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Par la relecture des rapports complexes qui lient individu, histoire et société, le travail de biographe dépasse largement le seul objectif de reconnaissance de figures adulées ou occultées. Au Canada, la pratique savante adopte de plus en plus la biographie comme l’une des voies d’accès à une histoire intellectuelle, à une histoire sociale et à une histoire des femmes[1]; les méthodes de recherche s’étayent de façon presque aussi variée que les sujets et les champs d’expertise convoqués par l’entreprise biographique[2]. L’examen interdisciplinaire d’expériences spécifiques du monde et l’analyse englobante des facteurs d’inter-influence qui façonnent le parcours d’une personne contribuent à la constitution d’une histoire collective plurielle par laquelle on vise, autant que possible, l’éradication des biais interprétatifs et des angles morts. Or le réflexe de marginalisation et la description à la voix passive du travail intellectuel de femmes qui se sont pourtant activement inscrites dans les réseaux dominants de leur époque perpétuent et renforcent encore souvent le hiatus historique maintenu autour de leur influence, de leur agentivité et de leurs accomplissements réels dans l’espace public. Comment justifier encore cette minorisation, alors que les chercheuses qui se sont intéressées à l’histoire des femmes au Québec ont mis au jour les apports domestiques, culturels et politiques des pratiques au féminin? Pourquoi reconduire leur occultation quand les récentes études en histoire littéraire des femmes montrent que leurs voix furent vectrices de changement, en dépit de l’inégalité structurelle qui les a généralement exclues des voies principales de consécration en les cantonnant à des sujets désignés (moralité, domesticité, éducation des enfants, etc.) et à des espaces de diffusion restreints (correspondance, page féminine de périodiques, etc.)[3]? Ces avancées fournissent de précieux outils pour situer à la fois l’imbrication et la spécificité des expériences des femmes et des hommes dans une histoire intellectuelle globale, c’est-à-dire un récit qui, plutôt que de présenter en deux trames parallèles les débats d’idées féminins et masculins, décrirait leur adéquation, leur interaction et leur interdépendance, tout en reconnaissant les mécanismes qui ont conditionné la hiérarchisation des sphères, la négociation par les femmes de leur acceptabilité sociale ainsi que le passage par des stratégies non conformes aux critères institutionnels : action en coulisse, tenue de salons, rhétorique de l’humilité et de l’euphémisme, genres de l’intime, etc.

La biographie intellectuelle peut prendre part à ce mouvement de déconstruction des critères androcentriques en histoire en tenant compte de la variable du genre dans l’analyse des dynamiques institutionnelles, sociales et psychologiques qui ont contribué à garder les femmes loin des lieux d’intellectualité et de la mémoire collective. À la lumière de ce postulat et dans le prolongement des travaux précités, je propose ici des éléments préalables pour (re)penser le traitement biographique de l’intellectuelle, tant comme sujet principal que comme personnage secondaire du récit. Cette réflexion théorique repose sur une longue fréquentation de la figure de Jeanne Lapointe, femme de lettres québécoise dont le parcours critique constitue l’objet de mes recherches depuis 2003[4], et elle émerge de la rédaction en cours de sa biographie intellectuelle. Son cas, qui fournira ici les assises de l’exemplification, donne à observer un nécessaire équilibre entre conformisme et résistance aux discours dominants, tension grâce à laquelle cette intellectuelle du xxe siècle parvient à acquérir et à maintenir un capital symbolique dans des sphères traditionnellement réservées aux hommes : université, revues d’idées, commissions d’enquête, jurys littéraires, etc. Établir la biographie de celle qui module les formes de son engagement aux fonctions d’autorité qu’elle occupe, utilisant parfois les codes du conservatisme pour le renverser, c’est procéder à l’imbrication des trames historiques traditionnellement divisées entre celle des hommes et celle des femmes, pour situer avec plus de justesse l’individu dans un contexte intégral et une histoire relationnelle; c’est aussi raconter une expérience spécifique du social où se dessine une forme à la fois ordonnée et solidaire de la révolte au féminin comme condition d’affirmation collective et individuelle; et, de là, baliser le rapport intersubjectif qui lie biographe et sujet-femme. Autant de dimensions qui soulèvent la vaste question des ajustements à opérer en considérant la variable du genre dans trois aspects majeurs de la recherche : les déterminants et les particularités de la méthode, la posture narrative et l’analyse sociohistorique du sujet féminin.

Trajectoires marginalisées, recherche hors-piste

Devant l’envergure de l’action et de l’engagement de Jeanne Lapointe, l’occultation généralisée de son nom et la méconnaissance de son oeuvre critique jusqu’au tournant des années 2010 étonnent encore. Un survol de ses principaux accomplissements suffit à prendre la mesure de son rôle prépondérant dans l’histoire des idées modernes au Québec. Dès 1939, elle devient la première femme professeure de littérature à la Faculté des lettres de l’Université Laval. Elle entame alors un processus de légitimation de sa parole dans un milieu majoritairement masculin et, jusqu’à la fin des années 1950, dominé par le clergé. Par des plaidoyers médiatisés à Radio-Canada, dans la revue Cité libre et dans le journal Le Devoir, elle défend l’autonomie de la littérature et de la critique canadiennes-françaises et devient, au fil des prises de parole publiques, l’un des catalyseurs de la vie intellectuelle de l’époque charnière qui mènera à la Révolution tranquille. Pendant la décennie 1960, elle participe activement à la modernisation du système d’éducation au Québec en jouant un rôle majeur au sein de la Commission royale d’enquête sur l’enseignement dans la province de Québec (commission Parent, 1961-1966), puis elle contribue à l’évolution des mentalités au Canada en siégeant à la Commission royale d’enquête sur la situation de la femme au Canada (commission Bird, 1967-1970)[5]. À partir des années 1970, elle devient une figure de proue des études féministes universitaires en créant pour la première fois à l’Université Laval des cours qui privilégient cette approche théorique de la littérature. Sa pratique de la critique littéraire vise alors le développement d’une méthode non sexiste en sciences humaines qui culminera, en 1985, par la corédaction avec Margrit Eichler du fascicule Le traitement objectif des sexes dans la recherche (CRSH). À partir des années 1950 et pour le reste de sa vie active, Jeanne Lapointe agit comme mentore auprès d’écrivaines marquantes, telles qu’Anne Hébert, Gabrielle Roy et Marie-Claire Blais. Elle s’impose ainsi comme une figure littéraire importante, car son influence dans les rapports privés qu’elle entretient avec des figures majeures du monde littéraire et intellectuel de son époque se révèle aussi grande que celle qu’elle exerce dans l’espace public.

