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Parmi les thèmes couramment utilisés pour décrire les relations entre Autochtones et colons français se trouve l’unification sociétale par des mariages mixtes. Samuel de Champlain a clairement exprimé ce point de vue en mai 1633 lorsqu’il a affirmé à ses alliés autochtones : « alors nos garçons se marieront à vos filles et nous ne serons plus qu’un peuple[2] ». Même si la mesure dans laquelle cette vision a donné lieu à l’unification sociétale des Autochtones avec les colons français est en soi exagérée, elle occupe néanmoins une place importante dans la conscience des descendants culturels de Samuel de Champlain que sont les populations d’expression et (ou) d’ascendance française de l’Amérique du Nord. Pourtant, les peuples autochtones qui ont émergé après l’arrivée des colons européens – entre autres la Nation Métisse des Prairies[3] et la Nation Seminole en Floride – ne se considèrent pas principalement des sociétés unifiées par mariages mixtes, mais plutôt des sociétés autochtones consciemment issues d’un processus sociohistorique basé sur un territoire précis et des relations continues avec d’autres peuples autochtones. Néanmoins, pour beaucoup de peuples d’expression et (ou) d’ascendance française, la vision de Samuel de Champlain ne se résume pas à une figure rhétorique, mais à la conviction que les colons français et les peuples autochtones sont une même entité (voir Leroux, 2010 ; Salée, 2010 pour des critiques)[4].

De nos jours, ces notions évocatrices posent aux Autochtones d’importants problèmes politiques sur le plan de leurs revendications d’autodétermination. L’identité « néo-métisse » profite de la confusion générale sur les formes d’autochtonité reposant sur la parenté et l’appartenance en les remplaçant par un passé utopique de mixité raciale. En conséquence, le présent article traite de ce que nous avons appelé la « mythologie du métissage », que nous considérons comme l’utilisation stratégique d’un mixage racial au XVIIe siècle pour créer une nouvelle identité « métisse » se fondant sur une ascendance autochtone infime. Nous opposerons cette mythologie à l’existence d’un peuple Métis historique et contemporain dans les Prairies issu d’un processus d’évolution sociohistorique précise.

Le chercheur Métis Chris Andersen (2014) a récemment soutenu qu’en raison du réservoir profond de bioracisme dans lequel baigne la société canadienne, le mot « métis » demeure utilisé dans son sens purement biologique – biracial –, sens qui porte atteinte à la Nation Métisse. Selon nous, le mot « métis » est souvent dissocié du peuple Métis et récupéré par des personnes et des groupes qui cherchent à s’approprier une appartenance autochtone. Au contraire d’une compréhension générale du mot « métis » dans son sens purement biologique (Gaudry, 2016), Andersen (2008 : 350) propose pour ce terme un sens bien précis. Il explique que la genèse de la Nation Métisse remonte au XIXe siècle :

Les Métis de la Rivière-Rouge ont collectivement créé, emprunté et combiné certains éléments pour former une culture et un mode de vie distincts de leurs voisins euro-canadiens et des Premières Nations, y compris une nouvelle langue, une nouvelle forme de régime foncier, de nouvelles lois, une forme distincte d’habillement et de musique, un drapeau national et, en 1869-1870, des institutions politiques distinctes. En effet, lors de la création officielle du Canada en 1867, la Nation Métisse comptait près de 10 000 membres possédant une histoire, une culture, des frontières territoriales, un hymne national et, peut-être plus important encore, une conscience de son appartenance comme Métis[5].

Andersen (2014 : 5) ne conteste pas la « mixité » de la Nation Métisse, mais il soutient que tous les peuples (autochtones) sont le résultat d’un mélange assez semblable à l’hybridité du peuple Métis. Il cherche ainsi à affaiblir le système de classification racial dominant ou ce qu’il appelle la classification ontologique des Métis comme étant moins Autochtones que les autres peuples autochtones. Selon lui (ibid. : 38), « les “Premières Nations” vivant à proximité des communautés Métisses n’étaient pas moins prédisposées à l’entremêlement résultant, par exemple, de l’économie politique du commerce des fourrures. Toute autochtonité est hybride ou peut l’être. » Andersen prône que les Métis sont des Autochtones au même titre que les Anishinaabeg, les Cris, les Mi’kmaq et les Innus. Ce n’est donc pas la mixité qui définit les Métis, mais plutôt l’appartenance à une formation sociale et politique autochtone précise.

Plutôt que d’inscrire l’identité Métisse dans un éventail de « races » et de cultures, Andersen (ibid. : 83-84) fait valoir que le terme « métis » s’étend à un peuple avec ses propres « normes intersociétales » qui s’identifie Métis en toute connaissance de cause. Jacqueline Peterson (2012 : 30), qui avait l’habitude de plaider pour l’existence de communautés « métisses » diverses, soutient maintenant que seules les communautés qui autrefois se considéraient Métisses devraient aujourd’hui bénéficier de cette reconnaissance. Plutôt que d’inscrire la conscience Métisse « dans les zones et dans les époques où elle n’existait pas » (ibid. : 28), Peterson fonde l’identité Métisse sur la conscience de l’existence Métisse. En se distanciant du cadre de métissage précédemment considéré, celle-ci soutient que l’utilisation contemporaine du terme « métis » à l’est des Grands Lacs est en soi une appropriation indue des chercheurs qui ont présenté « une vision dépassée des Métis afin de ré-étiqueter ceux qui étaient autrefois qualifiés de “sang-mêlé” ou autre terme du genre dans les archives » (ibid. : 26-27). Le terme « métis » peut certainement avoir marqué des archives à différentes époques, mais ce terme, très rarement utilisé dans l’est pour désigner des communautés autochtones, est utilisé presque exclusivement par des non-Autochtones. Selon Andersen (2014 : 53), « peu de preuves d’auto-identification existent dans la documentation de la région [de l’est] pour décrire cette appartenance. La terminologie qui a survécu dans les archives – comme “sang-mêlé” – ne rend pas justice à la notion contemporaine d’une identité unique bien ancrée dans ce caractère distinctif historique. » En conséquence, plusieurs chercheurs, dont Andersen et Peterson, ont axé la discussion concernant l’identité Métisse sur la conscience identitaire historique et sur la conscientisation politique plutôt que sur l’origine biologique d’ancêtres autochtones non spécifiés et (ou) très lointains (voir aussi Devine, 2004 ; Macdougall, 2011 ; Innes, 2013 ; Adese et al., 2017).

