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Introduction

Santé et décoïncidence. Voici deux termes qui, articulés l’un à l’autre, peuvent sembler antagonistes. En effet, nous associons couramment la maladie à un dysfonctionnement, et donc à une décoïncidence du sujet d’avec lui-même. Quant au fait de recouvrer la santé, nous le percevons souvent à travers le prisme d’une recoïncidence du sujet. Et si pourtant, contre toute attente, santé et décoïncidence allaient de pair, avaient la capacité de se rendre fécondes mutuellement et de s’articuler l’une à l’autre ? C’est dans ces rapports complexes et paradoxaux entre santé et décoïncidence que cet article entend se situer.

Concrètement, nous chercherons d’abord à brièvement présenter le chantier philosophique de la décoïncidence ouvert par le philosophe François Jullien. Dans un second moment, nous aborderons le thème de la santé à travers le prisme de sa déshumanisation, en l’articulant à l’omniprésence d’une logique de la coïncidence (que l’on retrouve par exemple dans le champ de la biomédecine, mais aussi dans l’organisation managériale des soins de santé), puis de sa (ré-)humanisation, qui, selon nous, sera inséparable d’une dynamique de la décoïncidence que nous véhiculerons à la question du langage (du « poids du langage »), et en particulier de l’énonciation. Dans un troisième temps, nous ébaucherons une série de réflexions sur la place et la fonction de la spiritualité dans l’univers médical. Et enfin, dans un dernier moment, nous ferons retour sur la pensée de Paul Tillich en matière de santé et de spiritualité, en nous attachant à montrer comment les premiers échos qui nous parviennent de cette pensée dans l’espace francophone peuvent rencontrer dans les propositions antérieurement formulées sur l’articulation entre santé, décoïncidence et humanisation un lieu de reprise critique et d’approfondissement.

I. Le lieu d’où nous parlons

Avant d’entrer dans la réflexion à proprement parler, il nous semble toutefois important de commencer cet article en présentant le lieu d’où nous parlons, afin de ne pas donner à penser qu’un théologien pourrait s’aventurer dans l’univers de la santé sans quelques précautions et clarifications préalables.

Au cours de ces dernières années, nous nous sommes aventuré de différentes manières dans une réflexion sur la santé. Tout d’abord, nous y sommes entré d’une manière pratique et institutionnelle, occupant une fonction de conseiller philosophique et théologique au sein du Grand Hôpital de Charleroi (GHdC), en Belgique. Notre rôle consistait essentiellement à sensibiliser les équipes de soin à la problématique du spirituel et de l’humanisation des soins, et à lancer un groupe de réflexion interconvictionnel au sein de l’institution. Quelques années plus tard, au Chili, nous avons approfondi cet intérêt pour le monde de la santé en participant, cette fois dans une perspective académique, à une instance de réflexion interdisciplinaire sur l’humanisation de la santé au sein de notre université. L’enjeu de ce groupe était de poser la question des rapports entre santé, humanisation et spiritualité en les travaillant à partir de différentes thématiques, telles que le deuil, la vulnérabilité, l’euthanasie, etc.

Par ailleurs, parallèlement à cet intérêt pratique et académique pour les enjeux d’humanisation de la santé, nous avons aussi, au cours de ces dernières années, axé nos activités de recherche en théologie sur la question des rapports entre théologie, humanisation et négativité, en travaillant plus particulièrement le concept de « décoïncidence » à partir du philosophe français François Jullien. L’enjeu de cet article est donc de faire se rencontrer — ou en tout cas de faire converger — ces deux centres d’intérêt, d’une part, pour le monde de la santé et de la spiritualité, d’autre part, pour le chantier philosophique et théologique de la décoïncidence. Nous y ajouterons un troisième intérêt avec la figure du théologien luthérien Paul Tillich, que nous mobiliserons dans la dernière partie de ce texte, car nous croyons que ses développements sur la santé peuvent trouver dans les débats interdisciplinaires contemporains le lieu d’une reprise critique et d’un approfondissement.

