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INTRODUCTION

Les recherches le montrent, le personnel enseignant se sent démuni sur la manière d’enseigner et d’évaluer l’oral, et plus spécifiquement sur la façon de développer la compétence à communiquer oralement des élèves (Colognesi et Deschepper, 2019; Dumais et al., 2017; Gagnon et al., 2019; Sénéchal et al., 2019; Simard et al., 2019). En effet, s’il n’est pas simple d’offrir une rétroaction à l’oratrice ou à l’orateur tant toute prestation orale, aussi éphémère soit-elle (Dolz et Schneuwly, 2000), est inséparable de la personne que la locutrice ou le locuteur représente, de son corps, de sa voix et de son identité (Berdal-Masuy et Renard, 2015; Lavoie et Bouchard, 2017), d’autres tensions relatives aux modalités de l’évaluation apparaissent, telles que le choix de noter ou non la prestation, le type de rétroaction à offrir, l’implication ou non de l’oratrice ou de l’orateur, la prise en compte des émotions, etc. (Stordeur et al., sous presse). À cela s’ajoute la question de la construction et/ou de l’utilisation d’outils d’évaluation (Wiertz et al., 2020) et, surtout, du temps que cela peut prendre (Gagnon et al., 2017).

Une des manières de faire face à cet aspect relatif au temps est d’impliquer les élèves dans le processus d’évaluation en mobilisant l’évaluation par les pairs. Cette dernière constitue un levier important pour l’apprentissage (Gielen et al., 2010) et fait partie des pratiques efficaces pour enseigner l’oral (Colognesi et Hanin, 2020; Dumais et al., 2017). Dans une précédente étude (Colognesi et al., 2020), partant du constat qu’il y a un manque de recherches disponibles sur l’évaluation de l’oral par les pairs dans l’enseignement primaire, nous avions comparé deux modalités : une condition de rétroaction écrite et une condition de rétroaction orale discutée. Dans les deux cas, les élèves pouvaient s’appuyer sur des critères préalablement construits. Si tous les élèves se sont significativement améliorés, ceux qui ont bénéficié de la rétroaction orale négociée, dans laquelle l’élève évalué est présent dans la discussion, ont reçu plus de conseils et ont progressé davantage. Cela nous amène à étudier ce qui se produit dans ces moments d’évaluation par les pairs à l’oral afin de savoir comment les élèves ont fonctionné et utilisé les critères mis à leur disposition. Plus précisément, nous tentons de répondre à quatre questions : comment les échanges entre élèves lors de l’évaluation par les pairs se déroulent-ils? Est-ce que ces fonctionnements évoluent dans le temps? Comment réagit l’élève évalué dans les échanges? Quelles difficultés rencontrent les élèves pour évaluer l’oral?

L’ÉVALUATION DE L’ORAL PAR LES PAIRS

Évaluation par les pairs

L’évaluation par les pairs implique deux ou plusieurs élèves dans une relation symétrique dans l’évaluation de leurs acquisitions, de leurs difficultés ou de leurs progrès respectifs (Allal, 1999, 2020; Gielen, et al., 2010; Wegmuller et Allal, 1997). Elle intervient dans une optique formative à l’intérieur de laquelle la régulation par l’évaluation n’est plus considérée comme un événement particulier de l’apprentissage, mais comme une partie intégrante de celui-ci (Allal et Mottier Lopez, 2005).

L’évaluation par les pairs demande ainsi aux élèves d’offrir de la rétroaction aux autres, c’est-à-dire un retour d’information concernant des aspects de la performance ou de la compréhension d’une personne (Hattie et Timperley, 2007). C’est cette rétroaction qui permet à l’élève évalué de progresser (Wisniewski et al., 2020). Lafontaine (2007) explique que l’évaluation par les pairs peut prendre trois formes : 1) normative, dans laquelle les pairs attribuent une valeur numérique à la performance de la personne évaluée; 2) qualitative, dans laquelle les élèves évaluent le travail effectué par l’entremise d’un commentaire; 3) descriptive, dans laquelle certains élèves observent des pairs en utilisant des critères spécifiques pour déterminer leurs points forts et leurs points d’effort. Cette troisième forme est considérée comme la plus utile, car elle permet aux personnes qui reçoivent la rétroaction de s’améliorer (Brookhart, 2008).

