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introduction

Au Canada, les systèmes éducatifs, tant au primaire qu’au secondaire, sont aux prises avec une importante pénurie de personnel enseignant (Dalley et al., 2019), en plus de faire face au décrochage de ce personnel. Bien que les études s’entendent peu sur le plan statistique pour chiffrer le décrochage en enseignement au Canada (Clandinin et al., 2015), certaines mentionnent que près d’une personne enseignante sur quatre considère de quitter son emploi (Kamanzi et al., 2015). Dans les écoles francophones minoritaires, 6 % du personnel enseignant quittent la profession dans les 5 premières années suivant leur embauche (Fédération nationale des conseils scolaires francophones [FNCSF], 2018, citée dans Dalley et al., 2019). En plus d’avoir des répercussions financières, le décrochage du personnel enseignant, particulièrement en début de carrière, ébranle tout le système scolaire en causant un roulement important de personnel. Ce roulement est susceptible d’affecter négativement la qualité de l’enseignement offert aux élèves (Nappert, 2018).

Dans les écoles canadiennes, on remarque désormais une discontinuité dans l’enseignement des programmes d’étude, des difficultés à créer une cohésion au sein de l’équipe-école et un manque de stabilité pour les élèves (Leroux et Mukamurera, 2013). Kamanzi et al. (2017) précisent que les personnes enseignantes ont de la difficulté à gérer leur charge émotive et celle liée au travail, ce qui n’est pas surprenant dans un contexte où la tâche du personnel enseignant se complexifie. Tous les défis associés aux besoins individualisés des élèves, à la gestion de l’inclusion scolaire, aux diverses tâches administratives ainsi qu’aux réformes pédagogiques compliquent les tâches et les responsabilités professionnelles du personnel enseignant (Mukamurera et al., 2019). L’alourdissement de la charge de travail a de nombreuses conséquences, et peut expliquer pourquoi plusieurs quittent la profession. Ce décrochage peut témoigner d’un mal-être professionnel et personnel (Gauthier-Lacasse et Robichaud, 2018) combiné à une souffrance (Jeffrey, 2011) à laquelle il importe de s’attarder. En effet, c’est la profession enseignante elle-même qui est en difficulté : en plus du décrochage, plusieurs chercheuses et chercheurs rapportent l’absentéisme des personnes enseignantes, et le fait que celles-ci vivent de l’épuisement professionnel, de la dépression et de l’anxiété (Mukamurera et al., 2019; De Courville, 2018; Rojo et Minier, 2015).

Les recherches récentes sur la pénurie et le décrochage en enseignement notent que le processus d’insertion professionnelle est un tournant décisif, car c’est à ce moment que le nouveau personnel enseignant vit des défis parfois difficiles à surmonter (Desmeules, 2016). Les expériences professionnelles vécues au cours de cette période ont des répercussions importantes sur la persévérance en enseignement. Il est important de doter le système d’éducation actuel de meilleures stratégies de soutien et de rétention dès l’entrée en fonction du nouveau personnel enseignant (Dalley et al., 2019), ainsi que de comprendre en profondeur les enjeux systémiques entourant le décrochage (Gratton et Chiasson, 2014). Peu d’études accordent une juste place aux justifications énoncées par les personnes ayant décroché (ou ayant songé sérieusement à le faire), et ce, surtout en contexte francominoritaire (Dalley et al., 2019; Gratton et Chiasson, 2014; Kamanzi et al., 2015). D’ailleurs, Dalley et al. (2019) recommandent de mener des études qui visent à approfondir la compréhension du phénomène plutôt que de se limiter à la recherche d’une relation causale. C’est donc dans cette perspective que cette étude s’intéresse à la question suivante : quel est le vécu du personnel enseignant en contexte francophone minoritaire songeant à quitter la profession ou ayant abandonné cette dernière?

cadre CONCEPTUEL

Le décrochage est une décision volontaire de quitter la profession (Desmeules et Hamel, 2017). Dans un contexte où il est difficile de recruter du personnel compétent, ce phénomène complexifie la situation de pénurie en enseignement. Plusieurs raisons peuvent expliquer le choix de décrocher, dont la perte de motivation, laquelle conduit à une diminution de la qualité de l’enseignement, à une perception négative de la profession et à une remise en question profonde des valeurs, des qualités et des compétences de la personne enseignante elle-même (Kamanzi et al., 2017). L’insatisfaction professionnelle et le mal-être au sein de la profession sont deux autres facteurs associés au décrochage du personnel enseignant. Ce phénomène trouve également sa source dans la formation initiale et l’insertion professionnelle des personnes enseignantes.