Enfin, nous devons encore préciser que cet article aura clairement un caractère exploratoire. En effet, bien que nous ayons déjà eu l’occasion d’analyser la question de la réception de la psychanalyse chez Paul Tillich et Paul Ricoeur, en mobilisant, là aussi, la catégorie de la décoïncidence[1], l’état de la recherche francophone relative au travail de Tillich sur la problématique plus générale de la santé et de la spiritualité n’en est encore qu’à ses débuts. Toutefois, y entrant peu à peu, nous tentons d’être attentif aux premiers échos que nous en percevons, et ce qui apparaît alors c’est que, plus qu’une théorie de ce que serait (ou devrait être) la santé, ce sont des concepts, des formulations, des intuitions, des manières d’en parler, des hypothèses de travail, qui retiennent notre attention. Ce sera donc depuis ces premiers échos que nous mettrons la pensée de Tillich en dialogue avec les perspectives que nous aurons préalablement développées dans cet article.

II. L’horizon de la décoïncidence selon François Jullien

Notre premier élément de réflexion touchera donc à une première approche du concept de « décoïncidence ». Dans son ouvrage Dé-coïncidence. D’où viennent l’art et l’existence[2], qui installe véritablement cette problématique comme chantier philosophique, François Jullien écrit : « On pourrait penser que vivre, en soi, c’est coïncider ; que c’est même là la définition de vivre : qu’être en vie, c’est être en coïncidence ininterrompue avec le monde comme avec soi-même ». Néanmoins, précise-t-il, « [c]e serait méconnaître que la capacité qui fait la possibilité même de la vie relève, à y regarder de plus près, du contraire : que c’est du fait de ne cesser de dé-coïncider — de défaire continuellement la coïncidence acquise — que procède le phénomène même de la vie, c’est-à-dire la vie en tant qu’elle est vivante[3] ».

Dans son oeuvre récente, notre philosophe revient à de très nombreuses reprises sur cette problématique de la décoïncidence en l’articulant à diverses thématiques[4], comme par exemple à l’occasion de cet entretien dans lequel il indique que, « quand les choses coïncident parfaitement, qu’elles sont complètement adéquates et adaptées, on croit que c’est enfin là le bonheur… Or, en fait, cette adéquation, en s’accomplissant, se stérilise ; autrement dit, c’est la mort. C’est donc par sortie de la coïncidence, de cette adéquation qui s’enlise dans sa positivité, que peut s’ouvrir un avenir ; ou que se promeut la vie[5] ».

En filigrane de cette promotion de la décoïncidence, on trouve inévitablement chez Jullien la revalorisation d’une pensée du négatif ; un négatif qui aurait été peu à peu ignoré du champ de la pensée philosophique, et qu’il s’agirait à présent de « faire lever » à nouveau, de « rendre productif au lieu de le désamorcer », et cela dans une époque qui se caractérise surtout par « une aspiration au tout positif […] comme si l’élimination du négatif enfin était à portée, qu’il n’y avait plus que d’ultimes verrous à faire sauter pour l’expulser de l’Histoire à jamais[6] ». On trouve donc dans l’oeuvre de Jullien une revalorisation de la figure du négatif, en quoi Jullien rejoint d’ailleurs des diagnostics similaires posés par d’autres penseurs provenant de la philosophie ou d’autres disciplines : en philosophie, on peut par exemple penser au récent travail de Byung-Chul Han, qui déploie dans différents ouvrages l’idée d’un effacement du négatif allant de pair avec l’avènement d’une société de la transparence[7] ; et en psychanalyse, on peut sans aucun doute citer le travail de Jean-Pierre Lebrun, qui pointe, pour sa part, un effacement du négatif au coeur des transformations contemporaines du langage humain : « […] nous sommes confrontés actuellement aux conséquences d’un raz-de-marée en profondeur dont l’origine serait l’estompement dans le discours sociétal, voire même l’effacement, de la négativité inscrite dans la condition de l’être parlant[8] ».

