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INTRODUCTION

Depuis leur avènement, les médias sociaux ont rapidement intégré la sphère éducationnelle et, comme pour les technologies de l’information et de la communication pour l’éducation (TICE), de nombreux chercheurs et chercheuses se pressent à mettre en lumière les avantages de ces outils qui facilitent les interactions en ligne (Faizi et al., 2014; Junco et al., 2013; Lomicka et Lord, 2012; McBride, 2009). Toutefois, si les médias sociaux permettent une pédagogie actionnelle (Nissen, 2011) et interactionnelle (Ollivier, 2010, 2018), le contexte actuel de la pandémie nous invite à évaluer ou à réévaluer leur pertinence pour mieux analyser l’ensemble des facteurs qui pourraient avoir des incidences sur le rapport existant ou possible entre la personne apprenante et ces outils numériques (Collin et al., 2015; Grassin, 2015; Hattem et Lomicka, 2016).

Cette croissance exponentielle des TICE convoque ainsi plusieurs questionnements contribuant à envisager l’usage des nouvelles technologies « au-delà d’un débat réductionniste » concernant leur « valeur ajoutée » (Pellerin, 2017, p. 103).

Cette étude s’insère précisément dans ce questionnement sur l’intégration du numérique en éducation à des fins de développement de la littératie numérique, et pour mieux sensibiliser les jeunes aux enjeux ainsi qu’aux possibilités offertes par l’Internet participatif. Elle concerne l’intégration, dans un cours de langue, de tâches qui exploitent le Web social (ici, Twitter) pour ensuite analyser et mieux comprendre le rapport qu’entretiennent les apprenantes et les apprenants au numérique. Pour ce faire, les microbillets produits en français étaient intégrés aux tâches d’interaction pour le développement des compétences de production et de compréhension écrites, d’interaction et de médiation. Notre objectif de recherche était double : premièrement, nous avons tenté de déceler les facteurs ayant des incidences sur la participation des personnes apprenantes et sur l’expérience vécue, et, deuxièmement, nous avons cherché à distinguer des postures observables nous permettant de mieux comprendre l’influence de ces multiples facteurs sur la participation.

CADRE DE RÉFÉRENCE

Plusieurs approches et cadres théoriques nous ont aidées à guider cette étude et à contextualiser sa problématique.

L’approche sociocritique du numérique en éducation

L’approche sociocritique du numérique en éducation (Collin et al., 2015; Muller, 2017) offre un cadre d’étude novateur pour étudier le phénomène des interactions médiatisées par des outils de réseaux sociaux. S’inspirant des travaux de Selwyn (2010), Collin et al. (2015) ont proposé un cadre initial qui accordait un intérêt particulier à l’influence des facteurs socioculturels sur l’usage des technologies dans des contextes institutionnels et non institutionnels. Cette approche se veut à la fois une analyse critique (Selwyn, 2010), qui s’interroge sur les croyances dominantes et conventionnelles en apprentissage médiatisé par les technologies, et une analyse holistique mettant en valeur l’ensemble des variables qui entrent en jeu dans l’établissement du rapport de l’individu au numérique. Les chercheuses et les chercheurs adhérant à cette approche critiquent ainsi la posture déterministe des recherches qui accordent trop de mérite aux TICE et qui proposent que « le numérique dispose de propriétés éducatives inhérentes qui sont à même de soutenir l’enseignement et l’apprentissage » (Collin et al., 2015, p. 9). Ces auteurs précisent que les objectifs de ce cadre théorique sont de plusieurs ordres : 1) la détermination des facteurs qui influencent la disposition de la personne apprenante à tirer profit des technologies; 2) la détermination des usages effectifs du numérique qui pourraient soutenir le processus d’apprentissage.

L’approche sociocritique s’articule sur l’idée que le rapport au numérique est constitué d’un ensemble de représentations et d’usages qui se forment principalement en dehors de la salle de classe durant les expériences sociales et personnelles de chaque individu (Collin et al., 2015); autrement dit, ce rapport constitue l’ensemble des dispositions d’un individu qui modifient ses pratiques numériques. Ce rapport au numérique varie d’une personne apprenante à l’autre selon un système dynamique de facteurs tels que le contexte d’exposition au numérique ou les habitudes d’usage individuelles.

