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1. Introduction[1]

La philosophie pour enfants (PPE), de 4 à 17 ans, s’est construite autour d’un dispositif de dialogue collectif destiné à la réflexion sur l’existence, dans une pratique coopérative, pluraliste et éthique (Glaser, 2012). Dans cette perspective, Ann Margaret Sharp et, à sa suite, Matthew Lipman (1995) ont défendu l’importance d’un exercice de la pensée collective qui soit attentif et soucieux d’autrui, des idées, des règles et des processus: le caring thinking. Laissant de côté le versant épistémique, c’est aux travaux de la philosophe américaine, reconnue comme l’initiatrice de cette notion, que nous allons dédier cet article.

Plus précisément, nous développerons une recherche sur la construction du caring thinking dans la pensée de Sharp, afin d’en dévoiler la singularité, en regard de l’éthique du care. Apparu dans les années 1980, ce courant de pensée s’est construit en problématisant les approches formelles et abstraites de la morale, des droits et des intérêts, telles qu’elles se sont manifestées dans une histoire philosophique masculine, afin d’analyser les caractéristiques morales traditionnellement attribuées aux femmes: sollicitude, empathie, bienveillance, soin et souci d’autrui. Loin de vouloir essentialiser la femme en lien avec le care, l’enjeu de ce courant consiste au contraire à penser les contours d’une éthique qui se réaliserait dans toutes les activités manifestant notre «capacité de prendre soin d’autrui» (Gilligan, 1982, p. 37), à être attentif à autrui comme être vulnérable vivant dans un lien d’interdépendance avec ses congénères. Le caring thinking s’inscrit-il dans ce courant? Afin de répondre à cette question, nous souhaitons analyser, dans les travaux de Sharp, ses fondements théoriques (sont-ils liés à l’éthique du care?), sa vision du care et de ses marqueurs (sont-ils les mêmes que dans l’éthique du care?) et ses conceptions ontologiques (portent-elles la même vision de l’humain que celles de l’éthique du care?). Nous interrogerons donc la pertinence d’un rapprochement entre la conception sharpienne du caring thinking et les penseurs de l’éthique du care ayant travaillé à son époque (Gilligan, 1982; Noddings, 2013; Ruddick, 1989)[2]. Nous choisissons donc de centrer notre analyse sur ces travaux des années 1980 et 1990 et leurs commentaires (Laugier, 2009, 2018; Paperman et Laugier, 2011; Garrau, 2010; Brugère, 2011) et nous parlerons de «l’éthique du care» en considérant que ce syntagme désigne les premiers travaux de ce courant de pensée, avant la différenciation qui a suivi, aux États-Unis et en Europe (que l’on pourrait désigner par «les éthiques du care»). Les écrits de Sharp montrent que le caring thinking est une dimension ontologique de l’être humain (Sharp, 2004), et de l’enfant, qui peut s’actualiser dans une activité politique telle que la communauté de recherche philosophique (CRP). Cela signifie que la PPE serait une pratique du soin visant moins le bien-être ou la bienfaisance, que l’expérience d’une dimension intrinsèquement politique de la nature humaine, qu’il faudrait éveiller pour philosopher ensemble – en philosophant ensemble. Ce lien inextricable entre politique et ontologie est-il présent dans l’éthique du care? Plus largement, le caring thinking en PPE est-il une pratique incarnant l’éthique du care? A-t-il été pensé ainsi par Sharp? Est-ce la raison pour laquelle elle parle de caring thinking à l’heure de l’apparition du care?

En somme, notre problématique et notre angle d’attaque sont les suivants. Une lecture attentive de l’oeuvre de Sharp permet-elle de comprendre la singularité du caring thinking en PPE, en regard de l’éthique du care? Quelle a été l’influence de cette dernière sur la construction du concept de caring thinking?

Pour répondre à ces questions, nous allons proposer une étude théorique du caring thinking, en tentant de saisir le contexte et les écrits ayant entouré l’élaboration de la pensée de Sharp. La méthode sera centrée sur une lecture scrupuleuse des travaux de Sharp et de ses commentaires (Gregory et Laverty, 2018) et nos résultats seront d’ordre théorique, dans la mesure où nous avons l’intention de dégager une vision plus précise du caring thinking en PPE, en résonance et en discordance avec l’éthique du care.

Souhaitant interroger l’hypothèse que le caring thinking est une dimension ontologique et politique de la pensée chez Sharp, nous allons l’analyser sous ces deux angles successifs. Dans une première partie, nous présenterons une définition précise de la dimension ontologique du caring thinking: dans cette perspective, apparaîtront de multiples discordances vis-à-vis de l’éthique du care (la place de la spiritualité, de l’imagination, la nature ontologique du care). Dans une deuxième partie, nous analyserons la dimension politique du caring thinking: là, nous rencontrerons davantage de résonance avec l’éthique du care (son lien avec la justice sociale, le jugement moral, le féminisme et la lutte pour la reconnaissance de la voix de chacun·e).