Toute cette problématique relative à la décoïncidence et au négatif, à première vue, pourrait sembler fort étrangère au registre de la théologie. Toutefois, il n’en est rien, et Jullien opère d’ailleurs lui-même ce rapprochement avec la théologie dans son magnifique petit ouvrage Ressources du christianisme, mais sans y entrer par la foi. Dans ce livre, notre philosophe explore les ressources de l’Évangile de Jean, et plus particulièrement la pensée de la vie qui la sous-tend[9]. Ce faisant, il reprend et redéploie la distinction johannique entre deux compréhensions de la vie : d’une part, la vie comprise comme psuché (c’est-à-dire la vie en tant qu’être en vie, être animé), qui trouve son opposé dans la mort biologique du corps, et d’autre part, la vie entendue comme zôé (c’est-à-dire la vie en tant qu’avoir en soi la vie dans sa plénitude), et dont l’opposé serait plutôt ce que l’on pourrait appeler une vie éteinte, ou une non-vie, c’est-à-dire une vie qui ne serait plus portée par un dynamisme ou une capacité à rouvrir du possible au coeur de la vie. Dans cette perspective, Jullien écrit :

Qui reste dans l’adhérence à son être-en-vie [psuché], et s’enlise en lui, perd sa capacité d’être pleinement, c’est-à-dire surabondamment vivant. Mais qui sait se libérer [décoïncider] de cette dépendance à l’égard du seul souci de sa vie peut déployer celle-ci en vie effectivement vivante et telle qu’elle ne pourra mourir [zôé]. Ce déploiement et dépassement de psuché en zôé, de l’être vital au pouvoir d’être pleinement, c’est-à-dire surabondamment vivant, est propre à Jean […][10].

Et constitue d’ailleurs, selon Jullien, la grande proposition et la grande invitation du christianisme. D’où son étonnement également face à ce qu’est devenu historiquement le christianisme, qui aurait retourné au cours de son histoire cette grande matrice de la décoïncidence en son contraire : une « coïncidence imposée » qui aurait transformé « l’ouvert en sectaire[11] ».

Toutefois, la question se pose désormais : comment faire le lien entre toute cette problématique relative à la décoïncidence et l’univers de la santé qui nous occupe plus particulièrement dans ce texte ?

III. Coïncidence et décoïncidence dans l’horizon de la santé

1. Le constat d’une coïncidence déshumanisante

Si François Jullien ne semble pas avoir directement exploré cette articulation de la décoïncidence avec le monde du soin et de la santé, il me semble qu’on peut toutefois connecter ces deux univers en revenant sur le diagnostic souvent partagé d’une déshumanisation des soins, de la médecine et de l’hôpital, ainsi que sur le besoin de plus en plus reconnu d’une réhumanisation de ces derniers[12].

Afin d’illustrer par un exemple cette déshumanisation à l’oeuvre dans la pratique médicale contemporaine, nous voudrions commencer par partager cette citation d’un praticien hospitalier, qui écrit dans un Bulletin du conseil national de l’ordre des médecins :

Nous craignons que la médecine actuelle n’engendre une certaine déshumanisation de l’hôpital sous l’angle des examens techniques nombreux et excessifs. […] Le patient qui souffre d’un ulcère risque ainsi de n’être plus rien d’autre que l’organe malade observé à l’endoscope tandis que dans les unités de soins intensifs, on prête plus d’attention au monitorage ou aux variations ioniques du sang suivies sur ordinateur de manière régulière et consciencieuse qu’au patient lui-même.

Or, poursuit ce praticien : « […] ce patient n’est pas uniquement un corps composé d’une série d’organes, il est aussi une pensée et des sentiments, il est un être fait de sensibilité, et pourquoi pas d’émotions, différents dans le temps et de personne à personne[13] ».

Selon ce praticien, il y a déshumanisation de la médecine parce qu’il y a une réduction du patient à son organe (à ce que Jullien appellerait sans doute l’être en vie). Selon cette perspective, en effet, rien n’excède plus l’horizon de l’organe à traiter, qui est peu à peu devenu l’unique préoccupation de la prise en charge médicale. Dans un tel dispositif, le patient est son corps, c’est-à-dire qu’il coïncide avec lui, sans que rien ne semble être en mesure de pouvoir desserrer l’étau de cette coïncidence. Or, nous rappelle ce praticien, le patient est aussi un être qui excède son corps, qui décoïncide d’avec lui. Comme vivant, sa vie ne saurait en effet être purement et simplement réduite à la vie de ses organes ou de ses cellules, car elle inclut également une sensibilité, une pensée, une émotivité, c’est-à-dire « cette capacité à s’éprouver soi-même et de se sentir soi-même[14] » comme vivant, qui, si elle était effectivement prise en considération dans l’univers médical, pourrait sans doute contribuer à son humanisation.

