition de vie, travail qui les a amenées à passer de la résignation à l’action. L’existence et la réactualisation de représentations cognitives, de croyances, de valeurs et d’émotions au sein de la communauté anglophone charpentent la mobilisation actuelle. Elles permettent d’expliquer pourquoi celle-ci ne faiblit pas. L’observation des profils permet de constater que les manifestants sont majoritairement des jeunes, okada drivers (motos-taximen), bayam sellam (revendeurs), vendeurs à la sauvette, et des personnes exerçant d’autres métiers jugés tout aussi dévalorisants et pénibles. Ces jeunes s’estiment exclus des circuits classiques de l’emploi. Ici le sentiment d’exclusion n’est pas seulement corrélé au stress économique que traverse l’ensemble du pays, mais aussi au fait d’être anglophone : « We are excluded from state jobs and other companies as a result of our limited French language skills[2]. » C’est un sentiment quasi général qui prévaut dans les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest, autant chez les jeunes actifs de Commercial Avenue à Bamenda que chez les habitants d’Ekombe Bonji à Kumba ou encore de Bachuo Akagbe à Mamfe. La généralisation de la protestation procède d’un « alignement des cadres » cognitifs du mouvement (Snow et al. 2014, 24), c’est-à-dire des efforts stratégiques menés par les entrepreneurs de revendications, notamment les syndicats d’avocats et d’enseignants anglophones, en vue de rapprocher leurs intérêts et leurs cadres interprétatifs de ceux d’autres groupes sociaux mobilisables, considérés comme des soutiens potentiels. Ces syndicats recourent tactiquement à l’histoire pour créer des liens entre les groupes sociaux dont les sentiments convergent et s’agrègent autour des récits relatifs à la marginalisation et à la subalternisation des Anglophones au Cameroun.

Toutefois, dans l’appréhension de la construction du sens de la crise anglophone actuelle, il y a lieu d’éviter le piège analytique de l’alignisme consistant à croire à un alignement automatique des manifestants sur les cadres d’interprétation de la situation construits par les entrepreneurs de la cause anglophone (Contamin 2010, 74). D’abord, il est important de prendre en compte les disputes sur les cadres d’interprétation de la crise dans les interactions entre claimsmakers anglophones et entre ceux-ci et les représentants du gouvernement (Benford, Snow et Plouchard 2012, 242). En effet, si les entrepreneurs de la cause anglophone ont des griefs contre la forme centralisée de l’État qui serait incompatible avec la prise en compte tant souhaitée de la spécificité culturelle anglophone, on voit bien l’existence de divergences fondamentales au niveau des cadres d’interprétation de ce qu’il y a lieu de faire pour redonner aux Anglophones leur dignité. Dans l’analyse de la crise, il n’est donc pas inutile de prendre en compte la structure du champ protestataire anglophone. Dans cette perspective, ce champ est envisagé comme le lieu où s’organisent les relations de concurrence discursive, de coalition et de transaction entre acteurs politiques en quête du droit de représenter et d’agir au nom des Anglophones. Ce champ protestataire anglophone est, depuis le début de la crise, profondément traversé par des disputes entre trois cadres d’imagination des solutions au problème :

  • Les idées de renforcement ou de mise en oeuvre effective de la décentralisation portées par une frange non négligeable de fonctionnaires anglophones, dont beaucoup bénéficient de rentes de situation dans l’État unitaire décentralisé actuel.

  • Le cadrage d’un futur orienté vers une république fédérale supposée optimiser la prise en compte de la spécificité anglophone. Ce cadre est surtout à mettre à l’actif du Social Democratic Front (SDF), parti dominant en zone anglophone, et du Cameroon Anglophone Civil Society Consortium (CACSC), une plateforme d’associations de la société civile anglophone.

  • Le sécessionnisme structuré initialement par le Southern Cameroons National Council (SCNC) et la Southern Cameroons Peoples Organization (SCAPO), deux organisations relativement anciennes autour desquelles gravitent une nébuleuse d’organisations armées ainsi que le Southern Cameroons Ambazonia Consortium United Front (SCACUF) créé plus récemment.