Dans le cadre plus spécifique de l’apprentissage des langues en contexte numérique, l’analyse de ces facteurs nous permet de mieux saisir la manière dont les apprenantes et les apprenants utilisent les technologies pour médiatiser une tâche. En plus de la prise en compte usuelle des données démographiques des participantes et des participants, telles que l’âge, la formation linguistique et la langue maternelle, l’approche sociocritique requiert de porter une attention particulière au contexte, aux différences individuelles et aux représentations des personnes apprenantes.

Le deuxième objectif de l’approche sociocritique du numérique en éducation vise la détermination des usages effectifs du numérique, privilégiant ainsi l’étude sociotechnique des usages du numérique in situ.

L’ergonomie didactique

L’approche ergonomique constitue une manière d’effectuer ce type d’analyse (Bertin, 2015; Caws et Hamel, 2016). L’approche ergonomique émerge de cadres théoriques tels que la théorie socioculturelle (Lantolf et Thorne, 2006) et la théorie de l’activité instrumentée (Rabardel, 1995; Raby, 2005; Vygotsky, 1978) pour mettre en lumière le rôle fondamental des interactions de l’actrice ou de l’acteur (ici le sujet apprenant) avec des instruments, au sein d’environnements spécifiques et en interaction avec d’autres personnes.

L’analyse du potentiel offert par les médias sociaux, considérés ici comme des instruments d’ordre culturel, s’insère donc dans un cadre plus général des recherches en analyse des interactions. Cette dernière tente d’analyser la manière dont certains outils, notamment ceux du Web social reposant sur les affordances (c’est-à-dire les potentialités) interactives et participatives de l’Internet, peuvent être exploités à des fins d’apprentissage. Ainsi, comprendre l’apprenante ou l’apprenant, c’est tenir compte des contextes culturels d’apprentissage (p. ex. de lecture ou de travail) pour nous guider vers un choix de tâches ou d’instruments selon les contextes individuels, les habitudes d’interaction ou les besoins pédagogiques.

L’approche socio-interactionnelle

L’approche socio-interactionnelle avancée par Ollivier (2010, 2018) émerge de recherches sur les compétences communicatives et interactionnelles, notamment des travaux de Grillo (2000), et insiste sur l’idée que lorsqu’on communique, on interagit avec une personne dans le but de coconstruire du sens (Ollivier, 2010). L’auteur ajoute que l’apprentissage d’une langue exige un certain degré d’authenticité et de pertinence, et que « l’authenticité interactionnelle doit, elle, permettre une mise en oeuvre de processus communicatifs présents dans la vie réelle » (p. 122). Le concept de tâche ancrée dans la vie réelle est central dans cette approche. Par l’intermédiaire de telles tâches, le sujet apprenant quitte son rôle habituel pour devenir un véritable usager de la langue, un acteur social au même titre qu’un locuteur natif qui participerait à une interaction en ligne.

Dans des environnements comme le Web 2.0, le contexte d’apprentissage se définit en fonction des contraintes du site Web plutôt que par les directives de l’enseignante ou de l’enseignant. De plus, les interactions qui se produisent entre les internautes sont publiques et elles visent alors des destinataires autres que l’enseignante ou l’enseignant, et offrent des objectifs autres que l’évaluation. Ainsi Ollivier (2010, 2012, 2018) souligne-t-il l’importance de créer des tâches de langues fondées dans les pratiques sociales de la vie réelle, qui rendent possibles des interactions authentiques, définies comme étant des interactions réelles qui dépassent le cadre du cours et qui sont produites dans le but de transmettre un message à un destinataire réel.

Le potentiel des tâches en contexte numérique

Ces tâches, qui emploient des wikis, des blogues, des réseaux sociaux et d’autres plateformes participatives sur le Web 2.0, se rapprochent du concept de cybertâches introduit par Mangenot et Soubrié (2010). Malgré une réticence initiale à encourager l’incorporation des TICE, plusieurs chercheuses et chercheurs insistent désormais sur le potentiel éducatif et motivationnel des cybertâches. Par exemple, dans une analyse de 87 articles portant sur l’usage des médias sociaux en anglais langue seconde (ALS), Reinhardt (2019) suggère que les recherches dans ce domaine discutent souvent de trois aspects du potentiel des TICE : promouvoir des interactions authentiques dans des communautés numériques, motiver les personnes apprenantes par la contextualisation de la langue, et développer les littératies numériques et l’autonomie de l’apprenante ou de l’apprenant.

