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Introducteur de la théorie somatique en traductologie, intellectuel prolifique, professeur expérimenté, traducteur littéraire, phénoménologue dans l’âme, Douglas Robinson explore dans ce livre les concepts de traduction, transidentité et translinguisme.

L’introduction de cet ouvrage sert à définir ce que l’auteur entend par transgenre, traduction et translinguisme ainsi qu’à expliquer l’objectif et la structure du livre. Le transgenre s’applique à toute une gamme d’expériences qui vont du rejet du binarisme de genre à la transsexualité (p. xi, 205). La traduction est conçue, quant à elle, comme l’interprétation de l’altérité formulée par les personnes selon les intérêts qu’elles défendent (p. xvii). Cette interprétation peut s’avérer un acte de violence, dans la lignée de la théorie de l’acteur-réseau de Callon et Latour (1981), mais aussi un exercice d’empathie (p. xxxi, 176). Quant au translinguisme, Robinson s’inspire de l’homolinguisme (les usagers d’une même langue se comprennent facilement) et de l’hétérolinguisme (on est tous des étrangers les uns aux autres) de Sakai (1997) pour définir l’adresse translingue comme le mouvement herméneutique entrepris par les personnes capables de transiter au moins par deux cultures (p. xi). Pour ce qui est du but de Transgender, translation, translingual address, Robinson traduit les personnes trans (p. xxix, 106) à l’aide de son propre vécu ainsi que d’une myriade de lectures d’auteurs cis et trans (j’utilise le masculin comme générique tout au long de cette recension), certes, mais dans une approche émancipatrice et anti-binaire (« Fucking Binaries », p. xxiii-xxix, 28). L’opposition sexe-genre ou masculin-féminin, tout comme l’opposition source-cible en traductologie, n’est donc que « the communal plausibilization of dominant opinions as truths, realities, facts » ou icose (p. xxvii, 8), car « we’re actually nonbinary » (p. xxvii-xxviii).

Au chapitre un, Robinson apporte cinq réponses à la question : « Why should cisnormative translation scholars care about translation and transgender ? » La première réponse consiste à remarquer qu’il existe déjà une bibliographie considérable sur l’intersection entre la traduction et le genre (p. 3-7). Or, ce domaine de recherche ne devrait pas concerner que les traductologues féministes et LGBTIQ, mais tout le monde, car, et c’est la deuxième réponse de Robinson, les systèmes conservateurs ou néolibéraux nous façonnent systématiquement pour ignorer les discontinuités de genre, pour marginaliser, voire stigmatiser tout ce qui déroge à la norme ou à l’« adéquation cérémonielle » (p. 7-10). Robinson s’inspire, entre autres, de Bornstein (1994) et de De Sousa Santos (2001) tout au long de ce chapitre pour mettre en valeur, en guise de troisième réponse, la connaissance comme émancipation et non comme régulation. La quatrième réponse consiste à éviter le meurtre des savoirs émancipateurs trans et queer colonisés (trans-épistémicide) et dont les personnes cis-genres et hétérosexuelles sont privées par la même occasion : « translingual address would be a corrective to a power imbalance that has had a devastating epistemicidal impact on trans people, and a destabilizing effect on the normative gender binary itself » (p. 20, 21). La poétique trans constitue la cinquième réponse de Robinson pour renforcer l’empathie, le dialogue constructif, l’adresse translingue.

Le deuxième chapitre tourne autour du concept de sémiosphère (Lotman 1984) et de deux positions vis-à-vis de la transidentité que Robinson appelle l’OL (« Overall Language ») et l’UL (« Underall Language »). Espace référentiel d’une culture donnée, une sémiosphère contient tout ce à quoi les êtres humains de cette culture donnent un sens. L’OL renvoie, non sans ironie, au discours de Christine Overall (2009) à propos de la transidentité, « a feminist analytical take on transgender » (p. 38). L’UL, quant à lui, fait allusion au discours de Nastassja, une femme trans et l’un des personnages du roman Wurlitzer[1]. À travers son « modèle de l’aspiration personnelle », Overall soutient que l’orientation sexuelle et l’identité de genre sont fondées sur un « choix situé » (p. 38, 51, 70) et qu’elles ne sont donc pas innées. Le modèle d’Overall est idéologique (p. 41, 42), positiviste (p. 68), dichotomique (p. 38-42), réductionniste-déterministe (p. 88, 91), car il restreint les catégories homme/femme aux attributs sexuels (qu’en est-il des personnes intersexes ?, qu’en est-il de la prise en compte du cerveau ?, p. 39-41, 110) : « our genitalia mark our most fundamental identity » (p. 73, 78, 86-87). Quant à l’UL, il s’agit d’une approche phénoménologique, car Nastassja exprime son identité trans et le rejet qu’elle ressentait à l’égard de son corps (de mâle) avant sa transition (p. 42-44). Inspiré par Sedgwick (2003), Robinson identifie deux sources de paranoïa dans l’OL et l’UL. Du côté de l’OL, la peur des stéréotypes de genre et la confusion entre ceux-ci et l’identité de genre aboutissent au rejet de la symbolisation du sexe et de variables biologiques et culturelles autres que les parties génitales (p. 68-73, 95-96). Or, la symbolisation, qui est d’ailleurs inévitable, n’est problématique que si elle justifie des privilèges. En ce qui concerne l’UL, ce que la personne trans exprime est son incompatibilité avec la socialisation qui lui est attribuée à cause de l’équation pénis-homme-masculinité-hétérosexualité et vagin-femme-féminité-hétérosexualité et pas avec son sexe en tant que tel (p. 68-70, 77, 79, 121, 212).