Pourtant, la détermination de l’existence de communautés Métisses historiques ne constitue qu’une partie du processus. Il existe encore aujourd’hui des communautés Métisses, ce qui démontre une continuité historique contemporaine (Gaudry, 2018). À la lumière de ces critères, Andersen et Peterson ont raison d’affirmer que très peu d’éléments prouvent l’existence de communautés Métisses (et de leur diaspora) à l’extérieur des Prairies. Même si elle va à l’encontre des efforts récemment déployés par des organismes représentant des métis autodéclarés et par des Québécois et des Néo-Écossais qui se disent aussi Métis – ce qui a donné lieu à une augmentation rapide du nombre de publications en français sur ce qu’on appelle les « métis de l’est », particulièrement depuis 2014 (Gagnon, 2006 ; 2009 ; 2019 ; Huot, 2010 ; 2015 ; Tremblay, 2012 ; Malette, 2014 ; Marcotte, 2015 ; 2018 ; Pelta, 2015 ; Jean, 2017 ; Michaux, 2017 ; Rivard, 2017a ; 2017b ; Bouchard et al., 2019) –, cette position concorde avec les limites traditionnelles d’une identité Métisse qui était et qui est encore enracinée dans un réseau de parenté identifiable et exprimée par une conscience collective partagée. Les Métis des Prairies, qui ont maintenu des relations de parenté étroites avec les Cris, les Saulteaux, les Dénés et les Assiniboines pendant plus de deux siècles, ont ainsi ancré leur identité dans les racines d’une nation faisant partie de la vaste alliance de peuples autochtones des Prairies. Au lieu de cela, comme nous le démontrerons, les « métis de l’est » sont souvent portés de nos jours à croiser politiquement le fer avec les Autochtones (voir aussi Charest, 2009 ; Cook, 2016 ; Leroux, 2018a).

Nous commencerons par démontrer que la France préconisait la francisation des Autochtones de la Nouvelle-France plutôt que le métissage. Autrement dit, les colonisateurs français ont plus cherché à assimiler les peuples autochtones qu’à constituer une société hybride sur le plan culturel, portant atteinte à la mythologie de métissage contemporaine. Nous analyserons ensuite les revendications de deux organismes de soi-disant métis importants, à savoir la Bras D’Or Lake Métis Nation du Cap-Breton (auparavant appelée Unama’ki Voyageur Métis Nation) et la Nation métisse du Soleil Levant de la Gaspésie (auparavant appelée Communauté métisse de la Gaspésie, du Bas-St-Laurent et des Îles-de-la-Madeleine), en puisant dans leurs discours publics. Nous nous sommes concentrés sur leur propre description de leur identité émergente, sur la narration de leur histoire et sur leurs rapports avec les Mi’kmaq, en les comparant aux oeuvres historiques établies et en analysant de façon critique le discours utilisé. Nous avons analysé tous les documents disponibles dans le domaine public produits par ces deux organismes entre 2006 et 2018, dont dix-neuf produits par l’organisme de la Nouvelle-Écosse et quinze par celui du Québec. Notre analyse textuelle ci-dessous se fonde sur douze de ces documents.

Nous nous sommes appuyés sur le travail de Circe Sturm (2011) sur le processus d’auto-autochtonisation, faisant un lien entre le nombre croissant de personnes s’autoidentifiant comme « Cherokee » aux États-Unis et comme « Métis » au Québec et en Nouvelle-Écosse. Sturm avance le concept de « transfert de race » (race-shifting) pour expliquer le phénomène de l’auto-autochtonisation, dans lequel les Blancs américains prennent la décision d’adopter une identité autochtone « pour réclamer ou pour créer quelque chose qu’ils ont l’impression d’avoir perdu, et […] pour se sortir de la société blanche ordinaire » (ibid. : 10). Ces décisions, comme celles prises par des Franco-Québécois et des Acadiens contemporains, sont presque exclusivement basées sur des revendications d’origine généalogique, ce qui va à l’encontre des pratiques de parenté (kinship-making) qui organisent les processus d’identification autochtone :

Même pour ceux et celles qui peuvent documenter leurs ancêtres autochtones, comment se fait-il que seule cette relation ancestrale se traduise en une revendication identitaire autochtone, et pourquoi ce genre de revendication basée sur la généalogie serait-il privilégié comme la clé du « devenir autochtone » plutôt que des revendications basées sur des relations sociales [avec des personnes autochtones toujours vivantes], ou même sur la citoyenneté ?

ibid. : 8

Nous démontrons par l’analyse minutieuse de leurs récits d’identité historiques que ces groupes s’appuient principalement sur une mythologie du métissage plutôt que sur l’identification d’une communauté auto-consciente, historiquement continue et distincte des populations franco-québécoise et acadienne.

Ces deux organismes, qui disaient représenter plus de 20 000 personnes en 2014, revendiquent leur reconnaissance officielle en vertu de la Loi constitutionnelle de 1982 et des balises offertes par l’arrêt Powley de la Cour suprême du Canada en 2003 (Vowel et Leroux, 2016). Toutefois, les efforts de ces deux organismes se butent à l’opposition concertée des leaders de la Nation Métisse, un peuple autochtone dont le territoire couvre en partie aujourd’hui le Manitoba, la Saskatchewan, l’Alberta, le Dakota du Nord, le Montana, ainsi que des parties de l’Ontario et de la Colombie-Britannique (Innes, 2013 ; Andersen, 2014). Nous avons retenu ces deux organismes aux fins de la présente analyse parce qu’ils témoignent de leurs efforts pour acquérir une identité autochtone au Québec, en Nouvelle-Écosse, ainsi qu’ailleurs au Canada et aux États-Unis.