La formation initiale en enseignement

Pour améliorer le vécu du personnel enseignant, notamment en phase d’insertion professionnelle, la formation initiale peut jouer un rôle de première importance. Cette formation est généralement perçue comme plus théorique que pratique par les novices en enseignement (Morales-Perlaza, 2020). Le nouveau personnel enseignant souhaite généralement obtenir une banque de recettes pédagogiques qu’il peut appliquer sur le terrain (Morales-Perlaza, 2020). Toutefois, la formation initiale n’offre pas cette liste de recettes toute faite. Elle aide les futurs enseignantes et enseignants « à développer leurs propres stratégies professionnelles, à devenir des professionnels curieux intellectuellement et à comprendre la complexité de leur rôle social » (Morales-Perlaza, 2020, p. 26). Plusieurs novices en enseignement se construisent, durant leur formation universitaire, une représentation initiale idéalisée de la profession, façonnée à partir d’expériences personnelles avec des enfants, créant une image idéale d’eux-mêmes comme enseignants (Pelletier, 2020). En contrepartie, une partie de la population étudiante profite de cette formation pour se forger une représentation plus réaliste des exigences de cette carrière. Des auteurs déplorent le fait que plusieurs passent à travers cette formation sans revisiter et modifier substantiellement leurs croyances antérieures (Delory-Momberger et de Souza, 2009). Cette représentation idéaliste et le peu de soutien reçu en début de carrière contribuent à ce que plusieurs auteurs appellent « le choc de la réalité », lequel provoque de nombreux abandons (Goyette, 2018). En effet, plusieurs novices ont le sentiment qu’il existe un écart important entre l’accompagnement reçu au moment de leur formation initiale et le peu de soutien reçu en début de carrière (Bernal Gonzalez et al., 2018; Nappert, 2018).

L’insertion professionnelle

Le besoin de soutien du nouveau personnel enseignant pendant son insertion professionnelle est crucial (Mukamurera et al., 2013). Plusieurs auteurs soulignent l’importance du rôle de soutien et d’encadrement de la direction d’école dans l’insertion et dans la rétention du nouveau personnel enseignant (Duchesne et Kane, 2010; Karsenti et al., 2013). C’est, entre autres, par le soutien de la direction d’école que les novices en enseignement peuvent poursuivre le développement des compétences professionnelles (Samson, 2018) amorcé durant les différentes étapes de la formation initiale. L’insertion professionnelle est une période de transition, parsemée d’embûches et de réussites, entre le statut d’étudiant et celui de professionnel en enseignement (Boutin et Dufour, 2021; Dufour et al., 2018). Cette transition dure jusqu’à ce que le nouveau personnel enseignant soit adapté à son nouvel environnement professionnel et qu’il se sente aussi compétent que ses collègues expérimentés (Nappert, 2018). Certaines recherches proposent que cette étape s’étire sur une période variant de cinq à sept ans (Karsenti et al., 2013). Durant cette période, le novice en enseignement peut se sentir dépourvu face à la lourdeur de la tâche, voire démuni lorsqu’il ignore comment répondre aux exigences élevées de sa profession (Nappert, 2018; Boutin et Dufour, 2021). Il est reconnu qu’à ce stade professionnel, les novices en enseignement ne se sentent généralement ni préparés ni formés pour affronter tous les défis qui les attendent (Boutin et Dufour, 2021; Desmeules, 2016; Dufour et al., 2018). Ils sont victimes d’une gestion de classe complexe, d’une obligation de résultat, d’un manque d’autonomie professionnelle et d’une dévaluation de leur profession (Boutin et Dufour, 2021; Karsenti et al., 2013). Ils considèrent leurs conditions de travail difficiles et précaires (Dufour et al., 2018). Ils peinent à enseigner des matières pour lesquelles ils n’ont pas été formés et manquent de temps pour accomplir toutes leurs tâches, en plus de répondre à toutes les demandes des élèves, des parents et de leur direction d’école (Boutin et Dufour, 2021; Dufour et al., 2018; Karsenti et al., 2013). Toutes les difficultés rencontrées au cours de cette période influencent le vécu au quotidien du personnel enseignant débutant, et font de l’insertion une étape charnière où ce personnel est plus à risque de décrocher (Boutin et Dufour, 2021; Dalley et al., 2019; Dufour et al. 2018). Pour certaines personnes, les réussites avec leurs élèves, par exemple, ne suffisent plus à cultiver la motivation, et les questionnements quant à la poursuite ou l’interruption de leur carrière deviennent récurrents. Il est alors logique de croire que les difficultés vécues par le personnel enseignant en période d’insertion professionnelle ont des retombées considérables sur le sentiment de bien-être.

