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INTRODUCTION

La question de la multimodalité dans l’étude de l’agir enseignant est un objet de recherche insuffisamment considéré. Depuis les années 1940, certaines équipes de recherche ont étudié la communication non verbale (Corraze, 1980; Cosnier et Brossard, 1984), notamment celle du personnel enseignant (De Landsheere et Delchambre, 1979; Pujade-Renaud, 1983) avec des conceptions qui diffèrent, mais qui prennent généralement en compte les gestes des mains, les regards, les mimiques faciales, les postures et les mouvements de la tête (Tellier, 2014).

Plus récemment, les études gestuelles (gesture studies) s’intéressent aux liens qui unissent la mimogestuelle à la parole (Kendon, 2004; McNeill, 1992). L’interdépendance de ces modes de communication peut être illustrée par les gestes coverbaux que Cosnier (1977) définit comme des « gestes et mimiques associés au discours verbal pour l’illustrer (“illustratifs”), le connoter (“expressifs”) ou renforcer et/ou souligner certains traits phonétiques, syntaxiques ou idéiques (“paraverbaux”) » (p. 2038). En outre, l’enseignante ou l’enseignant utilise aussi sa voix comme outil de travail (Guimbretière, 2000, 2014a, 2014b; Vavasseur, 2003), les deux dimensions étant à prendre en compte (Tellier et Cadet, 2014).

Cet article présente une étude exploratoire à visée descriptive (Gagné et al., 1989) qui prend appui sur une recherche doctorale (Owhadi, 2019) basée sur des données de la recherche Lire et écrire au CP[1] (Goigoux, 2016). Nous étudions les reformulations orales de deux enseignantes et d’un enseignant d’expérience en contexte d’atelier de production d’écrits en première année du primaire : celles-ci portent sur l’écrit à produire ou produit. Le canal vocal (accentuation expressive et pause) et le canal visuel sont-ils à prendre en considération dans le cadre de l’analyse de ces reformulations? Quel est le rôle de ces reformulations multimodales dans notre contexte d’étude?

En premier lieu, nous revenons sur la dimension multimodale dans l’étude de l’agir enseignant. Puis, nous exposons notre méthodologie en décrivant notre contexte d’étude ainsi que notre conception de la reformulation orale, et en présentant les modalités gestuelle/verbale et les modalités vocale/verbale de notre typologie des reformulations de l’« écrit dans l’oral[2] » qui sont susceptibles de jouer un rôle dans le processus de tutelle[3] (Bruner, 1983) pour produire de l’écrit. Enfin, nous exposons nos résultats en présentant des variations combinatoires dans ces reformulations multimodales. Ainsi, puisque nous nous situons dans une démarche descriptive, nous montrons quelques manières de faire ou de s’exprimer comme formes d’étayage dans notre contexte d’étude.

LA DIMENSION MULTIMODALE DANS L’ÉTUDE DE L’AGIR ENSEIGNANT

Une définition de la multimodalité

Différentes conceptions de la multimodalité sont présentes dans la littérature selon que nous y intégrons les dimensions corporelles et/ou matérielles. En contexte didactique, Rabatel (2010), considère que la multimodalité caractérise le langage oral « avec ses éléments proprement linguistiques, ses paramètres voco-mimo-posturo-gestuels paraverbaux auxquels s’ajoutent des éléments proxémiques » (p. 8).

Cadet (2014), dont nous retiendrons la définition, inclut quant à elle dans la multimodalité les modalités oral/écrit, les modalités vocales (prosodie, phonétique/phonologie), les modalités picturales ou supports (image, tableau, multimédia) ainsi que les modalités posturo-mimo-gestuelles (gestualité, mimiques, regards, postures, etc.).

La dimension corporelle

La proxémie, théorisée principalement par Edward T. Hall en anthropologie de la communication (Hall, 1966), renvoie notamment aux distances interindividuelles, ce qui implique de considérer les déplacements (Azaoui, 2019; Forest, 2006). En contexte scolaire, les travaux menés ont mis de l’avant l’importance des éléments proxémiques dans les relations interpersonnelles construites avec les élèves (Azaoui, 2019; Forest, 2006; Moulin, 2004), mais aussi sur le plan des apprentissages et de la construction des savoirs (Azaoui, 2019; Forest, 2006), puisque la proxémie joue un rôle dans l’autonomisation des élèves ainsi que dans leur engagement dans les activités.