Notre analyse de la démarche politique de ces deux groupes de métis autodéclarés révèle à quel point l’auto-autochtonisation des descendants des premiers colons français comporte des connotations coloniales qui compromettent la souveraineté et l’autodétermination des Autochtones (Cornellier, 2015 ; Burelle, 2018). Comme nous le démontrerons, ces organismes ont tendance à inscrire les communautés d’expression et (ou) d’ascendance française au centre d’un discours contemporain et historique qui fait fi des peuples autochtones qui, paradoxalement, appartiennent aux mêmes communautés desquelles ces soi-disant métis de l’est revendiquent une ascendance.

Examen des éléments de preuve historiques du métissage en Nouvelle-France

Se fondant sur une longue tradition historiographique selon laquelle la politique colonialiste française en Amérique était moins violente que celles de l’Angleterre et de l’Espagne, nombre de chercheurs de la Nouvelle-France (plus tard Québec) avancent que le rapprochement entre les colons français et les Autochtones s’est fait d’une façon naturelle (par exemple Chrétien et al., 2009 ; D’Avignon et Girard, 2009 ; Foxcurran et al., 2016). Cependant, d’autres recherches menées sur le sujet jettent un regard très différent sur la zone de contact. Par exemple, Gilles Havard (2008 : 98) explique la nature du métissage en Nouvelle-France. Ce chercheur avance que l’approche colonialiste de la France était au départ profondément ancrée dans la suprématie des Européens : « les enfants issus d’un père français et d’une mère autochtone convertie ne doivent pas devenir des “Métis” au sens d’une nouvelle catégorie disposant de caractéristiques particulières dont la monarchie s’accommoderait bien. Ils doivent plutôt devenir des sujets obéissants, catholiques et francisés. » Selon Havard, le métissage a solidifié l’inégalité radicale entre les Européens et les Autochtones.

Dans sa recherche sur ce qu’elle a appelé la « chimère du métissage », Dominique Deslandres (2012 : 31) jette une lumière sur les dynamiques hiérarchiques, patriarcales et impériales des stratégies de la France en Nouvelle-France. Selon elle, l’idée d’une unification sociétale entre les Français et les Autochtones n’est que « chimère » en ce sens que la politique colonialiste française et ses enseignements religieux ne permettaient les unions familiales et sexuelles que dans des contextes bien circonscrits et conformes aux normes françaises. Les valeurs patriarcales ont ainsi joué un rôle fondamental dans la mise en valeur du « métissage » : « dans une colonie majoritairement peuplée d’hommes français, les femmes autochtones étaient principalement visées pour la fusion des peuples. Toutefois, ce n’était pas toutes les femmes qui étaient ainsi visées : parmi les Sauvagesses, il fallait trouver aux colons français des épouses civilisées, francisées » (ibid. : 29 [accent mis dans le texte original]). Au début du XVIIe siècle, alors qu’il fallait trouver des femmes autochtones converties pour marier des colons français, les Jésuites ont, en désespoir de cause, demandé au Saint-Siège de permettre les mariages entre des hommes français et des femmes autochtones non converties au catholicisme, faisant valoir que « cela obligerait les Autochtones à aimer les Français comme leurs frères » (Cook, 2015 : 178). Le Saint-Siège a rejeté cette demande des Jésuites et, comme l’a démontré Peter Cook (ibid.), « Le projet français de former littéralement “un peuple” avec les Autochtones de la région a perdu son élan vers la fin des années 1630. »

Saliha Belmessous (2005 : 345) explique plus amplement comment une idéologie raciale fondée sur la biologie a pu s’implanter en Nouvelle-France à la faveur de la stigmatisation des enfants issus d’un mariage mixte : « L’expression d’idées racialisantes en Nouvelle-France… près de 50 ans avant son apparition dans la métropole, indique que l’idéologie raciale est d’abord apparue dans les colonies : au Canada, elle est née de l’échec du gouvernement de créer une société coloniale uniforme qui aurait englobé tant les Autochtones que les colons. » De fait, se fondant sur des documents datant de la même période, Havard (2008 : 98) démontre que les Français étaient convaincus de la supériorité de leur civilisation, et ce, même au début de la période d’intégration : « Le métissage n’est pas conçu comme un mélange équilibré puisque, grâce à l’éducation, l’élément autochtone de ce mélange est appelé à disparaître au profit de l’élément européen. La fusion ethnique doit servir à l’unification religieuse et culturelle de la colonie franco-autochtone. » Le métissage s’est donc produit dans un contexte colonialiste radicalement inégal où l’objectif ultime était la francisation des Autochtones.

La première politique de la France en Nouvelle-France, qui a été appliquée pendant quelques décennies, était certainement révolue lorsque la colonie est devenue assujettie à la Charte royale[6]. L’arrivée en 1663 des filles du roi a donné lieu à une approche de colonisation considérablement différente au tournant du XVIIIe siècle. Les alliances sexuelles avec les femmes autochtones ont continué de se produire, mais la plupart des enfants métissés étaient confiés aux bons soins de femmes autochtones vivant dans des communautés autochtones (ibid. : 101). Belmessous (2005 : 347-348) explique la situation en ces termes :

Au début du XVIIIe siècle, les administrateurs français ont articulé une nouvelle idéologie qui remettait en question les conditions d’appartenance à la société civile et politique : Premièrement, le métissage est découragé et le mariage mixte interdit (au moins discursivement) pour des motifs politiques et biologiques […] Deuxièmement, la politique régissant les Autochtones repose fermement sur l’exploitation.

