Débat

[Sans titre][Record]

  • Claude La Charité

Cher Martin, À la lecture du compte rendu de mon livre, j’ai fait la curieuse expérience de voir que tu résumais mieux mes idées que je n’aurais su le faire moi-même. J’y vois un effet de ton amitié, conformément à ce qu’en dit Cicéron : “ si l’on se trouve posséder quelque supériorité de vertu, d’esprit, de situation, il faut y faire participer ses proches qui s’en trouveront un peu grandis eux aussi, de la sorte ”. Je te sais gré en particulier d’interroger l’un des postulats au fondement de mon étude, à savoir le parti pris de ne pas opérer, sur le plan de la rhétorique, de distinction figée entre les lettres réelles de Rabelais et les lettres fictives, insérées dans la trame romanesque. Cet a priori appelle chez toi toute une série d’interrogations, parfaitement pertinentes en regard des pratiques épistolaires qui t’intéressent, celles de Proust en particulier, sur la difficulté de voir dans les correspondances humanistes une “ entrée en art ” ou une “ sortie de l’art ”, sur le rapport de ces lettres avec l’oeuvre romanesque de Rabelais, sur l’inscription du destinataire dans la lettre réelle et dans la lettre fictive. Avant d’entrer dans ces questions, je voudrais revenir sur l’étrangeté que ne manque pas de susciter le caractère très travaillé de ces lettres d’humanistes, même lorsqu’elles prétendent être familières. Rabelais est sans doute représentatif de la première génération d’humanistes français, en ce sens que son éducation a d’abord été celle d’un homme du Moyen Âge finissant et que sa culture humaniste a été le fait d’un autodidacte, à l’instar d’un Guillaume Budé ou, dans la fiction rabelaisienne, d’un Grandgousier. C’est probablement ce qui explique que ses lettres néo-latines procèdent d’un cicéronianisme assez formel, proche de l’humanisme italien de la fin du XVe siècle, plus attaché à l’imitation du Cicéron orateur que du Cicéron épistolier, et cela, curieusement, même dans la production épistolaire. La plus grande liberté que l’on décèle dans les lettres vernaculaires participe sûrement de la nouvelle rhétorique épistolaire humaniste qu’Érasme a été le premier à formuler en théorie. Pour autant, ces lettres ressemblent peu aux correspondances de Kafka ou de Proust, sans doute parce que la subjectivité émerge à peine, que si elle est désormais concevable, elle demeure difficile à transposer dans la pratique et que l’idée, pour paraphraser Buffon, que “ le style, c’est l’homme ” demeure largement abstraite jusqu’à la fin du siècle, en dépit des efforts d’élaboration d’un decorum peculiare qui chercherait à saisir l’individu dans sa spécificité. Mais revenons à nos moutons. Sur les rapports entre l’épistolaire et la littérature, la distinction de Roger Duchêne entre épistolier (simple auteur de lettres) et auteur épistolaire (consacré comme écrivain par l’institution pour ses lettres elles-mêmes comme Madame de Sévigné ou pour une production littéraire parallèle comme Proust) m’apparaît difficile à appliquer à l’humanisme. J’en veux pour preuve le palmarès des auteurs contemporains que dresse Érasme dans son Ciceronianus (1527), parmi lesquels on trouve une majorité d’auteurs dont l’oeuvre se limite à une correspondance publiée ou non, comme si la lettre était le sacre de l’écrivain. C’est donc dire que la lettre ne constitue pas un excursus quelconque ou une entrée en littérature, si tant est que l’on puisse établir un équivalent de notre concept de littérature pour l’époque, mais bien la littérature elle-même. Le fait de concevoir la littérature comme de l’art me semble largement tributaire de notre modernité. Les humanistes répugnaient à segmenter ou à fragmenter l’encyclopédie du savoir dont l’unité leur importait plus que les parties constitutives. Plutôt que de littérature, les humanistes auraient sans doute parlé plus …

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