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D’entrée de jeu, l’ouvrage collectif Au miroir de la traduction. Avant-texte, intratexte, paratexte comporte un ensemble d’études portant sur les pourtours d’un acte traductif, à savoir l’avant-texte, l’intratexte et le paratexte, qui composent les trois parties de l’ouvrage. Celui-ci est composé de seize chapitres et d’une introduction dédiée à chacun des trois thèmes abordés.

L’introduction, rédigée conjointement par Esa Hartmann et Patrick Hersant et intitulée « Au miroir des langues : la traduction réflexive », met en relief la traduction littéraire et particulièrement celle de la poésie. Les auteurs reprennent la notion de la poétique de la traduction de Barbara Folkhart (2007) et considèrent la traduction littéraire comme une forme de création qui est « au miroir d’une poétique en acte » (p. 2). L’acte de traduire permet donc de prolonger la durée de vie de la genèse du texte original, bref, d’éterniser son existence. Nous remarquons dans cette introduction beaucoup de notes infrapaginales, d’innombrables références citées et beaucoup de renvois qui occultent la lecture et brisent souvent le fil conducteur du raisonnement du texte.

Le premier chapitre de la première partie, intitulé « Critique génétique et doute herméneutique. Réflexions de Pézard, traducteur de Dante » de Viviana Agostini-Ouafi, étudie l’exemple de la traduction française des Oeuvres complètes de Dante, réalisée par le traducteur et philologue italien André Pézard et publiée dans la prestigieuse Bibliothèque de la Pléiade. Agostini-Ouafi prend appui dans son analyse sur les avant-textes de cette traduction (les brouillons, les mises au net, les épreuves et les imprimés) ; la conférence de Pézard expliquant le processus de traduction dans un discours non transcrit, de même que la traduction et son original.

Dans le deuxième chapitre, intitulé « Genèse d’une traduction collaborative : Winds de Hugh Chisholm et Saint-John Perse », Esa Christine Hartmann explore le champ de la génétique de traduction et plus précisément le cas de la collaboration traductive tenue longtemps secrète entre Saint-John Perse, poète de « Vents », et Hugh Chisholm, son traducteur américain dans « Winds ». Sous l’exigence de Perse, cette intervention n’est pas simplement une collaboration, mais plutôt une importante implication de l’auteur bilingue dans les choix traductifs du traducteur au point que la réalisation est proche d’une autotraduction jugée éloignée du sens original.

Le troisième article s’intéresse à l’étape souvent invisible, mais toujours indispensable à une traduction, à savoir la révision. Patrick Hersant, dans « La troisième main : réviser la traduction littéraire », fait une distinction entre la révision heureuse, qui améliore la traduction avec le consentement de l’auteur, du traducteur et du réviseur, et la révision conflictuelle, qui se manifeste dans une lutte entre ces trois acteurs pour imposer leur autorité. Pour illustrer ses propos, Hersant présente cinq exemples analysant la relation de confiance ou d’autorité entre le trinôme auteur-traducteur-réviseur : Saint-John Perse/Eliot-Larbaud, de Montale-Reed-Shankland, D’Annunzio – Hérelle-Ganderax, de Kaplan-Bardos-Cazade et de Joyce-Morel-Larbaud. Les profils des réviseurs sont très variables ; toutefois, l’auteur parvient à relever certaines constantes dans l’activité de révision, que ce soit sur le plan de la forme ou du fond des traductions.

Dans « Résonance “traductrice”, ou traduire Anna Glazova à quatre mains », Julia Holter explore son expérience de traductrice russophone des poèmes russes d’Anna Glazova, et ce, en collaboration avec Jean-Claude Pinson, philosophe et poète français spécialiste de l’allemand, qui, paradoxalement, ne maîtrise pas la langue russe. Holter découvre que pour Glazova, « la poésie est d’abord “Gegenwort”, “contre-parole” » (p. 71) ; raison pour laquelle son poème est « une sorte de langue étrangère, de “contre-langue” » (p. 71) russe influencée par les poèmes allemands de Kafka, de Friederike Mayröcker, de Rilke, de Paul Celan, etc. Nos deux traducteurs ont fait le choix de garder à la Berman l’étrangeté de l’original illisible même dans sa propre langue afin de produire chez le lecteur français, ou francophone, le même effet que celui produit par l’original chez le lectorat russophone (p. 76). Soulignons que les extraits avancés comme exemples par l’auteure sont assez denses en matière d’analyse philosophique.

Emilio Sciarrino, dans « Giuseppe Ungaretti et l’épreuve de la traduction », analyse l’oeuvre poétique de Giuseppe Ungaretti Gridasti : soffoco, dont les processus de création italienne et de traduction française s’effectuaient simultanément dans un mouvement « circulaire », comme le désigne Sciarrino (p. 81). En effet, derrière une volonté non exprimée par Ungaretti de gommer toute trace de bilinguisme dans la création du poème original s’abritaient d’innombrables allers-retours « incessant[s] et circulaire[s] entre les deux langues ». Autrement dit, la modification de l’une des versions (traduite ou originale) génère systématiquement celle de l’autre dans une boucle infinie jusqu’au potentiel d’équilibre.