En ce qui concerne les gestes, McNeill (1992) postule que ceux-ci forment avec la parole un seul et même système. À l’appui de cette idée, il rappelle que 90 % des gestes sont produits pendant un énoncé oral, que les gestes et la parole entretiennent un fort lien sur les plans temporel et sémantique, et que les gestes sont affectés dans les situations de troubles du langage comme l’aphasie (p. 23-24).

Parmi les différentes typologies gestuelles recensées (Cosnier, 1977; McNeill, 1992), celle de McNeill distingue quatre principales dimensions gestuelles :

  • Iconique : geste entretenant un lien de contiguïté avec son référent concret (p. ex. la main représente la forme d’un ballon);

  • Métaphorique : geste produit pour représenter un élément abstraitement (p. ex. la paume de la main vers le haut, bras légèrement tendu vers l’avant);

  • Déictique : geste de pointage;

  • Battements : gestes rythmiques et répétitifs réalisés du haut vers le bas. Ils peuvent être concomitants avec l’un des gestes susmentionnés. Ils sont parfois utilisés pour insister sur un point mentionné ou un objet montré.

À ces gestes coverbaux, il convient d’ajouter la catégorie des emblèmes, qui correspondent à des gestes conventionnels et marqués sur le plan culturel (Calbris et Montredon, 1986).

Dans le cadre de cette étude, nous retiendrons toutefois la catégorie « illustratifs », empruntée à Cosnier (1977). Elle englobe les gestes iconiques, métaphoriques et emblématiques. Elle désigne donc les gestes qui visent à symboliser un référent concret ou abstrait (action, idée, objet, etc.).

Dans le domaine de la didactique des langues, il existe aujourd’hui un nombre important de travaux précisant l’importance des gestes dans le processus d’enseignement-apprentissage, l’interaction ou la mémorisation (Azaoui, 2014, 2021; Denizci, 2015; Denizci et Azaoui, 2020; Macedonia, 2014; Sime, 2006; Tellier, 2008, 2014). Tellier (2014) définit, en s’appuyant sur la taxonomie de Dabène (1984), trois principales fonctions pédagogiques de la gestuelle de l’enseignante ou de l’enseignant :

  • Évaluation : gestes pour encourager, féliciter ou signaler/corriger une erreur;

  • Information : gestes attirant l’attention sur un élément particulier, symbolisant du lexique ou une information linguistique;

  • Animation : gestes de gestion de classe, placement des élèves, gestion des interactions, etc.

D’autres auteures et auteurs, tels que Ferrão-Tavares (1999), incluent également une fonction affective.

Sur le plan de la gestualité de type « déictique », Azaoui (2014, 2015) souligne l’importance de l’articulation multimodale déictique/regard dans la gestion de la classe en ce qu’elle accorde au personnel enseignant une ubiquité coénonciative à même de faciliter la gestion de multiples interventions tout en conservant une relation interpersonnelle avec chaque élève. Ainsi, Azaoui considère que « paraverbal et non verbal pèsent de tout leur poids dans l’information transmise, parce qu’ils l’accentuent, la confirment ou la contredisent, ou encore la complètent » (2014, p. 111). En étudiant la gestualité communicative du maître dans les pratiques de classe, Moulin (2004) constate que « la qualité du langage corporel de l’enseignant conditionne pour une grande part l’efficacité de son activité d’enseignement et, donc, la transmission de son propos didactique » (p. 158). Dans la continuité de ces travaux, Azaoui montre comment la question de la multimodalité est consubstantielle à l’agir enseignant dans la régulation des échanges pédagogiques (Azaoui, 2015), durant les rétroactions orales (reprises et reformulations notamment; Azaoui, 2016), au moment de l’évaluation orale (Azaoui, 2017) ou pendant les activités de lecture offerte[4] (Azaoui, 2020).

Cependant, « que l’enseignant soit un gesticulateur n’implique pas automatiquement que la gestuelle pédagogique utilisée soit profitable à l’apprenant puisque cela dépend également du profil d’apprentissage de ce dernier » (Azaoui, 2014, p. 129). La prise en compte des effets de cette gestuelle sur les élèves s’avère donc nécessaire (Tellier, 2008).

La dimension vocale

La voix constitue un autre instrument fondamental de l’enseignant (Guimbretière, 2000, 2014b; Vavasseur, 2003), sa maîtrise technique étant indispensable afin d’éviter des troubles de la voix[5] (Robieux et Giovanni, 2014).