Devant une telle carrière fortement ancrée dans l’espace dominant, force est de s’interroger sur les raisons pour lesquelles Jeanne Lapointe ne figure pas dans la majorité des manuels d’histoire du Québec. Le résumé de son parcours souligne au second degré la prégnance des facteurs sociologiques et des conditions matérielles qui ont contribué à maintenir dans l’ombre maintes figures féminines dont l’influence a pourtant marqué les institutions et les sociétés. Son cas illustre d’emblée une conséquence directe du cloisonnement sexiste qui caractérise l’organisation traditionnelle du monde, dont le milieu de la littérature : le mode de production littéraire et critique des femmes, le plus souvent en dehors des voies canoniques du livre et, conséquemment, du circuit des prix et des récompenses, a favorisé le caractère fragmenté de leurs oeuvres, publiées sur des tribunes diversifiées. Cet état de fait entraîne pour la postérité un accès difficile aux textes, voire la perte de certains documents et, ultimement, la déconsidération et l’absence. À titre d’exemple, rappelons que l’oeuvre de Jeanne Lapointe, constituée de critiques littéraires, d’essais, de mémoires et d’études, publiés dans des médias variés, semblait bien mince au début de mes recherches, ne paraissant compter que les onze publications répertoriées lors de l’approbation de mon projet de maîtrise en mars 2004; depuis, l’analyse archivistique a permis de tripler le nombre de titres intégrés dans sa bibliographie[6], dont plusieurs ont été réunis en 2019 dans l’anthologie Rebelle et volontaire[7], son premier livre. Malgré cette forme de consécration et de fixation de l’oeuvre, mon enquête biographique continue de révéler encore d’autres écrits jusqu’ici maintenus dans l’oubli, une tendance qui illustre à la fois l’importance des travaux de Jeanne Lapointe, la nature diversifiée des tribunes utilisées, l’ampleur du problème d’occultation et, conséquemment, la vastitude et la nécessité de la tâche de mise au jour qui s’impose à la recherche sur les femmes.

Les récentes avancées sur leurs modes de production et de sociabilité littéraires montrent que, le plus souvent, une vue d’ensemble de leur oeuvre écrite et la reconnaissance de leur influence sur leurs milieux ne deviennent possibles que par une enquête qui passe par les coulisses du canon, là où les femmes de lettres et les intellectuelles ont majoritairement oeuvré. Le dépouillement de revues, de périodiques, de fonds d’archives, la révélation d’inédits, l’étude de réseaux par l’intermédiaire de vastes correspondances constituent la trame de fond du travail d’enquête historique en recherche sur les femmes. Puisqu’elles ont éprouvé dans ces espaces une légitimité et une liberté non brimées par les normes et le cantonnement, elles y révèlent une action souvent réalisée à l’arrière-plan, mais qui n’en fut pas moins efficiente et historique : mentorat, affiliation, débats d’idées, soutien financier et éditorial, action politique, création littéraire, etc. Contre l’ancien a priori selon lequel les femmes furent inactives ou absentes du monde des idées, voire incapables de réflexion (!), les chercheuses et les chercheurs qui se penchent sur leurs parcours opèrent actuellement un réel changement épistémologique, faisant la démonstration que si des intellectuelles comme Jeanne Lapointe travaillèrent souvent hors livres, elles ne vécurent assurément pas sans lettres[8]. « Car l’absence des femmes dans l’histoire signifie leur éviction du pouvoir plutôt que leur manque d’activité : ce qu’elles produisent et agissent, dans le cadre général de la domination, n’est pas porté à leur crédit[9]. » Il importe donc de lire et de reconnaître le parcours individuel non plus seulement à l’aune des transformations qu’il a opérées dans l’histoire dominante, mais aussi au regard de sa contribution à l’ensemble des dimensions privées et publiques.

Devant les traces de l’activité intellectuelle des femmes, l’un des défis premiers qui s’imposent aux biographes consiste à interpréter avec justesse les liens causals qui existent entre les codes sociaux d’une époque et l’attitude du sujet féminin. Les collègues et les proches de Jeanne Lapointe ont souvent loué son caractère humble, soulignant sa volonté de placer constamment à l’avant-plan les idéaux humanistes qu’elle défendait et sa tendance à se ranger dans l’ombre des artistes qu’elle valorisait. À propos de sa collaboration avec elle à la commission Parent, le sociologue Guy Rocher se souvient : « Pour moi, ça a toujours été un trait important chez elle, cette grande discrétion […]. Je ne sais pas si elle était timide ou simplement réservée. Par ailleurs, quand il s’agissait de défendre ses idées, elle n’était pas timide. Non, elle avait beaucoup de courage[10]. » On remarque une étonnante dichotomie performative entre cette modestie et « la force de ses affirmations, son ironie parfois corrosive. On ne sortait pas tout à fait indemne d’une discussion avec elle[11] », soutient son homologue Gilles Marcotte. La voix publique de Jeanne Lapointe, forte et acérée, contribuera à ébranler les plus solides structures du conservatisme universitaire et guidera des réformes progressistes en éducation. Pour comprendre la complexité de cet apparent paradoxe et tracer un juste portrait intellectuel de la femme de lettres, il importe d’entrevoir et d’expliquer les ramifications complexes, à la fois personnelles et sociologiques, qui motivent ces attitudes. Chez une professeure pionnière qui prônera le soupçon épistémologique comme approche féministe de la littérature, on devine une méfiance très tôt intériorisée au regard d’un contexte professionnel d’abord rébarbatif à sa présence. Sa collègue Agathe Lacourcière-Lacerte, première femme professeure dans une université francophone, a révélé dans une entrevue accordée en 1990 qu’au moment d’entériner son embauche en 1938, Mgr Camille Roy, alors doyen de la Faculté des lettres de l’Université Laval, lui avait suggéré « [d’]être bien discrète, voir[e] effacée. Ne pas attirer les regards[12]… ». Puisque les études supérieures et les choix professionnels de Jeanne Lapointe l’éloignaient des archétypes traditionnels de l’épouse, de la mère et de la ménagère, elle a pu juger prudent de se conformer aux codes imposés de la discrétion en passant par les règles établies afin de s’intégrer au milieu universitaire et d’en adopter les pratiques, car elle connaissait – ou ressentait – la valeur de ce gage d’acceptabilité sociale pour négocier sa légitimité dans la sphère du savoir. Pour cerner la personnalité d’une intellectuelle telle que Jeanne Lapointe, il importe de considérer que, même volontaire et tenace, son caractère n’en est pas moins modulé culturellement par la nécessité de faire preuve de discrétion et d’humilité, d’un conformisme résistant très tôt devenu pour elle une stratégie d’intégration et de crédibilisation.