2. Analyse du caring thinking sur le plan ontologique: une nouvelle dimension de la pensée humaine, dans la PPE

2.1 Le caring thinking chez Sharp: une intentionnalité éthique de la conscience, au coeur d’une ontologie

Le caring thinking désigne une certaine modalité de la pensée orientée vers le souci pour les valeurs (le bien, le juste), modelée par les émotions et les relations interindividuelles et incarnée par une posture active de soin vis-à-vis des autres et des outils de la recherche philosophique collective. Contrairement à Lipman (2003), qui le concevait comme une façon de penser les choses sous un angle éthique, normatif, évaluatif, Sharp considérait qu’il s’agissait davantage d’une capacité ontologique de la pensée humaine à être tendue vers le Bien, une faculté potentielle à se soucier, par la pensée, d’autrui. En effet, le caring thinking désigne une pensée animée par un «certain genre d’intentionnalité qui se montre particulièrement dans les relations aux autres», «une capacité à prendre soin», «à aider quelqu’un ou quelque chose à grandir» (Sharp, 2004b, p. 212). Sur ce point, Sharp ne se réfère pas à l’éthique du care, ni ne s’en approche. En effet, ici, sa pensée trouve ses fondements dans la notion d’intentionnalité chez Heidegger. «Pour [lui], écrit-elle, le care est la source de la conscience. […] “La conscience est l’appel du care” (Heidegger, 1927: 335), et elle “se manifeste en tant que care” (Heidegger, 1927: 22)» (Sharp, 2004b, p. 210). Le caring thinking est donc une dimension innée de la conscience alors même qu’elle la fait naître comme conscience. Ainsi, Sharp considère que le care est «une catégorie ontologique, dans la mesure où c’est le care qui constitue un humain comme personne» (Sharp, 2004b, p. 18). Pourquoi? Parce que, selon Heidegger (1927), «care (Sorge) est la source de tout jugement humain, de la volonté et de l’action. […] Lorsque nous pensons au soi, nous pensons à la structure de ce dont nous nous soucions. Si je ne me soucie de rien, je perds le sens de mon moi» (Sharp, 2004b, p. 18). L’intentionnalité du caring thinking nous construit comme humain, comme individu, car nous nous définissons par les valeurs, les choses et les personnes auxquelles nous sommes attaché·e·s.

Contrairement à l’éthique du care – pour qui le care manifeste une agentivité libre et non déterminée –, Sharp défend une conception naturaliste du care: les humains possèderaient naturellement une faculté de pensée portée par le souci et le soin d’autrui, en lien avec la communauté qui les entoure. En cela, la nature humaine serait ontologiquement éthique et politique. Ce naturalisme est posé d’emblée tel un présupposé, si bien que l’étude des travaux de Sharp laisse un goût de perplexité: pourquoi n’a-t-elle élaboré une réflexion sur les obstacles à l’émergence du caring thinking?

2.2 La dimension spirituelle du caring thinking chez Sharp

C’est donc une conviction anthropologique fortement orientée qui se trouve à la racine du travail de Sharp. Sa croyance dans cette teneur éthique de la nature humaine fait apparaître les fondements spirituels de sa pensée, dont on peut faire l’hypothèse qu’ils ont été nourris tant par son éducation familiale (au sein d’une famille irlandaise catholique) que par l’éducation scolaire et universitaire (au collège catholique New Rochelle puis à l’université catholique de Washington). Sa vision du care est, indéniablement, ancrée dans une préoccupation spirituelle: sur ce point, on peut considérer que l’on s’éloigne nettement de l’éthique du care.

Outre son éducation catholique, elle s’appuie sur les travaux de Simone Weil, qui semblent même avoir joué un rôle dans la construction du concept de caring thinking. En effet, Sharp rend hommage à Weil et à sa «théorie spirituelle naturaliste qui appelle à l’expansion de la conscience et de la compassion, couplée avec la pensée attentive et l’action attentive [carefulthinking and action]» (Sharp, 2009, p. 90). In fine, le concept de caring thinking nourrit un lien fort avec la spiritualité si bien que, dans l’esprit de Sharp (1994a), la CRP constitue un espace empreint d’une certaine sacralité, par la ritualité solennelle et la célébration d’idéaux transcendants visant à améliorer le monde (Shea, 2018).

Néanmoins, cette caring nature exige d’être stimulée, éduquée, éveillée pour s’exprimer. Sinon, elle peut rester dormante. Ce point – crucial – se retrouve également dans l’éthique du care: le care est un souci éthique qui doit être adossé à la réalisation de ce souci dans des pratiques et des actions (Brugère, 2011). Dans la sphère privée, il doit s’actualiser dans les relations interpersonnelles. Dans la sphère publique, il doit s’actualiser dans des décisions et des actions politiques (notamment en direction des personnes dont l’emploi dévalorisé est centré sur le care – dans le soin, dans l’éducation, etc.). Si le care «est seulement affectif, et qu’il n’est pas mis en acte, il n’est pas du care» (Sharp, 2004b, p. 17). Dans cette perspective, il est intéressant de se demander: en quoi la pratique de la philosophie permet-elle de mettre en acte le caring thinking selon Sharp? Cette mise en acte est-elle une actualisation de l’éthique du care?

2.3 La communauté de recherche philosophique (CRP), lieu d’exercice du caring thinking et de l’éthique du care?

Sharp revendique la filiation entre la PPE, au travers du caring thinking, et l’éthique du care. «La vision de l’éthique en philosophie pour enfants pourrait bien être désignée comme éthique du care, c’est-à-dire une éthique du discernement et de l’appréciation (Noddings, 1984)» (Sharp, 1995b, p. 55). D’où vient cette conviction? Pourquoi Sharp considère-t-elle que la CRP met en oeuvre une éthique du care?

Premièrement, le facilitateur diffuse, au sein de la CRP, l’idée que chacun doit prendre soin des autres, ainsi que des processus logiques de la recherche collective (les habiletés de pensée, les mots employés, les étapes de la réflexion, etc.) (Sharp, 1991).

Les enfants s’engagent dans une pratique qui, bien qu’enracinée dans la faillibilité, a une valeur intrinsèque et exige leurs soins: leur soin vis-à-vis des outils de la recherche, leur soin pour les problèmes qui leurs semblent importants, leur soin pour la forme du dialogue et leur soin vis-à-vis des uns et des autres pendant qu’ils progressent dans la recherche.

Sharp, 2004b, p. 20

L’espace philosophique se caractérise par une fragilité qui requiert du soin: fragilité des individus, des questions, des idées, des outils de la pensée. Développer le caring thinking, c’est développer chez les enfants un souci pour les partenaires de la recherche philosophique et pour la recherche philosophique elle-même. Ce double aspect, éthique et épistémologique, a été notamment mis en avant par Lipman. Mais, comme le rappelle Richard Morehouse (2018), le caring thinking n’est ni une posture de politesse, ni un excès de gentillesse, car il est associé à l’esprit critique, à l’exigence de rigueur et l’exploration argumentée des désaccords. Le caring thinking permet le critical thinking car il permet aux enfants de construire une réflexion attentive, autocorrective, précautionneuse, dans laquelle on se préoccupe des autres et des outils de la pensée.