Ensuite, il convient de ne pas considérer comme quantité négligeable les stratégies dont usent les opposants à la mobilisation pour remettre en question les cadres d’interprétation partagés par plusieurs. Il faut donc prendre en compte le « contre-cadrage » (counterframing) mené notamment par les segments élitistes de la population anglophone affiliés à la formation dirigeante à Yaoundé. Cela élargit les possibilités d’appréhension des batailles pour la définition du sens de la crise actuelle. Dans le contre-cadrage, c’est le déni qui est érigé en mode d’appréhension de ce qui se passe au Nord-Ouest et au Sud-Ouest. Il n’y aurait en réalité pas de problème spécifiquement anglophone au Cameroun. L’analyse étiologique faite par les tenants de ce courant se base sur l’idée que les manifestants seraient manipulés par des personnes tapies dans l’ombre à l’extérieur du pays. Cette manière de voir rencontre l’assentiment d’une bonne frange de la formation dirigeante au Cameroun. L’Anglophone Paul Atanga Nji, l’une des figures de proue de ce courant, est promu ministre de l’Administration territoriale lors du remaniement ministériel du 2 mars 2018. Celui-ci ne s’est jamais départi de ses convictions : « il n’existe pas de problème anglophone au Cameroun[3] » ; « certains avocats et enseignants ont été manipulés. Il y en a qui ont reçu de l’argent de l’étranger et nous avons les traces. Ils en rendront compte le moment venu […] Les faits démontrent à souhait que M. Paul Biya a toujours accordé aux anglophones un traitement préférentiel[4]. » Cette perception a longtemps structuré les prises de position du ministre de la Justice Laurent Esso, principal interlocuteur gouvernemental des avocats anglophones en grève. Elle a tramé les sorties de Jacques Fame Ndongo, ministre de l’Enseignement supérieur, dans ses interactions avec les syndicats d’enseignants anglophones.

Les rapports de force discursifs ainsi engagés permettent néanmoins aux cadres d’interprétation fédéralistes et sécessionnistes d’émerger dans une sorte de mano a mano dont semble de plus en plus dépendre l’avenir du pays. Du fait de la proximité des griefs soulevés par les claimsmakers anglophones avec ceux mis en relief ailleurs en zone francophone, la cause anglophone a gagné de la sympathie sur l’ensemble du pays où l’on considère parfois qu’elle peut servir de levain pour une reconfiguration profonde de la gouvernance nationale. Du fait de sa dimension collective et de son principal enjeu qui est la transformation des institutions étatiques dans un sens favorable au groupe actif, la dynamique protestataire anglophone s’est muée en un mouvement social qui met au défi la domination politique au Cameroun.

Historiciser la crise n’est cependant pas suffisant pour comprendre la situation actuelle. S’intéresser au « comment » de la mobilisation, c’est-à-dire au processus de construction de l’engagement individuel dans cette mobilisation, peut aider à renforcer la compréhension de ce qui se joue sur le terrain.

Comment devient-on activiste ? Sorts et ressorts des carrières militantes anglophones

Comment s’engage-t-on dans la lutte pour la cause anglophone ? L’analyse des trajectoires biographiques de militants de la cause anglophone en termes de « carrières » constitue un important gisement de compréhension du passage de l’apathie au mécontentement puis à l’action protestataire dans les régions du Sud-Ouest et du Nord-Ouest (Combes et Fillieule 2011, 1066-1072). Elle donne la possibilité de combiner le temps long de la construction de la cause anglophone avec le temps court des interactions entre agents sociaux ou de la confrontation avec la police et l’armée. Elle amène à concilier la tension sociologique entre l’action des déterminismes – qu’ils soient historiques, institutionnels, professionnels – et le travail mené par les individus sur leur propre trajectoire de vie. Le prisme de la carrière militante permet donc de dévoiler les adaptations, les réadaptations et les bifurcations des agents sociaux dans leur rapport à l’engagement, en tenant compte de contingences particulières qui pèsent sur l’évolution de leurs représentations, pratiques et positions.

Les entretiens individuels et les discours d’acteurs sur les forums de discussion dédiés à la cause anglophone fournissent des récits de vie permettant de retracer dans une logique d’idéaux-types les parcours de personnes engagées dans le mouvement protestataire. Ces données retracent surtout les logiques de conversion de soi au sein des catégories d’acteurs engagés. Elles aident à restituer la dynamique biographique des trajectoires militantes anglophones. Particulièrement, les réponses à la sempiternelle question « How did it begin ? », la mise bout à bout des témoignages en termes de « when we started », « my experience of the fight », « our revolution » permettent de saisir le processus central qui organise la carrière de militant de la cause anglophone. En mettant en regard ces données avec le modèle d’Howard Becker (1985, 64-82) dans son étude consacrée aux fumeurs de cannabis, on distingue schématiquement trois séquences dans les carrières militantes relatives à la crise anglophone actuelle : l’initiation à l’engagement (séquence 1), l’engagement circonstanciel (séquence 2), l’activisme régulier (séquence 3). Deux conditions doivent être réunies pour qu’un individu expérimente l’engagement dans la cause et notamment pour qu’il passe à l’acte. D’une part il doit être disposé à passer à l’acte, d’autre part les possibilités du passage à l’acte doivent être à sa portée. La disposition à agir suppose que l’acteur engagé ait remis en cause les normes sociales en vigueur au Cameroun, qui présentent généralement la manifestation de rue comme une déviance. Précisément, il y existe des affinités électives entre la construction du problème anglophone ci-dessus présentée et l’affaiblissement dans les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest de la conformation aux principes de l’ordre public, un ordre considéré par une large frange de la population comme préjudiciable à l’identité et à la dignité anglophones. Cette perception pathologique du travail de codification et de normalisation qu’opère l’État du Cameroun, ici baptisé « la Republic », est travaillée lors du processus de socialisation des acteurs aux griefs portés par la communauté. Elle est l’un des produits de la phase d’apprentissage et d’accumulation de la colère « about the way Anglophones are treated in this country[5] » (séquence 1).

