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La question constitutionnelle est un sujet qui a été quelque peu délaissé dans la recherche universitaire et est même devenu, comme l’estiment les directeurs de Ces constitutions qui nous ont façonnés, un sujet tabou en dépit du fait que le Canada a vécu au cours du vingtième siècle trois événements importants qui ont marqué l’évolution de l’histoire constitutionnelle, soit le statut de Westminster en 1931, le rapatriement de la Constitution en 1982 et enfin les ententes du lac Meech en 1987 et de Charlottetown en 1992.

Afin de raviver l’intérêt, Eugénie Brouillet, AlainG. Gagnon, Guy Laforest et Yves Tanguay ont rassemblé dans cet ouvrage des textes d’historiens dans le but de comprendre les tenants et aboutissements des quatre constitutions qui ont précédé celle de 1867 (p. 2), soit la Proclamation royale britannique de 1763, l’Acte de Québec de 1774, l’Acte constitutionnel de 1791 et l’Acte d’Union de 1840. Pour les directeurs, il s’agit de bien appréhender le nouvel ordre constitutionnel de 1982 (p. 4) à la lumière de textes qui vont éclairer le lecteur sur l’évolution de l’histoire constitutionnelle du Canada. Pour atteindre ce but, on trouve dans cette anthologie des textes d’historiens anglophones et francophones, écrits entre 1845 et 1971. Deux critères ont orienté leur choix : permettre au lecteur d’y découvrir une pensée nuancée tout en lui présentant également les convergences et les divergences aussi bien dans la forme que le fond (p. 4).

En première partie de l’anthologie, le but des directeurs est d’offrir une perspective globale des quatre constitutions. Le texte de John Georges Bourinot situe toutes les transformations qui ont marqué la société québécoise de la période de la Conquête en 1763 jusqu’à la Conférence de Québec en 1864, et présente les principaux acteurs britanniques qui ont présidé à l’administration ou à l’organisation politique. Quant à Thomas Chapais, il dépeint une société un peu brisée, pour qui la Conquête n’apportera rien de positif, et il conclut que c’est en 1791 que les Canadiens français ont réussi à faire entendre leur voix : « de majorité sans paroles et sans actions, nous étions transformés en majorité parlante et agissante » (p. 62).

Le texte de François-Xavier Garneau, rédigé en 1845, analyse la population des deux Canada et les changements entraînés par les quatre gouvernements successifs de 1760 à 1792. Garneau estime que le pouvoir colonial prédominant ne permettra pas une réelle émancipation des Canadiens français (p. 98). À ce sujet, le chanoine Lionel Groulx aborde la question de la politique assimilatrice de John George Lambton, 1er comte de Durham, et les enjeux de l’élection de janvier 1848 qui permettra d’atteindre un but recherché depuis longtemps : le gouvernement responsable. William Paul McClure Kennedy analyse la période de 1774 à 1840 et montre que les stratégies n’ont pas répondu aux attentes de la population, provoquant même un climat d’incertitude. Son texte recèle une intéressante analyse des Églises catholiques et protestantes. Il termine par la distinction entre un gouvernement responsable, où le pouvoir exécutif doit rendre des comptes à l’Assemblée législative dont les membres sont élus, et un gouvernement autonome, qui s’est affranchi du contrôle britannique, et il démontre que les institutions mises en place n’avaient aucunement la liberté d’action nécessaire, même au sein des partis politiques, pour répondre aux besoins des communautés anglaise et canadienne-française (p. 155-156).

Le texte d’Adam Shortt et Arthur G. Doughty met l’accent sur les sources écrites relatives à la Constitution et, à travers elles, en quoi consistait la souveraineté de la colonie. Ces auteurs invitent le lecteur à devenir un observateur de la dynamique socio-politique et des enjeux en présence.

Dans la deuxième partie de l’ouvrage sont étudiées, à la fois par des historiens anglophones et des historiens francophones, les répercussions politiques, sociales et juridiques de chacune des quatre constitutions. Les textes d’Alfred Leroy Burt et de Michel Brunet analysent les difficultés de la Couronne à comprendre l’indifférence des Canadiens français face à la Proclamation royale du 7 octobre 1763, de la Commission du gouverneur James Murray le 21 novembre 1763, et des directives les accompagnant en date du 7 décembre 1763. Brunet avance une explication : le roi est une source et un symbole de pouvoir (p. 197). Mais à cette indifférence des Canadiens français s’est opposée aussi une volonté de vivre et de préserver leur identité par la langue, les lois, la religion catholique. Michel Brunet et Mason Wade décrivent cette période comme étant celle d’une désorganisation de la justice après 1763, Wade ajoutant que la confusion ainsi que la peur de la révolution américaine auront été déterminantes dans la décision de réformer la Constitution de 1763 par l’Acte de Québec en 1774.