Il appert donc que la biographie qui ne tiendrait pas compte des conditions institutionnelles, idéologiques et sociales de la prise de parole au féminin tendrait assurément à reconduire, à même l’éthique de la recherche, la discrimination systémique dont les voix des femmes furent l’objet. Double risque de déformation et d’omission que de n’aborder les accomplissements des intellectuelles qu’à l’aune des seuls critères théoriques dominants et de comprendre le personnage historique sans égard aux inégalités structurelles qui forgent ses attitudes, ses allégeances, ses dissidences, ses choix, ses idéaux.

Questions de focalisation

Le regard féministe que je propose de poser sur un parcours de vie et l’histoire collective éveille toutefois encore des soupçons de subjectivité, voire de partialité, héritage d’un croisement entre l’ancien a priori selon lequel le regard masculin garantit la neutralité et le postulat scientifique qui veut que le chercheur ou la chercheuse, par nature et par statut, conserve une distance non inclusive par rapport à l’objet de sa recherche, se protégeant ainsi de la tentation d’intégrer inconsciemment dans sa grille de lecture sa propre expérience du réel. Or, comme l’observe une Jeanne Lapointe à peine ironique en 1980, « si on appliquait à la lettre ce principe, les sciences humaines devraient par le fait même cesser d’exister, le chercheur étant lui-même un humain[13] ». Ainsi, l’objectivité absolue des études en sciences humaines semble relever de l’utopie, a fortiori en ce qui concerne la démarche biographique, puisque sa matière première est ancrée dans le vivant, le bios. Si le squelette du récit de vie se veut science historique, sa chair se compose davantage d’émotions, de contradictions, de motivations profondes, de tout ce qui façonne une sensibilité au monde. Conséquemment, l’interprétation d’un parcours humain devient acte d’empathie autant que d’analyse.

Convenons avec l’historien Yvan Lamonde que la décision d’écrire la biographie d’une personne donnée procède d’emblée de l’identification (ou de la contre-identification)[14]. Pour Eleni Varikas, théoricienne politique et des études de genre, une biographe qui choisit de travailler sur le parcours d’une femme serait placée au centre d’une tension accrue entre le vécu subjectif de son sujet et un besoin de le lier à une expérience féminine du monde qui leur serait commune. Elle distingue cependant les phénomènes d’identification et d’empathie, montrant que si la première peut nuire à la démarche critique, la seconde est plutôt souhaitable en recherche biographique si elle prend pour base « l’affinité d’une situation sociale (comme l’oppression de genre) » et non un état d’âme : « On peut très bien aborder les contradictions et les limites d’une personne avec compréhension et même complicité sans pour autant abolir la distance qui nous en sépare[15]. » Puisque l’angle d’approche est induit en priorité par le sujet en tant que point focal, suivant l’évolution de son ethos, le récit qui se construit en diachronie vise autant la compréhension que l’observation d’une « socialisation progressive », selon l’expression de l’historien Yves Gingras :

Penser la biographie comme trajectoire sociale a pour effet de concevoir l’agent de façon relationnelle et non plus substantielle avec ses caractéristiques propres (le génie, le courage, la détermination, etc.) qui, à elles seules, expliqueraient l’action. Cela invite aussi à présenter les caractéristiques des espaces parcourus […] qui influencent sa trajectoire au sens de provoquer des changements d’itinéraire[16].

L’évaluation et la description des enjeux personnels associés aux structures par lesquelles passe le sujet comportent cependant le risque d’une approche psychologisante. Pour l’éviter, Varikas conseille la méfiance devant le réflexe d’identification d’une biographe envers son sujet féminin, une recommandation qui vaut autant, à mes yeux, pour la réciproque masculine : la tentation, pour une femme qui travaille sur le parcours d’une autre, de superposer dans sa grille de lecture leurs deux expériences émotionnelles de l’oppression de genre n’apparaît-elle pas comme un écueil équivalent à celui qui a favorisé la focalisation androcentrique du récit de l’histoire traditionnelle? Il convient donc de travailler à préserver la mesure en éclairant, d’une part, les angles morts et les biais traditionalistes qui ont longtemps contribué à minimiser les réalités des femmes dans l’interprétation historique tout en évitant, d’autre part, d’en amplifier la portée dans la vie du sujet. L’exercice consiste à obtenir par la biographie une vue d’ensemble juste et rigoureuse, basée sur des faits contre-vérifiés et une analyse critique du parcours, du contexte et des réseaux, sous les perspectives croisées de l’histoire des femmes, de l’histoire intellectuelle et de la sociologie de la culture.