Conditions pour une évaluation de l’oral par les pairs

Ce type d’évaluation ne va pas de soi (Paulus, 1999), surtout dans le cas spécifique de l’évaluation de la compétence à communiquer oralement par les pairs. Dans notre contexte de la Fédération Wallonie-Bruxelles de Belgique, cette compétence est nommée Savoir parler dans le programme (Communauté française, 2013) et est composée de plusieurs sous-compétences : orienter sa parole en fonction de la situation de communication; élaborer des significations; assurer l’organisation et la cohérence du message; utiliser des moyens non verbaux. Quelques conditions semblent importantes à réunir pour l’évaluation par les pairs de la compétence Savoir parler.

Tout d’abord, et cela peut tomber sous le sens, il faut pouvoir revenir sur ce qui a été dit afin de l’analyser et de l’améliorer. En ce qui concerne l’analyse, la question de l’aspect éphémère de l’oral (Dolz et Schneuwly, 2000) se pose, et les responsables de l’évaluation peuvent avoir besoin de traces. Sur le plan de l’amélioration, la « réoralisation » (Colognesi et Dolz, 2017, p. 188), c’est-à-dire le fait de donner plusieurs versions orales d’un discours, est nécessaire pour que les rétroactions reçues puissent être activées.

Ensuite, il faut considérer des critères pour évaluer les autres. Dans leur étude, Leenknecht et Prins (2018) ont cherché à savoir si la participation des élèves de l’école primaire à la définition des critères et des normes d’évaluation se traduisait par une meilleure évaluation par les pairs et un meilleur style de rétroaction. Leurs résultats ont montré que c’était le cas. Ainsi, les élèves qui ont discuté des critères et des normes avant de donner leur avis ont fourni une rétroaction plus positive et plus efficace que les autres. Cela laisse entendre que les élèves du primaire sont capables d’utiliser des critères qu’ils connaissent pour évaluer les prestations orales de leurs pairs.

Enfin, puisque l’évaluation par les pairs invoque des mécanismes complexes qui ne sont pas innés chez les élèves (Bourgeois et Laveault, 2015), il semble nécessaire qu’ils puissent avoir compris le contrat de collaboration qui les lie et qui les amène à interagir (Slavin, 2010). Au départ, il leur faut avoir les compétences relationnelles primordiales (comme travailler en équipe, être à l’écoute, etc.) pour résoudre les éventuels conflits et prendre des décisions communes (Baines et al., 2009), ou y être formés. Il est aussi important, comme le mentionnent Tremblay et Turgeon (2019) en parlant des cercles d’auteurs, que la personne responsable de l’évaluation puisse « prendre en compte son interlocuteur en portant attention à l’effet produit par les idées émises » (p. 100). Cela comprend notamment la manière de s’exprimer en utilisant, par exemple, le « je » plutôt que le « tu » pour rendre le commentaire « moins direct et éviter de placer l’élève sur la défensive » (Dumais, 2010, p. 209).

Bénéfices de l’évaluation par les pairs

La recension des écrits met en lumière plusieurs bénéfices de l’évaluation par les pairs. Premièrement, l’évaluation par les pairs « favorise les apprentissages de celui qui reçoit les commentaires ainsi que de celui qui les émet » (Dumais et al., 2017, p. 157). En effet, les élèves s’améliorent sur la base de ce qu’ils reçoivent comme commentaires, mais aussi en fonction de ceux qu’ils formulent eux-mêmes à leurs pairs (Colognesi et Deschepper, 2018; Dumais, 2010) à condition qu’un enseignement des objets de l’oral soit réalisé au préalable. En plus, les rétroactions sont formulées dans leurs propres mots avec des suggestions et un partage d’idées, ce qui crée un effet régulateur (Hattie et Timperley, 2007). Deuxièmement, l’évaluation par les pairs suscite chez les élèves une participation plus active dans leurs apprentissages. Effectivement, lorsqu’un élève en évalue un autre, cela lui permet de mieux comprendre les objectifs à atteindre (Allal et Mottier Lopez, 2005), mais aussi d’augmenter son niveau de compétence, puisqu’il prend conscience de son propre niveau (Topping, 1998). Troisièmement, le fait que les élèves interagissent et discutent de leur évaluation leur permet de développer des compétences relatives au travail d’équipe et à la communication, telles que le partage de points de vue, la formulation de leurs idées ou le rejet de suggestions (van Gennip et al., 2010).