Outre les recherches historiques qui remettent en question notre compréhension actuelle de la zone de contact, différents historiens de la démographie du Québec soutiennent depuis une quarantaine d’années que l’homogénéité ethnique et raciale sous le Régime français en Nouvelle-France était répandue. Par exemple, selon Bertrand Desjardins (1990 : 72), les ethnies françaises (essentiellement les Normands, les Parisiens, les Bretons, les Saintongeois et les Charentais) constituaient en 1765 (fin du Régime français) 97 % de la composition ethnique de la Nouvelle-France. Au cours de la même période, l’ethnie acadienne en représentait 0,6 %, l’ethnie anglaise 0,9 %, les autres ethnies européennes 1 % et les Autochtones et les Noirs 0,4 %. Sans pour autant nier l’existence d’alliances sexuelles et familiales entre les Français et les Autochtones, Desjardins présente dans sa recherche des éléments de preuve convaincants de l’absence relative de ces formes d’union historiques (voir aussi Beauregard, 1993). Il affirme : « En réalité, tous les Québécois de vieille souche trouveront probablement un jour au moins un Amérindien dans leur arbre généalogique, mais l’importance réelle du phénomène sera toujours négligeable. » (Ibid.) Non seulement l’incidence des unions entre Français et Autochtones était négligeable en Nouvelle-France, mais s’il est probable que la majorité des Québécois de « vieille souche » comptent au moins un ancêtre autochtone, il l’est encore plus qu’ils comptent aussi plusieurs ancêtres d’une autre ethnie __ qu’elle soit anglaise, belge, allemande ou portugaise __ dont l’incidence est beaucoup plus grande dans l’ascendance des Franco-Québécois et des Acadiens.

Plus on creuse la « preuve » disponible de métissage lointain, plus il apparaît que la revendication tient à l’opportunisme politique du XXIe siècle, que ce soit sous la forme d’une recherche d’il y a dix ans sur la réévaluation de la politique colonialiste de la France ou de données démographiques détaillées.

Plus Métis que les Métis : analyse de deux communautés de métis autodéclarés

Notre analyse s’est intéressée tout particulièrement à deux groupes de métis autodéclarés[7] qui établissent leur ascendance aux unions Français-Autochtone du XVIIe siècle : la Bras d’Or Lake Métis Nation (Nouvelle-Écosse) et la Nation métisse du Soleil Levant (Québec). Nos données primaires ont été tirées des sites Web des deux groupes, de leurs communiqués, des médias sociaux, des rapports du gouvernement, ainsi que d’articles de journaux. Nous avons colligé ces données sous les deux thèmes suivants : 1) « découverte » du mixage racial dans les régions où peu de preuves démontrent la présence de communautés métisses distinctes et historiques ; et 2) investissement indéfectible dans le projet de colonialisme de peuplement blanc. Paradoxalement, nous démontrons comment des groupes de métis autodéclarés se réinventent comme des Autochtones et se présentent comme étant plus autochtones que les Autochtones qui, durant plusieurs générations, ont dû subir les perturbations colonialistes et résister aux déplacements et à la dépossession.

Mythologie de métissage

Pour l’ensemble du Mi’kma’ki[8], la revendication des métis autodéclarés se fonde principalement sur une très ancienne mixité avec une ancêtre autochtone[9]. Toutefois, cette mixité et son équation avec une identité autochtone ont pour effet de réduire l’autochtonité à une hybridité raciale découlant d’une union d’un colon (généralement français) avec une femme autochtone plus de trois siècles après qu’elle a eu lieu. Telle réduction de l’identité autochtone à un simple processus biohistorique n’est d’aucune façon soutenue par les conclusions de recherches récentes qui situent l’émergence du peuple Métis dans une période précise et dans un espace bien loin de grandes colonies de peuplement européennes (Macdougall, 2006 ; Peterson, 2012 ; Andersen, 2014 ; Gaudry, 2018). Historiquement, les relations politiques entre les Métis et les autres peuples autochtones se faisaient à l’enseigne d’une diplomatie complexe et de la cohabitation sur des territoires partagés (Innes, 2013).

En faisant un lien entre l’appartenance et ce processus biohistorique, les membres de la Bras d’Or Lake Métis Nation (BDLMN, 2014a) associent leur origine à un mixage racial remontant au tout début de la colonisation française : « Les premiers Métis au Canada seraient nés vers 1628 dans la partie de la “Nouvelle-France” appelée aujourd’hui la Nouvelle-Écosse. » Pour la BDLMN (2014b), les Acadiens sont le fruit d’un mixage « Français-Autochtone » et cette mixité constitue « le fondement de l’histoire acadienne ». La BDLMN fait également valoir que pendant des décennies – ou plutôt des siècles dans le présent cas –, les familles aujourd’hui autodéclarées « acadiennes-métisses » auraient fait l’objet d’une exclusion sociale qui les aurait forcées à cacher leur identité réelle. Comme Sturm (2011 : 37) explique, « [e]n partageant ces histoires de dissimulation raciale pour échapper à la persécution, les [Néo-métis] créent un récit commun de victimisation qui les aide à forger de nouveaux liens sociaux avec d’autres comme eux ».

Dans le même ordre d’idées, la BDLMN utilise des luttes entre les autorités coloniales européennes pour démontrer que les « Acadiens-métis » ont été l’objet d’actes de persécution. Par exemple, la BDLMN (2014c) pointe directement du doigt le conflit du XVIIIe siècle entre les Britanniques et les Français pour démontrer la persécution historique dont ses ancêtres auraient été l’objet :

Pendant plus de soixante ans, les Acadiens-métis et les Mi’kmaq ont combattu côte à côte les Britanniques, récompensés seulement par les cadeaux que leur offraient les Français. Au milieu des années 1700, dépassés en nombre par les Britanniques, les Acadiens-métis et les Mi’kmaq ont connu la souffrance et le génocide. Les Britanniques ont incendié les maisons de nos ancêtres, détruit des actes, tué des hommes, des femmes et des enfants… et déporté bien d’autres Acadiens loin de leur nouvelle patrie.