Pour sa part, le docteur Élie Azria énonce la même idée lorsqu’il écrit : « En privilégiant la maladie aux dépens du malade, on oublie toute la contingence, la complexité et la singularité que l’homme introduit par sa manière propre de vivre la maladie, sa tolérance plus ou moins grande à la prise en charge, voire ses préférences. C’est un patient vidé de son humanité, envisagé davantage selon son acception épidémiologique que comme une personne, qui reçoit ainsi des soins calibrés ». Et il ajoute : « Il faut ici relever le paradoxe d’une évolution épistémologique progressiste qui a conduit la connaissance scientifique à évaluer le soin en vue du plus grand bien du patient, mais de laquelle émergent à l’inverse les conditions d’une déshumanisation de celui-ci[15] ». Toutefois, s’il insiste bien sur les risques d’une déshumanisation des patients, Azria fait également un pas de plus en soulignant que cette déshumanisation touche aussi les soignants, qui sont les autres acteurs indispensables de la relation de soin. Ceux-ci sont en effet naturellement perçus comme étant plus faillibles, et donc plus incertains, que la technologie et « les produits de la science » dans la « production du vrai », ce qui implique idéalement d’en réduire le rôle et la place : « Le soignant étant ainsi regardé comme point d’entrée de l’irrationalité, de la contingence et au final du risque, quelle autre option retenir que celle de l’encadrer au plus près, voire de le tenir à distance ? L’éviction de la part humaine apparaît comme le moyen d’accéder à une sécurité que nos gestionnaires et tutelles mesurent à l’aune d’indicateurs[16] ». De cette analyse ressort donc l’idée que la transformation contemporaine des soins de santé entraîne une déshumanisation croissante des différents acteurs du soin (patients et soignants), et que cette déshumanisation est avant tout liée au développement de la biomédecine.

Toutefois, l’élément biomédical n’est pas le seul à participer d’une déshumanisation des soins de santé. On pourrait en effet aussi mentionner une certaine manière de penser l’organisation et le management des soins de santé et des institutions où ils sont prodigués. L’introduction de ce dernier facteur est longuement développée dans l’analyse réalisée par Paquita de Zulueta, dans un article consacré au caractère soutenable de la compassion dans la médecine du 21e siècle. Dans cet article, l’auteure soutient en effet la thèse selon laquelle c’est tout à la fois le paradigme biomédical et l’organisation managériale des soins de santé qui créent le risque d’une déshumanisation des soins de santé : « […] l’idéologie de marché néolibérale, avec son approche instrumentale des individus et la marchandisation des soins de santé constitue une influence dangereuse (corrosive) qui aliène les praticiens de leurs patients et restreint sévèrement la portée d’une pratique [médicale] compatissante[17] ». Cette problématique managériale s’appelle selon elle le « taylorisme » et a pour caractéristique dominante de résumer la complexité du fonctionnement d’une organisation à celle d’une machine.

De manière générale, ce mode de gestion se caractérise par le fait que le gestionnaire pense et prévoit pour ses travailleurs des tâches scientifiquement conçues conformément à leurs capacités ; que les tâches sont définies et fragmentées le plus précisément possible afin de maximiser l’efficacité du travail accompli ; que les travailleurs sont sélectionnés et formés pour réaliser ce travail spécifique de manière efficace ; et que la performance réalisée est étroitement évaluée[18]. Lorsqu’il est appliqué à l’univers de la santé, ce modèle tayloriste implique dès lors les éléments suivants, qui constituent de fait le type de management que l’on retrouve de fait dans les institutions de santé :

[…] la motivation professionnelle est vue comme extrinsèque, et non comme intrinsèque ; on adhère à des preuves « objectives » et à des résultats mesurables ; la pratique professionnelle est divisée en « compétences » distinctes avec une exigence de formation obligatoire ; la performance est strictement contrôlée avec des incitations et des sanctions, des objectifs, des lignes directrices et des règles, combinés à l’obligation de présenter des éléments de preuve solides d’adhésion[19].