Sous l’angle narratif, la biographie est le lieu d’une focalisation généralement externe[17] dont le foyer-biographe détermine les centres d’intérêt. Est ici soulevée la délicate question de la médiation biographique : dans la mesure où le récit de vie est aussi travail littéraire et où la narration constitue en elle-même un exercice interprétatif, comment la considération de la variable du genre en biographie intellectuelle oriente-t-elle les choix stylistiques et la focalisation de la prose? Il importe de garder à la conscience que « le biographe, tout comme son personnage, est situé historiquement. Les questions que le premier adresse au second sont forcément celles de l’époque dans laquelle il se trouve lui-même immergé[18] ». Ces questions, sciemment posées, peuvent se révéler tout à fait fondées, voire garantes de l’honnêteté intellectuelle et du souci d’exhaustivité qui guident la recherche et l’écriture biographiques. Loin de ternir la crédibilité de l’enquête, l’intégration de la voix des biographes dans les passages clés de la narration tend même à fortifier sa rigueur et son style : la relativisation de certains témoignages, l’insertion d’interrogations et l’émission d’hypothèses contribuent à la transparence de l’étude en pointant, plutôt qu’en les dissimulant, les vides demeurés non comblés par les sources et la contre-vérification.

Le récit biographique rend ainsi compte d’une situation, d’un état, d’une action par une lunette dont l’empathie et la voix auctoriale n’enlèvent rien à la valeur informative. À cet égard, l’attention à la justesse de la description invite à traduire jusque dans l’approche linguistique la réalité suivante, dont je décrirai plus loin les conditions : les intellectuelles n’existèrent pas de façon passive – ou portées par la chance et les seules résolutions de leurs collègues masculins, mais entreprirent aussi d’elles-mêmes, en mode actif, des démarches qui leur permirent de se faire reconnaître comme femmes d’idées et de parole. Conséquemment, la phrase active, contre le fréquent réflexe de description des femmes à la voix passive, leur redonne l’agentivité et la responsabilité de leur engagement réel, servant ainsi le réalisme et l’objectivité par l’éradication des biais paternalistes inconscients. En ce qui concerne Jeanne Lapointe, la formule agentive s’arrime assez fidèlement aux portraits que ses proches tracent d’elle : elle illustre par la cohérence entre le fond et la forme une vie consacrée au progressisme. L’utilisation des verbes d’action contribue à montrer que, dans les moments déterminants de sa vie, l’intellectuelle « travaille », « soutient », « sollicite », « refuse » plus souvent qu’elle « est reconnue par », « est incitée à » ou « reçoit l’appui de ». Cette stratégie linguistique, dans sa fonction dénotative, n’empêche pas l’observation des apports des hommes aux événements historiques et à l’avancement de l’intellectuelle, mais contribue fortement à la réhabilitation du rôle réel tenu par des femmes, dont toute réussite n’est pas forcément redevable à des acolytes masculins.

Reconnaissance de l’intellectuelle

Consciente des écueils rencontrés dans certaines approches antérieures de la figure intellectuelle, l’équipe du Dictionnaire des intellectuel.les au Québec en donne une définition inclusive fondée sur la fonction plutôt que sur un statut, traditionnellement celui de spécialiste, d’universitaire et conséquemment difficile d’accès pour les femmes jusqu’au milieu du xxe siècle. Selon l’ouvrage, serait ainsi considérée comme intellectuelle la personne qui :

  • intervient publiquement […] de façon relativement intense et fréquente;

  • intervient sur une [ou des] questions d’intérêt civique et politique (société civile), à propos d’enjeux collectivement significatifs;

  • promeut, défend et incarne la liberté de parole contre différents pouvoirs et structures organisationnelles (la politique partisane, le pouvoir temporel de l’Église, les autorités coloniales, l’État, les idéologies);

  • a laissé des traces écrites servant à l’identifier et à le ou la suivre[19].

Cette conception renouvelée ouvre explicitement la perspective aux modes spécifiques de production du discours et d’intégration dans l’espace public des intellectuelles, mais aussi aux conditions de leur émergence au Canada français au tournant du xxe siècle, historiquement ralentie par la limitation des droits politiques, l’assignation à la sphère privée et l’accès restreint aux études supérieures. Plusieurs des premières journalistes canadiennes-françaises parviennent à contourner les limites genrées de l’espace intellectuel en privilégiant un féminisme maternaliste caractérisé par une rhétorique qui célèbre la maternité et les valeurs morales qui y sont rattachées : bienveillance, sécurité, générosité, etc. Cette apologie des contributions spécifiques des femmes à l’équilibre social participe d’une orthodoxie morale qui leur confère une autorité relative, leur accordant la seule crédibilité qui peut alors leur être reconnue. À cette époque, observe Lucie Robert, « l’écriture féminine n’a […] de sens que si elle demeure au service d’un projet collectif nationaliste et conservateur. C’est en regard de ce statut et de ce projet que le féminin est évalué[20] ». Les premières femmes de lettres négocient ainsi leur participation au politique à l’intérieur des limites imposées, notamment Anne-Marie Gleason (Madeleine) et Robertine Barry (Françoise) qui fondent en 1904, avec quatorze autres journalistes canadiennes-anglaises et canadiennes-françaises, le Canadian Women’s Press Club dans le but de « favoriser le développement d’un sentiment national canadien dans les journaux[21] ». Les droits des femmes et le suffrage féminin sont aussi au coeur des argumentaires phares d’Éva Circé-Côté, d’Idola Saint-Jean, de Thérèse Casgrain et d’autres de ces premières intellectuelles qui oeuvrent à la légitimation de la citoyenne et, ce faisant, à la crédibilisation de leurs propres voix. Le plus souvent à la tête des pages féminines de périodiques, ces rédactrices du début du xxe siècle débattent aussi de questions littéraires et tiennent des colonnes critiques, mais la spécialisation des rubriques et l’émergence des premiers critiques littéraires masculins dans la presse tendent à faire migrer des pages féminines aux sections généralistes ce sujet de plus en plus associé à une expertise et au savoir.

