Recensions

L’ethnicité et ses frontières, de Danielle Juteau, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2015 [2e éd., rev. et mise à jour], 306 p.[Record]

  • Félix L. Deslauriers

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Les travaux de la sociologue Danielle Juteau ont longtemps fait l’objet de lectures tronquées, dont les angles morts trouvent écho jusque dans les termes choisis pour la présenter. La professeure émérite de l’Université de Montréal a surtout été décrite comme contributrice aux approches néo-wébériennes de l’ethnicité. De façon plus marginale, certains ont aussi noté le rôle qu’elle a joué dans le développement des études féministes en Amérique du Nord. Cette présentation n’a rien d’inexact, mais elle néglige la cohérence d’une démarche qui n’a jamais conçu ces domaines de la recherche comme incommensurables. Comme son titre l’indique, L’ethnicité et ses frontières porte d’abord et avant tout sur les processus de formation des collectivités ethniques. Cependant, cette nouvelle édition de l’ouvrage paru en 1999 peut être lue comme un effort inédit de Juteau pour expliciter le renforcement réciproque entre les différents aspects de ses travaux. Annoncé dès ses premiers articles, son projet apparaît plus clairement que jamais : forger des outils théoriques capables de rendre compte des rapports sociaux spécifiques qui constituent les groupes ethniques et les classes de sexe, en évitant les pièges du naturalisme et du culturalisme. Dans cette mise à jour, tous les chapitres tirés de la première édition ont été retouchés et de nouveaux textes ont été ajoutés. Ils sont désormais présentés selon un mode thématique plutôt que chronologique, faisant de chacun une étape dans le déploiement d’un raisonnement cohérent. Le tout est encadré par une nouvelle introduction et une nouvelle conclusion, qui permettent de mieux saisir cette logique d’ensemble. Selon l’auteure, toute étude de l’articulation des rapports sociaux doit être précédée d’un travail autonome de théorisation de chacun de ces rapports et des catégories sociales qu’ils produisent. C’est à ce travail préalable qu’elle se consacre dans les deux premières sections de l’ouvrage, en proposant une analyse « constructiviste, relationnelle, matérialiste et transversale » (p. 263) des processus constitutifs de l’ethnicité. Dans la dernière partie, elle revisite les débats très actuels autour de l’intersectionnalité à partir des acquis de son cadre d’analyse. Danielle Juteau commence son exposé par une présentation des ancrages de sa théorisation des processus de communalisations ethniques. Elle insiste autant sur les auteurs à partir desquels elle a bâti ce cadre que sur le terrain qui lui sert de référence : l’espace social canadien et les frontières qui le traversent. La contribution de Max Weber constitue le point de départ de son approche théorique. C’est sur elle que repose l’élaboration d’une définition du groupe ethnique basée sur la croyance en des ancêtres communs, réels ou imaginés. En mettant l’accent sur les processus qui engendrent la formation du groupe plutôt que sur la communauté prise comme donné, Weber ouvre la voie à une compréhension constructiviste et relationnelle du phénomène. La perspective que souhaite échafauder Juteau exige toutefois de « dépasser Weber », affirme-t-elle sans détour (p. 20). Elle prend appui sur les travaux de trois auteurs pour y parvenir. L’apport d’Otto Bauer, figure centrale du marxisme autrichien, apparaît plus explicitement que dans la précédente édition. Les travaux plus récents de Colette Guillaumin et de Pierre-Jean Simon complètent le tableau. La première a légué une pensée critique des catégories de race et de sexe, rendant visibles les rapports sociaux qui les ont historiquement façonnées. Le second fournit des distinctions conceptuelles éclairantes entre groupe ethnique, groupe nationalitaire, nation et groupe racial. Le cadre théorique qui s’en dégage est appliqué à l’étude de la divergence des trajectoires des Canadiens français de l’Ontario et de ceux du Québec (chap. 2). Il est ensuite approfondi par l’examen d’un procès de travail en grande partie effectué hors salariat par les femmes : …