L’insatisfaction professionnelle du personnel enseignant

La période d’insertion professionnelle est critique et caractérisée par un choc de réalité (Martineau et al., 2014), une obligation de faire face à une réalité désenchantée (Cattonar, 2008) amenant le novice en enseignement à prendre conscience de tous les défis qui définissent sa nouvelle profession (Mukamurera, 2011). En début de carrière, l’origine de plusieurs défis vécus par le personnel enseignant vient des difficultés à se représenter les problèmes, à les définir et à agir en conséquence (Pelletier et Marzouk, 2018). Pour certains, cette expérience peut entraîner un sentiment d’incompétence, de l’inconfort psychologique (Rojo et Minier, 2015) et une solitude professionnelle (Jeffrey, 2011). D’autres se sentent dans le doute, l’instabilité et la discontinuité, ce qui fait en sorte que les capacités d’adaptation et la polyvalence professionnelle sont mises à rude épreuve (Pelletier et Marzouk, 2018). Les difficultés rencontrées, le manque de ressources et d’accompagnement contribuent au fait que le personnel enseignant ne retire plus de satisfaction en lien avec son travail (Jeffrey, 2011), en plus d’avoir des répercussions sur le sentiment de bien-être chez les novices en enseignement (Devos, 2016).

Le mal-être du personnel enseignant

Plusieurs auteures et auteurs parlent d’un mal-être se manifestant par de l’anxiété, un stress difficile à surmonter et de l’isolement causé par un manque de soutien (Goyette et Martineau, 2018). D’autres soulignent l’importance d’apprendre à mieux gérer ses émotions pour prévenir le décrochage (Pelletier et Marzouk, 2018; Martin et al., 2004), les aspects émotionnels ayant un effet sur la motivation, l’engagement et le bien-être au travail (Daigle et al, 2021; Martin et al., 2004; Pelletier et Marzouk, 2018). Le sentiment d’efficacité qui alimente celui de bien-être des gens (Devos, 2016) prend notamment sa source dans le fait de vivre des succès, de recevoir des encouragements et d’être en mesure de minimiser les effets du stress sur son état physique et émotionnel (Desmeules, 2016). Les études montrent également que le mentorat et l’accompagnement des novices en enseignement peuvent contribuer à créer un environnement d’apprentissage positif dans lequel on peut prendre des risques et développer son sentiment de compétence (Daigle et al., 2021; Gagnon et al., 2021; Kutsyuruba et al., 2019). Ainsi, l’accompagnement pédagogique et le soutien émotionnel (Morales-Perlaza, 2020) représentent des conditions favorisant le bien-être des novices en enseignement (Pelletier et Marzouk, 2018). Comme la profession enseignante est relationnelle, il est peu surprenant de constater que la collaboration et la création de relations positives avec des collègues et les élèves contribuent grandement au bien-être du personnel enseignant (Gray et al., 2017). La réussite des élèves et la relation avec eux sont parmi les facteurs les plus importants du bien-être au travail du personnel enseignant (Gratton et Chiasson, 2014).

À la lumière des éléments théoriques proposés ci-dessus, on peut conclure que le décrochage du personnel enseignant provient d’une décision réfléchie à la suite de plusieurs expériences difficiles conduisant la personne concernée à devenir démotivée, à se désengager et à développer une perception négative d’elle-même et de sa profession (Kamanzi et al., 2017).