Lorsque Jeanne Lapointe publie son premier article dans Cité libre en 1954, quatre ans après la fondation de la revue, elle devient la deuxième femme à contribuer aux échanges d’idées qui y paraissent[22] et apparaît ainsi comme l’une des premières intellectuelles universitaires au Québec[23]. Elle pose un regard spécialisé sur la littérature comme sur la société canadienne-française, passant par la première pour dénoncer le dogmatisme et le conservatisme de la seconde. Ainsi défie-t-elle la ségrégation genrée des médias et des sujets, s’imposant « à la manière des hommes » sur une tribune presque exclusivement masculine par l’étude scientifique des problèmes littéraires et sociologiques, de même que par une rhétorique qui, loin de la prudence et de l’euphémisme de ses prédécesseures, témoigne d’une liberté de parole quasi polémique. Après une quinzaine d’années de pratique sporadique de la critique littéraire[24], ce texte plus engagé d’un point de vue idéologique, notamment sur la question de l’autorité cléricale, marque un virage dans la notoriété de Jeanne Lapointe comme dans l’histoire des intellectuelles, en consacrant véritablement sa parole dans l’espace masculin. Point de départ de ses débats publics avec le doyen de la Faculté des lettres de l’Université Laval, Félix-Antoine Savard, et avec le syndicaliste Pierre Gélinas[25], la réception du texte par ces interlocuteurs ne porte pas les marques de la condescendance et de la misogynie qu’ont dû essuyer certaines journalistes du début du siècle[26]; dans leurs répliques, l’exigence du ton et la rigueur des analyses témoignent au contraire d’une déférence pour l’expertise de Lapointe. L’article circulera jusqu’aux États-Unis, par l’intermédiaire de l’écrivain et sociologue Jean-Charles Falardeau, et deviendra l’un des points de départ d’une relation d’estime entre la professeure et le critique américain Edmund Wilson[27]. Gilles Marcotte soulignera que cette étude s’impose comme « la vue d’ensemble la plus lucide et la plus complète que nous ayons du roman canadien-français[28] », alors que le poète Gaston Miron reconnaîtra son autrice comme « l’un de nos critiques les mieux avertis en matière de littérature canadienne[29] ». Les interventions de Jeanne Lapointe dans Cité libre la placent donc en réseau et en dialogue direct avec des hommes, sur les sujets dits masculins des années 1950 : culture nationale, langue, modernité littéraire et sociale, etc. Tout porte à croire que si elle se voit ainsi accorder crédibilité et respect à titre d’intellectuelle, c’est d’abord parce que « l’objet de [son] discours suscite l’intérêt de [ses] pairs et [que ses] prises de position comptent dans les luttes entre discours[30] » dominants.

Quelle convergence de facteurs permet une telle reconnaissance par le milieu masculin et l’émergence d’une première intellectuelle universitaire dans le paysage culturel canadien-français au milieu du xxe siècle? Notons d’emblée que, pendant la décennie 1950, le « projet collectif nationaliste et conservateur », à l’aune duquel la parole féminine était jusque-là régulée et jaugée, se trouve en pleine mutation idéologique. À la préservation de repères traditionalistes se substitue une volonté de définir « notre âme collective[31] »; contre le repli sur soi, les réflexions universalistes servent un idéal de dialogue et d’ouverture à l’Autre; anticléricalisme et valeurs libérales guident une vision moderne du projet social. Ce dernier, non plus ancré dans la survivance d’un peuple, mais bien dans la compréhension de ses rouages culturels « par le biais d’un procès intenté aux valeurs en cours[32] », se détourne de la rhétorique défensive pour privilégier une approche plus critique et inclusive des questions sociales. À la revue Cité libre, par exemple, on réclame la liberté pour les médias audiovisuels (radio, télévision, cinéma), pour la pratique de la foi chrétienne et pour l’éducation; on dénonce la censure politique et le sort réservé aux femmes. Ce changement de paradigme dans les questionnements culturels favorise la diversification des voix dans l’espace public : « Pour autant que des tendances diverses existent dans notre génération, la plupart sont représentées chez nous. Cité Libre professe une sainte horreur du caporalisme et de l’uniformité[33]. » L’amoindrissement progressif des clivages de genre qui divisent la société québécoise est tributaire du lent processus d’intégration et de reconnaissance des femmes hors de la sphère privée depuis les années 1940 : acquisition du droit de vote, valorisation à titre de travailleuses depuis l’effort de guerre, déconfessionnalisation des métiers dits féminins (infirmière, institutrice, etc.) et accès possible à l’éducation supérieure. Chez les littéraires, « trois conditions générales ont permis aux femmes d’accéder à l’écriture : l’héritage familial, héritage tant financier que culturel, l’accès à l’instruction de niveau secondaire et la laïcisation de la société[34] ». Ces circonstances contribuent à mener des femmes comme Jeanne Lapointe[35] sur la voie d’une autonomie accrue, condition clé de la prise de parole et de l’engagement intellectuel au féminin. Ajoutons que, dans la mesure où la figure intellectuelle revendique et incarne l’indépendance politique, économique, idéologique, artistique ou scientifique contre différents pouvoirs et diverses structures organisationnelles[36], le célibat de la femme d’idées apparaît dans bien des cas comme la meilleure garante de sa liberté ontologique. Avant que ne soit adoptée en 1964 la Loi sur la capacité juridique des femmes mariées, celles-ci demeurent minorées et soumises au devoir d’obéissance au mari. Bien que le fait de « n’échapp[er] au rôle traditionnel d’épouse et de mère qu’au prix d’une entrée en religion ou d’un célibat [soit] souvent synonyme de misère et de marginalisation sociale[37] », le statut de célibataire sans enfant procure disponibilité, énergie et « chambre à soi » à l’intellectuelle, une condition dont la plupart des hommes jouissent d’emblée en raison d’une organisation sociale qui repose sur le travail de soutien et de soin accompli par les femmes dans la sphère privée. Dans les années 1950, la présence publique et le pouvoir institutionnel d’une certaine « Mademoiselle Lapointe » constituent en eux-mêmes une forme de revendication d’indépendance devant le système d’assujettissement des femmes au pouvoir des hommes. Son refus de la prescription idéologique en littérature et en critique s’applique également à sa parole de femme et de professeure universitaire dont les carcans sociologiques, historiques et institutionnels demeurent bien ancrés.