Au stade initial de l’engagement, la remise en cause des normes de « la Republic » dépend du discours tenu par les parents, généralement porteurs de la mémoire de la marginalisation des Anglophones et nourrissant de plus en plus d’aversion contre les mesures centripètes émanant de Yaoundé. Elle est aussi liée à la capacité des adolescents à faire corps avec ce discours. Bien plus, le groupe des pairs joue un rôle actif dans cette remise en cause : par leurs discussions et leurs pratiques quotidiennes, ceux-ci participent à la déconstruction des stratégies visant à imposer une vision particulière de l’État dans les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest. Ainsi, dans la trajectoire du militantisme anglophone, la pathologisation de « la Republic » est l’un des premiers actes de rupture avec l’ordre politique en vigueur. En effet, les actes de soumission et d’obéissance à l’État sont d’abord des actes cognitifs qui mettent en oeuvre des formes et des catégories de perception dudit État. De manière symétrique, c’est par des actes cognitifs ayant pour finalité la désacralisation de l’« esprit d’État » que commence le passage à l’acte. Cela se traduit par un discours centrifuge déterminé : « We Anglophones most fight for our freedom and rights. We refuse French colonialism which has never ended, we refuse to be assimilated[6] » ; « Southern Cameroons is at the finish line. Strikes continue indefinitely[7]. » Dès lors, la subversion verbale de l’ordre républicain devient un rite de passage pour plusieurs jeunes en attente d’engagement sur le terrain. Dans les dynamiques liées à la crise anglophone, il ne suffit pas d’avoir des jeunes disposés à passer à l’acte, encore faut-il qu’ils aient des occasions de le faire.

Les données d’entretien mettent en relation l’engagement dans les manifestations de rue et dans d’autres actes de violence et le fait de s’être vu proposer d’y prendre part : « I started with my friends who invited me in the October 1, 2017, peaceful march[8] » ; « I engaged with my colleagues okada drivers in January 2017[9]. » Le groupe des pairs joue encore un rôle déterminant dans la deuxième séquence de la carrière militante qui se caractérise par la « banalisation » de la subversion de l’ordre établi et par des engagements circonstanciels dans des actes susceptibles de mettre en difficulté le gouvernement. Sociales ou corporatistes au départ, les manifestations de rue d’étudiants mécontents de leurs conditions d’études et les manifestations d’okada riders (conducteurs de moto-taxis) sont recyclées en actes de promotion de la cause anglophone. L’acteur engagé est un militant circonstanciel encore tempéré par le regard réprobateur des parents très souvent acquis à la cause, mais peu enclins à voir l’un des leurs faire face aux violences de la police et de l’armée. L’engagement des militants circonstanciels subit aussi les effets inhibiteurs de témoignages de pairs ayant subi la violence de la répression policière. Néanmoins, le moment de la mobilisation facilite l’inculcation de manières de faire, de façons de voir le monde, qui s’inscrivent dans la biographie des individus – et finalement dans leur identité sociale – et la transforment : la conquête militante de ressources cognitives transforme le rapport de l’acteur à l’engagement et le sens qu’il met dans son investissement. La confrontation avec la réalité parfois violente de l’engagement circonstanciel et la subite prise de connaissance du coût de la participation (sévices corporels lors de la répression, décès de pairs) ont parfois justifié la défection d’un certain nombre de jeunes : « They arrested many of us […] We were subjected to torture and ill-treatment […] I returned home and since that day I have not gone to street again[10] » ; « I prefer stay home and stay alive [sic][11]. »

On note cependant des effets différenciés de la répression sur les parcours individuels (Combes et Fillieule 2011, 1068). Chez plusieurs acteurs rencontrés, la répression a servi de moteur pour un activisme régulier ; combinée à d’autres facteurs circonstanciels, elle est même au coeur des mécanismes de radicalisation (séquence 3) : « They arrested many of the protest leaders. In response, the movement became more radical. Demands shifted from calling for more autonomy to demanding complete secession for two English-speaking regions of North West and South West[12]. » Il y a lieu de désagréger les logiques du passage à l’acte chez les acteurs de la crise anglophone, car ce sont la configuration mouvante des multiples cadres de socialisation et les trajectoires particulières de vie qui permettent d’expliquer l’orientation de l’engagement. Dès lors, il y a lieu de prendre au sérieux les « accidents biographiques », différents selon les individus (violences subies par les pairs, décès de proches au cours du mouvement, destruction des biens familiaux par l’armée, etc.), comme variables explicatives de l’engagement et même de la radicalisation.