Objectif de recherche

C’est dans cet esprit que, pour mieux comprendre le vécu (p. ex. : expérience vécue, défis rencontrés, perceptions de la situation) du personnel enseignant en contexte francophone minoritaire songeant à quitter la profession ou l’ayant abandonnée, cet article vise à comprendre et à décrire les raisons énoncées par les personnes participantes pour expliquer le décrochage professionnel, élément perçu comme aggravant la pénurie du personnel enseignant.

méthodologie

Le présent article expose les résultats de la première phase d’une recherche qualitative (Cohen et al., 2018) et narrative (Beaudry et Miller, 2016). Le choix de cette approche méthodologique est lié au fait que celle-ci permet de recueillir le vécu des personnes participant à l’étude (Connelly et Clandinin, 2006). Ce type de méthodologie permet en effet de décrire et de comprendre les expériences vécues des personnes participantes à travers leur récit et leur description d’une expérience, d’un phénomène ou d’une situation (Beaudry et Miller, 2016). C’est donc en étroite collaboration avec des personnes enseignantes canadiennes que ce projet vise à mieux comprendre la perspective des gens qui songent à décrocher de la profession ou qui l’ont déjà quittée.

Les personnes participantes

Des invitations à participer à cette étude ont été envoyées par courriel dans toutes les divisions scolaires francophones hors Québec et dans plusieurs associations canadiennes d’enseignantes et d’enseignants francophones. Pour participer à l’étude, il fallait être un membre d’un personnel enseignant canadien en contexte francominoritaire qui est soit nouvellement en emploi (moins de 5 ans), soit qui songe à quitter la profession, soit qui l’a déjà quittée. Puisque l’équipe de recherche a obtenu peu de réponses favorables, une vidéo d’invitation a été publiée (partagée plus de 100 fois et visionnée près de 2 000 fois) sur les réseaux sociaux (Facebook, Twitter, LinkedIn, Instagram) afin d’obtenir une plus grande participation. Selon l’information donnée dans le courriel et la vidéo d’invitation, les personnes intéressées devaient remplir le formulaire de consentement sur la plateforme LimeSurvey et indiquer leurs disponibilités, parmi 5 plages horaires, en vue d’une entrevue virtuelle de groupe. Ce formulaire a été consulté par 122 personnes, mais rempli en entier par 12 d’entre elles. Huit de ces douze personnes ont participé à l’une des trois entrevues de groupe prévues. Les quatre autres personnes, bien qu’elles aient confirmé leur présence, ne se sont pas présentées. Les huit personnes répondantes sont cinq femmes et trois hommes issus de six provinces canadiennes différentes (Nouvelle-Écosse, Nouveau-Brunswick, Québec[1], Ontario, Manitoba et Yukon). Trois oeuvraient au primaire et cinq au secondaire. Trois personnes sont toujours en fonction, alors que cinq ont abandonné la profession au cours des cinq dernières années. Parmi celles ayant abandonné la profession, deux font toujours de la suppléance dans les écoles, une a pris sa retraite de manière anticipée et deux ne sont plus dans le domaine de l’enseignement. Deux des personnes toujours en fonction ont plus de cinq années d’expérience en enseignement, et une moins de cinq ans.

Collecte et analyse des données

En octobre 2021, 3 entrevues virtuelles de groupe d’une durée de 45 minutes ont été conduites sur Zoom. Quatre personnes ont participé à la première entrevue tandis que la seconde et la troisième ont regroupé deux personnes chacune. Le protocole d’entrevue semi-dirigée comprenait huit questions ouvertes destinées à mieux comprendre le vécu en lien avec la réflexion ou la décision d’abandonner la profession. Un enregistrement audio a été effectué dans Zoom pour chacune des entrevues. Une transcription sous forme de verbatim anonyme et codifié a ensuite été réalisée. En cohérence avec les principes de la recherche narrative, les entrevues de groupe avaient l’allure d’une conversation informelle entre l’équipe de recherche et les personnes présentes. C’est la chercheuse principale qui avait le rôle de conduire les entrevues.

Pour accompagner cette conversation, un facilitateur graphique était présent à chacune des entrevues afin de créer, en temps réel, une synthèse visuelle des propos recueillis pour aider les personnes présentes à organiser, puis à compléter leurs propos (voir Figure 1). Après chacune des entrevues, les synthèses visuelles ont été partagées par courriel avec les personnes participantes, invitées à formuler une rétroaction par écrit. Cette rétroaction a permis à l’équipe de recherche de préciser les propos recueillis. Ces rétroactions écrites, de l’ordre de 4 témoignages d’en moyenne 600 mots, ont été ajoutées aux données recueillies lors des entrevues comme témoignage écrit.