Même si les Acadiens-métis « ont connu un passé tragique très semblable à celui des Métis de l’Ouest », leur histoire est particulière. « Nous avons subi quelque chose que les Métis de l’Ouest n’ont jamais subi… un génocide », à savoir la déportation des Acadiens. Cette déportation a obligé des familles acadiennes-métisses à cacher jusqu’à tout récemment leur identité autochtone réelle. En associant la déportation des Acadiens à un traumatisme « subi par les Métis » (minimisant ainsi le génocide du peuple Métis), les « Acadiens-métis » ont en quelque sorte fabriqué une souffrance du passé égale, sinon plus grande que celle des peuples autochtones.

Sans minimiser son horreur, notons que la déportation des Acadiens (1755-1764) n’avait pas pour objectif ultime d’exterminer soit les personnes métissées, soit un peuple acadien-métis distinct. Mais au lendemain d’une très longue guerre de religion en Europe, les Britanniques ont voulu vider le territoire des colons français pour ensuite créer une colonie anglo-protestante. De toute évidence, les Acadiens ont en quelque sorte connu une purge ethnique agressive, en partie parce qu’ils ne parlaient pas la bonne langue ni ne pratiquaient la bonne religion. Bref, les Acadiens n’ont pas été déportés en raison de leur « autochtonité », car les Anglais savaient faire la distinction entre les Acadiens – d’ascendance française – et les Mi’kmaq qui, sans avoir été déportés, ont subi d’autres formes d’actes de terreur[10].

Selon la BDLMN, même les Acadiens qui ont échappé à la déportation et (ou) qui sont revenus en Acadie ont fait l’objet d’une persécution colonialiste en raison de leur différence raciale. Ces Acadiens-métis ont dû cacher leur culture, « n’ayant jamais l’avantage des Métis de l’Ouest dont l’histoire a été captée par des caméras ou relatée par des représentants du gouvernement » (BDLMN, 2014c). Plutôt que de s’appuyer sur des preuves tangibles qui démontrent leurs liens avec la Nation Métisse, la BDLMN encourage ses membres à s’autoidentifier comme Métis, à l’instar de plus de 23 000 Néo-Écossais (Statistique Canada, 2017a) qui déclarent en 2016 être Métis[11].

Le long de la Transcanadienne, à quelque 1000 kilomètres à l’ouest d’Unama’ki (Cap-Breton), se trouve New Richmond et le plus important organisme de métis autodéclarés du Québec : la Nation Métisse du Soleil Levant (NMSL)[12]. En date d’octobre 2016, la NMSL déclarait compter plus de 20 000 membres sur un territoire couvrant près de 75 000 kilomètres carrés (Courtemanche, 2016)[13]. À l’instar de la BDLMN, l’organisme métis de la Gaspésie réinterprète la bataille de Restigouche, un événement historique survenu au cours du XVIIIe siècle qui opposait l’armée française et l’armée britannique dans le cadre de la guerre de Sept Ans. La bataille de Restigouche s’est déroulée au cours du printemps et de l’été de 1760, cinq ans après le début de la déportation des Acadiens. Durant la Bataille, une flottille française transportant vers Montréal des provisions d’urgence a dû affronter l’armée navale britannique qui lui bloquait le chemin. La flottille a réussi à manoeuvrer jusqu’à la rivière Restigouche où une alliance de combattants français, mi’kmaw et acadiens a subi un difficile revers. Deux mois plus tard, Montréal tombait aux mains des Britanniques.

D’une façon frappante, la NMSL a interprété à sa façon la bataille de Restigouche, tout comme la BDLMN l’a fait avec la déportation des Acadiens. Dans ses documents de presse, la NMSL (2010) a surnommé la bataille de Restigouche la « Batoche de l’est », faisant référence à la bataille de Batoche de 1885 en Saskatchewan. Ces deux batailles, qui marquent des étapes importantes de luttes géopolitiques, n’ont pourtant que quelques traits en commun. Les Métis de Batoche étaient largement reconnus comme partie prenante dans ce conflit qui portait tout particulièrement sur les droits territoriaux et sur les normes de gouvernance des Métis. Dans la bataille de Restigouche, les « métis » ne sont pas considérés comme une partie prenante ni comme un acteur important. De fait, les principaux protagonistes de cette bataille étaient les colons français et britanniques. À Batoche, les Métis et les Premières Nations se sont alliés pour combattre le pouvoir colonialiste qu’était le Canada. Alors que les Métis ont constitué une alliance pour résister à la mainmise du Canada sur leurs terres, le système d’alliance était fondamentalement anticolonialiste et autochtone et avait pour objectif de résister au Canada (Thistle, 2016). Simplement dit, la bataille de Batoche était une lutte anticolonialiste opposant des Autochtones au pouvoir colonialiste, alors que la bataille de Restigouche avait pour objet de déterminer lequel des deux pouvoirs colonialistes – Français ou Anglais – allait coloniser les terres des Autochtones. En conséquence, comme l’écrit Peterson (2012 : 28), faire une équivalence entre ces deux batailles inscrit une conscience Métisse « dans les zones et dans les époques où elle n’existait pas ».