La prosodie constitue un « champ d’étude d’un ensemble de phénomènes, tels que l’accent, le rythme, les tons, l’intonation, la quantité, les pauses et le tempo, qui constituent ce qu’il est convenu d’appeler les éléments prosodiques ou les éléments suprasegmentaux du langage » (Di Cristo, 2013, p. 2).

Guimbretière (2014b) distingue deux types d’accentuation[6] : l’accentuation rythmique et l’accentuation expressive (fonctions sémantique, pragmatique, didactique et expressive). L’auteure affirme que « cette dernière permet une mise en valeur d’éléments de l’énoncé » (p. 23).

Di Cristo (2013) définit la pause comme « la manifestation physique (pause objective) ou perceptive (pause subjective) d’une interruption ponctuelle du flux régulier de la parole » (p. 14). L’auteur défend l’idée qu’il existe des liens privilégiés entre la prosodie et la mimogestualité, et « les recherches qui tentent d’élucider la nature des liens entre la prosodie et la gestualité sont encore relativement peu nombreuses et en quête d’un cadre de travail de référence » (p. 40)[7].

Parmi les pistes proposées aux enseignantes et enseignants afin d’utiliser leur voix comme outil de travail, Guimbretière (2014a) propose de déterminer son « profil prosodique », celui-ci se composant de l’accentuation rythmique et expressive, du débit, de la segmentation et de la variation des paramètres de durée, de fréquence et d’intensité.

Ces dimensions vocales et corporelles sont présentes dans l’ensemble de l’agir enseignant au sein du phénomène langagier qu’est la reformulation orale.

Multimodalité et reformulation

Considérée comme un terme générique englobant toute forme de retour sur un discours antérieur, la reformulation orale joue un rôle déterminant dans la construction des savoirs (p. ex. Garcia-Debanc, 2007; Milian, 2005) ainsi que dans les acquisitions langagières (p. ex. Martinot, 2000) en contexte de français langue première. Les travaux de De Gaulmyn (1987) ainsi que ceux de Gülich et Kotschi (1987) ont notamment permis de caractériser ce phénomène langagier (énoncé source / énoncé reformulateur[8]; autoreformulation / hétéroreformulation[9]; répétition / correction / paraphrase[10]).

Plusieurs recherches se sont intéressées à la dimension multimodale de la reformulation : Berger (2015) souligne l’« importance de prendre en compte les détails séquentiels, prosodiques et non verbaux dans l’examen des activités de correction » (p. 14). Morel (2007) défend l’idée que l’intonation, le regard et les gestes des mains peuvent maintenir, redéfinir ou changer le consensus coénonciatif sur les reformulations.

De son côté, Azaoui (2014, 2016) a distingué dans son travail les relances des reformulations, les premières se distinguant des secondes par l’absence de correction dans la reprise de l’intervention de l’élève. L’auteur a montré que les relances permettent aux enseignantes de son étude de privilégier une autocorrection par l’élève; la reformulation, qui correspond dans son travail à une reprise d’une partie ou de la totalité de l’énoncé de l’apprenante ou de l’apprenant moins l’erreur, est, quant à elle, peu marquée sur le plan prosodique ou gestuel. Dans les deux contextes étudiés[11], ces deux stratégies interviennent principalement à la suite d’erreurs sur la forme de l’énoncé en cours de français langue seconde, et sur le contenu en cours de français langue première.

MÉTHODOLOGIE

Contexte de notre étude

Les données proviennent de la recherche Lire et écrire au CP[12] (Goigoux, 2016) de l’Institut français de l’Éducation. Notre recherche doctorale s’inscrit dans la continuité des travaux menés par le groupe « Écriture » de l’étude, dirigé par Brissaud, Dreyfus et Kervyn (Dreyfus et Brissaud, 2016). Ces chercheurs s’attachent notamment à analyser l’agir enseignant lors des tâches d’écriture afin d’arriver à une modélisation de la compétence professionnelle de l’enseignante ou de l’enseignant (Dreyfus et Brissaud, 2016, p. 37).