Figure 1

Pourquoi décrocher? Synthèse visuelle des entrevues de groupe auprès du personnel enseignant en contexte francominoritaire qui songent à quitter ou qui ont quitté la profession (Desmarais et al., 2021; françoiscliche.com)

Pourquoi décrocher? Synthèse visuelle des entrevues de groupe auprès du personnel enseignant en contexte francominoritaire qui songent à quitter ou qui ont quitté la profession (Desmarais et al., 2021; françoiscliche.com)

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Les transcriptions des entrevues virtuelles de groupe et les témoignages écrits ont été soumis à une analyse thématique en continu (Paillé et Mucchielli, 2021) à l’aide du logiciel ATLAS-ti. Ce type d’analyse propose de repérer puis de regrouper les thèmes qui émanent du discours des personnes participantes et de construire de manière itérative l’arbre thématique du début à la fin du processus d’analyse (Paillé et Mucchielli, 2021). Enfin, une triangulation des données entre les outils de collecte assure la validité de la recherche (Cohen et al., 2018) et une compréhension plus approfondie du discours des personnes participantes (Kitto et al., 2008).

Les résultats : Raisons du décrochage

Le vécu des personnes participantes en lien avec leur réflexion ou leur décision d’abandonner leur carrière en enseignement sera discuté dans cet article. Ces résultats, issus des analyses qualitatives des entrevues de groupe et des témoignages écrits, permettront de mieux comprendre les multiples facteurs qui font en sorte qu’une personne choisisse de quitter l’enseignement.

Les différentes raisons énoncées pour expliquer ce qui pousse le personnel enseignant à quitter la profession ont représenté près de la moitié (127/279 unités de sens, soit 45,52 %) des discours tenus lors des rencontres de groupe. Le discours des personnes participantes sur les raisons de leur décrochage s’organise autour de quatre thématiques : (1) le manque de soutien et de ressources; (2) la lourdeur de la charge émotionnelle associée à la profession; (3) le contexte professionnel difficile; et (4) les relations personnelles et professionnelles insatisfaisantes. Chacune de ces thématiques est présentée de manière synthétisée dans le Tableau 1, afin d’offrir une vue d’ensemble de ces résultats, et sera reprise de manière détaillée dans le texte.

Tableau 1

Distribution des unités de sens (n = 127) tirées des entrevues virtuelles de groupe pour la thématique Raisons expliquant le décrochage du personnel enseignant

Distribution des unités de sens (n = 127) tirées des entrevues virtuelles de groupe pour la thématique Raisons expliquant le décrochage du personnel enseignant

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Le manque de soutien et de ressources

Pour le personnel enseignant ayant participé aux entrevues virtuelles de groupe, le manque de soutien et de ressources contribue au désir d’abandonner la profession enseignante. Plusieurs éléments tirés du discours des répondants traitent du manque de ressources humaines pour les aider, par exemple, à gérer les comportements turbulents des élèves : « […] fallait avoir un rendez-vous. Si un élève fait sa crise, faut presque que ça tombe dans la plage horaire qui lui est allouée » (3 : 56[2]). Plusieurs unités de sens portent sur le manque de ressources financières : « Les besoins des enfants augmentent, mais le financement dans les écoles n’augmente pas. […] on embauche de moins en moins d’aides-enseignants, mais on met de plus en plus d’enfants à besoins, pour l’inclusion, des fois, qui dépasse mon expertise » (1 : 73). D’autres énoncés sont davantage associés au manque de ressources matérielles : « Donne-moi des ressources qui sont déjà créées, comme ça […] je ne peux pas créer pour six ou sept matières » (1 : 91). Plusieurs personnes rencontrées déplorent le manque de soutien de la part de leur direction d’école. Par exemple : « […] l’école et la réalité, c’est deux choses. [Le besoin de soutien] est pas tenu en compte et les directions d’école ne sont pas sensibles à cela du tout » (4 : 11).