Pour mieux mesurer la capacité des technologies à offrir ce genre de communauté aux apprenantes et aux apprenants, certains chercheurs et chercheuses proposent le concept de présence sociale, terme défini à l’origine par Short et al. (1976, p. 65). Inspiré par ce concept, Rourke et al. (1999) ont proposé un cadre d’analyse discursive de la présence sociale dans des situations de communication médiatisées par ordinateur. Ce cadre se base sur trois catégories principales : affectives (expression de sentiments, expression d’humour), interactives (répondre à autrui, poser des questions, interagir) et cohésives (salutations, interactions avec le groupe, langage phatique). Ces auteurs soutiennent que la fréquence d’occurrence de ces catégories indique le niveau et le type de présence sociale manifestée durant une situation de communication. Ce cadre permet ainsi la détermination de niveaux de présence sociale et de type de communauté établie dans des situations de communication médiatisées. Lomicka et Lord (2012) ont par la suite adapté ce modèle pour l’analyse d’interactions dans Twitter et pour se concentrer notamment sur deux aspects précis : le potentiel de Twitter à faciliter le développement d’un sens de communauté entre les participantes et les participants, et les manières dont la présence sociale se manifeste sur ce réseau social. Notre étude de cas se base sur ce dernier modèle tout en le développant.

MÉTHODOLOGIE

La présente étude de cas s’insère dans un large projet de recherche, financé par le Conseil de recherches en sciences humaines, qui s’intéresse aux relations existant entre les apprenantes et apprenants de langues et d’outils numériques, ainsi qu’aux interactions qui se créent ou peuvent se développer à des fins d’apprentissage[1].

Personnes participantes

Les sujets concernés par le présent article sont des étudiantes et des étudiants inscrits dans un cours de français de première année de niveau débutant/intermédiaire (A2/B1 du cadre européen de référence pour les langues) dans une université canadienne. Il s’agit de 10 personnes participantes qui ont suivi toutes les contraintes de la recherche, c’est-à-dire qu’elles ont participé à l’activité d’interaction sur Twitter, qu’elles ont répondu aux deux questionnaires distribués et qu’elles ont pris part à l’entretien semi-directif en fin de semestre. De ces dix personnes participantes, trois provenaient d’un programme de français langue seconde (FLS), deux avaient suivi des programmes de français à l’école secondaire 20 ans ou plus auparavant, deux étaient issues d’un programme d’immersion et trois n’avaient pas de formation en français préalablement à leurs études universitaires. Elles avaient toutes l’anglais comme langue maternelle. Six d’entre elles étaient âgées de 17 à 21 ans, deux autres avaient plus de 35 ans et deux étaient âgées de 22 à 30 ans.

Pour mieux comprendre le rapport que ces personnes participantes entretenaient déjà avec le numérique, nous avons tracé un portrait sommaire de leurs pratiques. Pour ce faire, nous leur avons demandé d’évaluer leurs expériences. Le tableau suivant (Tableau 1) résume les résultats recueillis pour chaque personne ayant participé (P) à la présente étude.

Tableau 1

Profil numérique des personnes participantes (échelle de Likert 1-6)

Profil numérique des personnes participantes (échelle de Likert 1-6)

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On note que deux personnes considèrent avoir peu d’expérience avec les médias sociaux, que seulement deux utilisent déjà Twitter de manière relativement fréquente et que leur attitude vis-à-vis de l’utilisation du numérique en éducation varie.

Instruments et procédures de collecte de données

La présente étude de cas vise à décrire un phénomène d’apprentissage en contexte numérique au sein d’un environnement réel (voir Nunan, 1992). Elle se base sur des données d’ordre qualitatif résultant de deux questionnaires, d’un entretien semi-directif et de productions sur Twitter. Les microbillets en français sur Twitter étaient produits dans le cadre d’une des tâches proposées aux étudiantes et aux étudiants pour leur permettre d’interagir dans un contexte réel, en dehors de la classe, sur des sujets de la vie quotidienne. Cette activité était facultative, mais évaluée, les étudiantes et les étudiants ayant toutefois l’option de la remplacer par un projet individuel.