Quelques carrières militantes dans la crise anglophone

Quelques carrières militantes dans la crise anglophone

 (continuation)

Quelques carrières militantes dans la crise anglophone
Source : données de terrain

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La « souplesse diachronique » devient ainsi l’une des précautions épistémologiques dont on devrait s’entourer dans l’observation des carrières militantes dans la crise anglophone. L’engagement des uns et des autres est un processus qui n’est ni inéluctable, ni irréversible : un engagement peut rester occasionnel, il ne devient pas forcement régulier, et un militant régulier peut diminuer ou cesser ses activités, temporairement ou plus durablement. La carrière militante anglophone se donne alors à voir comme une succession de conversions et de reconversions qui s’imposent aux acteurs en fonction des espaces sociaux qu’ils investissent et des possibilités que leur offre chaque nouvelle séquence du processus d’accumulation de ressources politiques. Le tableau « Quelques carrières militantes dans la crise anglophone » permet d’expliquer, à partir de quelques trajectoires individuelles typiques, le passage du mécontentement à l’action au Cameroun, dans les régions du Sud-Ouest et du Nord-Ouest. Au final, on remarque que le militant en phase d’initiation doit avant tout apprendre à passer outre les normes qui assurent le pouvoir de l’État dans les deux régions anglophones ou en violer les symboles représentatifs. Son opinion sur le caractère exceptionnel et déviant de tels actes évoluera en même temps que ses pratiques subversives : s’il passe au stade de l’engagement occasionnel ou de l’engagement régulier, il la révisera en estimant en particulier que ses pratiques sont somme toute normales. L’acteur engagé dans la cause apprend donc progressivement à rationaliser et à justifier sa pratique.

La massification de l’engagement dans l’activisme anglophone et les actes sans cesse violents posés par les activistes sont des révélateurs de l’incertitude qui entoure désormais l’esprit d’État et même le projet hégémonique dudit État dans les deux régions anglophones.

L’ordre étatique camerounais à l’épreuve de la contingence et de l’incertitude

Manifestement, les mobilisations sociales dans les régions anglophones apparaissent comme des signes de négociation d’un nouveau rapport à l’ordre politique au Cameroun. Il s’agit d’une négociation désormais expurgée de sérénité qui donne à voir un épuisement au moins provisoire du référentiel monopoliste de l’État camerounais.

Négociation chaotique de l’ordre politique, épuisement du mythe fondateur de l’État camerounais

Dans la crise actuelle en zone anglophone, c’est l’ordre étatique qui est en jeu, c’est-à-dire l’ensemble de relations qui déterminent la manière dont le pouvoir est exercé au sein de l’État camerounais. Cela transparaît dans les interactions entre les protagonistes de la dynamique actuelle. On peut surtout y voir une négociation chaotique de l’ordre étatique entre deux grands groupes d’acteurs, les représentants de la formation dirigeante et les mouvements anglophones. Le défi majeur auquel ces groupes font face depuis le début de la crise est celui de surmonter les impasses dans la négociation. Ces impasses se manifestent dès le début de la crise principalement, parce que, mus par les fétiches de l’histoire qui donnent significations et sens à leurs manières de voir, ces groupes ont tendance à survaloriser leurs offres ou leurs positions. Les prises de position des représentants de la formation dirigeante sont ainsi travaillées par deux référentiels historiques de l’État au Cameroun : la puissance publique et le caractère unitaire et indivisible de l’État. Mis dos au mur par la multisectorialisation de la mobilisation des Anglophones et surtout par la montée en puissance de groupes armés au Sud-Ouest et au Nord-Ouest et contraints de négocier autrement, les représentants de l’État ne s’écartent que très peu de ces référentiels.