Deuxièmement, la CRP stimule et éveille des compétences éthiques propres au caring thinking: écoute, empathie, compréhension, sollicitude, attention à la parole d’autrui. Le facilitateur tente de les développer, car elles sont la condition de possibilité d’un véritable dialogue philosophique. «Pour que la communauté fonctionne efficacement, les enfants doivent cultiver des habitudes d’écouter, de parler chacun leur tour, de s’enquérir des émotions et des idées des autres et s’engager dans ce que d’aucuns appelleraient une pratique morale» (Sharp, 1995b, p. 46). Sur ce point, une difficulté apparaît et ne semble pas traitée frontalement par Sharp: comment développer des vertus éthiques telles que l’empathie ou la sollicitude sans les présenter simplement comme des devoirs moraux? Comment éviter de les poser comme injonctions alors même qu’elles devraient naître, selon Sharp, d’une tendance ontologique de l’être humain? Suffit-il de les incarner pour que les enfants s’en imprègnent par imitation?

Troisièmement, la pratique philosophique met en place une recherche autour du sens des valeurs visées par le care et le caring thinking (le Bien, le Juste, le Beau, le Vrai, notamment). Dans la mesure où le caring thinking se caractérise par son intentionnalité, son enjeu central est la façon dont il se rapporte à sa visée: les valeurs, le Bien, l’autre. Or, il s’y rapporte par la recherche, la réflexion, l’enquête: autant d’activités qui se trouvent au coeur de la CRP. En mettant en place ces processus, les enfants ont «l’opportunité de découvrir ce qui est important pour eux, […] les valeurs, les choses, les idéaux, les personnes» (Sharp, 2004b, p. 20). Là aussi, le désir pour les valeurs est établi chez l’enfant comme un présupposé ontologique, sans donner d’éléments méthodologiques pour le stimuler. Toujours est-il qu’il construit l’individu de façon double: d’une part, dans sa dimension universellement humaine – en tant que conscience humaine –, d’autre part en tant qu’individualité – en tant qu’il est attaché à certaines choses singulières. Les enfants se consacrent à «l’art de délibérer ensemble sur des sujets dont ils pensent qu’ils sont importants» (Sharp, 1996a, p. 174), humainement et singulièrement.

Enfin, en lien avec son héritage pragmatiste, la recherche philosophique est, selon Sharp, vouée à la réinvention du réel grâce à la pensée et aux idées (Dewey, 2008). Or, pour Joan Tronto, le care est une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre «monde» de sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible (Tronto, 2009, p. 143). La CRP vise à questionner le réel et le reconstruire afin de lui donner plus de sens et d’ajuster notre façon de vivre. Ainsi, l’activité philosophique est intrinsèquement éthique et devient sans conteste une activité du care. Sharp ne trace aucune ligne de démarcation entre la philosophie et l’éthique, assume pleinement la pulsion normative dans la communauté de recherche (Glaser, 2018, p. 225) et se présente, en cela, comme digne héritière de la pensée platonicienne (Sharp, 1995b). La pratique intellectuelle est adossée à une pratique morale, si bien que la philosophie se définit, finalement, comme une pratique intellectuelle et morale de soin vis-à-vis du monde, des humains et de leurs outils pour le penser.

Ces quatre éléments étayent l’idée selon laquelle la CRP constituerait une activité éducative incarnant les principes de l’éthique du care. Malgré cet étayage, on peut se questionner sur la transposition concrète de la vision du caring thinking chez Sharp. En le décrivant comme une posture morale très large, fondée sur la sollicitude, l’empathie et le souci des valeurs, Sharp dessine les contours d’une attitude générale à l’égard des autres. Comment, alors, transmettre cette attitude aux enfants de façon opératoire? Est-ce qu’elle se traduit en une multitude de gestes et de paroles que l’on peut enseigner? S’agit-il de techniques éthiques que chacun peut acquérir par la pratique? Quels sont les gestes philosophiques spécifiques du caring thinking? Là encore une difficulté apparaît: quand bien même nous parvenions à inventorier l’ensemble des techniques du caring thinking, est-ce qu’un individu appliquant une éthique au travers d’exercices techniques peut être dit vertueux? Est-ce qu’un apprentissage techniciste nourrira son intériorité éthique? Nous aurons l’occasion d’approfondir mais pour commencer il convient de revenir à l’article dans lequel Sharp revendiquait sa filiation avec l’éthique du care car elle y met l’accent sur une question importante: celle de la perception.

Les procédures de la recherche enracinent l’action bienveillante [caring action] dans la capacité des enfants à percevoir et à répondre aux besoins et aux intérêts surgissant dans la communauté. Un obstacle majeur à une vie morale dédiée au care est l’impossibilité, pour un individu, de percevoir et d’évaluer adéquatement les besoins des autres et des espèces. Cet aveuglement est quelque chose que l’on peut combattre grâce au développement de l’empathie et de la sensibilité aux besoins d’autrui par les moyens du dialogue philosophique collectif.

Sharp, 1995b, p. 55

2.4 La préoccupation pour l’expérience individuelle et ordinaire

Comme le montre ce passage, le caring thinking, tout comme l’éthique du care, accorde une importance fondamentale à l’attention vis-à-vis d’autrui, de ses désirs et de ses besoins singuliers. Or, chez Sharp, la vision de la communauté de recherche comme un espace de sollicitude (de care) a été influencée par Nel Noddings (1984) (Morehouse, 2018, p. 203). Il s’agit de cultiver son attention relationnelle. Cette idée résonne avec l’éthique du care, qui va à rebours des philosophies morales se concentrant uniquement sur des problèmes moraux abstraits. Ceux-ci sont évidemment cruciaux, mais l’éthique se joue aussi dans les petites affaires personnelles, les moments anodins du quotidien, dans les relations humaines de la vie courante.