La biographie sur l’intellectuelle s’établit donc largement à l’aune des conditions socioculturelles et politiques qui, tout à la fois, favorisent et freinent son investissement dans des milieux et des courants d’idées animés par ses compères masculins. Ces paramètres mettent en lumière la spécificité du double combat mené par les intellectuelles, soit celui de défendre des idéaux tout en acquérant et en maintenant leur place à l’intérieur d’un système historiquement réfractaire à elles et favorable à leur silence en raison de leur genre. En 1904, le discours apparemment conciliant du recteur de l’Université Laval les ramène d’ailleurs à cet impératif par une expression destinée à ridiculiser les femmes qui prétendent aux sphères du savoir : « Nous ne craignons pas de faire des bas bleus pourvu que la robe de leur modestie soit assez longue pour les cacher –, et les femmes de Québec sont modestes, elles sont assez intelligentes pour savoir qu’elles doivent être comme des fleurs qui n’exhalent leur parfum que dans l’ombre[38]. » La stigmatisation et le discrédit des femmes qui ont des vues intellectuelles et littéraires ne relèvent pas d’une histoire de deuxième ordre, et leur passage obligé par les voies secondaires et la pratique du compromis résulte de la discrimination dont sont objectivement imprégnées les institutions scolaires et médiatiques au Canada français. Pour cerner leurs protagonistes féminines, les biographes doivent tenter de comprendre de l’intérieur les mécanismes défensifs et offensifs, généralement inconscients et souvent ambivalents, auxquels les intellectuelles ont recours pour négocier leur droit de cité. Puisque, comme Jeanne Lapointe, elles sentent – ou savent – qu’elles doivent d’abord s’inscrire dans un dialogue masculin pour obtenir considération, intérioriser une vision androcentrique du monde constitue l’un des premiers ethos de ces « figures de femmes novatrices [qui], dans leur exception, n’ont pas véritablement cassé [le modèle de la conformité de genre] : elles allaient plutôt alimenter l’histoire masculine en vertu de l’a priori implicite selon lequel une femme novatrice est un homme[39] ». Selon Jeanne Lapointe, la genèse de ce réflexe relève ni plus ni moins de la survivance en milieu hostile :

L’accès généralisé des femmes à l’instruction les a d’abord obligées à s’y mouvoir comme des travestis culturels. Entrer dans l’appareil scolaire et dans l’humanisme occidental, si profondément monosexuel et misogyne, c’est, pour une femme et même déjà une fillette, s’imprégner peu à peu de cet âcre mépris des femmes qu’il sécrète[40].

À l’âge de 65 ans, au moment où elle prononce ces mots, l’intellectuelle devenue chercheuse féministe témoigne de la violence intrinsèque du processus qui force d’emblée les femmes au déni primitif de soi, cruel parcours qui leur fournit en même temps une première clé d’accès aux leviers du changement encore en cours. L’exemple de Jeanne Lapointe donne à lire le travestissement culturel comme une forme de conformisme résistant, mais son action à même le monde dominant apparaît en contrepoids comme un moyen de résistance finalement assez peu conformiste.

Aliénation et agentivité de l’intellectuelle

Le mot « homme », désignant l’ensemble de l’humanité, se retrouve dans les textes de la professeure pendant les années 1950, acception qu’elle dénonce trente ans plus tard comme un « tour de passe-passe philosophique et linguistique[41] ». Ce jeu métonymique reflète en effet le système de valeurs qui conforte la domination masculine et réaffirme l’état d’aliénation par omission dans lequel a été historiquement maintenue toute une moitié de la population. L’invisibilisation, voire la négation de l’existence des femmes jusque dans la langue, a fortifié en elles une conception de soi hors de l’espace de la parole, écartée par défaut du dialogue, de la rationalité et du pouvoir. De surcroît, dans la première partie du xxe siècle au Canada français, l’enseignement de la philosophie thomiste tend à démontrer « l’infériorité de leur raison » et « l’inégalité de nature[42] » entre les sexes. Dans ce contexte répressif, les intellectuelles telles que Jeanne Lapointe, qui persistent malgré l’hégémonie des discours machistes, doivent constamment réitérer la preuve de leur compétence et de leur intelligence.

Si le travestissement culturel consiste pour elles à investir des milieux masculins en s’en appropriant les règles, cet état peut également les amener à éviter, voire à décrier les usages rhétoriques et les créneaux féminins parce qu’ils sont frappés de discrédit et paraissent incompatibles avec les visées scientifiques ou les sujets jugés sérieux. Des biographes qui interprètent la trajectoire d’une femme progressiste dont les combats visent l’égalité pourraient se heurter à la logique surprenante qui sous-tend un tel rejet du féminin par leur sujet. Par exemple, en 1940, lorsque Jeanne Lapointe signe un récit de voyage intitulé « Sillage sur la mer Caraïbe[43] » dans la revue Regards, elle le condamne dès sa parution dans une lettre qu’elle envoie à son amie, la journaliste Judith Jasmin : « [J]e l’ai donné avec répugnance, il me déplaisait parce que j’avais l’impression qu’il faisait pastiche; et il me semblait qu’il nageait dans la sucrerie et le sirop d’érable et qu’il faisait “page féminine”[44] ». La biographie ne saurait ignorer ce type de tirades que recèlent les archives puisque, sous le couvert de l’autodérision et de l’intransigeance, elles dévoilent les impératifs sociologiques qui s’intègrent aux mécanismes affectifs et cognitifs de l’intellectuelle. La volonté de Jeanne Lapointe de se dissocier de la page féminine des journaux, qui fut pourtant depuis le tournant du siècle l’espace privilégié du déploiement d’actions sociales, littéraires et suffragistes chez les femmes canadiennes-françaises[45], souligne peut-être davantage une inévitable intériorisation d’un jugement sexiste envers les pratiques d’écriture féminines qu’une rébellion contre leur ghettoïsation. À ce moment de son parcours intellectuel où elle tente vraisemblablement de se prémunir contre les attaques misogynes en privilégiant les stratégies d’objectivité aptes à gagner l’estime de ses pairs, le lyrisme de son récit de voyage lui apparaît rapidement comme une erreur à dédaigner, un risque non assumé. L’impression de pastiche dont elle témoigne pourrait signifier son regret de s’être adonnée à un exercice d’écriture dont la charge émotive offre une emprise à ses détracteurs potentiels. Rappelons que le sobriquet « bas bleu » est encore bien présent dans les débats publics de la décennie 1940. Au moment où Jeanne Lapointe publie son récit de voyage, l’écrivain Claude-Henri Grignon, sous son pseudonyme de Valdombre, s’attaque au « bas bleuisme en tant que malaise intellectuel et manie, qu’ont certaines femmes, de faire la leçon à tout le monde, au lieu de s’occuper de repriser des chaussettes et d’écurer des chaudrons[46] ». La liberté de parole des femmes demeure menacée par le machisme ambiant et restreinte par les exigences sociales liées à leur sexe, notamment celles de la discrétion et de l’humilité, mais elle est aussi balisée par les codes d’une rationalité, d’une éthique et d’une méthode qui doivent demeurer irréprochables.