Les deux questionnaires ont été remplis avant et après l’activité sur Twitter. Le premier était composé de questions sur le profil des personnes (âge, familiarité avec certaines technologies, attitude à l’égard de l’usage des technologies en éducation, préférences quant aux méthodes d’apprentissage) et le deuxième cherchait à évaluer leur perception quant à leur utilisation de Twitter (satisfaction, motivation à participer à l’activité, degré d’aisance avec l’outil). Il s’agissait de questions à choix multiples et de questions qualitatives sur une échelle de Likert allant de 1 à 6.

À la fin du semestre, les personnes participantes ont été invitées à prendre part à un entretien semi-directif. À l’instar du deuxième questionnaire, les questions ciblaient leur expérience dans le cours (les préférences de tâches, leur niveau de français) et dans l’usage des technologies. Le contenu des entretiens a été transcrit dans le logiciel NVivo afin de permettre une analyse discursive des commentaires des personnes participantes.

Les microbillets produits dans le cadre du cours en français sur Twitter ont également été transcrits dans le logiciel NVivo pour permettre leur codage selon le modèle inspiré par Rourke et al. (1999) et par Lomicka et Lord (2012). Ce codage (voir Tableau 2 dans la partie suivante) nous a permis d’identifier les destinataires de l’interaction (pair, professeure, assistante d’enseignement, etc.), les types de production (microbillet, partage d’un microbillet, réponse, etc.) et les thèmes (vie personnelle ou scolaire, travail, etc.). Un double codage (deux personnes et deux instances) des données nous a permis d’augmenter la validité des résultats.

Analyses

L’analyse discursive s’est concentrée sur trois aspects : une analyse des besoins de l’apprenante ou de l’apprenant (approches sociocritique et ergonomique), une analyse de son utilisation de Twitter (approche socio-interactionnelle) et une analyse de son expérience vécue (approche sociocritique). Cette analyse offre une manière de relier les facteurs contextuels ou personnels (p. ex. l’activité, la perception de la personne participante, les capacités de cette dernière, etc.) aux tendances d’usage et d’expériences significatives du groupe.

L’analyse des besoins vise à exposer le rapport de l’apprenante ou de l’apprenant à la tâche (objectifs, contexte, ressources), à la langue (niveau de langue, formation, fréquence d’usage) et à la technologie utilisée (familiarité, accessibilité), puis à déterminer ses besoins subjectifs tels que ce qu’on veut apprendre et de quelle manière (González-Lloret, 2014; Long, 2005). Cette démarche permet de donner un aperçu des facteurs personnels et socioculturels présents dans la vie de l’apprenante ou de l’apprenant.

L’analyse de l’utilisation de Twitter s’articule sur les observations directes des microbillets dans le but de cerner la présence sociale des personnes apprenantes (Lomicka et Lord, 2012), les thèmes du discours (Antenos-Conforti, 2009), les caractéristiques d’usage telles que le choix des destinataires d’une production ou les statistiques sur leur participation. Le tableau ci-dessous (Tableau 2) résume les catégories utilisées ainsi que les indicateurs relevés pour chaque catégorie, et illustre chacun des indicateurs d’un exemple extrait des microbillets produits.

Tableau 2

Catégories et indicateurs de présence sociale adaptés de Lomicka et Lord (2012)[2]

Catégories et indicateurs de présence sociale adaptés de Lomicka et Lord (2012)2

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L’analyse de l’expérience vise à exposer les niveaux de satisfaction et d’anxiété des sujets liés à l’expérience numérique (p. ex. l’usage des technologies), pédagogique (p. ex. l’appréciation de la tâche) et sociale (p. ex. les interactions avec les pairs) lors de l’activité sur Twitter. Le tableau ci-dessous (Tableau 3) illustre les trois types d’analyse visés pour la présente étude. Rappelons que cette étude se place dans le cadre d’une approche sociocritique et ergonomique, privilégiant ainsi l’étude sociotechnique des usages du numérique in situ (Caws et Hamel, 2016; Collin et al., 2015).

Tableau 3

Schéma d’analyse

Schéma d’analyse

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RÉSULTATS ET DISCUSSIONS

Les résultats témoignent d’une nette variation vis-à-vis de la participation et de l’expérience des personnes apprenantes, ce qui souligne la pertinence d’une investigation sociocritique et ergonomique des facteurs pouvant influencer l’approche prise par celles-ci dans l’activité. Nous constatons plusieurs liens possibles entre leurs perceptions à l’égard de leurs compétences langagières, l’analyse de la participation et l’analyse de l’expérience. De ces liens découlent quatre postures observables que nous décrivons dans la partie suivante.