Ce principe est vivace dans la pensée de Sharp: la CRP vise à accueillir, avec sérieux, les expériences vécues et les exemples donnés par les enfants, sans jamais les dénigrer (Sharp, 1995a). L’ordinaire retrouve sa dignité et reprend ses lettres de noblesse, au lieu de rester en marge de la philosophie. Cette valorisation de l’ordinaire crée un lien fort entre le caring thinking et l’éthique du care: de chaque côté, il s’agit de mettre en avant la nécessité éthique et politique de briser la césure entre les questions importantes et les questions triviales afin de se rendre pleinement disponible à l’individualité d’autrui.

Le care est d’abord l’attention à cette vie humaine ordinaire, l’ordinaire de la vie et à ce qui fait sa continuité. L’éthique du care appelle notre attention sur ce qui est juste sous nos yeux, mais que nous ne voyons pas, par manque d’attention tout simplement, ou mépris.

Laugier, 2009, p. 80

Par suite, il est important de noter que la PPE s’exerce grâce au langage ordinaire, elle «suit la conversation ordinaire dans son informalité, sa particularité et sa singularité» (Sharp, 1995a, p. 56). Ce principe est lié aux recommandations de Wittgenstein (1953/2014), qui est une référence importante chez les penseurs contemporains du care: pour Sandra Laugier, héritière également de Gilligan et Noddings, «le care propose de ramener l’éthique au niveau du “sol raboteux de l’ordinaire” (Wittgenstein encore)» (2009, p. 4). Or, l’enjeu de la PPE serait de chercher le sens caché derrière le langage employé tous les jours (Sharp, 2004a). Si le facilitateur rejetait le registre de langue des enfants, non seulement il inhiberait l’expression de leurs idées, mais aussi la formulation complète de leur sens. En laissant la parole libre, les enfants peuvent s’approprier leur langue et leur vocabulaire, et les manipuler à leur guise.

En outre, le dialogue construirait l’individualité: Sharp a une conception relationnelle de la personne humaine et considère que la subjectivité se construit grâce au dialogue intersubjectif avec autrui. Cette vision trouve son ancrage dans le socioconstructivisme (Mead, 2015; Vygotski, 2003). In fine, l’objectif est que la discussion collective nourrisse la pensée individuelle, et réciproquement (Sharp, 1986). Un mouvement constant se tisse entre le dialogue collectif et le dialogue individuel et engendre l’élaboration d’une pensée à la fois individuée et intersubjective. Cette ontologie relationnelle résonne fortement avec la vision des penseurs du care qui considèrent, eux aussi, que l’on se définit par le réseau de relations que l’on tisse avec son environnement. Il est illusoire de penser que nous ne sommes pas, tous, dans un état d’interdépendance avec autrui. Par nos vulnérabilités, nos besoins et nos singularités, nous dépendons du care que d’autres nous prodiguent (que l’on soit bien portant, malade, enfant ou âgé). «Contre un idéal moral et politique du moi séparé, il s’avère alors nécessaire de promouvoir une réalité du moi incarné qui réside dans des pratiques relationnelles» (Brugère, 2011, p. 83).

2.5 La place de l’imagination morale dans le caring thinking

Selon Sharp, l’«imagination empathique» (1995c) (ou l’imagination morale) constitue l’un des tremplins permettant de développer la disponibilité à autrui nécessaire au caring thinking. Celle-ci consiste à pouvoir imaginer d’autres possibilités et se décline en deux façons: d’une part, imaginer des visions du monde différentes de la sienne propre; d’autre part, imaginer d’autres mondes possibles et, surtout, meilleurs. Mais en quoi ces deux aspects permettent-ils le caring thinking?

En ce qui concerne la capacité à imaginer d’autres visions du monde, cette dimension de l’imagination morale s’inscrit dans la perspective de la découverte d’autrui dans sa singularité. Pour comprendre réellement l’autre, l’enfant doit apprendre à se déplacer intérieurement afin d’imaginer son angle de vue sur le monde. Cette imagination morale s’exerce notamment par l’appréhension sensible du visage d’autrui: c’est pourquoi les participants sont assis en cercle, face à face. Inspirée par les travaux de Lévinas, Sharp (2006c) considère qu’il est nécessaire de développer, chez l’enfant et le facilitateur, la faculté à lire les visages des autres, afin de se rendre sensible à ce qu’ils éprouvent.

En ce qui concerne la capacité à imaginer d’autres mondes possibles et meilleurs, cette dimension de l’imagination morale est ce qui permet la réalisation de l’intentionnalité du caring thinking (Sharp, 2004b). En effet, il s’agit bien d’une capacité à imaginer d’autres alternatives afin d’améliorer l’existence grâce à une pensée soucieuse du Bien. Le caring thinking s’affranchit de la réalité, de façon libre et créative, grâce à «un oeil aiguisé qui distingue ce qui est de ce qui devrait être» (Sharp, 1995b, p. 46).

Les deux dimensions de l’imagination morale font de cette faculté le coeur de la vie morale, chez Sharp. Ainsi, sa philosophie morale s’éloigne de conceptions traditionnelles – notamment kantiennes (Kant, 1785/1992), qui tentent d’«extraire des situations morales un ensemble de faits non ambigus et de principes pertinents» (Sharp, 2006c, p. 45) et qui fondent la morale sur la construction de lois et de principes universels. Ce faisant, Sharp se rapproche de l’éthique du care qui, elle aussi, estime que la vie morale s’exerce par l’attention aux situations singulières, grâce au développement de l’imagination morale.

Afin de développer l’imagination dans la CRP, Sharp propose de multiples solutions à destination des facilitateurs (1995b): faire découvrir d’autres visions du monde, stimuler la pensée hypothétique, défendre d’autres positions que la sienne, réfléchir à l’avenir, découvrir des fictions, s’entraîner à décrire des situations, des événements, des portraits et s’entraîner à appliquer des principes généraux à des situations particulières. Par ces recommandations pédagogiques très concrètes, on voit mieux apparaître la méthode de Sharp pour que le caring thinking se mette en place de façon opérationnelle: en s’éloignant de la simple évocation d’une attitude générale de sollicitude, on découvre ici des techniques spécifiques et applicables en pratique.