Ces deux organismes de soi-disant métis préconisent la base bioraciale de l’identité métisse et utilisent cette logique pour se dire héritiers des terres et des droits ancestraux des Autochtones. Par exemple, dans un reportage au mois d’août 2014, le « chef » de la BDLMN affirme qu’il est à la recherche de quelque trois milliards de dollars en compensation pour le « vol de nos terres […] et le fait que nos ancêtres et mes ancêtres aient souffert du génocide » (Ayers, 2014). Dans un énoncé diffusé sur son site Web trois mois plus tard, la BDLMN (2014a) affirme que ses membres ont des « droits de chasse, de pêche et de cueillette » qui lui sont propres. Également, la NMSL (2018 : 1) affirme régulièrement ses droits autochtones sur ce qu’elle qualifie « son » territoire, dont tout ce « qui n’a jamais été négocié ni cédé dans tout l’est du Canada […] à partir des frontières de l’Ontario jusqu’aux lignes et frontières américaines, y compris le Québec et les provinces maritimes ». Plus tard, dans sa lettre adressée au ministre de l’Énergie et des Ressources du Québec (7 mars, 2018), la NMSL explique : « la Première Nation Métisse qui vous écrit réclame […] tout l’est du Canada, comme étant leur territoire avec droit d’occupation et autres droits conférés par leurs titres ancestraux existants, protégés, reconnus et garantis par la Constitution canadienne » (ibid. : 2). Dans les cas ci-dessus, deux organismes représentant des milliers de « métis » autodéclarés revendiquent des droits autochtones, un mouvement qui est opposé par les institutions politiques mi’kmaw des régions respectives[14].

Investissement dans le projet de colonisation du Canada et du Québec

Le deuxième thème qui se dégage de cette documentation est que la NMSL et la BDLMN sont étroitement investies dans le colonialisme d’occupation blanche, même si ces deux organismes revendiquent fortement une identité autochtone. Le dénominateur commun des différents documents que nous avons passés en revue n’est pas l’ascendance autochtone, mais plutôt l’ascendance française. En d’autres mots, les soi-disant métis autodéclarés de ces régions retiennent une identification colonialiste plus qu’autochtone.

Pour la BDLMN (2014a), l’origine de ses membres remonte au temps du commerce des fourrures, un marqueur important de leurs origines ; leurs ancêtres sont décrits dans des termes masculins comme « transportant des pirogues de bouleau (masgwi) de 40 pieds à travers des terrains dangereux non découverts, transportant des vivres et des équipements pesant deux fois leur propre poids […] sans restriction ni hésitation ». Cette société de valeureux voyageurs est dépeinte comme une société foncièrement mixte dont les membres « ont joué un rôle essentiel dans la formation du Canada » (ibid.). C’est en tant qu’hommes ayant contribué à la formation du Canada que la BDLMN définit l’origine de ses membres et non pas en tant qu’alliés contemporains des peuples autochtones. Selon elle (ibid.), ses ancêtres voyageurs ont « exploré des terres alors inexplorées dans le but […] d’être reconnus par la Couronne britannique », laissant ainsi entendre que les Autochtones n’ont pas « découvert » leurs propres territoires avant l’arrivée des colons européens. La BDLMN prétend par ailleurs que les ancêtres de ses membres ont largement contribué au projet de colonisation du Canada : des explorateurs qui ont découvert des terres jusque-là inconnues, dont la propriété est revendiquée par des « Acadiens-métis », sans considérer que ces terres étaient préalablement sous le contrôle des mêmes Mi’kmaq desquels ils se disent descendants.

La BDLMN justifie aussi la légitimité de ses membres à titre de Canadiens en faisant valoir leur statut de « contribuables ». Avec une logique normative et déroutante colonialiste, le « chef » de la BDLMN (2014d) affirme que la Nouvelle-Écosse laisse l’Assemblée des chefs mi’kmaw « dicter » ses politiques : « Donc, ce que nous avons ici […] ce sont treize chefs qui ne votent pas, qui ne paient pas d’impôts et qui reçoivent des millions de dollars des contribuables, qui disent au gouvernement comment gouverner la province [et] qui dictent les droits des [Acadiens-]métis qui, eux, exercent leur droit de vote et paient des impôts ». À plusieurs reprises sur ses plateformes publiques, la BDLMN présente ses membres comme des contribuables et des électeurs canadiens dont les revendications en matière de droits des Autochtones sont possiblement plus légitimes que celles des Mi’kmaq avec un statut fédéral. En fait, tant dans un message à ses membres au mois de septembre 2013 (BDLMN, 2013) que dans une lettre adressée au premier ministre de la Nouvelle-Écosse au mois de juillet 2014 (BDLMN, 2014e), c’est la reconnaissance du gouvernement canadien qui semble discréditer les Mi’kmaq, qui sont perçus comme un groupe d’Autochtones politiquement puissants qui ne reconnaissent pas les droits légitimes des soi-disant Acadiens-métis. La stratégie de reconnaissance politique de la BDLMN mine activement la souveraineté et l’autodétermination des Mi’kmaq en encourageant la société canadienne à tenir des propos racistes à leur égard – dans ce cas-ci, la BDLMN fait valoir que les Mi’kmaq exercent un pouvoir politique non légitime au détriment des non-Autochtones et (ou) des métis autodéclarés (BDLMN, 2014f).

Paradoxalement, cette stratégie a pour effet de distancier la BDLMN de la culture des Premières Nations encore largement considérée comme étrangère ou primitive. En conséquence, les ancêtres européens des membres de la BDLMN (2014b) sont valorisés dans leur propos : « Notre culture a été fortement influencée par le mélange des cultures écossaise et irlandaise […] Je crois qu’il y a un grand malentendu concernant la culture des [Acadiens-]métis de la Nouvelle-Écosse qui est considérée comme une partie importante de la culture des Premières Nations, ce qui n’est absolument pas le cas. » La BDLMN prétend à une autochtonité distincte de l’identité autochtone contemporaine en accordant sa préférence aux cultures des colons blancs qui sont mieux connues et valorisées. Cette démarche inscrit donc les membres de la BDLMN dans la lignée de la civilisation des colons européens, évitant ainsi une association avec celle des Autochtones.