MÉTHODOLOGIE

Pour répondre à nos questions de recherche, nous avons opté pour une approche qualitative, avec pour ambition de comprendre la dynamique (Savoie-Zajc, 2011) qui s’installe au coeur des moments d’interactions entre pairs.

Participants

Le dispositif présenté dans la section suivante a été mis en place dans une classe choisie spécifiquement, car les élèves avaient l’habitude de travailler en sous-groupes. Nous nous sommes ainsi assurés qu’ils maîtrisaient les compétences relationnelles nécessaires au travail que nous allions proposer. La classe, provenant d’une école à indice socioéconomique[1] élevé, était composée de 21 élèves de 10 et 11 ans. Suivant leurs affinités, les élèves se sont subdivisés en six sous-groupes, présentés dans le tableau 1.

Tableau 1

Détails des différents sous-groupes

Détails des différents sous-groupes

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Déroulement

Le dispositif « Itinéraires », adapté pour l’enseignement de l’oral (Colognesi et al., 2020), a été mis en place dans la classe. Dans cette méthode, les élèves réalisent plusieurs « réoralisations » (Colognesi et Dolz, 2017) d’un message pour améliorer leur maîtrise d’un genre discursif choisi. Des interventions pour les soutenir sont prévues en alternance entre ces productions orales : des étayages de l’enseignant, axés sur les connaissances nécessaires à la production du genre, et des rétroactions des pairs. En outre, des questions métacognitives sont posées aux élèves au fil du travail.

Plus concrètement, les élèves ont vécu deux « itinéraires » sur une période de trois mois (voir l’annexe 1 pour une schématisation du dispositif avec la mise en évidence des moments où les données relatives à l’évaluation par les pairs ont été collectées). Chacun a duré en moyenne 5 semaines, à raison de 2 périodes de 55 minutes par semaine, pour un total de 550 minutes. Les élèves ont travaillé le compte rendu d’une journée et le récit de vie. Le protocole complet de l’intervention est rapporté en annexe 2, et un exemple de questions métacognitives est proposé dans l’annexe 3. Les activités d’étayage ont porté sur les objets d’enseignement de l’oral, d’une part, soit les caractéristiques du genre à produire, à savoir la chronologie des événements et le regroupement des informations (itinéraire 1), et, d’autre part, sur l’intonation et la position du regard (itinéraire 2).

Dans chaque « itinéraire », les élèves ont été invités à s’évaluer mutuellement à deux reprises. Ainsi, en tout, quatre temps d’évaluation par les pairs ont eu lieu, chacun d’une durée d’environ 25 minutes. Une activité d’enseignement de la rétroaction est incluse dans le dispositif : sur la base de l’écoute d’une bande sonore du même genre que celui à produire, les élèves ont discuté des points positifs et de ceux à améliorer. Cela a permis de concevoir une grille de critères (annexe 4 : exemple de critères utilisés au temps 1) que les élèves devaient utiliser pour évaluer leurs camarades en vue d’un jugement tendant à être le plus objectif et équitable possible (Dunbar et al., 2006). Les élèves se basaient uniquement sur les étayages afin d’établir la grille de critères.

Les élèves ont été regroupés par trois ou quatre. Les groupes sont restés identiques lors des deux itinéraires, suivant les préconisations de Baudrit (2005) et Blatchford et al. (2003). Dans un même temps, les élèves discutaient à tour de rôle des prestations orales des autres membres du groupe. L’élève évalué était donc présent et pouvait intervenir s’il le souhaitait.

Modalités de collecte et d’analyse des données

Tous les moments d’évaluation par les pairs ont été enregistrés à l’aide de dictaphones posés sur les bancs des élèves. L’ensemble des données représente 415 minutes d’enregistrement audio, ce qui correspond à 16 417 mots dans les transcriptions.