La deuxième partie, consacrée à l’intratexte, s’ouvre sur l’article d’Olga Anokhina : « Cercle, spirale, chaos : cas limites de l’autotraduction ». Anokhina tente de catégoriser l’autotraduction et la traduction collaborative afin de tracer la frontière entre ces deux activités. Ainsi, Anokhina aborde les typologies de l’autotraduction élaborées jusqu’alors dans la traductologie : la semi-autotraduction (Xosé Manuel Dasilva), l’autotraduction partagée (Julio César Santoyo), l’autotraduction partiellement auctoriale (María Recuenco Peñalver) ou encore l’autotraduction indirecte (Josep Miguel Ramis). Par la suite, l’auteure se concentre surtout sur une seule typologie : la semi-autotraduction de Xosé Manuel Dasilva.

Sara De Balsi, dans « Crise du monolinguisme. Les poèmes hongrois d’Agota Kristof et leurs autotraductions », affirme que l’oeuvre poétique française d’Agota Kristof était considérée comme étant « rigoureusement monolingue » (p. 111) jusqu’à la parution posthume d’un recueil rassemblant ses oeuvres en d’autres langues (en hongrois). En effet, après étude du péritexte, de l’épitexte et de l’avant-texte des oeuvres kristoviennes, De Balsi découvre que les poèmes hongrois ont été composés plus d’une dizaine d’années avant ceux en français. Il s’agit d’une forme d’autotraduction que l’auteure appelle « double monolinguisme » : une reprise poétique du fond tout en se distinguant dans la forme (vers vs prose) et vice versa. Cette reprise est composée « en deux périodes distinctes, chacune d’elles étant caractérisée par l’usage monolingue d’une langue d’écriture » (p. 112). En outre, De Balsi fait découvrir une autotraduction « masquée » que son auteure tente à tout prix de cacher et de substituer par le processus de la réécriture.

Dans « Au-delà du voile de Slimane Benaïssa : une autotraduction oubliée ? », Chiara Lusetti compare deux pièces de théâtre du dramaturge algérien Slimane Benaïssa, dont l’une (en français) est censée être l’autotraduction de l’autre (en arabe algérien). En général, la pièce arabe n’a jamais été considérée explicitement ni dans la littérature ni d’ailleurs par son auteur comme étant l’originale de celle réalisée après une dizaine d’années en français (p. 125). Seule une lecture croisée par Lusetti a révélé un lien autotraductif entre la version française Au-delà du voile et celle arabe R ̄ak khu ̄ya w ̄an ̄a šku ̄n ? (que nous pourrions traduire par : tu es mon frère, mais qui suis-je ?), d’où l’interrogation provocatrice du titre de l’article autour d’une autotraduction oubliée. Même si le péritexte de cette oeuvre n’est nullement indicateur d’une autotraduction, l’épitexte et le contexte indiquent, d’une part, une volonté flagrante de la part de « l’autotraducteur migrateur » (p. 125) Benaïssa de dissimuler qu’il s’agissait bien d’une autotraduction (p. 123), et d’autre part, une lacune dans la littérature critique qui n’a pas levé le voile sur les liens qu’entreprend Au-delà du voile avec son original. Un oubli comme le désigne Lusetti ? Peut-être, mais ses recherches orientent le lecteur davantage vers l’hypothèse d’un déni d’une autotraduction de la part de l’auteur qui est lui-même l’autotraducteur.

Amanda Murphy revisite, dans « Raymond Federman : écrivain bilingue, autotraducteur, traductologue ? », la pratique de l’écrivain franco-américain Raymond Federman entre écriture, réécriture ou autotraduction. Elle se focalise particulièrement sur son oeuvre The Voice in the Closet/La Voix dans le cabinet de débarras. Entre réécriture ou autotraduction, Federman lui-même mentionne qu’il ne traduit pas, mais qu’il « réécrit, adapte, transforme, transacte, transcrée » (p. 134). Ainsi, l’auteure revisite les archives de Federman autour de sa conception du traduire. Elle découvre qu’il ne s’agit pas seulement d’une traduction ou d’un simple bilinguisme chez Federman, mais bien d’une « perpétuelle quête d’une forme-sens textuelle » (p. 137) dans le but de pouvoir transmettre l’image poétique.

Fernand Salzmann, dans le dixième article, « L’infraction par la traduction : Le Fou d’Elsa d’Aragon », retrace la génétique de la traduction française du célèbre poème encyclopédique de Louis Aragon : Le Fou d’Elsa. Selon Salzmann, il s’agit d’une réécriture française de la célèbre fable arabo-persane Medjnoûn Leylâ, qui reste, néanmoins, « imprégnée de la langue arabe, tant sur le plan du vocabulaire que sur le plan grammatical » (p. 145). L’auteur souligne que dans une démarche d’acculturation de l’interlocuteur, Aragon tente par cette traduction poétique de l’infraction de présenter l’Autre authentique dans sa différence et sans l’avoir assimilé à la culture d’accueil, à l’exception du nom propre « Elsa », qui échappe à cette tendance.

