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Introduction[Record]

  • Myriam Suchet

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  • Myriam Suchet
    Université Paris 3 — Sorbonne Nouvelle

La traduction, quand on y pense, se laisse volontiers figurer sous la forme d’un pont, paisible, dans le genre arche de concorde. Selon cette image courante, la traduction permettrait de passer d’une langue à une autre comme on franchit une rivière pour se rendre sur l’autre rive. Étonnamment, cette représentation semble avoir cours pour tout type de traduction, qu’il s’agisse de domaines techniques ou de littérature, voire de transfert culturel — la Recommandation sur la protection juridique des traducteurs [...] de l’UNESCO n’affirme-t-elle pas que la traduction « favorise la compréhension entre les peuples et la coopération entre les nations » ? On retrouve l’image du passage jusque dans la mise en page des éditions dites bilingues, où la pliure du livre suggère une translation géométrique du texte de la page de gauche vers la page de droite, selon un vecteur allant de l’étranger, incompréhensible, au lisible, familier. Face à cette idée reçue, la contrainte d’intituler chaque numéro d’Intermédialités par un verbe à l’infinitif s’avère particulièrement fructueuse. Car le geste de « traduire » interroge, déplace, décale la représentation de ce que l’on appelle « la traduction ». Comme l’explique Naoki Sakai — et l’essai liminaire de Jon Solomon présenté dans ce numéro en discute de manière approfondie —, l’acte de traduire est radicalement hétérogène à la représentation de la traduction. En effet, la projection de l’acte énonciatif du traduire sur l’image spatialisée d’un pont produit l’existence de deux berges opposées qui ne préexistaient pas à cette représentation. L’idée selon laquelle on ne traduit pas seulement parce qu’il existe des langues différentes, mais aussi pour produire et maintenir la différence entre des langues, est aussi contre-intuitive qu’aisément démontrable. Prenons un exemple. Dans un ouvrage consacré aux imaginaires de « la langue », Irina Vilkou-Poustovaïa relate l’anecdote suivante : « On raconte qu’à cette même époque, dans les années 1970, lors d’une rencontre de I. I. Bodiul, premier secrétaire du [parti communiste] de Moldavie, avec son homologue roumain, Nicolae Ceauşescu, à Bucarest, le premier se serait fait accompagner d’un interprète, alors que tous les deux parlaient la même langue. » L’humour ne masque pas la puissance du rapport de force à l’oeuvre dans cette pratique du traduire comme acte de tracer une ligne de partage, d’instaurer une frontière de démarcation entre les langues. Si la séparation entre les langues s’avère construite et maintenue par des rapports de force, l’apparente homogénéité de chacune d’entre elles ne l’est pas moins. Aucune langue, en effet, n’est en parfaite coïncidence avec elle-même, et ce n’est qu’en exerçant des forces centripètes au moyen d’institutions de normalisation et de standardisation (écoles, académies, dictionnaires, etc.) que l’on produit, à partir d’actes de discours toujours divergents, quelque chose que l’on appelle « la langue ». Sortir de la représentation de la traduction comme pont implique de cesser de présupposer l’existence de rives assez stables pour lui servir de berges. L’acte de traduire peut alors se penser non comme un transport, mais comme un rapport — dans les termes d’Henri Meschonnic : C’est le texte et la traduction littéraires qu’Henri Meschonnic a en vue ici, mais il me semble qu’en l’occurrence la littérature aide à penser aussi en dehors d’elle-même. Au texte littéraire, en effet, on reconnaît volontiers un « style » qui est une manière singulière de mettre en oeuvre « la langue » ou plutôt de contribuer à la créer en ne se conformant pas aux formats (lexicaux, syntaxiques, etc.) les plus usuels. En cela, « le texte travaille la langue » de manière plus visible qu’un énoncé quotidien qui duplique volontiers des actes de discours déjà …

Appendices