De même, la NMSL présente ses membres comme les vrais et uniques Autochtones de « leur » territoire sans toutefois renier leurs discours nationaliste et colonialiste normatifs. Dans le cadre de différentes consultations du gouvernement, la NMSL invoque à sa manière une version de l’histoire qui fait totalement abstraction de la présence des peuples mi’kmaw et malécite et autres communautés autochtones partageant le même territoire : « Tous savent que les Premières Nations autochtones sont les premiers habitants du Canada, mais faut-il encore savoir que, en 1850, il ne restait plus que des Métis dans la péninsule gaspésienne. » (NMSL, 2009) Poussant cette logique encore plus loin, la NMSL (et la Communauté métisse de l’Estrie) présente plusieurs revendications historiques audacieuses dans un document public déposé dans le cadre de la commission Bouchard-Taylor. Au début du document, la NMSL affirme être l’unique représentante des Premiers Peuples de l’ensemble du Québec :

Nous vous présentons ce document en tant que seuls descendants directs des Premiers Peuples au Québec dont tous les membres ont été tués par le choc microbien […] Les maladies venues d’Europe et contre lesquelles nous n’avions aucune immunité ont tué cette moitié de nous-mêmes. Seuls les descendants métissés avec les Européens ont pu survivre à ces fléaux.

NMSL, 2007 : par. 1 et 4[15]

La NMSL poursuit son témoignage en présentant la logique qui l’amène à affirmer que ses membres sont les seuls membres authentiques de la nation autochtone au Québec :

Nous sommes témoins des aberrations de l’histoire officielle qui enseigne qu’il y a des Métis et des Indiens alors qu’il ne reste qu’une seule nation autochtone au Québec […] Votre pratique de création de réserves, qui débuta en 1831-1832, n’aura contraint que les plus misérables d’entre nous d’y habiter […] les gens de nos communautés ont refusé d’entrer et de mourir sur “vos” réserves […] nous sommes demeurés libres au prix d’efforts inhumains.

Ibid. : par. 1, 2 et 4

Dans ce discours révisionniste qui fait totalement abstraction de l’existence actuelle de plus de 100 000 Inuits, Cris, Innus, Mi’kmaw, Maliseet, Anishnaabeg (Algonquins), Mohawks, Hurons-Wendat, Abénakis et Atikamekw, sur un territoire de plus de 1,5 million de kilomètres carrés, les « métis du Québec » affirment qu’ils se distinguent par leur volonté inébranlable de refuser de se laisser assujettir au contrôle du gouvernement fédéral.

Même si la logique de la NMSL s’écarte de celle de la BDLMN en portant principalement sur la force biologique du sang des colons européens, les deux organismes laissent entendre néanmoins la supériorité des peuples européens. De fait, les « métis du Québec » se vantent de définir leur identité autochtone dans une présumée résistance à l’encloisonnement dans des réserves où la majorité des Autochtones au Québec vivent aujourd’hui (Kelly-Scott, 2016). Dans son mémoire, la NMSL considère les Autochtones inscrits comme des « traîtres », parce qu’ils ont « accepté » de vivre dans des réserves et se sont conformés aux dispositions de la Loi sur les Indiens, mais elle adule les métis autodéclarés qui ont résisté à l’envahissement du gouvernement (britannique) et lutté pour leur liberté. Encore une fois, les métis autodéclarés revendiquent le monopole des souffrances historiques infligées aux membres des Premières Nations. Sturm (2011 : 60) identifie « l’inversion symbolique » comme un élément central des stratégies de race-shifting aux États-Unis, qu’elle définit comme un processus social « dans lequel les Blancs sont considérés comme de vrais [Autochtones] et les véritables [Autochtones] sont transformés vaguement en Euro-Américains ». Une telle stratégie narrative a été fructueuse pour les soi-disant métis de l’est, puisqu’elle leur a permis d’affirmer leur authenticité autochtone – préservée à travers des générations car ils ont refusé l’intervention du gouvernement dans leur vie. « Non seulement ils sont de vrais [Autochtones] », explique Sturm, « mais ils sont aussi de meilleurs [Autochtones] que quiconque » (ibid. : 136 [accent mis dans le texte original]). Étonnamment, quelles que soient les prétentions de la NMSL concernant son ascendance dans notre corpus, elle passe sous silence ses présentes relations avec les peuples autochtones existants.

Ces propos troublants perdurent malgré la présence de preuves historiques et démographiques déstabilisantes en partie à cause de ce qu’Eve Tuck et K. Wayne Yang (2012) ont appelé un « fantasme d’adoption colonialiste ». L’adoption colonialiste, qui peut inclure ou non des individus avec une ascendance autochtone, sous-tend l’adoption ritualisée (ou, dans de nombreux cas, l’autoadoption) d’étrangers dans les communautés autochtones. Ces néo-Autochtones deviennent ensuite responsables de la sauvegarde des cérémonies anciennes, de la protection des droits des Autochtones ou, encore, du rétablissement de la gouvernance des Autochtones sur leurs terres ancestrales. Dans ces scénarios issus du fantasme, la continuité des Autochtones dans le présent est ramenée à de moindres proportions à la faveur d’un passé mythique qui fait miroiter des origines sociales et culturelles plus satisfaisantes que le présent anomique. Ces « adoptés » se sentent investis du devoir de faire revivre le passé, sous l’angle qui les avantage le mieux. Ils deviennent les héritiers de ce passé par les liens limités (ou allégués) de sang avec des ancêtres autochtones, mais aussi les héritiers désignés, désavouant souvent la compétence des communautés autochtones contemporaines à faire des revendications de même nature. La NMSL exprime assez clairement le fantasme d’adoption colonialiste : « Toutes ces prétentions fallacieuses à l’effet que la quintessence de l’esprit autochtone se retrouve sur les réserves alors qu’il s’agit en fait d’une sous-culture (culture des réserves) et que les gens qui y habitent ont tous été extraits, à l’origine, de nos communautés métisses. » (NMSL, 2007 : par. 31) À l’évidence, les métis autodéclarés se proclament les protecteurs et les praticiens de la culture autochtone authentique en vertu d’une généalogie lointaine, bien que ces liens sanguins soient distants ou non existants[16].