3. Analyse du caring thinking sur le plan politique: la revendication de principes politiques propres à l’éthique du care

En tant que pensée éthiquement soucieuse du bien commun, le caring thinking est, pour Sharp, intrinsèquement politique, notamment si l’on définit la politique comme l’activité inhérente à l’organisation de la vie en commun. C’est par lui que le projet politique se construit, grâce à cette dimension ontologiquement politique de l’humain et de l’enfant. Quels sont donc les enjeux politiques du caring thinking? Entrent-ils en résonance avec l’éthique du care?

3.1 La place du féminisme dans le caring thinking

La place du féminisme est un enjeu politique central, tant pour l’éthique du care que pour le caring thinking. Son exploration nous amènera à aborder de multiples autres enjeux politiques liant ces deux ensembles.

L’éthique du care a souvent été associée à une éthique féminine, car ces valeurs seraient rattachées à des rôles traditionnellement pris en charge par des femmes. Or, il existe un contresens à éviter absolument: il ne s’agit pas de défendre une éthique féminine, bien que le care soit souvent porté et incarné par des femmes (Noddings, 1984; Ruddick, 1995). Il s’agit surtout de défendre une éthique féministe qui souhaite libérer les femmes d’un système patriarcal qui les enferme dans les rôles de soin en vertu d’une nature éthique plus sensible au care. Carol Gilligan est très claire sur ce point (2009): la voix différente, qu’elle promeut dans son ouvrage fondateur (2008), n’est pas la voix des femmes, mais la voix d’une éthique relationnelle du care, qui peut s’incarner chez tous les êtres humains.

Une éthique féministe du care est une voix différente parce que c’est une voix qui ne véhicule pas les normes et les valeurs du patriarcat; c’est une voix qui n’est pas gouvernée par la dichotomie et la hiérarchie du genre, mais qui articule les normes et les valeurs démocratiques.

Gilligan, 2009, p. 77

Concernant Sharp, elle pensait avoir précisément pour rôle de lutter contre les préjugés qui diffusent l’idée que ces qualités sont féminines: elle souhaite défendre ces qualités rattachées au care comme des qualités profondément humaines, indépendamment des sexes. Le care constitue une dimension ontologique de l’humain chez Sharp, si bien qu’il n’est pas la prérogative des femmes ou des filles. Le caring thinking est au contraire une dimension profondément humaine de la pensée. En revanche, il exige d’être actualisé: c’est la raison pour laquelle, peut-être, il a pu être actualisé de façon différente chez les hommes et chez les femmes. La CRP serait l’un des espaces où les qualités humaines propres au care pourraient être éveillées et stimulées de façon égalitaire, chez les garçons autant que chez les filles.

Sharp revendique son appartenance au féminisme (comme l’atteste son travail éditorial: Sharp, 1994b, 1997) et considère que c’est un enjeu fondamental dans l’éducation philosophique. Elle considère que la philosophie pour enfants constitue un mouvement éducatif dont les objectifs rejoignent ceux du mouvement féministe. Sur quoi repose cette conviction?

3.1.1 Donner une place au récit de soi

Tout d’abord, il n’est pas négligeable, pour Sharp, de considérer que la philosophie féministe a préparé l’arrivée de la PPE. En effet, elle a introduit de «nouvelles façons de faire de la philosophie, des modalités jugées plus proche de l’expérience vécue» (Sharp, 1995a), telles que, notamment, le récit de soi (Butler, 2007). Grâce à cette nouvelle méthode, la philosophie s’ouvre à tous et opère une remise en cause du modèle philosophique patriarcal. Le récit d’expérience serait vecteur d’émancipation: selon l’éthique du care, le quotidien serait imprégné d’enjeux politiques (notamment pour les personnes rendues silencieuses), si bien que ces récits de vie permettent un décryptage politique. C’est d’autant plus vrai lorsqu’on démasque des rapports de pouvoir. Or, pour Sharp, l’une des visées de la CRP est précisément d’«aider [les enfants] à réfléchir de façon critique à leurs expériences du pouvoir, à articuler ces expériences les unes avec les autres et avec les humains» (Sharp, 2009, p.  90). In fine, la réflexion sur l’expérience individuelle conduit à une réflexion plus générale sur le rapport à autrui et au monde.

3.1.2 Faire sortir du silence la voix de chacun·e

Être féministe commence par la nécessité de faire entendre des voix rendues inaudibles pour penser une éthique de l’égalité des voix à l’encontre de la domination masculine accolée à une norme morale qui la sert et la confirme (Brugère, 2011).

Il s’agit d’un mouvement général de décloisonnement de la philosophie, dont on souhaite qu’elle s’ouvre aux femmes, aux enfants, aux opprimés – en somme, à toutes les voix oubliées, car mises au ban de la légitimité. L’éthique du care considère qu’il est urgent d’offrir une place publique aux minorités que la société a tendance à oublier et à invisibiliser. Or, donner la voix, c’est rendre visible. À rebours d’une tradition philosophique élitiste marquée par la domination patriarcale, la CRP crée un espace où chacun peut s’exprimer en tant que penseur légitime et valable.

Dans ses écrits, Sharp évoque longuement la situation de personnes réduites au silence et pense en avoir trouvé la cause: elles cessent de s’exprimer, car elles ont éprouvé le fait que leur parole n’avait aucun effet. Si notre voix n’est pas entendue, n’a aucune efficience, nous avons tendance à nous taire. C’est un phénomène qu’elle analyse à la lumière des écrits de Gilligan, Ruddick et Noddings, en prenant notamment pour exemple un personnage du roman Pixie (Lipman, 1981): Brian, le camarade de Pixie. «L’expression verbale est quelque chose à quoi il avait renoncé ou dont il s’est privé, et était peut-être devenu sceptique vis-à-vis de l’efficacité d’un tel discours» (Sharp, 1996b, p. 231). Et, précisément, la CRP est un espace où la voix des enfants peut avoir un effet: parce qu’elle engendre, chez leurs pairs, une réponse, un argument, un exemple, une réaction, un désaccord. Leurs mots changent le cours de la discussion. Ce moment, que j’appelle «succès cognitif» (Hawken, 2019), constitue un pivot pour de nombreux enfants: constatant le pouvoir de leur parole sur le groupe, ils sont marqués par cette expérience et développent une nouvelle estime d’eux-mêmes. Comme Brian, ils découvrent que leur voix peut avoir une puissance, au sens où elle peut réaliser quelque chose.