Les facteurs qui semblent avoir des incidences sur la participation et l’expérience

En inscrivant cette étude dans une approche sociocritique du numérique en éducation (Collin et al., 2015), nous visions la détermination des facteurs qui influencent non seulement la disposition de l’apprenante ou de l’apprenant à tirer profit des technologies, mais aussi les formes que prennent les usages du numérique. Quatre facteurs principaux semblent avoir influencé la participation des personnes apprenantes : la formation, l’âge, le style d’apprentissage et le positionnement à l’égard du numérique.

La formation

Dans le contexte particulier de cette étude, les niveaux d’engagement étaient plus faibles chez les trois personnes qui avaient commencé leur apprentissage du français à l’université et chez les deux autres personnes issues d’un programme d’immersion française. On constate chez ces dernières plus de difficultés en ce qui concerne les catégories de participation exigeant une ouverture sociale comme l’interaction, le partage du contenu affectif et non scolaire, la visibilité et les productions phatiques.

Les trois personnes provenant d’une formation en français à l’université se sont distinguées à plusieurs reprises des autres personnes participantes qu’elles considéraient comme plus expérimentées en français, notamment celles issues d’un programme d’immersion : « Je me sens nerveuse quand je parle français, car j’ai le sentiment de ne pas être du même calibre que les autres qui viennent de programmes d’immersion[3]. » (P29). L’usage ici du terme « immersion » comme indicateur d’une certaine aptitude en français mise en rapport avec une marque d’autodépréciation (« ne pas être du même calibre ») montre l’insécurité ressentie par ces personnes à l’égard de la qualité de leur formation par rapport aux programmes d’immersion et les compétences d’interactions en français qui en découlent. Il s’agit d’une idée préconçue de la supériorité de l’immersion française qui introduit une rupture entre les apprenantes et les apprenants du cours.

Faisant écho à plusieurs études (Delahunty et al., 2014; Hughes, 2007; Rovai, 2002), il est probable qu’un sentiment de non-appartenance, découlant en partie de leur formation et en partie de leurs croyances sur leurs compétences langagières, a contribué à leur réticence à s’exposer en ligne et à participer socialement à l’activité; la crainte du jugement et l’insécurité vécue ont nui à leur usage des diverses fonctions de Twitter et à leur capacité de produire du contenu. En effet, après l’analyse des microbillets, nous avons constaté, outre leur faible taux de participation, que ces apprenantes et ces apprenants ont moins d’interactions et que leur présence sociale est réduite au sein de Twitter, ce qui indique une entrave aux affordances d’interaction permises par l’instrument.

L’âge

On note un rapport de cause à effet entre l’âge des deux participants qui ont plus de 35 ans et les catégories de participation, notamment celles en lien avec la tâche comme l’interaction, la réponse à des questions posées par la professeure dans Twitter et les microbillets axés sur la sphère scolaire. Ces deux personnes publient le plus de microbillets sous le thème scolaire, tandis que les personnes participantes âgées de 17 à 30 ans publient des microbillets plus variés, notamment des microbillets libres sur le thème non scolaire. De plus, les idées que ces personnes associent à leur âge semblent alimenter un sentiment de non-appartenance au groupe, ce qui rend les interactions avec les autres personnes participantes anxiogènes et démotivantes. À titre d’exemple, l’une d’elles considère que sa présence gêne les apprenantes et les apprenants plus jeunes, ce qui l’a dissuadée d’interagir avec des pairs qu’elle ne connaissait pas. Par conséquent, elle tente d’interagir plutôt avec les assistantes du cours, avec la professeure et avec les apprenantes et les apprenants qu’elle avait déjà rencontrés en personne. De même, P18 a créé un compte supplémentaire, @Fran160B ou #fran160_bot de manière anonyme afin de remplir son contingent d’interactions pour l’activité et faire en sorte d’interagir avec une personne fictive pour ne pas « déranger » ses pairs. Cette décision souligne davantage son anxiété communicative et son sentiment de non-appartenance l’ayant éloignée de la communauté sociale du groupe.