On peut le voir à travers ces divers éléments, ce qui est au coeur de ce dispositif, c’est bien une puissante logique de la coïncidence qui a pour conséquence une « démotivation » et une « démoralisation » des professionnels de la santé, qui ensuite « déshumanise (dehumanises) les patients comme les travailleurs de l’organisation[20] ».

2. Décoïncidence et humanisation

Sur la base des analyses que nous venons de déployer, nous voyons donc clairement se dessiner le lien entre la déshumanisation plurifactorielle de l’univers de la santé et une dynamique de la coïncidence. Par contraste, nous ferons donc l’hypothèse que le projet d’humanisation (ou de réhumanisation) de la médecine et de l’hôpital sera à connecter à une dynamique de la décoïncidence du sujet : décoïncidence, d’abord, d’avec sa réduction à sa seule vie organique, ce qui passera par le fait de rouvrir de l’écart, de l’entre, entre lui et lui pour que du singulier (de l’irréductible, de « l’inouï » dirait Jullien) puisse y trouver sa place, mais aussi décoïncidence d’avec le mode de gestion actuel des organisations de santé, ce qui passera nécessairement par la promotion et la mise en place d’une autre forme d’organisation des soins que cet article n’a cependant pas vocation à travailler.

Or, comment faire concrètement pour connecter l’univers médical et le binôme décoïncidence/humanisation ? Le psychanalyste Jean-Pierre Lebrun nous offre une piste intéressante en abordant la question du langage, et plus particulièrement du type de langage que l’on retrouve à l’oeuvre dans le discours médical. Il écrit : « Pour que la médecine retrouve sa dimension humaine et qu’elle ne se contente pas d’être vétérinaire, c’est au poids du langage qu’elle doit redonner sa place. Ce n’est qu’à ce prix qu’elle pourra dépasser l’universalité des maladies pour, à nouveau — et autrement —, prendre en compte la singularité du malade ainsi que celle du médecin[21] ». Il est intéressant de constater que « redonner sa place au poids du langage », c’est-à-dire faire de la singularité de chacun des acteurs du système de santé un paramètre à prendre en compte, touche certes au premier chef le patient, mais également les autres acteurs de la santé. En ce sens, cela ouvre vers une remise en question du réductionnisme de la biomédecine, mais aussi sans doute de l’organisation actuelle du système de santé.

Approfondissant cette problématique du langage, Lebrun établit alors une différence fondamentale entre les catégories de « l’énoncé » et de « l’énonciation ». En effet, selon lui, une caractéristique fondamentale des pratiques médicales contemporaines — et c’est précisément la cause de ce qui les rend, pour lui, solidaires d’une déshumanisation — consiste dans l’effacement de l’énonciation au profit d’une survalorisation de l’énoncé. Comme l’écrit le psychanalyste : « […] ce qui caractérise la science, c’est de ne considérer le langage que comme un instrument », c’est-à-dire de ne « privilégier que ce qui peut se communiquer, soit des énoncés », en oubliant « ce que ces énoncés supposent d’énonciation[22] ». Cet effacement de l’énonciation, caractéristique de l’univers médical, implique concrètement l’effacement de ce qui fait la subjectivité, la singularité, et finalement l’humanité des patients, autant de dimensions qui sont susceptibles, lorsqu’elles sont intégrées et assumées en propre par le dispositif médical, d’introduire de la décoïncidence — et donc de l’humanisation — au coeur de ce dispositif.