La communauté de recherche, en classe, crée un contexte égalitaire, non oppressif, respectueux [caring] dans lequel Brian peut mener une recherche autour de la parole et de sa relation à la pensée, au sens, au monde et, finalement, à lui-même. Une telle communauté lui permet de concevoir sa propre parole-pensée comme ayant une valeur non seulement pour lui et ses pairs, mais aussi pour le travail important de la communauté.

Sharp, 1996b, p. 224

Ceci dit, il ne s’agit pas de juger, de rejeter ou de dénigrer le silence, car il possède une valeur fondamentale: il serait l’un des facteurs favorisant une posture de care. Sur ce point, Sharp s’appuie ici explicitement sur les travaux des théoriciennes du care (Gilligan, 2008; Noddings, 1984; Ruddick, 1989) et écrit qu’«elles ont postulé que cette disposition à être silencieuse et à l’écoute du monde est davantage une caractéristique des femmes. C’est la raison pour laquelle elles semblent plus aptes à se concentrer sur les besoins des autres personnes» (Sharp, 1996b, p. 230). C’est grâce au silence que l’on parvient à être à l’écoute des autres, à se préoccuper d’eux et à accueillir réellement leurs voix, dans un rapport de partage de pouvoir et de légitimité partagée. Par conséquent, ce principe méthodologique de la CRP revêt un caractère éthique et politique, proche des conceptions de Carol Gilligan:

Écouter est un acte politique qui est l’expression de valeurs politiques, notamment le respect des personnes. C’est donc une manifestation de l’éthique du care (faire attention, répondre) et d’une résistance au cadre patriarcal, qui décide qui doit être entendu (la voix du père) ou pas. Ainsi, l’éthique du care, en tant qu’elle cultive la voix et l’écoute est bien l’éthique de la démocratie.

2009, p. 78

3.1.3 Donner une place à la pensée critique sur la société

Outre la reconnaissance des nouvelles voix légitimes, il s’agit, pour le féminisme et la PPE, de rendre puissant l’exercice critique de ces personnes oubliées: les femmes, les enfants, les opprimés (Sharp, 2009). C’est crucial, car ainsi, elles pourront repenser les valeurs, réinventer les pratiques de la culture dominante et réévaluer la pertinence des rapports de pouvoir et les conditions de l’oppression (Sharp, 2004a). En reconstruisant les concepts, les principes et les valeurs, les enfants, comme les femmes, s’émancipent de cadres de pensée qui les précèdent, dans une société qui est structurellement organisée autour de leur domination. Ils prennent connaissance de ces objets intellectuels qui imprègnent leur réalité et prennent conscience de leur sens, ainsi que des problèmes qu’ils renferment. Les points de vue des femmes, des enfants et des opprimés, étant donné leur vulnérabilité et leur invisibilité, sont particulièrement pertinents pour enquêter sur nos idéaux (De la Garza, 2018, p. 137). Leur regard est extrêmement perçant, car leur situation dans le monde les place au centre des enjeux moraux et politiques.

3.1.4 Le care pour le bien-être psychologique: un enjeu politique

Au fond, nous sommes en train de nous interroger sur les conditions d’émancipation des femmes et des enfants – sujets parallèles pour Sharp. Dans cette perspective, il ne suffit pas d’offrir un espace d’expression et de pensée critique, car il est nécessaire que les enfants se sentent autorisés à accomplir ces actes. Ainsi, pour toutes les populations opprimées, il convient, avant tout, de construire l’estime intellectuelle de soi, l’audace individuelle et la confiance en soi. Alors que ces dimensions risquent d’être rebattues dans la sphère de la psychologie, elles constituent un enjeu politique. En effet, elles sont le fondement de la capacité à prendre position vis-à-vis de la société et de ses structures traditionnelles et à faire un pas vers la pensée et l’action politiques. Ainsi, quelque part, le care prodigué aux enfants nourrit leur capacité à s’engager dans la société civile. Ce sont donc des dispositions telles que la sollicitude, le soin et la préoccupation qui sont à la source de l’élan politique. C’est donc un modèle éducatif fondé sur l’éthique du care qui permet le déploiement politique de l’intentionnalité propre au caring thinking – tendue vers le souci du Bien, de l’Autre et du Monde.

3.1.5 Le caring thinking et le développement d’une vie démocratique

Plus avant, le développement du caring thinking serait la condition de l’exercice de son rôle de citoyen en démocratie. En effet, le courage et le sentiment de légitimité sont particulièrement importants dans ce régime politique, car ils permettent d’accomplir des actions démocratiques fondamentales: débattre, délibérer, questionner la société, exercer un esprit critique, s’exprimer sur la place publique, exercer la liberté d’expression, se confronter au pluralisme, défendre ses idées, recevoir l’autocritique, et d’autres encore. La démocratie repose sur la participation des citoyens, telle qu’elle peut être saisie par des individus autonomes, confiants, qui sont capables de participer pleinement à cette forme de vie démocratique (Cam, 2018, p. 33). Pour Sharp, à la suite de Dewey (2008), la démocratie ne se définit pas comme un certain type d’organisation politique et gouvernemental, mais comme un mode d’être ensemble, un mode de vie associé, une expérience collectivement communiquée (Dewey, 2008, p. 87). Elle est une façon de vivre dont l’essence est précisément le questionnement constant sur elle-même. Cette vigilance attentive du citoyen vis-à-vis de son environnement constitue le mode d’être démocratique, or elle correspond précisément au caring thinking en tant que modalité de la pensée. La CRP permettrait une confrontation démocratique et coopérative d’individus pluriels qui cherchent des idées communes au sujet de la façon dont nous devrions vivre. Néanmoins, cette activité a lieu dans un certain contexte et entre sans doute en conflit avec la réalité des rapports de pouvoir qui préexistent au cadre de la CRP. Comment faire de l’atelier philosophique une enclave dans laquelle les rapports de domination disparaissent? Il aurait été intéressant que Sharp analyse le rôle du caring thinking dans la déconstruction des dynamiques de pouvoir: tout armé de sollicitude et d’empathie, a-t-il une efficience pour s’opposer aux dominants? Si ces derniers refusent la posture du care, comment leur faire expérimenter son sens, sa valeur et son intérêt? Il convient de s’interroger sur le sens d’une pratique ponctuelle de l’éthique du care au sein d’une société qui ne soit pas animée par ce principe. Les écrits de Sharp semblent proposer une vision idéalisée d’une société du care dans laquelle l’existence du caring thinking s’est généralisée: or, comme elle le note elle-même, l’éthique du care est reléguée aux marges de la société, dans le cadre de l’intime, du foyer, des activités spécifiquement féminines.

