Entretien

L’aventure poétique : un dialogue avec J.M.G. Le Clézio sur la création littéraire[Record]

  • Xu Jun

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  • Xu Jun
    Université de Zhejiang, Chine

Cet entretien avec Jean-Marie Gustave Le Clézio, prix Nobel de littérature 2008, a été réalisé lors de l’un de ses séjours à l’Université de Nanjing, Chine (2015-2016).

Quelles seraient les causes de la « rupture » ? Si j’y réfléchis (près de quarante ans plus tard), il me semble qu’elles sont doubles. D’abord, les mots. À un point de ma vie d’écrivain, les mots m’ont manqué. Je veux dire qu’ils me franchissaient. J’avais parfois le sentiment d’une réverbération, que ces mots s’enchaînaient malgré moi, qu’ils composaient un tableau narcissique et vide de sens. La décision de les condamner, de les répudier, était difficile. « On » attendait – « ils » attendaient – beaucoup de moi. Ils me trahissaient (les mots) mais en les effaçant je « les » trahissais (les lecteurs). Pour prendre cette décision, il fallait passer par le vide. À un ami, alors que j’étais à Panama, j’ai écrit que tout ce qui m’importait alors c’était ceci : Le vide des mots, c’était le plein de la vie, c’est-à-dire la forêt, les fleurs, et surtout ce peuple inspiré et généreux qui recevait un corps étranger, l’acceptait dans son incapacité à vivre normalement, c’est-à-dire à manier la pagaie, à pêcher les poissons à la main, à chasser, ou même à reconnaître les plantes utiles et les bois à brûler pour le feu. Mais qui donnait un autre sens au langage, parce que ce peuple démuni était riche en mythes et avait inventé une langue littéraire orale, que je ne pouvais comprendre qu’à peu près. J’aurais pu vivre cette expérience autrement, dans un temps en Chine, ou dans un monastère, ou encore en Bretagne auprès des paysans qui ressemblaient à mes ancêtres et dont le savoir et la profondeur me touchent beaucoup. Il se fait que ç’a été là, sur les fleuves du Darien, et que je n’en suis pas tout à fait revenu (même si, aujourd’hui, ce peuple est menacé par le trafic de la drogue et qu’il souffre de la mondialisation). L’autre raison serait morale. Rimbaud a écrit, je crois, à sa soeur Isabelle : « Et puis c’était mal. » À ce moment-là, c’est ce que j’ai ressenti. Puis, quand vint la crise (voir plus haut), le jeu a cessé de m’intéresser. Sans doute ai-je désiré voir apparaître la complexité du sens dans la ligne simple, et rechercher la voie unique : d’une certaine façon je ne croyais plus au désordre, ni au chaos générateur. D’ailleurs les temps avaient changé en même temps que je m’étais absenté. La révolution annoncée avait fait long feu. Restait l’allégorie, et pour cela le roman, la nouvelle, le conte sont souverains. Aujourd’hui beaucoup des « découvertes » du « nouveau roman » (ou de la « nouvelle fable ») me semblent dérisoires et illisibles. Ce qui reste, c’est la conviction (que j’ai) que le roman (« psychologique ») n’a pas atteint les abîmes annoncés (ni les sommets promis) et que la magie, la transe, ou tout simplement la fantaisie continuaient de s’exprimer, dans un art du roman somme toute banal. Aussi, peut-être n’est-ce pas tout à fait un art, mais plutôt un artisanat ? Ces oeuvres recherchaient un langage total. Leurs auteurs croyaient à la révolution moderne qui inventerait une communication universelle, une langue parfaite par laquelle l’humanité serait en communion avec l’être, et serait proche de la transmission de pensée instinctive et absolue. Personne alors n’imaginait que cette communication existerait un jour, non pas par la mystique, ni par la nouveauté de l’humanisme, mais par la technique : l’informatique et l’internet (en français : la toile). Nous savons maintenant que ces recherches littéraires furent limitées : Mallarmé ne parvint jamais à écrire le « Livre » (ce fut le nom de son projet) : l’ « …

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