Pour illustrer son propos et le rendre plus concret, Lebrun écrit, à propos du lien possible entre humanisation et énonciation :

Il n’est pas un débat sur l’humanisation de l’hôpital, par exemple, qui ne fasse appel à la nécessité d’informer le patient. De lui octroyer une information correcte tant sur son état que sur le traitement auquel il va devoir se soumettre. S’il n’est pas question de disqualifier l’utilité d’une telle information, il s’agit de pressentir que nous n’avons rien à en attendre pour ce qu’il en est d’une humanisation de l’hôpital. Informer, communiquer, c’est seulement transmettre des énoncés, c’est rester au niveau du mode binaire. Cette communication s’avère bien sûr nécessaire, mais ce qui humanisera l’hôpital, ce n’est pas qu’y circulent des énoncés, c’est de considérer que s’y confrontent des énonciations ; c’est que, à travers ce qui est dit, les sujets puissent être reconnus comme des êtres de parole et de désir, soit comme des êtres du « dire »[23].

On l’entend à travers cette citation, la voie à suivre pour promouvoir une humanisation de l’univers de la santé consisterait donc à redonner toute sa place au « poids du langage », c’est-à-dire à la dimension de l’énonciation du patient[24], qui est elle-même indissociable de sa subjectivité et de sa singularité. Pourquoi ? Précisément parce que cette énonciation est susceptible de faire décoïncider le discours médical d’avec lui-même et d’avec sa toute-puissance de nature binaire. Or, force est de constater que cette valorisation de l’énonciation semble aussi être la grande oubliée des transformations contemporaines des pratiques médicales, ce qui renforce inévitablement l’idée d’une déshumanisation de ces dernières.

3. Ouverture vers le lieu du spirituel dans le soin

Nous avons vu jusqu’à présent que ce qui était en mesure d’humaniser la médecine consistait en un processus de décoïncidence du patient d’avec le regard réductionniste que la biomédecine portait sur lui, pour que du singulier, de l’irréductible, de l’inouï puisse y trouver sa place, ce qui pouvait passer concrètement, selon Lebrun, par une meilleure prise en compte de l’énonciation (du patient comme du médecin) comme catégorie fondamentale du langage médical. Désormais, nous devons bien voir que l’intégration de la spiritualité dans l’univers du soin peut justement participer positivement à cette meilleure prise en compte de l’énonciation du patient, et donc à une plus grande humanisation des pratiques et des dispositifs médicaux.

En effet, si nous considérons la spiritualité, non pas comme un « ensemble de prescriptions qui feraient de celle-ci un objet de soin ou de traitement » venant ainsi « établir une réponse normée dans les pratiques soignantes[25] », mais bien comme une quête de sens que chaque personne (ici chaque patient) va construire, discerner et élaborer à sa manière, dans une relation avec elle-même et en dialogue avec d’autres (par exemple, avec une tradition religieuse particulière ou un courant de pensée particulier), afin de pouvoir habiter pleinement sa propre vie dans sa condition de vivant vulnérable, il en résulte que, éminemment singulière, la spiritualité est indissociable de ce mouvement esquissé de l’énonciation.

Or, il est intéressant (et peut-être paradoxal) de constater qu’en dépit de l’effacement de l’énonciation diagnostiqué par Lebrun au coeur des pratiques médicales, de plus en plus d’institutions hospitalières s’engagent concrètement dans la voie d’une meilleure prise en compte de la dimension spirituelle du patient (par exemple, à travers la mise en place du Spiritual Care). On peut bien sûr s’interroger sur le véritable ressort de cette ouverture à la spiritualité : s’agit-il vraiment de prendre le risque de réintroduire de l’énonciation (et donc de la subjectivité et de la singularité) ouvrant un véritable espace de décoïncidence dans le champ médical, ce qui irait de pair avec un véritable questionnement de la logique sous-jacente de ce dernier, ou s’agit-il plutôt d’introduire une forme postmoderne de spirituel qui, indexé sur la logique de coïncidence propre aux pratiques médicales existantes, se donnerait alors pour tâche de faire recoïncider le patient par d’autres voies que la voie strictement biomédicale ?

À cette question, nous répondrons que chaque fois que l’institution hospitalière prendra le risque de la première option, il s’agira effectivement bien d’un risque à courir et à assumer, car donner place au spirituel reviendra pour la médecine à se laisser bousculer, travailler et déplacer en profondeur par des questions et des ressources (l’énonciation, le subjectif, le singulier) pour lesquelles elle ressent parfois de la méfiance, ou bien qui lui échappent, du fait qu’en elles de l’insaisissable et de l’inouï résistent précisément à la réduction du patient et de sa parole aux catégories préétablies du discours médical.