Également, le manque d’occasions pour avoir accès à de la formation continue, le manque de temps pour y participer ainsi que l’impression d’un manque de pertinence de ces formations sont des expériences plutôt négatives qui ont contribué à la décision de quitter la profession. Par exemple, certaines personnes aimeraient « […] que l’accès aux formations soit plus facile et que cela soit plus reconnu » (3 : 69). D’autres précisent que « la formation continue peut être une raison pourquoi on décroche aussi, parce que tout change trop vite » (3 : 68).

Plusieurs personnes rencontrées soulignent aussi le manque de moyens pour répondre aux besoins variés des élèves vivant des difficultés. Par exemple : « [Des] fois, ça finit plus, les classes. Il y a trop de cas, puis c’est des cas de déficits d’attention, des enfants autistes, des enfants avec toutes sortes de défis, la dyslexie, des si et des ça, puis on vient qu’on le sait plus » (4 : 41).

Enfin, l’absence d’accompagnement et de mentorat contribue aussi à la décision de quitter la profession. Par exemple, l’une des participantes mentionne : « Moi, les écoles que j’ai fréquentées, il n’y avait pas de programme de mentorat. […] Je pense que ce n’est pas normal que [seulement] certains milieux bénéficient justement de ce programme de mentorat quand la pénurie est généralisée » (4 : 68).

La lourdeur de la charge émotionnelle et cognitive associée à la profession

Une autre catégorie de raisons qui poussent le personnel enseignant rencontré à décrocher est la lourdeur de la charge émotionnelle en lien avec la profession. Les personnes ayant participé aux entrevues soulignent vivre avec une peur d’être jugées et sentent qu’on leur manque de respect. Elles mentionnent : « […] les élèves ont peur de rien. Ils cassent des portes dans les toilettes. Ils volent les distributeurs et c’est OK? Les médias sociaux, c’est rendu fou. […] Il y a des élèves qui ont filmé une enseignante! » (1 : 37). D’autres remarquent un « manque de respect de plus en plus des parents par rapport à l’enseignant. […] Il y a de moins en moins d’appuis des parents » (1 : 23). Certaines notent le manque de reconnaissance en général envers la profession : « La valeur de l’éducation au sein du gouvernement n’a pas la représentation qu’elle devrait avoir » (3 : 18). À cela, une autre ajoute : « Ce discours [négatif sur l’éducation] rend cela presque dévalorisant » (4 : 25).

L’impression d’être toujours surchargé et de manquer de temps est aussi bien présente dans le discours du personnel enseignant rencontré. L’un de leurs membres mentionne : « À chaque année, on dirait qu’on ajoute sur les épaules des enseignants » (1 : 60). Une autre précise : « [Il y] avait surtout la surcharge parce que les vingt-quatre compétences du cours, il fallait les enseigner au complet, fallait enseigner le programme au complet tout seul […] même quand j’avais zéro expérience sur certaines » (1 : 65). Concernant le manque de temps, une personne rencontrée précise qu’« on n’a pas assez de temps dans notre journée de huit à quatre pour faire toute la correction et la planification » (3 : 58).

À cette charge de travail s’ajoute le sentiment d’être en constant déséquilibre. Certains parlent d’une méconnaissance de ce qu’ils doivent enseigner : « [Tu] ne sais pas quoi enseigner. C’est comme si on fait de l’improvisation » (1 : 76). D’autres, en situation précaire, soulignent constamment devoir changer de milieu de travail : « On n’est pas sûr dans quelle école on va être, c’est toujours un changement d’environnement. C’est toujours de quoi de nouveau » (1 : 110).

Enfin, les personnes participantes soulèvent la lourdeur de la charge psychologique qu’implique leur profession : « [La] charge psychologique me prenait énormément d’énergie. Au point où, justement, j’arrivais chez moi le soir [et] je n’étais pas capable de me dire : “Ok, ma journée est terminée, demain est un nouveau jour.” C’est juste un continuum auquel il est difficile de mettre une fin » (3 : 66).