La triangulation de l’équipe de recherche a été établie en impliquant deux chercheurs dans le processus d’analyse des données (Creswell, 2007). Ils ont ainsi lu à plusieurs reprises les verbatims, réalisé le codage individuellement, puis discuté jusqu’à l’obtention d’un consensus. Plusieurs traitements ont été appliqués aux données en fonction des différentes questions de recherche. Pour les questions en lien avec les types de fonctionnements des sous-groupes et leur évolution dans les quatre temps d’évaluation, une lecture de l’ensemble des échanges du temps 1 a été réalisée, avec un classement des 20 échanges en fonction de la manière dont ils se réalisent. La discussion entre les deux chercheurs a amené à un premier classement et une modélisation des fonctionnements, qui ont ensuite été utilisés pour l’ensemble du matériau. Pour les questions relatives à la place de l’élève évalué et aux difficultés, deux analyses de contenu, à modèles ouverts, ont été appliquées par deux chercheurs en suivant les préconisations de L’Écuyer (1990).

PRINCIPAUX RÉSULTATS

Les questions de recherche structurent la présentation des résultats, illustrés par des extraits représentatifs.

Comment les échanges entre élèves lors de l’évaluation par les pairs se déroulent-ils?

Dans tous les groupes, les élèves ont utilisé la grille de critères construite en classe et se sont référés aux composantes de l’oral qui y étaient présentées. L’analyse effectuée révèle des différences entre les sous-groupes, tant dans le fonctionnement durant l’échange que dans les modalités de clôture de celui-ci. En effet, durant les échanges, trois types de fonctionnements dominants apparaissent. Ils sont présentés dans le tableau 2 et développés ensuite.

Tableau 2

Trois types de fonctionnements utilisés par les élèves lors de l’évaluation par les pairs

Trois types de fonctionnements utilisés par les élèves lors de l’évaluation par les pairs

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Dans le fonctionnement A, les critères de la grille d’évaluation sont passés en revue les uns après les autres. Les échanges autour de chacun d’eux sont très limités, puisque les élèves confirment ou non un avis ou un commentaire des responsables de l’évaluation sans aller plus loin dans les explications. Il n’y a donc pas de véritable discussion entre les intervenants. Ils ne cherchent pas à illustrer leur avis ni à se mettre d’accord quand celui-ci est différent. On assiste ici à une juxtaposition des points de vue autour de chaque critère de l’oral abordé (extrait 1).

AL

ok. Connecteurs de temps?

LI

non.

AL

non.

MA

ordre chronologique non. Enfin si si…

LA*[2]

bof.

MA

oui.

AL

bof ok.

Extrait 1 – Échange du groupe 6 au temps 1

Dans le fonctionnement B, les critères de la grille sont également utilisés successivement, mais, cette fois, les élèves ne se limitent pas à un simple avis positif ou négatif. Ils discutent entre eux pour arriver à un consensus autour d’un critère (extrait 2), expliquent comment ils arrivent au jugement qu’ils avancent (extrait 3) et justifient leur point de vue en apportant des précisions, mais aussi des conseils pour que l’oratrice ou l’orateur puisse s’améliorer (extrait 4).

PA

Moi je trouve qu’au début, sa présentation n’était pas très fluide

MA

oui, mais après elle s’est quand même rattrapée

Extrait 2 – Échange du groupe 3 au temps 3

PA

et connecteurs de temps je dis genre bof parce que tu répètes souvent les mêmes connecteurs

Extrait 3 – Échange du groupe 3 au temps 1

EM

pour moi, en conseil d’amélioration, tu devrais plus nous regarder que regarder autour de toi

ES

au début

EM

Oui, c’est vrai, au début, tu regardais comme ça

ES

tu regardais le tableau et le tableau des charges

Extrait 4 – Échange du groupe 4 au temps 4

Dans le fonctionnement C, des explications et des justifications des propos sont également présentes. Par contre, si les élèves utilisent aussi les critères, ils prennent de la liberté par rapport à ceux-ci. En effet, les critères semblent être des points de repère, et non pas une liste d’éléments à passer en revue. Ainsi, dans la discussion, les aspects discutés passent de l’un à l’autre en revenant sur des éléments déjà discutés. Cela arrive soit : 1) quand, au début de la discussion, les évaluatrices et les évaluateurs énoncent des critères en même temps, qu’ils reprennent ensuite; 2) quand les élèves n’arrivent pas à discuter de certains critères qui semblent trop compliqués; 3) quand ils se rendent compte qu’un aspect n’a pas été discuté suffisamment; 4) quand un élève interrompt la discussion en amenant un autre sujet que celui envisagé (extrait 5).

