Recensions

Un Québec invisible. Enquête ethnographique dans un village de la grande région de Québec, de Frédéric Parent, Québec, Presses de l’Université Laval, 2015, 281 p.[Record]

  • Emanuel Guay

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La grande région de Québec occupe une place importante dans les débats publics de la province, avec l’idée d’un « mystère de Québec » couramment mobilisée dans les cercles politique et médiatique. Face à cette interrogation courante – pourquoi la grande région de Québec tend à voter pour la droite ? –, l’ouvrage de Frédéric Parent, professeur en sociologie à l’Université du Québec à Montréal, offre une sorte de pari méthodologique : le recours à l’ethnographie permettrait de mieux cerner les conditions sociales d’existence et les dynamiques politiques de cette région qu’une simple enquête statistique. L’auteur souligne ainsi que l’ethnographie, présentement négligée en sociologie, permet d’accomplir au moins trois choses : faire ressortir une réalité sociale « totale », ne pas reconduire les rapports de domination et dégager des processus sociaux généraux (p. 16). Le travail ethnographique dans cet ouvrage, effectué dans un village de la Rive-Sud entre 2007 et 2008 auquel l’auteur prête le nom fictif de Lancaster, se situe au croisement des dimensions matérielle et idéelle des rapports sociaux, soit d’une part les conditions matérielles qui permettent aux individus de reproduire leur existence sociale et d’autre part les représentations que ces mêmes individus se font de cette existence sociale (p. 11-13). Suivant ces considérations méthodologiques, Parent offre des clés de lecture stimulantes pour comprendre l’opposition à l’intervention étatique chez une partie importante de l’électorat de Lancaster et, par extension, de la grande région de Québec. Cette opposition serait expliquée en partie par la structuration familiale des rapports sociaux qui caractérise ce village et cette région, soit « le fait que la famille constitue le centre des réseaux de relations sociales » (p. 5). La reproduction de la famille comme centre des réseaux de relations sociales repose pour sa part sur la transmission du patrimoine familial et l’enracinement dans la communauté, qui constituent les principales sources de reconnaissance sociale dans l’espace local. Le maintien familial de cette reconnaissance et du prestige local expliquerait alors la méfiance des familles les mieux établies – que Parent nomme les « familles souches » – face à la régulation étatique des activités économiques et politiques du village. Parent appuie son propos avec un portrait du développement de Lancaster, de la colonisation jusqu’à la fin des années 1970, en insistant sur la division entre une partie industrialisée du territoire – la « station » – et une autre qui repose davantage sur l’économie agricole et qui gravitait auparavant autour de l’église et du curé – le « village » (p. 68). Bien que la station et le village aient été fusionnés dans les années 1970, les tensions entre ces deux agglomérations villageoises, les « guerres de clocher » – auxquelles Parent dédie son chapitre de conclusion – persistent encore aujourd’hui, notamment avec l’influence des familles souches dans les réseaux religieux, économiques et politiques. C’est précisément à ces trois dimensions de la vie villageoise – et aux tensions qui les traversent – qu’est dédié le coeur de l’ouvrage (les chapitres 3 à 5). On y apprend que l’espace religieux de Lancaster est divisé en deux réseaux distincts, soit un réseau local occupé majoritairement par des hommes issus des familles souches et soucieux de préserver le patrimoine paroissial comme source de prestige social, tandis qu’un réseau régional regroupe des femmes pour lesquelles le coeur de la religion est le rassemblement des croyants, plutôt que le maintien d’un statut social élevé (p. 95). L’économie, quant à elle, est envisagée comme une affaire « locale », qui dépend des réseaux interfamiliaux et doit être préservée contre les forces exogènes impersonnelles, comme l’État ou les multinationales, ce qui provoque …