Le contexte professionnel perçu comme exigeant

Un autre aspect qui est ressorti du discours du personnel enseignant est le contexte professionnel difficile dans lequel oeuvrent ses membres. En plus de constater la lourdeur de la tâche et de jongler avec les défis langagiers des élèves, certaines personnes ont soulevé leur inconfort à s’accorder une journée de congé. D’autres disent être préoccupées du fait que la personne choisie pour les remplacer n’a souvent pas les compétences nécessaires : « Il y a de fortes chances que la personne qui vienne te remplacer n’est pas une personne qualifiée. Elle est là juste parce qu’elle parle français. C’est peut-être un concierge, c’est peut-être la mère d’un élève. Donc, tu ne peux pas laisser du travail qui va être complexe parce que l’enseignement ne sera pas donné » (3 : 77). À cela, une autre ajoute : « [Il] faut que tu considères que c’est une plante verte qui te remplace » (3 : 79). À ces préoccupations s’ajoutent aussi celles en lien avec les comportements des élèves : « Il faut faire quelque chose de simple que tu sais que les élèves vont faire en espérant qu’ils soient de bonne humeur cette journée là et qu’ils coopèrent » (3 : 78).

Parmi les autres éléments d’un contexte professionnel perçu comme difficile, le personnel enseignant entendu souligne la perception que les attentes envers eux sont trop élevées. Par exemple, l’une des personnes rencontrées affirme : « [Quand] j’ai commencé ma carrière, j’étais en cinquième [ou] sixième année […]. Et là, tout d’un coup, on m’a mis comme spécialiste dans un domaine que j’ai aucune expérience, et j’avais 300 élèves. Et on continuait à m’en ajouter. Là, j’ai décroché » (1 : 15). Une autre ajoute : « [Ce] n’est juste pas réaliste de demander à une personne de faire cela » (1 : 6).

Le contexte difficile de l’insertion professionnelle est aussi ressorti du discours des personnes participantes. Par exemple, l’une d’elles dit : « [Une] fois arrivée sur le marché du travail dans les écoles, je me sentais un peu laissée à moi-même » (3 : 114). Une autre complète : « L’école où j’étais avait tellement d’interventions et de systèmes en place que les enseignants qui y rentraient, ça leur prenait un an ou deux à s’habituer [juste à cette école-là] » (2 : 50).

Les relations personnelles et professionnelles insatisfaisantes

Les aspects relationnels associés à la profession occupent une place dans le discours du personnel enseignant rencontré lors des entrevues de groupe. Un des premiers éléments mentionnés par les gens rencontrés pour expliquer leur envie de décrocher est le manque d’entraide et de collaboration entre collègues. Par exemple, l’une de ces personnes dit : « Souvent, quand on demandait des questions, on essayait d’aller chercher de l’aide, on se faisait souvent dire : “Bien nous aussi on est passé par là, débrouille-toi!” » (1 : 32). Certains parlent aussi d’une dynamique malsaine au sein de l’équipe-école : « [Je] dirais que les chicanes d’enseignants, c’était très fréquent. Puis, cela peut justement peser sur le poids mental de la profession » (1 : 66).

L’accueil du nouveau personnel enseignant au sein d’une école est aussi un élément ressortant du discours des personnes rencontrées. L’une d’elles précise : « On aime utiliser le terme inclusion. On aime ça en éducation, c’est beau. […] Du côté des enseignants, on dirait qu’on n’est pas tout à fait là. Est-ce qu’on veut vraiment inclure tout le monde? […] Moi, je le vivais, par exemple, où tu te retrouves tout seul après les classes ou même dans la salle de dîner. […] Chacun son quotidien, puis on ne vient pas autour de toi pour s’assurer que tu survis » (4 : 28).

Il semble aussi que les relations avec les parents soient un aspect relationnel menant certains au décrochage. Par exemple, l’une des personnes rencontrées précise : « Je trouve que les relations parents-enseignant ont beaucoup changé, ce n’est plus un travail d’équipe. On dirait que c’est diviser au lieu de faire quelque chose ensemble » (1 : 36).

En terminant, à l’issue des analyses effectuées, bien que l’échantillon soit de petite taille, aucune distinction ne semble ressortir d’une province à une autre. Dans cette étude, le vécu des personnes que nous avons rencontrées est semblable, peu importe leur lieu de travail.