WI

on va commencer par les commentaires positifs / ton texte était bien imaginé

VA

je trouve que ce n’était pas long

NA*

ça a quand même pris une minute / c’est parce que j’ai parlé vite parce que j’aurais pu faire mes parents…(Parle lentement)

WI

on avait dit positif / le deuxième commentaire positif

NA*

je ne regarde pas trop ma feuille

WI

il y avait une bonne intonation

NA*

OK, ça je ne dois plus toucher / ça me va

AU

oui

WI

bon et pour le commentaire négatif?

VA

que ce n’était pas assez long / je trouve que ce n’était pas assez long

WI

ouais c’est vrai

VA

faire un petit peu plus de phrases

AU

vu que tous les livres des albums de rêves sont longs longs longs comme celui de la girafe // moi j’ai adoré ton texte

Extrait 5 – Échange du groupe 1 au temps 3

Par ailleurs, deux manières de conclure les discussions autour d’une même prestation ont également émergé de l’analyse. Ainsi, soit l’échange s’arrête au dernier critère abordé, sans clôture, soit les élèves font la synthèse des différents critères abordés en ce qui a trait aux points forts et aux points d’effort, et ils vont même jusqu’à proposer un défi prioritaire à l’oratrice ou à l’orateur pour sa prochaine réoralisation (extrait 6).

LI

Donc le commentaire à améliorer d’abord / essaye de regarder tout le monde de la même manière.

Extrait 6 – Échange du groupe 6 au temps 4

Est-ce que ces fonctionnements évoluent au fil du temps?

Le tableau 3 donne à voir l’utilisation des trois fonctionnements mentionnés supra (A, B ou C) des six groupes aux quatre temps d’évaluation par les pairs. Le chiffre renvoie au nombre de fois pour lequel le fonctionnement est utilisé par le groupe à chaque temps, ce qui permet de voir qu’il arrive que plusieurs fonctionnements apparaissent dans un même temps d’évaluation. Par exemple, au temps 1, le groupe 1 utilise trois fois le fonctionnement A, et une fois le fonctionnement C.

Tableau 3

Utilisation des fonctionnements dominants (A, B ou C) des six groupes aux quatre temps d’évaluation par les pairs (78 échanges)[3]

Utilisation des fonctionnements dominants (A, B ou C) des six groupes aux quatre temps d’évaluation par les pairs (78 échanges)3

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Pour l’ensemble du dispositif et des quatre temps d’évaluation par les pairs, c’est le fonctionnement B qui est privilégié par les élèves (A = 18, B = 41, C = 19). Pourtant, quand on observe le premier temps d’évaluation, on remarque que c’est le fonctionnement A qui est le plus utilisé par les élèves au départ (12 fois sur 20). Au fil des rétroactions, cette façon de fonctionner est abandonnée au profit des fonctionnements B ou C. Ce phénomène se passe soit dans un même temps d’évaluation (par exemple, les groupes 1, 5 et 6 réalisent trois évaluations avec le fonctionnement A au temps 1, et la quatrième avec le fonctionnement B pour les groupes 5 et 6 et le fonctionnement C pour le groupe 1), soit d’un temps à l’autre.

En ce qui concerne la clôture des échanges, comme le montre le tableau 4, le fait de réaliser une synthèse est vraiment rare (6 fois sur 78). Cela se passe soit quand l’élève évalué le demande, soit quand il le fait lui-même pour s’assurer qu’il a bien compris les commentaires.

Tableau 4

Répartition des types de clôtures (avec ou sans synthèse) pour les quatre temps (78 échanges)

Répartition des types de clôtures (avec ou sans synthèse) pour les quatre temps (78 échanges)

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Comment réagit l’élève évalué dans les échanges?

L’élève évalué peut intervenir verbalement, et ce, pour des raisons différentes. Au début des échanges, les élèves évalués restent plutôt en retrait. Ainsi, au temps 1, sur 149 unités de sens au total relatives à des commentaires qui leur sont adressés, 91 restent sans réaction, contre 58 pour lesquelles il y a une réaction. Par contre, au temps 4, sur 97 commentaires renvoyant à des aspects de l’oral, seuls 28 restent sans réaction, contre 69 pour lesquels les élèves évalués interviennent. Et quand ils le font, c’est pour six raisons différentes, présentées dans le tableau 5. Il n’y a pas de différence majeure dans la présence d’un type de réaction par rapport à un autre au fil des temps d’évaluation par les pairs.