IV. Quel dialogue avec Paul Tillich ?

Mais alors, quid de la pensée de Paul Tillich ? Jusqu’ici les références à sa pensée[26] sont en effet absentes de cet article, et l’on peut dire de manière plus générale que l’étude de la problématique de la santé chez Tillich en est encore à l’état embryonnaire dans l’espace francophone[27]. Un grand pas vers une meilleure compréhension de ce pan de la pensée tillichienne vient néanmoins d’être franchi par le projet de recherche « Paul Tillich : religion/spiritualité et santé », qui se donne pour objectif de traduire les principaux textes de Tillich sur la santé, pour en montrer les possibles ressources pour des débats contemporains sur l’articulation entre santé, décoïncidence et humanisation. Ce chantier de recherche tillichien avançant et commençant à donner de premiers résultats, il en ressort que des thématiques et des lignes de force en émergent par petites touches, et qui ne sont pas sans lien avec celles qui sont développées dans cet article. Nous présentons ici trois apports possibles de l’approche tillichienne pour des débats contemporains, ainsi que quelques éléments plus problématiques dans la perspective de ces mêmes débats.

Premièrement, si l’on considère par exemple la question du réductionnisme biologique opéré chez le patient par la médecine contemporaine, il ressort de certains textes de Tillich qu’il y serait fortement hostile au nom d’une approche « holistique » de la médecine. Dans son commentaire à un article écrit par Tillich en 1946, Jean Richard indique ainsi :

On voit par là quel pourrait être, d’après Tillich, le sens d’une médecine “holistique”, qui se distingue d’une médecine complètement spécialisée, laquelle ne s’intéresse qu’à tel ou tel organe de la personne. Cette médecine holistique ne soigne pas le tout comme tel, en faisant abstraction de chaque partie, de chaque organe du vivant. Il s’agit plutôt d’une médecine décloisonnée, ouverte à la complémentarité des différentes approches médicales, le soignant demeurant par ailleurs spécialiste de tel aspect de l’organisme vivant[28].

Ne trouverait-on pas ici, dans cette complémentarité de différentes approches, un terrain propice pour l’intégration[29], dans le champ de la santé, de la dimension spirituelle du patient ?

Deuxièmement, il nous apparaît que le concept tillichien de « préoccupation ultime » (ultimate concern)[30] — concept que notre théologien développe amplement dans son oeuvre — peut constituer un fondement conceptuel intéressant pour penser une dimension spirituelle de type anthropologique, c’est-à-dire non directement articulée au registre confessionnel, et qui aujourd’hui se retrouve de plus en plus envisagée à l’hôpital grâce à l’introduction du Spiritual Care. Il semble en effet que Tillich, en affirmant qu’« il y a foi quand on est ultimement concerné » et que « la dynamique de la foi est celle de la préoccupation ultime de l’homme[31] », ouvre ainsi la voie à une compréhension de la foi dans laquelle cette dernière excède la seule sphère religieuse (ou décoïncide d’avec elle) pour rejoindre la diversité des quêtes et des expériences humaines chaque fois que ces dernières touchent en nous à la sphère de l’ultime. Ne pourrait-on pas imaginer que le travail des intervenants en soins spirituels, en accompagnant les quêtes spirituelles des patients, en accompagnant leur discernement quant à ce qui donne ultimement sens et cohérence à leur vie, et en cherchant à entrer en contact avec le patient à partir de cette grille herméneutique, soit en mesure, non seulement de participer à une meilleure compréhension du patient par l’équipe de soins, mais aussi de renforcer l’humanisation de ces derniers ?