conclusion

Rappelons que les raisons avancées par le personnel enseignant en contexte francominoritaire rencontré pour expliquer le désir ou la décision de décrocher s’organisent autour du manque de soutien et de ressources, de la lourdeur de la charge émotionnelle associée à la profession, du contexte professionnel difficile, ainsi que des relations personnelles et professionnelles insatisfaisantes. Les résultats présentés montrent que le manque de soutien et de ressources contribue à l’insatisfaction professionnelle du personnel enseignant et à leur décrochage. Ces résultats s’inscrivent en cohérence avec ceux d’autres études (p. ex. : Gratton et Chiasson, 2014; Mukamurera et al., 2019) plaçant, entre autres, l’accompagnement comme un élément clé pour une insertion professionnelle réussie (Boutin et Dufour, 2021), mais aussi pour maintenir l’engagement au travail. Plusieurs auteurs soulignent la force de l’accompagnement comme un vecteur d’innovation pédagogique et de développement d’attitudes plus ouvertes envers l’autre (Boutin et Dufour, 2021; Daigle et al., 2021). La perception de ne pas recevoir le soutien et l’appui de la direction d’école a un impact sur la décision du personnel enseignant de décrocher de la profession (Desmeules et Hamel, 2017; Mukamurera et al., 2020).

De plus, les résultats en lien avec la lourdeur de la charge émotionnelle vécue par le personnel enseignant ainsi que les difficultés contextuelles rencontrées témoignent d’un sentiment de mal-être conduisant au désengagement professionnel. Le sentiment de mal-être est abordé dans plusieurs études (p. ex. : Gauthier-Lacasse et Robichaud, 2018; Jeffrey, 2011; Rojo et Minier, 2015) et est perçu comme un facteur important de désengagement et de décrochage enseignant (Kamanzi et al., 2017). À cet effet, plusieurs auteurs avancent que la formation psychologique du nouveau personnel enseignant pourrait être une avenue intéressante pour prévenir le décrochage puisqu’elle pourrait améliorer les capacités d’adaptation et la gestion des émotions (Pelletier et Marzouk, 2018; Martin et al., 2004).

Enfin, le fait d’avoir des relations personnelles et professionnelles perçues comme insatisfaisantes semble aussi contribuer à la décision de quitter la profession. Avoir des relations interpersonnelles enrichissantes semble jouer un rôle fondamental dans la satisfaction et l’engagement au travail (Kamanzi et al., 2017). Ces interactions avec des collègues sont également une source importante de savoir professionnel (Daigle et al., 2021). Effectivement, en observant ses collègues, il est possible de prendre conscience de ses erreurs et de mieux en comprendre les causes (Morales-Perlaza, 2020).

En terminant, cette étude présente plusieurs limites, notamment le nombre peu élevé de personnes qui y ont participé. Le recrutement a été une étape difficile puisque traiter de sujets sensibles peut provoquer une charge émotive importante, notamment chez une personne aux prises avec des questionnements personnels sur son avenir professionnel. Une autre difficulté « rencontrée régulièrement par les équipes de recherche est celle de retracer le personnel enseignant qui a quitté la profession » (Dalley et al., 2019, p. 4). Une autre limite est associée à la transférabilité des résultats. Les propos recueillis sont essentiellement des données narratives, soit le partage d’expériences personnelles. Bien que la transférabilité des résultats à des contextes similaires soit envisageable, l’interprétation qui en découle doit inviter à la prudence et est donc limitée. Des recherches futures pourraient s’intéresser plus spécifiquement à la recherche de solutions concrètes pour relever les défis rencontrés en période d’insertion professionnelle et favoriser le bien-être du personnel enseignant, considéré comme une variable incontournable pour le maintien de la motivation, et ainsi contribuer à la persévérance en enseignement.

La teneur des résultats présentés dans cet article brosse un portrait sombre de la profession enseignante. Pourtant, ce portrait n’est qu’une illustration ancrée dans la réalité des effets de la crise actuelle, qui a des conséquences notamment sur la pénurie de personnel enseignant en milieu francophone au Canada. Les sujets abordés mettent en lumière des constats difficiles. Rappelons qu’ils prennent racine dans la complexité des expériences vécues au quotidien par le personnel enseignant. Il importe donc d’entendre et de considérer la parole de ces personnes qui ont abdiqué ou sont en voie d’abdiquer. L’enseignement n’est pas une carrière que l’on choisit à la légère, et le fait d’en décrocher n’est certainement pas une décision facile à prendre et à assumer. Explorer des pistes de solutions concrètes pour améliorer le bien-être du personnel enseignant et, par le fait même, celui des élèves, est nécessaire puisque le décrochage a des répercussions directes sur eux et leur réussite éducative.