Tableau 5

Six types de réactions des élèves évalués

Six types de réactions des élèves évalués

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Par ailleurs, les extraits supra donnent à voir que les responsables de l’évaluation parlent dans les échanges à l’élève évalué (« tu ») ou de l’élève évalué (« il ») alors même que celui-ci est présent dans le sous-groupe. Par rapport à cela, il est à noter que soit les élèves utilisent le « tu » dès le départ, soit ils passent du « il » au « tu » spontanément en cours de discussion (extrait 7) ou après une intervention de l’élève évalué (extrait 8).

AS

pour sa présentation / elle a très bien donné son avis // tu as bien donné ton avis

Extrait 7 – Échange du groupe 2 au temps 1

TA

…moi je trouve que pour le négatif il aurait pu dire où ça se passe / il a oublié de le dire / il pourrait penser à le dire

ES*

il me semble bien que je l’ai dit trois fois

TA

ah ce que j’ai entendu / je n’ai pas entendu que tu l’aies dit …

Extrait 8 – Échange du groupe 4 au temps 1

Quelles difficultés rencontrent les élèves pour évaluer l’oral?

Plusieurs difficultés sont rencontrées par les élèves tout au long de leurs évaluations par les pairs. Nous épinglons ici les trois principales.

Premièrement, le manque de temps semble être un problème pour les élèves. En effet, devant passer en revue toutes les composantes de l’oral de la grille d’évaluation dans leurs échanges et considérer l’ensemble des critères qui y sont afférents, ils se retrouvent à aller plus vite pour certains aspects quand le temps est presque écoulé (extrait 9). En plus, avant de se mettre au travail, deux groupes ont passé un moment à discuter de leur stratégie de travail, certains élèves préférant discuter uniquement des points marquants, alors que d’autres ne voulaient pas s’éloigner de la grille.

TH

on ne va pas perdre plein de temps pour ça

Extrait 9 – Échange du groupe 5 au temps 2

Deuxièmement, il appert que la signification de certains termes liés à l’oral, principalement inhérents à la composante « voix/corps » (comme volume, débit, articulation), pose un problème aux responsables de l’évaluation. Malgré un enseignement préalable, la non-maîtrise de ce vocabulaire entraîne des rétroactions peu claires sur ces critères. De plus, les élèves abordent des notions qui n’ont pas été enseignées, comme le débit (extrait 10). Cette difficulté perdure.

IU*

…. et commentaires positifs / ton intonation est fluide et tu as une bonne intonation / c’est la même chose?

PA

ah non pas intonation / ton texte / enfin tu m’as comprise

Extrait 10 – Échange du groupe 3 au temps 3

Troisièmement, il semble que les élèves ont rencontré des difficultés à se positionner sur certains critères, non pas parce qu’ils ne les comprenaient pas, mais bien parce qu’ils ne se souvenaient plus des propos de l’oratrice ou de l’orateur. Ainsi, la difficulté de « tout observer » en une seule prise de parole et de l’évaluer relativement à un ensemble de critères ressort ici (extrait 11).

TA

euh je ne sais pas si elle a dit ça

ES

il ne me semble pas / on va mettre bof

TA

on va mettre bof parce qu’on ne sait pas

Extrait 11 – Échange du groupe 4 au temps 2

DISCUSSION ET CONCLUSION

Dans cette étude, nous avons voulu examiner ce qui se passe dans les moments d’évaluation de l’oral par les pairs au primaire, et cela, quand l’élève évalué est présent dans les échanges. Plusieurs aspects ressortent de nos résultats qui peuvent avoir autant d’implications pour la pratique.

Tout d’abord, il semble effectivement qu’il ne soit pas si simple pour les élèves d’évaluer ensemble une prestation orale d’un pair (Bourgeois et Laveault, 2015). En effet, même si le travail en sous-groupes est une habitude de la classe et qu’ils ont donc développé les compétences relationnelles nécessaires pour le faire (Bourgeois et Nizet, 2005), les élèves de notre échantillon ont utilisé majoritairement, lors des premiers échanges, un fonctionnement dans lequel il y a peu de discussions sur les critères. Le fait de répéter la tâche a permis une amélioration, puisque les élèves, après quelques évaluations, ont privilégié un fonctionnement dans lequel ils ont justifié et explicité les critères, puis en ont discuté ensemble; ils sont même revenus sur certains d’entre eux quand c’était nécessaire et ils en ont laissé d’autres de côté, dans une optique descriptive (Lafontaine, 2007). En fin de compte, permettre aux élèves de refaire plusieurs fois, avec les mêmes condisciples, une évaluation par les pairs les amène à améliorer, d’eux-mêmes, leur fonctionnement dans cette tâche.