Représentant 6 heures 43 minutes, notre corpus est constitué de 11 séances d’ateliers de production d’écrits filmées et codées par les enquêteuses et enquêteurs, que nous avons retranscrites. Celles-ci proviennent de quatre classes contrastées relativement à l’efficacité en écriture : la classe 61 (rang[13] 8 / écriture), la classe 23 (rang 15 / écriture), la classe 106 (rang 98 / écriture) et la classe 68 (rang 118 / écriture). Dans le cadre de cet article, les extraits choisis proviennent des classes 61, 23 et 106.

Les reformulations multimodales autour de l’écrit à produire ou produit comme prisme d’observation

À partir de la définition de la reformulation orale proposée précédemment, on peut s’interroger sur l’empan de discours à prendre en compte comme unité minimale d’analyse dans notre contexte d’étude : compte tenu du « système interactionnel en écho » (Bucheton et Soulé, 2009) constitutif de l’atelier d’écriture au cours préparatoire comprenant des répétitions de phonèmes et de syllabes de la part du maître afin d’aider les élèves à produire de l’écrit, nous prenons en compte ces unités linguistiques. Notre conception de la reformulation orale est donc didactiquement orientée, celle-ci venant renforcer l’hypothèse de l’influence de l’objet enseigné sur les types de reformulations (Castany-Owhadi, 2020; Volteau et Garcia-Debanc, 2008).

Nous nous intéressons aux reformulations de l’enseignante ou de l’enseignant portant sur l’écrit à produire ou produit, autrement dit aux reformulations de l’écrit dans l’oral qui prennent en compte la dimension multimodale. Notre typologie des reformulations de l’« écrit dans l’oral » s’appuie sur la conception de la multimodalité telle que définie par Cadet (voir supra).

Dans ce travail, quatre modalités sont prises en considération : les modalités vocale/verbale, les modalités gestuelle/verbale, les modalités oralo-graphique[14] ainsi que la modalité verbale à dimension « méta »[15]. Cette typologie inclut donc le corps, la voix et la dimension oralo-graphique[16], autrement dit les modalités oral/écrit (Cadet, 2014). À cela s’ajoute la modalité verbale à dimension « méta » correspondant à de l’« écrit dans l’oral » distancé (cf. annexe 1).

Les reformulations de l’« écrit dans l’oral » avec modalités vocale/verbale comprennent : 1) les répétitions avec intonation montante en fin d’énoncé; 2) les reformulations avec pauses entre les phonèmes, les syllabes ou les mots (ou absence de pause entre les mots); 3) les reformulations avec pointage.

Les reformulations de l’« écrit dans l’oral » avec modalités gestuelle/verbale comprennent : 1) les reformulations avec pointage; 2) les reformulations avec mouvement des mains et des bras sur un phonème, entre les syllabes, entre les mots ou à la fin d’un énoncé; 3) les reformulations associées à l’acte graphique.

DES VARIATIONS COMBINATOIRES DANS LES REFORMULATIONS MULTIMODALES

Notre objet d’étude portant sur les reformulations, la dimension verbale est nécessairement présente. Dans un premier temps de notre analyse, nous nous proposons d’isoler les dimensions gestuelle et vocale pour étudier comment celles-ci complètent ou remplacent les énoncés verbaux. Dans un deuxième temps, nous revenons sur les combinaisons possibles entre ces trois dimensions. Cela nous permet d’observer plus finement le caractère multimodal des reformulations.

La dimension gestuelle dans les reformulations multimodales

Nous isolons ici la modalité gestuelle dans les reformulations d’une enseignante, notamment le mouvement des mains et des bras en y incluant la gestualité de type « déictique » (pointage du doigt ou toute gestuelle favorisant l’attention conjointe), la gestualité de type « illustratif » et l’acte graphique (écrire, souligner, surligner, biffer, tracer des lignes, etc.) :

- « Déictique » (D). Les reformulations de l’« écrit dans l’oral » avec une gestualité de type déictique permettent de désigner un référent par la monstration : elles se caractérisent par un pointage sur l’écrit[17], mais aussi parfois sur l’image.

- « Illustratif » (I). Les reformulations de l’« écrit dans l’oral » associées à « une gestualité de type illustratif » entretiennent une relation plus ou moins proche avec le contenu sémantique (gestes iconiques et métaphoriques selon la typologie de McNeill, 1992). Elles peuvent porter sur un phonème (Ip), notamment en utilisant la méthode Borel-Maisonny (ex. 1), qui est une méthode phonétique et gestuelle dont l’objectif est de favoriser l’apprentissage de la lecture et de l’écriture, chaque phonème étant associé à une gestuelle spécifique de la main[22], sur une syllabe (Is) (ex. 2) ou sur un mot (Im) (ex. 3).