L’objectif n’est cependant pas de dépeindre l’intellectuelle en victime du système car, bien qu’elle fasse partie du groupe dominé, elle n’adopte pas pour autant une posture de soumission ni même de passivité. Une corrélation s’établit entre les contraintes du « travestissement », l’exercice de la liberté comme résistance à cette répression de genre et la manifestation d’une révolte. Jeanne Lapointe exprime ce sentiment de façon récurrente dans ses prises de parole contre les discours de domination (thomisme, machisme) et dans ses engagements en faveur de l’égalité (démocratisation de l’enseignement, féminisme). Son état révolté apparaît même comme le moteur de la plupart des réalisations qui forgent son parcours intellectuel, entamé au moment où le conservatisme est mis à mal (1940-1960), consolidé dans une décennie de réformes progressistes (1960-1970) et fortifié au cours d’une ère de libération féministe (1970-1990). Une telle évolution et sa mise en contexte dans la modernisation du Québec peuvent se lire à la lumière de la notion camusienne de révolte, c’est-à-dire qu’après la prise de conscience d’une souffrance individuelle, la personne observe la même oppression dans le collectif, ce qui l’amène à s’engager dans un double mouvement de refus et de revendication au nom de valeurs communes[47]. Maints parcours féministes sont reconnaissables dans cette conception très proche de la définition formulée par la politologue Louise Toupin, selon qui le féminisme constitue « une prise de conscience d’abord individuelle, puis ensuite collective, suivie d’une révolte contre l’arrangement des rapports de sexe et la position subordonnée que les femmes occupent dans une société donnée, à un moment donné de son histoire. Il s’agit aussi d’une lutte pour changer ces rapports et cette situation[48] ».

Sous le signe de l’affiliation, maintes intellectuelles ont fortifié cette lutte dans la mutualité et l’interlocution, ce qui permet de dépasser la dichotomie soumission/révolte dans l’interprétation de leurs parcours. La mise au jour d’archives épistolaires féminines[49] a révélé l’efficience des alliances créées dans un système le plus souvent échafaudé à l’horizontale, indépendamment des liens hiérarchiques issus de « la conception du monde hétérorelationnelle qui ne voit les femmes qu’en relation aux hommes, et qui de ce fait oblitère les femmes dans leur relation aux autres femmes[50] ». La recherche en histoire intellectuelle gagne à envisager l’action des femmes non plus exclusivement au regard des dynamiques de rivalité et de leurs fonctions assignées au sein de la famille et du couple, mais à considérer aussi l’amitié qui existe entre elles comme génératrice d’un travail philosophique, social et littéraire[51]. Par-delà la confidence et le bris de l’isolement, leurs échanges invitent à la représentation de soi comme sujets-femmes (re)pensant le réel et servent ainsi un espace de débats, voire un laboratoire critique dont la liberté et la rigueur observables forgent ce que Jeanne Lapointe désigne comme « cette petite (r)évolution pleine de dynamisme créateur où elles s’avancent sur une longue route déjà semée d’embûches[52] ». Parce que le réseau amical traduit et favorise une solidarité qui, de la sociabilité privée devient politique, son caractère électif constitue un critère d’interprétation d’envergure en biographie intellectuelle : pourquoi ces personnes se choisissent-elles? Sur quels idéaux reposent leurs liens? Comment font-elles advenir ensemble le changement épistémologique ou social? Observer la constitution et l’évolution des réseaux féminins de Jeanne Lapointe, c’est noter d’emblée la présence remarquable de figures évoluant hors des modèles imposés par le mariage, par la parentalité et/ou par les stéréotypes hétéronormatifs. Le lien épistolaire qu’elles entretiennent consacre une identité commune fondée sur la reconnaissance en l’autre d’une marginalité et d’une lucidité aptes à transformer les schèmes sociaux. Elles tendent à solidariser leur nous contre une adversité incarnée par les carcans traditionnels que les interlocutrices contestent à même l’indépendance de leurs modes de vie : « Je résiste à ces catégories où on est serré pour ne jamais sortir[53] », lui écrit l’artiste américaine Mary Meigs.

L’indépendance est au coeur des aspirations communes qui sous-tendent ces échanges amicaux; les entraves, au centre d’une irritation explicite. En témoigne notamment l’amitié qui se noue entre Gabrielle Roy et Jeanne Lapointe à partir du 1er décembre 1947, à l’occasion de la célébration qui entoure l’octroi du prix Femina à l’écrivaine pour Bonheur d’occasion, à Paris. Les lettres que Roy envoie plus tard à Lapointe évoquent l’intensité de leurs voyages conjoints au printemps 1948. Lapointe partage avec l’écrivaine un « appétit d’inconnu[54] », de « touchantes aptitudes à [la] vie de forains », un goût de nomadisme. Au gré des pérégrinations grandit entre elles une connivence fondée sur les mêmes idéaux de justice sociale et d’émancipation collective qu’elles défendent dans leurs publications respectives. Leur vision libérale et moderne du monde s’arrime à la liberté existentielle que toutes deux incarnent personnellement et professionnellement, en tant que Canadiennes françaises, mais aussi en tant que femmes. François Ricard, biographe de Gabrielle Roy, observe que de trois nouvelles inédites écrites par la romancière à l’automne 1948 se dégage « une vision extrêmement pessimiste de la condition féminine et du rapport entre les sexes[55] ». Étonnante observation au regard d’une oeuvre qui aborde rarement ce sujet, mais éclairante révélation qui permet de penser que Gabrielle Roy et Jeanne Lapointe partagent alors une frustration à l’égard de l’assujettissement des femmes aux hommes et aux structures patriarcales.