Dans la négociation de l’ordre politique qui se donne à voir à l’occasion de la crise anglophone, il faut être attentif aux stratégies et aux tactiques mises en oeuvre dans une situation de divergence d’intérêts, où les acteurs cherchent à maximiser leurs gains (Maleki 2012, 131-132). Cela est visible dans les interactions et les jeux qui ont cours dans le cadre des deux plateformes de dialogues mises en place par le premier ministre Philémon Yang pour apporter des solutions aux problèmes posés. Il s’agit du comité interministériel ad hoc mis sur pied par l’arrêté no 118/CAB/PM du 8 novembre 2016 afin de proposer des solutions aux problèmes de tous les enseignants du Cameroun[13] et du comité ad hoc créé le 22 décembre 2016 pour examiner et proposer des solutions aux préoccupations soulevées par les avocats anglophones[14]. On peut toucher à tout excepté la forme de l’État, tel est le point de résistance des représentants de l’État dans ces deux instances, c’est-à-dire le seuil en deçà duquel ils préfèrent sortir de la négociation. Pour le ministre de la Justice Laurent Esso, « Le président de la république a rappelé que le Cameroun est un et indivisible […] il est garant de cette unité du Cameroun. Donc il y a des choses que l’on ne discute pas. Mais les problèmes posés, eux, peuvent être examinés[15]. » Pour mieux asseoir cette orientation, le pouvoir de Yaoundé fait jouer en sa faveur les connotations positives de la stabilité et de la paix qui sont accolées à cette position de principe. Moyennant ces connotations, il fait accepter dans l’opinion publique majoritairement francophone l’idée d’une saturation policière des deux régions frondeuses. Il publie le mardi 17 janvier 2017 un arrêté qui rend illégales toutes les activités des principales organisations de la société civile anglophone qui rassemblent enseignants, étudiants et avocats grévistes. Dans le même temps, le gouvernement fait suspendre pour plusieurs mois la connexion Internet dans les deux régions frondeuses. Il fait mettre aux arrêts plus de 70 activistes anglophones au rang desquels les leaders anglophones avec lesquels il discutait pourtant dans le cadre des deux plateformes mises en place par le premier ministre. Le gouvernement durcit par ailleurs la répression des manifestations de rue. On note une militarisation sans précédent des deux régions anglophones. Les organisations de défense des droits de l’homme signalent à l’occasion de graves violations des droits humains perpétrées par la police et l’armée camerounaises. Pour le gouvernement, il s’agit de déployer un large éventail de moyens pour couper les ailes des discours séducteurs autour du fédéralisme et de la sécession. Cette fermeté n’a cependant pas les effets escomptés ; elle ne fait qu’aiguiser les aigreurs et enflammer les revendications dont un nombre sans cesse croissant est orienté vers la sécession.

Pour les mouvements anglophones aussi la négociation est conçue sur le mode du rapport de force qu’il faut avantageusement faire balancer afin de maximiser le gain aux dépens de celui du gouvernement de Yaoundé. Au départ, l’idée qui se diffuse comme une traînée de poudre dans les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest est celle d’un affaiblissement irrésistible du gouvernement. On estime ainsi que « The regime’s weakness is a good opportunity for us[16] » ou « They are weakening, let us not stop pressure on that government[17]. » Le caractère massif de la mobilisation dans les deux régions constitue une ressource non négligeable pour les leaders anglophones. L’engagement du gouvernement dans la négociation alors qu’il avait jusque-là nié l’existence d’un problème anglophone au Cameroun consolide dans les deux régions et même au sein des anglophones de l’étranger l’idée d’un gouvernement de Yaoundé qui serait dos au mur et affaibli. Cela contribue à élargir la marge de négociation avec le gouvernement ; les revendications du départ, qui étaient corporatistes et s’articulaient autour de la « défrancophonisation » des systèmes éducatif et judiciaire en zone anglophone, se transforment naturellement en revendications relatives à la forme de l’État : « Only a change in the form of the state through federation or independence can guarantee our rights and destiny[18] » ; « We need that the country return to federation. Anglophones should be given the right to manage their own affairs[19]. » La fédération est réclamée avec vigueur par les populations qui descendent régulièrement dans les rues et par l’écrasante majorité de leaders appelés à la négociation, tandis qu’une proportion non négligeable de cette population se montre décomplexée face aux idées sécessionnistes. La posture ainsi adoptée est la résultante d’un habitus de mobilisation affective pour l’autonomie de l’ancien Southern Cameroons. C’est également cet habitus qui trame les prises de position des leaders anglophones invités à la négociation dans le cadre du Comité interministériel ad hoc mis sur pied pour discuter des revendications des enseignants anglophones et du comité ad hoc créé pour examiner et proposer des solutions aux préoccupations soulevées par les avocats anglophones.

Le champ d’interactions entre les uns et les autres prend la configuration d’une négociation distributive car les parties perçoivent leurs intérêts comme mutuellement exclusifs. Dans un tel cas de figure, les négociateurs pensent qu’ils ne peuvent atteindre leurs objectifs simultanément et que tout gain engrangé par l’un est accompagné par une perte équivalente chez l’adversaire. Dès lors, la marge de négociation ou zone de potentiel consensus se rétrécit considérablement pour ne concerner que des questions relevant de politiques publiques sectorielles. C’est ainsi qu’en réponse aux demandes des enseignants anglophones, le ministre des Enseignements secondaires, par le biais d’une décision signée le 6 janvier 2017, opère le redéploiement dans les autres régions du pays des enseignants francophones en service dans les écoles anglophones du Nord-Ouest et du Sud-Ouest et la réaffectation dans ces deux régions d’enseignants anglophones en provenance de la zone francophone (Cameroon Tribune 16 janvier 2017, 2-3). Pareillement, la nomination de nouveaux magistrats dans les cours d’appel des régions anglophones, effective depuis le 5 janvier 2017, peut être envisagée comme une réponse aux exigences des avocats protestataires. Dans le même sillage, on peut voir la création à l’École nationale d’administration et de magistrature (ENAM) d’un département de Common Law (Cameroon Tribune 31 mars 2017, 6-9). Mais, à l’observation, le point de résistance du gouvernement, c’est-à-dire le seuil de discussion qu’il ne veut pas franchir, reste la forme fédérale de l’État ; or, précisément, la fédération est considérée comme le point de départ de la négociation chez les Anglophones.