Il s’ensuit que les métis autodéclarés disent généralement qu’ils sont plus Métis que les Métis et plus autochtones que les Autochtones. Dans le processus de découverte de leur ascendance autochtone infime et la création de leur identité autochtone, les métis autodéclarés ont tendance à situer leur authenticité dans le passé plutôt que dans le présent. Non seulement dénigrent-ils les Premières Nations[17], mais ils ne reconnaissent pas non plus le peuple Métis, prétendant pour celui-ci une nouvelle origine. Par exemple, la NMSL (ibid. : par. 12) explique en ces termes le rôle que les soi-disant Métis du Québec ont joué dans la fondation de la colonie de la Rivière-Rouge :

Ceux [que] vous appellerez « Métis » pour la première fois sont ceux de nous, nos parents métissés, qui ont poursuivi en direction du nord-ouest (après le choc microbien) sur la route du castor et qui n’ont pas connu la Conquête. Ce sont déjà tous des « Métis » qui viennent de l’Est (Nouvelle-France et Acadie) et qui fondent l’Ouest Métis (exception faite de la colonie écossaise de Lord Selkirk). Ainsi, d’Est en Ouest, il s’agit d’une seule et même nation. Des mêmes familles aussi Autochtones que vous qui êtes des Québécois.

Autrement dit, la Nation Métisse n’est pas fondée sur sa propre compréhension de l’histoire, mais plutôt sur les généalogies actuellement revendiquées par les « métis de l’est ». Selon la NMSL et la BDLMN, les « métis de l’est » autodéclarés sont les « vrais » Métis desquels descend le peuple Métis des Prairies. Une telle affirmation va à l’encontre de la version de l’origine des Métis qui est étroitement liée aux faits survenus dans les Prairies au cours du XIXe siècle. Les Métis ne reconnaissent pas les « métis de l’est », même s’ils concèdent qu’un certain nombre de leurs ancêtres ont migré de ce qu’on appelle aujourd’hui l’est du Canada.

La mythologie du métissage est compatible avec la croyance des nouveaux métis autodéclarés dans une renaissance métisse à travers le Canada (Gaudry, 2013), et le « retour » de ces organismes métis autodéclarés au « centre » de la culture métisse. Même si l’on ne peut nier l’existence d’unions mixtes au temps du commerce des fourrures, la création de communautés de Métis avec une conscience de soi comme peuple a été réservée à l’ouest. Cette culture tirait ses origines de la chasse au bison, du commerce de fourrures et du vaste réseau de relations diplomatiques et familiales Cris-Saulteaux-Assiniboine-Dénés-Métis des Prairies. À l’instar de tous les peuples autochtones, la Nation métisse bien adaptée au milieu et bien ancrée dans le temps se perçoit comme une collectivité. Malgré des pressions colonialistes importantes, des politiques génocidaires et un manque flagrant de reconnaissance de la part des gouvernements, la Nation Métisse a persisté dans le passé et persiste encore aujourd’hui.

Conclusion

Dans l’est du Canada, la mythologie du métissage a connu une montée importante récemment parmi les descendant·e·s des premiers colons français. Ce disant, plusieurs groupes de métis autodéclarés ont fabriqué une « métissité » ou « métissitude » propre aux populations d’ascendance française qui, en dépit d’une ascendance infime, revendiquent une identité autochtone dont l’origine coloniale est indéniable. Paradoxalement, quoique ces groupes se concentrent sur l’ascendance autochtone, ils dénigrent et affaiblissent régulièrement les droits des Autochtones tout en évoquant une « autochtonité » supérieure à celle de leurs prétendues parentés autochtones.

Les documents consultés aux fins de notre analyse portent spécifiquement sur la politique et l’histoire des descendant·e·s des premiers colons français, mais il importe de préciser que d’autres chercheurs ont observé des tendances semblables chez des colons européens, ce qui fait ressortir l’importance de comparer la dynamique des efforts d’autodéclaration actuellement déployés. Nous avons relevé des similarités, par exemple dans les recherches de Stephen Pearson (2013), qui s’est intéressé à l’autochtonisation des colons blancs de la région des Appalaches aux États-Unis. Selon lui, les colons des Appalaches « emploient l’autochtonisation dans des contextes coloniaux tardifs pour négocier des revendications territoriales et régler d’autres inégalités affectant les colons blancs » (ibid. : 168). Ils considèrent toute la région « comme la possession légitime et la patrie d’un groupe de colons (mais pas d’un autre) » d’une manière qui « interdit la restauration et le rapatriement des terres que supposent les théories autochtones de la justice et de la décolonisation » (ibid. : 178).

Cependant, la situation qui se rapproche probablement le plus de notre cas est celle des Cherokee autodéclarés aux États-Unis, qui ont atteint des proportions endémiques – seulement le tiers des personnes qui revendiquent une identité Cherokee aux États-Unis font partie d’une des trois tribus Cherokee reconnues par le gouvernement fédéral (Sturm, 2011 : 15). Il s’ensuit une prolifération de « tribus » Cherokee autodéclarées qui n’ont que très peu de liens avec les communautés Cherokee et qui deviennent encore plus « Cherokee que les vrais Cherokee » en raison de leur passé occulte qui a fait qu’ils n’ont pas été corrompus par l’influence de la politique fédérale visant les Autochtones (ibid. : 136).

Comme nous l’avons démontré en ce qui concerne les soi-disant métis du Québec et les Acadiens-métis de la Nouvelle-Écosse, la logique première du fantasme d’autoadoption est le projet de colonialisme de peuplement français (French settler colonialism). Même si, comme nous l’avons aussi démontré, cette logique est entachée d’erreurs, elle maintient néanmoins une puissance explicative importante. Il s’agit d’une réalité dont il faudra débattre si nous voulons contester la violence et l’injustice associées au projet de colonisation du Canada et du Québec.