3.2 La redéfinition de la justice sociale et du jugement pratique

3.2.1 Une autre conception de la justice sociale et du jugement moral

Parmi les préoccupations politiques communes aux éthiques du care et à la vision sharpienne du caring thinking, la question de la justice occupe une place prépondérante. L’éthique du care s’oppose à une tradition philosophique de la justice cristallisée autour des travaux de John Rawls (1971/2009) et de Kant (1785/1992). Dans ces conceptions, la justice se réalise, d’une part, grâce à des normes collectives (voire universelles) qui s’actualisent dans une gestion systémique du commun, et, d’autre part, grâce à la mise à disposition de «biens premiers» (les libertés et les droits fondamentaux).

La théorie rawlsienne est animée par les concepts d’impartialité et d’autonomie: il conviendrait (notamment pour le législateur) de prendre ses décisions sous le «voile d’ignorance», afin de juger de façon impartiale, inconditionnelle, décontextualisée, en faisant fi des classes sociales et des intérêts de chacun·e. Bien que cette impartialité soit un vecteur d’équité pour Rawls, elle n’est pas suffisante, du point de vue de l’éthique du care. La théorie rawlsienne souffrirait de multiples faiblesses: elle se joue à l’échelle publique, oublie les singularités, fait fi des vulnérabilités. Au contraire, l’éthique du care considère que la justice se construit dans une éthique relationnelle, attentive à la situation singulière de chacun·e. Elle estime, comme le caring thinking, que le jugement moral doit être modelé par le souci de l’individualité, de la relation humaine et du contexte. Ici, on s’éloigne donc nettement d’une conception abstraite et rationnelle du jugement pratique (Kant, 1785/1992). Carol Gilligan, lorsqu’elle a construit le concept d’éthique du care, souhaitait déconstruire la théorie du développement moral de Kohlberg (1981). Le psychologue y décrivait une progression d’une attitude préconventionnelle où l’individu se rapporte à ses intérêts propres à une attitude post-conventionnelle où il agit selon des principes universels potentiellement valables pour tous. Dans cette théorie, le véritable jugement moral se produirait par un raisonnement délibérant au moyen de normes universelles et abstraites. À rebours de cette vision, Sharp, elle aussi, tente de réaffirmer les principes d’un jugement pratique qui soit sensible, soucieux, attentif au contexte (Morehouse, 2018).

La délibération collective, ainsi, doit maintenir une continuité avec les histoires des personnes et les expériences humaines qui sont souvent évacuées par les théories des idéaux «impartiaux» qui présupposent que chacun peut se libérer des contingences de l’existence. […] Le jugement formé devra aussi satisfaire certains critères – tels que la sollicitude ou la considération – et être dérivé d’une perception qui est soigneusement engagée et contextualisée. Ceci, clairement, crée un contraste net avec le fait de «suivre les règles» dans la perspective d’un jugement abstrait.

Sharp, 1996a, p. 39

La théorie du jugement pratique de la philosophe américaine, inspirée par l’éthique du care, promeut l’idée que le caring thinking doit s’enraciner dans une capacité à percevoir le réel, de façon sensible et contextualisée. Au lieu de se rendre aveugle à l’autre, derrière un voile d’ignorance, on peut chercher à acquérir une connaissance fine de sa singularité.

3.2.2 À la croisée de la raison et des émotions

Cette conception débouche sur un dépassement de la dichotomie entre raison et émotion. Les émotions sont au coeur du caring thinking, dans la mesure où elles informent cette modalité de la pensée. Elles influencent nos jugements moraux, nos pensées et nos actions, car elles nous font remarquer ou sentir ce qui a potentiellement une valeur (positive ou négative) (Morehouse, 2018, p. 201). «Le caring thinking est une fusion de la pensée cognitive et de la pensée émotionnelle en ce qui concerne des sujets d’importance» (Sharp, 2007, p.  248). Pour Sharp (1994b, 1997), la fonction et la réhabilitation des émotions ont été mises en avant par les théoriciennes du care. Elles ont donné droit de cité à la vie émotionnelle (qui a souvent été reléguée à la sphère privée) en considérant que les émotions nous permettaient de construire une éthique attentive à autrui. Dans la pratique philosophique, ce principe s’actualise de plusieurs façons: en organisant des «retours sur soi en vue d’exprimer ce que nous ressentons en relation avec la question discutée» (Sharp, 2006c, p. 44); en interdisant l’utilisation des relations personnelles extérieures à la CRP (Sharp, 1992) et en laissant ouvert un espace pour leur expression, tout simplement.

Soyons prudents: cela ne signifie pas qu’il faille se fier aveuglément à ses émotions et les laisser construire un empire en nous. Sharp voyait l’émotion non pas comme un fardeau ou une force irrationnelle devant être domestiquée, mais comme une forme de connaissance devant être éduquée (De la Garza, 2018, p. 138). Leur faillibilité est contrebalancée par leur perfectibilité: elles exigent d’être éduquées afin de participer au travail de la pensée politique.