Le Grand dialogue national organisé à l’initiative du président de la République du 30 septembre au 4 octobre 2019 pour, entre autres, régler la crise anglophone, est venu confirmer cette tendance. La crise perdure car le champ de la négociation subit le monopole des désirs irréconciliables des deux camps : la préservation de la forme de l’État (unitaire décentralisé) du côté du gouvernement, la fédération ou la sécession du côté des Anglophones. Lors de ces assises, les leaders anglophones invités sont restés campés sur une position de principe : « federation is the only answer we want[20] ». Les acteurs sécessionnistes invités n’ont pas donné de suite à l’invitation. Le président de la République, lors de son discours annonçant le Grand dialogue national, avait déjà verrouillé l’agenda de ces discussions en précisant les questions qui seraient sur la table. Il avait pris la précaution de taire le problématique de la forme de l’État qui pourtant est au coeur des revendications des Anglophones et qui constitue depuis le début de la crise un casus belli.

Les négociations ainsi engagées indiquent un affaiblissement du mythe fondateur de l’État au Cameroun. De facto, le monopole de la violence physique légitime que cet État revendiquait avec succès s’inscrit désormais dans l’ordre de l’hypothèse ; la multiplication des groupuscules armés séparatistes se créant çà et là d’éphémères sanctuaires territoriaux dans les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest le démontre. Dans le même sillage, la production symbolique de l’État dans ces deux régions, c’est-à-dire la promotion d’un ensemble de représentations qui confèrent à l’État toute sa légitimité, est profondément remise en question. Ainsi, dans les interactions des désirs irréconciliables des deux camps, le consensus quotidien sur ce que « vivre ensemble » veut dire est suspendu ou contesté. L’insistance des Anglophones sur les critères distinctifs de ces deux régions, notamment l’accent mis sur une identité qui lui serait propre et les dénégations itératives de la formation dirigeante, manifeste cette négociation chaotique de l’ordre étatique, cet ordre qui fait désormais face à un ordre similaire que tentent d’imposer les groupes sécessionnistes qui promeuvent l’État de l’Ambazonie. Il existe désormais des interactions objectives entre la crise anglophone et les difficultés du projet hégémonique de l’État sur l’ensemble du territoire national. Les revendications fédéralistes des Anglophones rencontrent désormais des échos favorables dans d’autres régions du Cameroun ; on y évoque dorénavant sans complexe la perspective d’un « fédéralisme communautaire ».

La crise anglophone semble avoir libéré les énergies centrifuges qui transparaissent dans la revivification des localismes et inscrit le devenir du pays dans la logique du funambule.

Au carrefour du devenir du Cameroun : entre « gouvernement dans la violence » et révision de la forme de l’État

Du fait de la configuration de la crise en jeu à somme nulle, les protagonistes peinent à faire ressortir une définition commune du problème à régler. Déjà, au départ de la crise en octobre 2016, le défaut de pro-action gouvernementale réveille le radicalisme anglophone relativement à la forme de l’État. Celui-ci est donc tiraillé entre le penchant sécessionniste, la tentation fédéraliste et l’affirmation unitaire. L’entrée dans l’incertitude intervient le 17 janvier 2017 avec l’arrestation des leaders anglophones dont plusieurs sont membres des deux comités ad hoc chargés d’examiner et de proposer des solutions aux préoccupations soulevées par les syndicats d’enseignants et d’avocats anglophones. C’est que, entre décembre 2016 et janvier 2017, le rétrécissement de la marge de négociation entre les représentants du gouvernement et ces leaders laisse entrevoir que dans les deux comités ad hoc le rapport de force est momentanément égal entre les protagonistes. On ne parvient pas à avoir un gagnant et un perdant : les syndicalistes s’arc-boutent sur la nécessité du fédéralisme alors que la position des représentants du gouvernement est travaillée par le référentiel de l’État unitaire. La mise en état d’arrestation des leaders anglophones peut dès lors être analysée comme un coup donné pour exercer davantage de pression sur une des parties afin d’arriver à un règlement favorable à Yaoundé. Les charges retenues contre ces leaders sont en effet suffisamment lourdes pour servir d’épouvantail : insurrection, atteinte à la sécurité de l’État, terrorisme, etc. C’est une initiative qui, au bout d’un peu plus de sept mois, ne produit pas les résultats escomptés. L’activisme anglophone ne faiblit pas.