Enfin, troisièmement, dans un texte de 1950, intitulé « Anxiety Reducing Agencies in our Culture[32] », Tillich, passant en revue les différents agents culturels susceptibles de réduire l’anxiété (il cite dans l’ordre la philosophie existentialiste, la psychothérapie, l’éducation, l’économie, la politique, l’art moderne, et finalement la religion), critique le rôle des Églises qui, dans la situation présente, plutôt que de combattre l’anxiété, ont tendance à en générer davantage, tant pour ceux qui sont à l’intérieur que pour ceux qui sont à l’extérieur[33]. Certes, elles mobilisent encore de grands symboles susceptibles de répondre à l’anxiété (par exemple, les symboles de providence, de pardon, de vie éternelle), mais néanmoins, elles semblent avoir perdu ce que Tillich appelle la « parole juste » (right word), qui seule est susceptible de pouvoir résister au chaos[34]. Analysant le rôle des Églises en comparaison de cette parole juste, Tillich écrit que les Églises utilisent une stratégie d’« ajustement[35] » pour réduire l’anxiété des personnes (on pourrait par exemple penser aux patients à l’hôpital). Bien entendu, elles ne sont pas les seules à participer de ce mouvement, mais elles n’y font pas exception. Or, ne pourrait-on pas comparer cette stratégie d’ajustement à une stratégie de la coïncidence, là où la parole juste orienterait, pour sa part, vers une dynamique de la décoïncidence ? Un indice est susceptible de fonder cette interprétation : selon Tillich, lorsque la parole juste se manifeste à nous, nous avons tendance à lui résister précisément parce qu’elle nous sort d’une fausse sécurité, qui a pourtant toute l’apparence d’une véritable sécurité[36]. En cela, pourrait-on dire qu’elle opère une décoïncidence (ici sous la forme d’un désajustement) au coeur de notre désir de coïncider ?

Toutefois, on pourrait aussi identifier chez notre théologien certains points plus problématiques pour une pensée contemporaine qui chercherait à articuler entre elles spiritualité, santé et décoïncidence. Par exemple, lorsqu’au nom de l’unité et de l’harmonie du vivant il nous propose l’idée d’une guérison de la maladie qui serait, comme l’affirme Jean Richard, « l’actualisation fragmentaire, ambiguë et anticipatrice du salut cosmique[37] » (et donc une participation à ce dernier), il semble nous entraîner, sans doute bien involontairement, vers une forme plus ou moins subtile d’ésotérisme qui peut difficilement être soutenue et défendue comme étant crédible au sein de la communauté scientifique et médicale. Par ailleurs, on est aussi en droit de s’interroger sur la pertinence contemporaine de son approche ontologique en matière de santé, comme l’illustre par exemple sa réception de la psychanalyse, qui serait selon lui à articuler au registre de l’essence et de l’essentiel, registre qui agirait dès lors comme une sorte d’horizon normatif vers lequel nous serions implicitement appelés à coïncider[38]. Enfin, l’insistance tillichienne sur les idées d’harmonie, de réconciliation[39], de réunion[40] et de pacification, nous semble parfois faire écho à une certaine automaticité du lien entre spiritualité et bien-être, qui pourrait aussi être creusée et questionnée, par exemple à partir de la compréhension que l’on peut avoir de la spiritualité comme pratique de l’écart, de l’intranquillité ou de la décoïncidence.

Conclusion

Pour conclure, nous voudrions simplement retracer en quelques mots le chemin parcouru : nous avons d’abord situé le cadre théorique depuis lequel nous menons actuellement nos recherches (une pensée de la décoïncidence). Dans un second temps, nous avons tenté de faire se rencontrer cet horizon de la décoïncidence et l’univers des pratiques médicales à travers la problématique de la déshumanisation/humanisation des soins, que nous avons liée à une meilleure prise en compte de la dimension du langage et de l’énonciation du patient, à laquelle l’introduction de la dimension spirituelle dans l’univers médical pouvait participer. Dans les deux cas, l’enjeu est bien en effet de réintroduire de la décoïncidence et de l’écart dans le champ médical, et donc de l’humanisation dans le soin apporté au patient. Quant à l’approche tillichienne de la santé, nous l’avons volontairement située comme chantier ouvert aux confins de ces débats, en essayant de montrer combien l’étude de sa pensée, encore exploratoire sur ce sujet dans le monde francophone, pouvait à la fois être extrêmement stimulante pour penser l’articulation théorique de la santé, de la décoïncidence et de l’humanisation, mais aussi combien elle pouvait être retravaillée et redéployée à partir de coordonnées plus contemporaines.