La perception de la transidentité fait l’objet du chapitre trois. Les personnes trans provoquent ce que Robinson appelle des « symmetry-breaking events and the emergence of the new in dissipative systems ». Peu accessible pour les profanes en thermodynamique, cette métaphore inspirée de Prigogine (1973) et de Morowitz (2002) renvoie à la révélation identitaire des personnes trans. En effet, celle-ci ébranle l’entéléchie normative du binarisme de genre (p. 83, 87-106). Après l’analyse d’une série de théories et d’histoires trans, Robinson distingue cinq cis-traductions possibles des personnes trans (p. 106-108). En premier lieu, la traduction du langage pro-binaire (LPB) trans par le LPB cis-normatif conservateur consiste à refuser catégoriquement aux personnes trans le statut d’homme ou de femme. En deuxième lieu, la traduction du LPB trans par le LPB cis libéral implique une acceptation politiquement correcte des personnes trans tout en imposant une autorité épistémologique fondée sur la norme (l’OL). En troisième lieu, la traduction du LPB trans par le langage anti-binaire (LAB) cis libéral aboutit à une acceptation conflictuelle des personnes trans sous prétexte que celles-ci risquent de perpétuer les stéréotypes de genre (c’est la position d’Overall aussi quant au genre), alors qu’il serait judicieux de relativiser le passing compte tenu de la transphobie ambiante. En quatrième lieu, Robinson détermine aussi la traduction du LAB trans par le LAB cis « passionné », marquée par l’empathie translingue et la critique du binarisme cis comme trans. Le dernier type de traduction concerne les personnes cis pro-binaires qui acceptent d’attribuer aux personnes transsexuelles le statut d’homme ou de femme une fois la réattribution sexuelle effectuée et la cisnormativité rétablie.