Il s’agit d’un exemple parmi plusieurs autres, puisque l’ensemble du réseau féminin de Jeanne Lapointe, pendant toute sa vie, prendra pour socle cette révolte contre la minorisation et la domination des femmes dans l’histoire, les institutions et le quotidien. En 1977, Madeleine Gagnon explicitera la dimension nécessaire de ce lien entre elles :

[D]ans cette solitude ressentie, reconnue, nous ne sommes plus isolées : lointaines ou rapprochées, nous sommes nombreuses à poursuivre la même quête pour combler ce manque qui s’érigeait de notre in-existence. […] [Il y a] celles, de plus en plus nombreuses, qui nous aident à avancer dans cette connaissance complexe de nous, comme sujets – corps social[56].

Dans la co-construction identitaire entre intellectuelles, s’érige ainsi une communauté de valeurs égalitaires : autonomie, réciprocité, respect, responsabilité. Leur mise à profit, tant dans la relation privée que dans l’activité professionnelle, assure d’une part un espace sécuritaire pour se situer devant l’autre et dans le social et, d’autre part, édifie l’éthique intellectuelle qui leur permet d’opérer quelques « petites (r)évolutions ». Modestes parce que menées par voies souterraines, ces avancées se révèlent historiquement imposantes dans leur multiplicité et leur effet générateur. Se pencher sur les alliances entre femmes comme mécanisme de renouvellement de soi et du social, c’est y lire tout le pouvoir de subversion et de libération invisible que des intellectuelles se sont donné devant le système qui les oppressait. À titre d’exemple, soulignons, avec Mylène Bédard, les façons dont l’amitié et l’action parfois concertée de Jeanne Lapointe et de la journaliste Judith Jasmin ont modifié le champ culturel du Québec en y favorisant la présence et l’autonomisation des femmes de lettres :

Jeanne Lapointe présente Judith Jasmin à Anne Hébert et Marie-Claire Blais. […] Lapointe participe également à la formation littéraire et à la diffusion des oeuvres par la critique et l’enseignement. Pour sa part, Judith Jasmin, complémentaire à Lapointe, contribue au rayonnement public des écrivaines par le biais d’entrevues; elle sera la première à interviewer Anne Hébert[57]. […] À l’occasion, elle convainc les autorités de Radio-Canada d’embaucher ses amies lorsque celles-ci sont sans contrat, comme elle le fera pour Françoise Loranger[58].

Notons de surcroît que Jeanne Lapointe constitue le centre de l’influent réseau de sociabilité littéraire qui prend en charge la publication et la diffusion du Tombeau des rois d’Anne Hébert, en 1953, dont le lancement a lieu dans le salon de la professeure, à Québec. Cet événement met en lumière l’importante action mentorale exercée par Jeanne Lapointe sur l’oeuvre hébertienne, ainsi que sur celle de Gabrielle Roy, de Marie-Claire Blais, de Louky Bersianik, sans compter l’influence dont plusieurs autres écrivaines ont témoigné. Tel que le révèlent les recherches menées par Nathalie Watteyne et Mylène Bédard[59], son travail d’accompagnement dans le processus de création est multidimensionnel: recommandations de lectures, commentaire critique et révision stylistique de manuscrits, médiation éditoriale et réseautage, jurys littéraires, enseignement des oeuvres. Révélant l’action d’une rare figure féminine du mentorat – tant dans le réel que dans la fiction, la biographie intellectuelle de Jeanne Lapointe constituera aussi un document sur les rouages les plus méconnus, mais des plus effervescents, de l’institution littéraire au Québec au xxe siècle. L’arrimage de sa posture exceptionnelle dans les sphères patriarcales et de ses affiliations avec les femmes de lettres et les intellectuelles confère à son engagement un double pouvoir : celui qui permet d’activer les leviers de légitimation par les voies dominantes et qui puise en parallèle sa grande force de renouvellement dans le maillage de solidarités plurielles.

Résultat de son parcours stratégique, ce statut à la fois patriarcal et féministe répond en partie à cette question énoncée par Jeanne Lapointe en 1980 : « Comment une femme survivra-t-elle en cette terre étrangère[60]? » Par-delà la survivance, elle aménage bel et bien un territoire médian propice à l’émergence d’une terre d’existence au potentiel égalitaire. Favorisant au premier degré les conditions de création qui permettent aux femmes de s’affirmer dans le monde culturel, elle incarne au second l’inclusion de la voix des chercheuses dans le dialogue (de moins en moins) exclusif qui se tient entre hommes dans le champ théorique. Dans l’état actuel de la recherche, les critères de décentrement qu’induit la considération de la variable du genre en histoire intellectuelle (conditions de production et de légitimation des discours, codes d’acceptabilité sociale, réseaux de sociabilité, etc.) donnent suite à l’intervention pionnière de Jeanne Lapointe dans le milieu universitaire en favorisant un dialogue réel entre les travaux des historiens et des historiennes. Pour le dire avec la philosophe Françoise Collin, amie de Jeanne Lapointe, le changement dépend de « la reconnaissance par les hommes de ce qu’ils peuvent apprendre quelque chose des femmes, quelque chose de l’ordre de la vérité. […] La pensée, la parole des femmes serait méditée, interprétée, citée par les hommes, mériterait leur attention, la consécration de leur temps[61] », au même titre que les théories des chercheurs, amplement convoquées par les spécialistes de toute identité de genre. Cette interaction égalitaire souhaitée entre les voix savantes reste encore à parfaire, mais il semble déjà évident que l’alliance des perspectives en histoire des courants dominants et en histoire des femmes ouvre la porte à une plus grande objectivité des lectures.