Dans l’analyse de la crise, il n’est pas inutile de prendre en compte la structure du champ protestataire anglophone. L’état des lieux de la crise actuelle est en effet fortement tributaire de la configuration de ce champ, champ qui est profondément traversé par les rivalités, voire des conflits entre trois principaux groupes activistes :

  • les partisans de la fédération au sein desquels on retrouve le Social Democratic Front (SDF), parti dominant de l’opposition au Cameroun, et le Cameroon Anglophone Civil Society Consortium (CACSC), plateforme d’associations de la société civile anglophone ;

  • les sécessionnistes qui se retrouvent principalement dans le Southern Cameroons National Council (SCNC) et le Southern Cameroons Peoples Organization (SCAPO), organisations relativement anciennes rappelons-le, et le plus récent Southern Cameroons Ambazonia Consortium United Front (SCACUF) ;

  • les partisans d’une décentralisation au sein desquels on trouve majoritairement les fonctionnaires anglophones.

Entre ces trois groupes, la compétition ne se réduit pas à l’énonciation de la critique acerbe contre Yaoundé, elle emporte la nécessité de convaincre l’opinion publique anglophone de l’engagement actif dans la promotion de la cause. On peut d’ailleurs envisager cette compétition comme l’une des variables lourdes du durcissement sans cesse croissant de la position des leaders anglophones. Le recours à la surenchère revendicative devient un instrument de la politique protestataire anglophone. Les discussions avec les activistes de tous bords permettent de remarquer une éviction de fait des partisans de la décentralisation considérés comme des « traîtres », car alignés sur des vues quasi similaires à celle de Yaoundé. D’ailleurs, les syndicats d’enseignants et d’avocats qui ne menaient qu’une mobilisation corporatiste au départ sont rapidement débordés par des acteurs sociaux plus virulents et clairement favorables à l’option de la fédération. Pour continuer d’« exister » dans la mobilisation, ils sont amenés à composer avec lesdits groupes dans le cadre du Cameroon Anglophone Civil Society Consortium (CACSC). Dans le champ partisan, le SDF, parti politique à majorité anglophone, qui semblait timide sur la question, s’est clairement prononcé pour le fédéralisme[21], redorant dans une certaine mesure un blason terni par les accusations de collusion avec le régime de Yaoundé. Bien plus, un de ses membres influents, Joseph Wirba, député du Bui (région du Nord-Ouest), n’a pas hésité, en pleine session parlementaire, à déclarer ouvertement son soutien aux militants sécessionnistes.

C’est par la remise en cause de la forme unitaire décentralisée de l’État officialisée en 1972 et consacrée par la constitution de 1996 que se construit désormais le référentiel de la lutte contre Yaoundé. Dans ce jeu, les partisans de la fédération semblaient numériquement avoir le dessus sur les sécessionnistes pour qui la seule issue de la crise est la séparation totale d’avec la République du Cameroun. D’ailleurs, par rapport à la sécession, un activiste déclare fort à propos : « Let us not miss the train of independence this time. We need what we demanded, we don’t want any other option again[22]. » La dégradation de la négociation entre le gouvernement et les membres du CACSC majoritairement fédéralistes renforce la posture des leaders sécessionnistes. L’arrestation des leaders activistes et l’interdiction des activités du CACSC le 17 janvier 2017 mettent en difficulté, dans l’opinion publique anglophone, les tenants du fédéralisme et d’un dialogue apaisé avec Yaoundé alors qu’elles élargissent la marge de manoeuvre et la cote d’amour des sécessionnistes. Elles marquent la rupture d’un dialogue qui avait été difficile à obtenir du fait de positions diamétralement opposées. Plusieurs activistes anglophones qui participaient à la négociation sont obligés de fuir le pays. Certains n’hésitent pas à rejoindre les rangs des sécessionnistes. D’ailleurs, le Southern Cameroons Ambazonia Consortium United Front (SCACUF) présidé par Sisiku Julius Ayuk Tabe naît, en février 2017, de l’union de plusieurs organisations fédéralistes et sécessionnistes. Le sécessionnisme est sans cesse grandissant, de même que l’adhésion des Anglophones à l’idée de l’État imaginaire d’Ambazonie dont le territoire couvre les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest. La compétition dans le champ protestataire est ainsi engluée dans le schéma de la « fédéralicession » qui complexifie l’offre anglophone dans la négociation de l’ordre politique au Cameroun. C’est une combinatoire bivariée, associant la revendication appuyée d’un État fédéral et l’expansion de la pensée sécessionniste.