Le quatrième chapitre est consacré à la multiplicité de théories trans (ou traductionnelles) émergeant des expériences des différents groupes et appartenances partiels (p. 114-115). À partir du concept de voyage entre mondes (Lugones 1987), de déterritorialisation et de rhizome (Deleuze et Guattari 1980, par la suite D&G), Robinson développe sa théorie rhizomique du genre. Contrairement aux raisonnements arborescents ou binaires, les raisonnements rhizomiques offrent plus de possibilités, pas nécessairement hiérarchisées et pouvant impliquer à leur tour des chevauchements entre elles (p. 117-121). Quant à la déterritorialisation, elle constitue une déstabilisation de ce que D&G appellent « territoire », à savoir la confluence stable de l’identité et du lieu (p. 121). Le territoire, ici, c’est le binarisme de genre. La déterritorialisation est directement liée au devenir deleuzien, où l’homme est compris comme la norme hégémonique (une « majorité ») tandis que la femme est vue comme une déviation vis-à-vis de cette norme (une « minorité »). Le devenir-femme est donc possible dans la mesure où il incarne la dissidence, mais il n’y a pas de devenir-homme, car il n’y a pas de devenir majoritaire (p. 122-123). Les personnes LGBTIQ étant quasi invisibles à l’époque où D&G avaient écrit leur théorie, Robinson reformule le devenir-femme comme un devenir-trans afin d’en éviter une interprétation réductrice qui ignorerait les idées de minorité-molécularité (par opposition à la majorité-molarité) sous-jacentes, comme celle de Braidotti et d’Irigaray (p. 123-127). Il illustre par la suite la diversité du devenir-trans à travers une série de lectures. Ainsi, dans le roman Lost Boi[2], une adaptation queer de Peter Pan, il est question de bois (« male-identified bottoms ») et de grrrls (« female-identified bottoms ») : « Lost Boi is about several gangs of sexual outlaws living on the precarious periphery of society » (p. 130). Le « monde des adultes » y constitue un espace majoritaire, molaire ou monolithique dont Pan (défini ici comme un « pre-op ftm top ») ne veut absolument rien savoir, mais Neverland finit aussi par devenir une source de frustration pour ses bois, une sorte de ghetto qu’ils finissent par quitter encouragés par Wendi et dans l’espoir de rendre le monde cishétéronormatif moins hostile pour les personnes queers (p. 130-138). Les lycanthropes du roman Sudenveri[3] montrent aussi les tensions entre devenirs : ce n’est pas la capacité de métamorphose en humain ou en loup-garou qui est impopulaire, mais l’incapacité de changer de forme complètement, autrement dit de se plier à l’icose : « there is normal and there is deformed—until someone successfully challenges that binary » (p. 152). La troisième déclinaison du devenir-trans est le « devenir-minéral » illustré par des analyses rhizomiques de passages de la poésie féministe-intersectionnelle, indigéniste et queer d’Ahimsa Timoteo Bodhrán (dans Tolbert et Peterson 2013[4]), ainsi que du Dao de jing de Lao Tseu[5] (p. 152-164). La fin du chapitre quatre prend un ton mystique sous l’inspiration notamment de C. Jacob Hale (2009) et Kate Bornstein. Notons tout d’abord que cet ouvrage renvoie à la Classification internationale des maladies (CIM) dans sa dixième version (p. 165), alors que, depuis mai 2019, la transidentité n’est plus considérée comme un trouble mental par l’Organisation mondiale de la santé mais comme une « incongruité de genre ». Cette amélioration de dernière minute ne change pourtant rien à la pression cishétéronormative dont souffrent particulièrement les personnes trans : contrairement aux chamans, observe Bornstein, elles ne sont pas du tout encouragées à devenir visibles ni à partager leur expérience d’un autre monde (p. 171-174).

En guise de « conclusion », Robinson élargit sa constellation de concepts autour du translinguisme. À partir de la notion de performativité (Austin 1962/1975, Butler 1991, 2004) et, en particulier, de la scène du mariage utilisée par Austin comme exemple d’acte de langage, Robinson met en valeur l’idée de périperformativité de Sedgwick (2003) et des injonctions sociales implicites (« le code secret », Bourdieu 1982) afin d’expliquer pourquoi les personnes queers doivent souvent faire des concessions à la norme cishétéropatriarcale pour (sur)vivre en société (p. 175-195). À la fin de cette section, Robinson distingue trois devenirs queers applicables aux personnes trans. Le devenir-molaire1 (être-trans) renvoie au poncif d’« être né(e) dans le mauvais corps » et donc aux rigidités du binarisme sexuel. Le devenir-molaire2 (se produire-trans) implique une fluctuation dans le genre avec un dualisme sous-jacent. Enfin, le devenir-moléculaire (devenir-queer/non-binaire/au genre variable) permet de se situer dans les deux autres devenirs tout en les relativisant, de devenir flexible et de cultiver l’empathie et le bon sens (p. 28-33, 195-203).

Parmi les vertus de cet ouvrage, je remarque tout d’abord la richesse des citations et des références étoffant les réflexions de l’auteur. Rigoureuse et élégante, la critique des positions essentialistes ou déterministes est un autre aspect positif. Ensuite, Robinson réussit le pari de nous montrer le potentiel de la traductologie et du translinguisme pour mieux comprendre l’autre, pour éveiller la conscience et lutter contre le réductionnisme et les préjugés vis-à-vis des personnes trans. Certains aspects du livre restent tout de même fâcheux. Par exemple, il est gênant de jongler entre les pages pour lire les notes, d’autant plus que ces dernières sont pour la plupart très révélatrices. Cet essai gagnerait aussi énormément à être rédigé de façon plus accessible et accompagné d’un glossaire, car le lecteur peut facilement s’y perdre ou être amené à revenir parfois sur certaines sections à cause du jargon philosophique, des digressions et du style alambiqué. Puisqu’il s’agit de critiquer le binarisme, il est étonnant, enfin, de ne pas trouver de renvoi au féminisme intersectionnel et au privilège de classe notamment. Malgré ces faiblesses, Transgender, translation, translingual address reste un ouvrage nourrissant pour les traductologues et les chercheurs en études de genre et culturelles.