Recensions

Changer le monde, changer sa vie. Enquête sur les militantes et les militants des années 1968 en France, sous la dir. d’Olivier Fillieule, Sophie Béroud, Camille Masclet et Isabelle Sommier, avec le collectif Sombrero, Paris, Actes Sud, 2018, 1118 p.[Record]

  • Pierre-Luc Beauchesne

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  • Pierre-Luc Beauchesne
    Département de sociologie, Université de Montréal, Équipe de recherche PLURADICAL (Groupe de recherche sur le pluralisme et la radicalisation)
    pierre-luc.beauchesne.1@umontreal.ca

Bien de choses se sont écrites sur Mai 68, et la fanfare éditoriale retrouve vigueur en 2018 à l’occasion de son cinquantième anniversaire. Au milieu de tout ce bruit et à contre-courant de mythes persistants, le collectif Sombrero propose une enquête sur les devenirs biographiques des soixante-huitards français. Sans adopter les regards essayistes qui se font tantôt les « embaumeurs », tantôt les « fossoyeurs » (selon la formule de François Cusset) de la contestation sociale des années 1960-1970, cette contribution donne à voir son héritage qui vit en les individus qui ont fait l’événement, et qui ont été faits par lui. Cet ouvrage est le résultat d’une enquête collective qui a mobilisé plus de 32 chercheurs et tout un « personnel de renfort » qui a collecté des ressources documentaires souvent inexplorées jusqu’alors sur les écologies militantes locales, 366 récits biographiques et 285 « calendriers de vie ». Le livre alterne entre des chapitres où palpite un matériau empirique foisonnant et qui sont construits autour d’énigmes spécifiques (les chapitres 2 à 9, 11 à 19 et 21 à 29) et un effort bien mené par les directrices et le directeur pour identifier ce qu’il y a de commun dans toutes ces histoires. Au fil de la lecture, se précise une mosaïque chatoyante qui multiplie les perspectives sur un même objet et brosse un portrait collectif complexe des devenirs soixante-huitards en France. L’originalité de cette contribution provient des trois déplacements du regard qu’elle propose. Premièrement, elle descend de Paris et sort du Quartier latin pour considérer des capitales régionales (Lille, Lyon, Marseille, Nantes et Rennes) et reconstituer les configurations militantes de ces villes souvent ignorées dans les récits médiatiques et savants. Deuxièmement, elle donne la parole à des militant·e·s ordinaires qui ont peu participé à la mise en récit des événements alors que certaines trajectoires d’intellectuels fortement médiatisées en sont venues à incarner la génération 68. Troisièmement, elle ne propose pas une énième description du temps court de la crise de Mai-Juin 68, mais inscrit plutôt ces événements dans ce qui y est appelé les « années 68 » qu’elle fait commencer autour de la guerre d’Algérie, continuer tout au long des années 1970 riches en contestations, et finir au moment de l’élection de François Mitterrand en 1981. De plus, elle considère les croisements des histoires individuelles et collectives, l’articulation des temporalités vécues et historiques. Dans le chapitre qui conclut l’ouvrage et dans lequel sont synthétisés les principaux résultats de l’enquête, Olivier Fillieule brosse un « Portrait de famille(s) » qui rompt avec plusieurs mythes sur 68. Premièrement, la variété des histoires recueillies met à mal les explications homogénéisantes et psychologisantes de la genèse de la révolte décrite tantôt comme une « révolte contre les pères », tantôt comme le produit d’incohérences statutaires. L’enquête permet de désingulariser les engagements soixante-huitards et d’identifier des matrices de politisation telles que la famille et les pairs, l’école, les Églises, l’université, et les milieux de travail que l’on retrouve en bien d’autres situations. Quant au contexte des années 1960, trois principaux effets de période sont identifiés : la présence dans la mémoire familiale des souvenirs de la Seconde Guerre mondiale, et puis de la guerre d’Algérie, la déstabilisation de différentes institutions d’encadrement (notamment l’usine, l’Église et l’université) et la « translation vers le haut de la structure sociale » (p. 978) causée par l’urbanisation et la diminution du poids des ouvriers dans l’emploi total qui soutiennent une forte mobilité. Concernant les conséquences biographiques de l’engagement, ce regard rétrospectif sur les trajectoires permet de repérer les processus d’acquisition d’un sens pratique militant et de détailler …