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Béhar, Roland et Camenen, Gersende, dir. (2020) : Scènes de la traduction France-Argentine. Paris : Éditions Rue d’Ulm/Presses de l’École normale supérieure, 277 p.[Record]

  • Sebastián García Barrera

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  • Sebastián García Barrera
    Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis, France

Dans le sillage du désormais classique El tabaco que fumaba Plinio : Escenas de la traducción en España y América (Catelli et Gargatagli 1998), cet ouvrage collectif dirigé par Roland Béhard (École normale supérieure-PSL) et Gersende Camenen (Université Gustave Eiffel) propose non pas une histoire, narration rétrospective d’une causalité cohérente, mais des scènes, une diversité de moments, de voix et de registres dans une fresque dont l’hétérogénéité reflète les contradictions propres au réel. La première partie, intitulée « Imaginaires de la langue, bilinguisme et traduction », nous rappelle qu’en Argentine comme ailleurs, la fabrique de la langue nationale résulte de la mise en tension de divers imaginaires de la langue. En ce sens, dans « ¿ La versión de Babel ? Imaginarios de lengua y traducción en la Argentina, 1900-1938 », Magdalena Cámpora rappelle un récit historiographique désormais bien consolidé : celui du conflit, fondateur, entre le castillan apatride, bigarré et anachronique qui caractérisait les versions bon marché des classiques français et cette « langue des Argentins » chère à Borges, enracinée, précise et elliptique, favorisée par l’avènement de la revue Sur et la modernisation du secteur éditorial argentin. C’est justement ce récit que l’auteure se propose de nuancer : méprisé, l’espagnol des versions populaires, loin d’être homogène, serait toutefois le reflet de la cohabitation dialectale propre à la société argentine de l’époque. Consigné par l’oreille attentive de Roberto Arlt, cet espagnol babélique peut être lu non pas sous le signe du manque (comme le propose Ricardo Piglia) mais sous celui de l’abondance polyphonique. Cette tension, qui fait s’entrechoquer plusieurs langues dans la langue, se manifeste également à l’échelle de la haute société argentine sous la forme d’une polyglossie conflictuelle, notamment vis-à-vis du français. En témoigne le cas de Delfina Bunge, poétesse aujourd’hui oubliée dont Axel Gasquet trace le portrait dans « Delfina Bunge y el bilingüismo poético femenino en la Argentina del Centenario ». Écartée de l’allemand de ses ancêtres, dont l’apprentissage sera l’apanage des hommes de la famille, empêchée, dans son désir d’écriture, par les conventions d’un patriciat s’exprimant en espagnol et reléguée en tant qu’écrivaine à l’espace domestique des « littératures mineures », c’est en français qu’elle publie ses recueils de poèmes. La deuxième partie, intitulée « Sur, un pôle d’attraction », commence par la contribution de Victoria Liendo, « Contre la traduction : Victoria Ocampo en version originale », une analyse de ce que nous pourrions appeler, avec Antoine Berman (1995 : 75), l’« être-en-langues » de la célèbre fondatrice de la revue Sur. Un être-en-langues volontairement hybride, par le mélange d’espagnol et de français dont témoignent sa correspondance et ses écrits autobiographiques, mais également contradictoire, tiraillé d’une part entre le français, qui est pour elle une sorte de langue adamique de l’enfance, et un espagnol territorialisé, résolument argentin. Il en ressort, chez cette figure de proue dans le changement de statut de la traduction en Argentine qui surviendra désormais, un rapport paradoxal à la traduction, poétiquement impossible mais historiquement nécessaire. Aux portraits des médiatrices et des médiateurs s’ajoute dans la troisième partie la description des dispositifs de médiation, à travers les contributions d’Annick Louis, « La traduction dans la revue Lettres françaises (1941-1947) de Roger Caillois » et d’Armando Valdés-Zamora, « El deseo del viaje. La traduction de la literatura francesa en Orígenes y Sur (1944-1956) ». Annick Louis compare le projet éditorial de Caillois dans Lettres françaises à celui de la collection « La Croix du Sud ». De l’un à l’autre, une mutation s’opère dans la conception de la littérature chez Caillois : le lien entre littérature et langue …

Appendices