Ensuite, il ressort de tout cela que la place de l’élève évalué se modifie au fil des échanges. En effet, dans les premiers temps, certainement du fait que l’évaluation est peu justifiée dans la plupart des groupes, l’oratrice ou l’orateur écoute sans trop réagir. Ce phénomène se modifie avec le temps et montre ainsi le besoin pour cet élève d’intervenir pour comprendre et réagir à propos des commentaires qui lui sont formulés, ce qui reflète bien son implication dans ce processus (Allal, 2020). De plus, la prise en compte de l’interlocutrice ou de l’interlocuteur s’est aussi améliorée en cours d’échange comme une condition au bon fonctionnement de celui-ci (Tremblay et Turgeon, 2019), et l’utilisation du « tu » dans les échanges ne semble pas les avoir compliqués. Nous avons montré six types de réactions de l’élève évalué qui se sont faites spontanément, puisqu’il n’avait pas été demandé à ceux-ci d’intervenir. Ces six réactions pourraient être présentées aux élèves et, pourquoi pas, complétées par d’autres pour qu’ils puissent savoir comment (mieux) intervenir dans les échanges. Il pourrait aussi être envisageable de travailler dans une réelle perspective d’une coévaluation en laissant à l’élève évalué une place pour mentionner son avis sur sa prestation de manière plus assumée.

Enfin, le fait d’avoir travaillé sur la base d’une grille de critères renvoyant aux composantes de l’oral enseignées ne semble pas avoir été tant facilitant pour les élèves. Premièrement, devoir aborder l’ensemble des critères a entraîné un problème dans la gestion du temps et, partant, a empêché des échanges soutenus autour des différents critères pour pouvoir les considérer tous. Se pose ainsi la question de savoir s’il faut demander aux élèves d’évaluer systématiquement toutes les composantes de l’oral qui ont été abordées lors des moments d’enseignement ou d’étayage, ou en sélectionner quelques-uns. Une piste à explorer pourrait être de déterminer avec les élèves – ou de leur demander de choisir entre eux – les critères de la grille qui leur paraissent les plus importants au regard de la prestation à évaluer. Deuxièmement, les élèves ont rencontré des difficultés dans la maîtrise de certains éléments, principalement ceux relatifs à la composante « voix/corps », et ce, bien qu’ils aient collaboré à la construction de la grille lors d’une activité consacrée à cela, comme le suggèrent Leenknecht et Prins (2018), et que ces éléments aient été en lien avec les enseignements réalisés et les compétences linguistiques qui y étaient développées (Millard et Menzies, 2016; Nonnon, 2016). Passer davantage de temps à enseigner ces objets de l’oral pourrait être une solution à envisager afin d’assurer une meilleure compréhension de ceux-ci.

Plusieurs perspectives de recherche découlent de notre travail. Premièrement, mesurer plus empiriquement les effets de l’utilisation de grilles critériées et de la sélection – ou non – par les élèves des critères dans le cadre de l’évaluation de l’oral par les pairs. Deuxièmement, se questionner sur les retombées d’une intervention destinée à enseigner aux élèves à offrir de la rétroaction et, plus spécifiquement, de la rétroaction sur les différentes composantes de l’oral. Il s’agit en effet de capacités sollicitées, mais qui ne sont pas nécessairement envisagées en classe de manière explicite. Troisièmement, examiner le processus et les retombées d’une réelle coévaluation durant laquelle l’oratrice ou l’orateur, qui a pris le temps de s’autoévaluer, peut confronter son jugement sur sa prestation orale à celui de ses pairs. Quatrièmement, étudier, dans toutes ces modalités d’évaluation de l’oral par les pairs, le sentiment de compétence des évaluatrices et des évaluateurs, la posture des intervenantes et des intervenants, les émotions en jeu, l’engagement dans les performances suivantes et les effets sur le développement de la compétence à communiquer oralement.