- « Acte graphique » (AG). La reformulation de l’« écrit dans l’oral » associée à un acte graphique peut correspondre à la répétition d’autodictée (De Gaulmyn, 1987).

Elle peut aussi correspondre à l’acte de tracer des lignes lors de la phase de mise en texte, mais aussi à celui de surligner ou de souligner lors de la phase de révision pour pointer l’erreur.

La dimension vocale dans les reformulations multimodales

La modalité vocale s’intéresse en particulier aux réalisations prosodiques dans l’énoncé verbal (accentuation expressive et pause dans le cadre de cet article).

- « Accentuation expressive » (AE). L’accentuation expressive à visée didactique peut porter sur un ou des phonèmes (AEp), ou sur une ou des syllabes (AEs).

- « Pause » (P). La pause exagérée à visée didactique peut se faire entre les phonèmes (Pp), les syllabes (Ps) ou les mots (Pm). Il peut aussi ne pas y avoir de pause entre les mots (P⌀).

Les reformulations de l’« écrit dans l’oral » avec pause entre les mots à visée didactique (Pm) sont la plupart du temps associées à au moins une autre sous-catégorie, comme dans l’exemple suivant avec la gestualité de type « illustratif » sur les mots (Im).

Nous avons dissocié les modalités gestuelles, verbales et vocales dans la partie précédente afin de clarifier notre propos : en réalité, celles-ci se combinent. C’est ce que nous allons à présent observer et discuter à partir de captures d’écran associées au verbatim d’une séance de la classe 23[23].

- Un exemple de combinaison « Illustratif-Accentuation expressive »

Nous présentons ci-dessous un exemple de combinaison d’un emblème associé à une accentuation expressive sur le premier terme de la négation. Nous nous situons durant la phase de planification de l’écrit, Sh. proposant d’écrire « il faut pas se bagarrer pour le ballon » (image A).

Figure 1

Exemple de combinaison « Illustratif–Accentuation expressive »

A

[04:58] 72. Sh. : il (ne) faut pas se bagarrer pour le ballon

B

[05:01] 73. M : il (en levant l’index) NE faut pas+ se bagarrer pour avoir le ballon

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Cette hétérocorrection de l’enseignante (T73), en levant l’index et avec accentuation expressive sur « ne » (image B), lui permet d’attirer l’attention de l’élève sur la nécessité, à l’écrit, d’employer le « ne » de la négation. Cependant, en nous appuyant sur les travaux de Long (1996) ou Schmidt (1993), une question demeure : « si tant est que l’élève comprenne que la reformulation contient une intention corrective, est-il en mesure de repérer l’élément à corriger? » (Azaoui, 2014, p. 309). Peut-être pouvons-nous tout au mieux supposer : 1) que cela a déjà été explicité aux élèves et qu’il s’agit d’un rappel; 2) que la convergence des modalités sera suffisante pour que l’élève repère l’élément linguistique erroné afin de le rectifier.

- Un exemple de combinaison « Illustratif–Pause–Écrit dans l’oral distancé »

Durant la phase de mise en mots/révision présentée dans l’extrait suivant, l’enseignante aide Aym. à orthographier correctement le mot « disputer ».

Figure 2

Exemple de combinaison « Illustratif–Pause–Écrit dans l’oral distancé »

A

[23:13] 354. Aym. : (en relisant) dis+pu+ter,+/

B

[23:21] 355. M : (il) y a dis+ (en levant le pouce)

C

[23:21] pu+ (en levant en plus l’index)

D

[23:22] ter (en levant en plus le majeur)

E

[23:23] trois syllabes

F

[23:25] mais dans le mot disputer (en joignant les trois doigts avec l’autre main)

G

[23:26] est’-ce que tu m’as écrit le mot disputer,+/

-> See the list of figures

Comme l’élève n’a pas écrit correctement le mot « disputer », l’enseignante décompose le mot en syllabes. Pour cela, elle procède à un comptage syllabique oral et gestuel rythmé par des pauses pour attirer l’attention de l’élève sur le processus de segmentation syllabique (images B, C et D). Elle poursuit son étayage multimodal par un emblème (représentation digitale de « 3 ») accompagné de l’énoncé « trois syllabes » (image E). Elle illustre ensuite l’étape de fusion syllabique à l’aide d’un geste iconique de sa main droite permettant de symboliser la réunion des trois syllabes, jusqu’alors disjointes gestuellement : l’énoncé « mais dans le mot disputer » associé à ce geste iconique permet ainsi de recomposer le mot « disputer » (image F). Cet étayage multimodal vise vraisemblablement à expliciter les procédures nécessaires à l’apprentissage du code alphabétique. L’écrit produit est commenté, il devient l’objet de la discussion : c’est donc de l’« écrit dans l’oral » distancé.