Le mouvement protestataire anglophone réunit désormais les ingrédients (peuple, langue, territoire, culture anglo-saxonne prestigieuse) d’un mouvement nationaliste s’appuyant sur une revendication linguistique pour déboucher sur un projet politique. Ce nationalisme se nourrit quotidiennement de la colère liée à la répression armée de la contestation, répression qui est elle-même activée par les actes de vandalisme, de désobéissance civile et surtout par l’émergence d’attaques ciblées contre les forces armées et la police. Malgré sa criminalisation et sa stigmatisation par les médias dominants au Cameroun, ce nationalisme anglophone ne faiblit pas. Il devient violent dans son aspiration à capter ou à monopoliser l’attention de Yaoundé et de l’opinion publique internationale. Il devient difficile de nier une évidence : le rythme de ces attaques à répétition contre l’armée camerounaise et la force de la répression plongent le Cameroun dans le temps de l’incertitude et des interrogations. Déjà mise à rude épreuve par la lutte contre Boko Haram à l’extrême-nord du pays et contre les attaques de rebelles centrafricains à l’est (IMF 2017), l’intendance du pays peut difficilement se permettre d’envisager une lutte de longue haleine contre la guérilla sécessionniste qui se dessine au Nord-Ouest et au Sud-Ouest. Bien plus, le risque de « gouvernement dans la violence[23] » s’accroît avec la possibilité de voir se développer dans les deux régions anglophones une guerre civile en bonne et due forme ou une insurrection généralisée. Au sein des populations, même francophones, l’argument du Cameroun pays stable et paisible peine désormais à convaincre ; son efficacité est discutée. L’incertitude et l’angoisse de vivre des jours funestes s’installent très vite dans les esprits. En dépit de la multiplication des conférences de presse du porte-parole du gouvernement, de la prédication dans la presse de l’unité nationale et de l’intangibilité du territoire national, les inquiétudes persistent.

Conclusion

La réflexion sur le mouvement social anglophone permet rétrospectivement de se rendre compte des étapes traversées par l’État du Cameroun. Relativement stable aux lendemains des indépendances, cet État présentait une forme propre et les éléments qui le composent étaient reliés les uns aux autres ; la direction veillait de manière autoritariste à la cohésion de l’ensemble. En situation de légitimité controversée depuis les années 1990, cet État a subi les avanies du néolibéralisme : réduction de ses larges compétences économiques et sociales qui lui permettaient d’assurer une panoplie plus ou moins étendue de fonctions sociales au bénéfice de ses citoyens. Aujourd’hui, la crise anglophone est un révélateur. Elle indique que l’État du Cameroun se trouve dans une situation d’instabilité ; les particules sociales qui la constituent sont à présent très faiblement liées entre elles. Deux éléments soulevés dans la réflexion l’indiquent. D’abord, cet État est affecté par la volatilité. Celle-ci est visible dans le débat sur la forme de l’État. La confusion entre indivisibilité et caractère unitaire dudit État montre bien la difficulté des représentants de la formation dirigeante à mener sereinement cette discussion. Cette volatilité est aussi l’apanage de la construction du nationalisme anglophone qui opère sous fond de « disputes de cadres », mieux, sous fond de cadrage et de contre-cadrage : cadrage sécessionniste versus contre-cadrage fédéraliste de la cause. Dès lors, on peut comprendre la timidité, le mépris même des activistes de tous bords face à la proposition lors du Grand dialogue national de l’octroi d’un statut spécial aux deux régions anglophones.

Ensuite, l’État du Cameroun en situation d’instabilité est explosif. Cette explosivité se traduit par la montée en force du sécessionnisme en tant que régime de discours dominé par la mobilisation de la colère contre le Cameroun et de la volonté de s’en séparer (International Crisis Group 2017). Cela se traduit également par la contagion nationale de discours localistes. Il s’agit de plus en plus de discours nimbés d’ethnisme. Cette réalité rend insuffisantes les interprétations qui mettent l’accent, pour s’en vanter, sur les réponses apportées par le gouvernement aux revendications corporatistes des avocats et des enseignants anglophones. Les tenants de ces arguments échouent à comprendre que de sociale, la crise est rapidement devenue politique. Cette réalité rend pareillement insuffisantes les analyses statistiques en termes d’augmentation des positions de pouvoir de l’élite anglophone au sein de l’ordre dirigeant ; ce qui est désormais en jeu, c’est moins la distribution des honneurs et de biens symboliques au sommet de l’État, c’est moins la statistique des postes que le modèle constitutionnel camerounais de répartition territoriale du pouvoir. L’équation qui est posée dans le contexte de la crise anglophone est donc en définitive celle de la reprogrammation du logiciel de la gouvernance au Cameroun. Défi classique s’il en est, celui de penser la dualité de deux pouvoirs sur le même territoire camerounais : le pouvoir de l’État et celui, effectif, des collectivités.