In fine, il ne s’agit pas de faire fi des théories de la justice (les lois et principes systémiques ont leur importance), mais simplement «de voir la sensibilité comme condition nécessaire de la justice» (Laugier, 2009, p. 83). Grâce à l’alliance des émotions éduquées, de la pensée réflexive et de l’esprit critique, on construit une sensibilité éthique capable de formuler des jugements sur l’existence. L’une des raisons expliquant la nécessité d’une appréhension sensible du jugement moral tient à une vision anthropologique commune aux philosophies du care et à Sharp: l’humain comme être vulnérable.

3.3 La reconnaissance d’une vulnérabilité partagée

Les théories rawlsiennes et kantiennes de la justice font l’impasse sur les vulnérabilités, à la fois singulières et communes. L’éthique du care met l’accent sur cette double dimension: non seulement nous devons être plus attentif aux personnes vulnérables (enfants, malades, personnes âgées), mais en plus devons considérer que la vulnérabilité est une qualité commune, et non celle des faibles, des démunis, des malades ou des perdus. Nous sommes tous vulnérables et interdépendants. Ce point est parfaitement présent dans le caring thinking, en PPE: la CRP est un lieu dans lequel nous explorerons nos vulnérabilités communes, nos failles, nos faiblesses dans notre incapacité à saisir pleinement la condition humaine. D’abord, nous visons à réfléchir aux grandes questions philosophiques mystérieuses, et complexes qui nous résistent et nous dépassent. Les enfants «sont assis en cercle, les uns en face des autres, demandant silencieusement à ne pas être coupé, interrompu, muselé, moqué, humilié ou tourmenté» (Sharp, 2006, p. 46). Chacun·e se dévoile aux autres. Puis, au cours du dialogue, nous explorons notre faillibilité dans la recherche de la vérité au gré des erreurs, des hypothèses et des autocorrections.

La recherche collective valorise la création d’erreurs, valorise notre manque de connaissances fiables, nos nombreuses réponses incorrectes ou limitées – non pas comme des fins, mais comme des moyens permettant de progresser vers une plus grande compréhension à la fois de soi et du monde.

Sharp, 1996a, p. 38

On progresse en tâtonnant, grâce à un processus alliant pensée hypothétique, pensée créative et pensée autocritique. «La faillibilité est assumée et l’autocorrection devient un mode de vie» (Sharp, 1996a, p. 38).

Plus avant, la plongée dans nos vulnérabilités philosophiques favorise l’émergence du care: parce que les questions sont massives, nous sommes amenés à rechercher l’entraide intellectuelle (Hawken, 2019; Sharp, 1996a). La reconnaissance des vulnérabilités engendre une posture de soin mutuel, d’autant que l’interdépendance est fortement ressentie: c’est par l’association des idées, des arguments, des exemples, par la répartition des habiletés de pensée que le groupe parvient à progresser dans son enquête. Dans le dialogue collectif, les participants éprouvent le fait que, seuls, ils n’auraient pas pu construire une telle réflexion: cela peut ainsi faire naître une forme de modestie intellectuelle (Sharp, 1996a) qui permet le développement d’une posture précautionneuse vis-à-vis des pairs.

Notre vulnérabilité, en philosophie, nous rend interdépendant·e·s, si bien que philosopher ensemble, c’est mettre en acte les deux versants de l’éthique du care: le déploiement des vulnérabilités et, de façon corollaire, le déploiement d’un souci mutuel pour autrui. Le caring thinking, dans la PPE, vise à construire un espace éducatif organisé autour de nos vulnérabilités philosophiques et de notre interdépendance intellectuelle, de même que l’éthique du care tend à déboucher sur une «théorie politique normée par l’idée d’une “caring society”, dans laquelle la centralité de la vulnérabilité et de la dépendance seraient reconnues matériellement et symboliquement» (Garrau et Le Goff, 2010, p. 10).

4. Conclusion

Durant notre analyse, nous avons pu décrire la centralité du caring thinking dans la philosophie de Sharp: ce faisant, nous avons découvert que sa conception résonnait fortement avec l’éthique du care (malgré quelques discordances, notamment la place de la spiritualité et de l’ontologie). Cette résonance est remarquable, en ce qui concerne la place de l’expérience ordinaire, du féminisme, des émotions, de la vulnérabilité, de la vision de la justice et du jugement moral. En tant que souci du Bien et de l’altérité, le caring thinking est une dimension ontologique de l’humain qui fait de son intériorité une instance éminemment politique. C’est le rôle de la CRP de la mettre au grand jour. En cela, elle s’inscrit dans la continuité des éthiques du care car le projet éducatif de Sharp est un projet politique. Non seulement son modèle de la CRP en fait un lieu de réalisation des principes du care, mais le care est si central dans sa pensée, qu’il est au coeur de sa définition de la PPE:

La philosophie pour enfants est une tentative pour prendre la philosophie comme discipline et la reconstruire d’une façon telle que les enfants pourront s’approprier les concepts et les méthodes et parvenir à penser par eux-mêmes à propos des sujets d’importance, tout en se souciant de cette activité [care about doing so].

Sharp, 1995a, p. 56

Le care définit la pratique philosophique à deux endroits: d’abord, parce qu’elle doit se consacrer aux sujets qui importent aux enfants, dont ils se soucient; ensuite, parce qu’ils doivent se soucier de cette activité de la pensée. L’acte de philosopher ne se produirait que si l’on se soucie de cet acte: philosopher, c’est se préoccuper de sa pensée, de ses idées, de sa façon de progresser dans la réflexion. La valeur de cette idée dépasse le cadre qui nous occupe: la philosophie, en général, se définirait comme une activité de la pensée qui serait particulièrement attentive à elle-même, qui se soucie de certaines exigences intellectuelles telles que la précision, la rigueur, la justesse, la cohérence ou le sens. Ainsi, pour Sharp, le caring thinking n’est pas seulement une modalité possible de la pratique philosophique, mais sa condition de possibilité même.