- Un exemple de combinaison « Déictique–Accentuation expressive »

Au tour de parole 363, lors de la phase de mise en mots/révision, l’enseignante a recours à une autre reformulation de l’écrit dans l’oral avec accentuation expressive sur le « di » de « disputer » (images B, C, et D) tout en pointant l’écrit de l’élève pour une attention conjointe sur l’erreur à corriger (images A, B, C et D).

Figure 3

Exemple de combinaison « Déictique–Accentuation expressive »

A

[24:01] 363. M : est’-ce que là (en pointant du doigt un mot écrit) j’ai bien le son

B

[24:03] [DI]

C

[24: 05] de DISputer

D

[24:06] [DI]

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Cette accentuation sur la syllabe « di- » entraîne une mimique de la part de l’enseignante (image D) : on prend ainsi conscience de l’importance de l’expressivité vocale et faciale dans le cadre de l’apprentissage du code alphabétique pour les enseignantes et enseignants de la première année du primaire. Dans le contexte sanitaire actuel, il semble dès lors évident que le port du masque obligatoire à l’école prive les élèves, tout comme les enseignantes et les enseignants, d’une médiation importante.

CONCLUSION

Cette étude exploratoire montre l’intérêt d’interroger les fonctions didactiques de la dimension multimodale de l’agir enseignant. Contrairement aux précédentes études multimodales qui se sont penchées sur la reformulation orale, la spécificité de celle-ci tient au fait qu’elle prend également en compte l’écrit à produire ou produit durant le processus de tutelle. Par ailleurs, nous avons cherché à montrer l’importance du corps et de la voix dans le champ précis de la didactique de l’écriture en contexte d’atelier de production d’écrits en première année du primaire.

À travers l’analyse proposée, on perçoit la façon dont les dimensions gestuelle et vocale accompagnent la parole (ou la complètent), et sans doute contribuent à lever les malentendus inhérents au seul langage verbal. Les reformulations multimodales des enseignantes et des enseignants ont une fonction d’étayage en posant un écart entre la production de l’élève et la production correcte (Azaoui, 2015; Bruner, 1983) durant la phase d’évaluation (Azaoui, 2014) de l’écrit proposé ou produit.

Cette étude étant exploratoire, certaines limites peuvent être mentionnées. Par exemple, nous n’avons pas pu avoir accès au point de vue de l’acteur (Gadoni et Tellier, 2015) : des recherches ultérieures le prenant en compte permettraient de confirmer ou d’infirmer nos hypothèses.

En outre, il serait judicieux d’étudier l’effet des dimensions multimodales des reformulations de l’« écrit dans l’oral » sur le développement des compétences scripturales des élèves afin de comprendre les significations véhiculées par le corps et la voix des enseignantes et des enseignants.

Le recours à un logiciel de type ELAN aurait aussi facilité la transcription et l’analyse d’interactions multimodales. En outre, nous n’avons pas pu illustrer certains gestes en les décomposant compte tenu de notre corpus, qui est contraint. En effet, l’objectif de la recherche Lire et écrire au CP n’étant pas d’étudier la multimodalité, les prises de vue ne permettent donc pas de le faire.

Compte tenu de l’importance de la multimodalité dans les discours didactiques, il nous semble indispensable d’intégrer cette dimension en formation initiale et continue du personnel enseignant (Tellier et Cadet, 2014). Il s’agira cependant pour la formatrice ou le formateur de veiller à ne pas tenir un discours prescriptif (Guimbretière, 2014b; Lussi Borer et al., 2015), car, comme le souligne Guimbretière (2014b), il ne faut « en aucune façon imposer une manière de faire, simplement montrer la diversité des procédures, des comportements, et confronter l’observation à l’objectif visé » (p. 27).