L’oeuvre d’Andréas Becker, ou la langue “traduite” de Mathilde Vischer étudie de près les oeuvres françaises de l’écrivain allemand Andréas Becker, et particulièrement trois de ses romans : L’Effrayable, Gueules et Nébuleuses. Ces trois romans ne sont pas des traductions concrètes, mais plutôt des écrits dans la langue seconde de Becker, le français, exigeant l’expérience de la violence et de l’étrangeté sur la langue. Autrement dit, ces romans sont caractérisés par l’usage d’une langue déformée, retravaillée et inventive qui à la fois tente d’accomplir un “geste de différenciation” de la langue par rapport à elle-même et de traduire une capacité à « inquiéter nos ordres »

p. 158

Décidément, leurs génétiques révèlent un processus de traduction au moment de l’écriture de l’original.

La troisième partie de cet ouvrage, dédiée au paratexte, fait son ouverture avec Irena Kristeva dans « Ezra Pound : la traduction rénovatrice ». Selon Kristeva, la rénovation dans l’approche de transcréation en traduction d’Ezra Pound réside dans la créativité traductive pour trouver « des formes nouvelles exprimant la pure nouveauté que représente tout texte poétique dans la langue-source » (p. 167). En effet, dans un souci de renouveler la littérature anglaise, Pound fait le choix de traduire les grandes oeuvres poétiques (François Villon, Arnaut Daniel, Bertran de Born, Peire Vidal, Li Po, ou encore Guido Cavalcanti) par une traduction pastiche (désignation propre à Proust), qui permet de chanter son auteur sans pour autant transparaître. Il perçoit l’activité traduisante non pas comme interprétante, qui accompagne le texte source, mais plutôt comme rénovatrice, qui innove esthétiquement et invente la poétique, la sonorité et la musicalité de l’original, et ce, pour stimuler la créativité et sauver la poésie anglaise dans la traduction.

Marian Panchón Hidalgo, dans « La paratraduction des oeuvres politiques surréalistes sous le second franquisme (1959-1975) », fait appel à la notion de la paratraduction de José Yuste Frías, tout en reprenant la notion du paratexte (péritexte et épitexte) de Gérard Genette. Tandis que le paratexte englobe tout ce qui entoure le texte à l’étude, la paratraduction comporte toutes les « productions verbales, iconiques, verbo-iconiques et matérielles des paratextes figurant dans les traductions » (p.179). Elle permet « de catégoriser les changements idéologiques, politiques, sociaux et culturels [du traducteur en particulier] qui se manifestent dans l’introduction et dans la présentation de l’oeuvre traduite » (p. 179). En un mot, nous pourrions dire que la paratraduction est pour la traduction ce que le paratexte est pour le texte.

Dans « Amédée Pichot, traducteur traductologue », Frédéric Weinmann fait un plaidoyer d’Amédée Pichot, traducteur du xixe siècle et important médiateur de la culture anglo-saxonne et de ses choix traductifs. Il le défend farouchement par une analyse paratextuelle de ses traductions pour contredire ses critiques (notamment Robert Escarpit et Sylvère Monod). Les résultats de cette analyse du paratexte justifient, selon Weinmann, les stratégies traductives de Pichot et font de lui un grand traducteur, voire un traductologue.

Enfin, le dernier article de cet ouvrage, « Texte ou paratexte. Jules Verne en chinois : une traduction de 1903 », de Florence Xiangyun Zhang, s’intéresse précisément à l’analyse d’un paratexte (préface, intertitres et commentaires), qui est fortement présent dans le corps du texte d’une traduction. Cette étude paratextuelle reprend principalement les notions d’analyse de Gérard Genette (véridicité [p. 204], paratexte factuel [p. 207], etc.) appliquées aux exemples tirés de la traduction à l’étude. Il s’agit, en effet, d’une traduction-relais chinoise qui vise à changer la mentalité du peuple chinois quant à l’idée du progrès scientifique afin de l’éveiller et de l’éduquer (p. 210).

En général, l’ouvrage offre un panorama d’études de cas et de réflexions autour du rôle de l’avant-texte, de l’intratexte et du paratexte dans l’analyse d’une traduction. Il aborde également un ensemble de débats théoriques autour de la typologie de la traduction d’une part, et de l’analyse paratextuelle de l’autre. Il serait également juste de souligner que les auteurs de l’ouvrage respectent le cadre de l’approche annoncée dans l’introduction, à savoir la génétique de la traduction. Or, nous pensons que certains articles ne respectent pas forcément la répartition thématique de l’ouvrage. De plus, il faut souligner la quasi-répétition des paradigmes péritexte, épitexte et paratexte de Gérard Genette dans la majorité des travaux présentés, voire la substitution de ces derniers aux trois notions composant l’ouvrage (avant-texte, intratexte et paratexte).

Bien que l’ouvrage ne constitue pas une nouveauté théorique et qu’il reprend en général des notions de théoriciens (principalement Gérard Genette datant de plus de quarante ans), les cas d’étude ici traités permettent d’enrichir la traductologie, de consolider des théories et d’ouvrir de nouvelles pistes de réflexion aux chercheurs futurs.