Pour Séraphin Marion, l’Acte de Québec est la conséquence de l’échec de l’immigration des colons britanniques et une manière de reconnaître la force de la majorité francophone. Il privilégie deux thèses pour examiner le but premier de l’Acte de Québec : celle de la générosité et celle de l’intérêt, et c’est cette dernière que retient l’auteur. Hilda Neatby arrive à la même conclusion. L’Acte de Québec répondait à plusieurs enjeux : élargir le territoire, rassurer les Premières Nations, éclaircir l’application des lois. Selon elle, l’étude de cette Constitution ne peut qu’amener à conclure à une « vision humaniste des membres du Parlement britannique » (p. 246), tout en ne perdant pas de vue la volonté réelle de faire respecter les intérêts de la Couronne. Elle fait la distinction entre l’application de l’Acte de Québec et les Instructions relatives au droit civil français et conclut que ce dernier est prépondérant. À ce sujet Marion, Neatby et Wade considèrent l’Acte de Québec comme une « Grande Charte » pour les Canadiens français.

L’Acte constitutionnel adopté en 1791 abroge les dispositions de l’Acte de Québec concernant la forme de gouvernement (p. 254). Dans son texte, Pierre Tousignant analyse le rapport de William Grenville, secrétaire aux colonies. Selon lui, on peut relever deux préoccupations majeures : le développement et le financement de la colonisation. Fait intéressant, il souligne la négociation par William Grenville et John Jay du tout premier traité commercial avec les États-Unis, le Grenville-Jay Treaty signé en 1794 (p. 284). De cette Constitution de 1791, il relate la rivalité en Angleterre des partis Whig et Tory et l’apport significatif au projet de loi de Charles James Fox, chef de l’opposition au Parlement britannique, concernant les questions relatives au nombre de députés, à la qualification des électeurs et au renouvellement de l’assemblée dans les deux Canada (p. 288). Après 1791, tout n’est pas réglé. Wade fait état des tensions sur le plan représentatif et des querelles concernant la langue d’usage à l’Assemblée du Bas-Canada, ainsi que des changements dans l’activité économique qui favorisent les marchands qui sont devenus de riches propriétaires terriens.

La quatrième Constitution, l’Acte d’Union de 1840, est précédée par les rébellions de 1837-1838. Le rapport Durham est, selon Arthur J. Lower, une pièce très importante de l’histoire du Canada en 1830 ; il ajoute que ce rapport « est une réponse aux idées Tory » (p. 300). À son avis, Lord Durham est un intellectuel humaniste britannique qui estime que l’oligarchie aristocratique est dépassée ; son rapport préconise un gouvernement responsable, un champ de compétences limité pour la Couronne britannique, mais aussi l’assimilation des Canadiens français. C’est donc dans ce contexte, comme le souligne Maurice Séguin, que Londres décide d’unir les deux Canada en avril 1839. James Maurice Stockford Careless et Maurice Séguin analysent les types de systèmes constitutionnels possibles : union législative ou union fédérale ; c’est le premier choix qui est privilégié. Londres sanctionne l’Acte d’Union en juillet 1840 et le gouverneur Charles Edward Poulett Thomson nommé Lord Syndeham proclame l’Union le 10 février 1841. Les textes de Denis Vaugeois, J.S.M. Careless et Arthur J. Lower décrivent une période où le calcul politique sera prédominant. Vaugeois et Careless en arrivent tous les deux à la conclusion que l’Union est un mariage forcé pour des raisons de nature économique.

Le dernier texte de l’ouvrage, celui de Séguin, met en relief l’Acte d’Union sous l’angle des nationalismes, par l’étude des stratégies politiques de Francis Hinks, Louis Hippolyte Lafontaine et Étienne Parent. Tout comme pour Vaugeois et Careless, ce sont pour lui les intérêts économiques qui ont prédominé : « l’Union n’est pas une politique de persécution, mais elle est commandée par les intérêts supérieurs de la colonisation » (p. 349) et constitue à ses yeux, en 1842, une deuxième capitulation.

Plusieurs questions auront été soulevées tout au long de Ces constitutions qui nous ont façonnés. Parmi elles, celles du maintien du lien impérial, de l’autonomie canadienne et du nationalisme, de la perception des relations avec la France, la Grande-Bretagne et les États-Unis. Cet ouvrage dirigé par Eugénie Brouillet, Alain-G. Gagnon, Guy Laforest et Yves Tanguay apporte une contribution majeure à l’étude de l’évolution constitutionnelle canadienne, tant par la revue de la littérature en introduction que par la démarche d’analyse privilégiée par les directeurs dans le choix des textes dont il faut noter la rigueur, tous étant basés sur des sources primaires (textes de lois, correspondance, rapport). En terminant, il ne faudrait pas passer sous silence l’effort de traduction en français de tous les textes qui le nécessitaient, ainsi que la biographie des auteurs des textes choisis.