Le style d’apprentissage

Les personnes apprenantes qui préfèrent un style d’apprentissage plus traditionnel[4] qu’actionnel participent davantage dans les catégories liées à la tâche. À l’inverse, celles qui favorisent un style d’apprentissage actionnel produisent plus de microbillets au contenu affectif ou contenant des indicateurs dans la sphère personnelle. Il semblerait que les premières aient de la difficulté à s’émanciper du cadre éducatif et de leur rôle d’apprenante ou d’apprenant dans un contexte censé être authentique, actionnel et communicatif; il semble que leurs croyances à l’égard de ce qu’on attend d’elles dans un contexte universitaire entravent leur capacité à participer dans le seul but de devenir des actrices et des acteurs sociaux en français (Ollivier, 2010, 2012).

Pour les personnes qui préfèrent un apprentissage plus traditionnel, le fait qu’elles demeurent strictement dans le cadre éducatif semble avoir diminué l’importance, voire la nécessité d’une activité communicative sur un réseau social, ce qui a possiblement eu l’effet de détériorer leur expérience. À titre d’exemple, ces dernières ne sont pas convaincues que l’objectif de communication sur Twitter puisse contribuer à l’apprentissage : « Il me semble que d’utiliser Twitter sans avoir recours à des dictionnaires ne serait pas aussi bénéfique[5] » (P26). En raison de leurs croyances concernant la nature scolaire et structurée de l’apprentissage des langues, elles ont ainsi remis en question l’utilité, voire la nécessité de l’activité sur Twitter : « Et je me pose la question […] : comment est-ce que cela va m’aider à apprendre?[6] » (P26).

À l’inverse, les quatre personnes apprenantes qui préfèrent un style d’apprentissage actionnel[7] ont poursuivi des objectifs communicatifs, faisant passer au second plan le rôle de la professeure et les objectifs instrumentaux de l’apprentissage du français : « Cette activité était pour moi et mes camarades, et non pour la prof[8] » (P7). Cette activité semble être devenue une tâche réellement interactionnelle fondée sur des pratiques sociales de la vie réelle : « Il ne s’agissait plus de faire un devoir, mais plutôt de communiquer avec mes pairs[9] » (P14). Comme le suggère Ollivier (2018), cette participation, qui sort la personne apprenante des limites de la salle de classe traditionnelle, peut avoir résulté en plus de motivation, plus de satisfaction et moins d’anxiété dans l’activité tout en contribuant à l’apprentissage de la langue : « De pouvoir écrire sans contrainte et sur des choses qui m’intéressent m’a fait penser au français plus souvent[10] » (P7).

Le positionnement à l’égard des réseaux sociaux

L’imaginaire du numérique des personnes participantes semblerait avoir incité certaines d’entre elles à ne pas consentir à l’activité, empêchant ainsi la publication de microbillets, la découverte des fonctions de Twitter et la création d’une identité numérique. Bien que la participation sur Twitter ait été facultative, on note que certaines personnes apprenantes s’y sont senties obligées; leurs commentaires trahissent un positionnement négatif à l’égard des réseaux sociaux et laissent entendre qu’elles auraient préféré ne pas participer. Ce constat fait écho aux résultats de Muller (2017), puisque ces personnes justifient leur faible participation par des raisons diverses : identité, désapprobation, convictions personnelles ou habitudes d’utilisation.

Ce positionnement à l’égard du numérique aura non seulement dégradé la satisfaction de ces apprenantes et apprenants, mais aussi dissimulé la perception des affordances de Twitter. On constate des taux élevés d’anxiété spécifiquement liée au numérique chez ces personnes. Leur réserve à l’égard de Twitter a engendré des sentiments négatifs lors de son usage. En outre, en ce qui concerne les affordances de l’application, on note, à titre d’exemple, que ces personnes n’ont pas fait les efforts nécessaires pour suivre le fil de la conversation, comme la recherche du mot-clic #FRAN160 et, en conséquence, elles ont eu beaucoup de difficulté à naviguer sur la plateforme : « Twitter ressemblait à un livre numérique qui changeait sans cesse […][11] » (P10). Ainsi, pour elles, l’usage d’une plateforme qui leur a posé autant de défis était démotivant, minimisant leur désir de passer du temps à mieux comprendre les affordances de l’outil et résultant en plus d’anxiété.

Pour d’autres apprenantes et apprenants, le recours à Twitter comme activité d’apprentissage engendre de la satisfaction, un état d’aise et de la motivation à participer. Plutôt que de constater des difficultés concernant l’outil, ces personnes exploitent de nombreuses affordances de Twitter : elles ont activé des notifications sur l’application de Twitter et ont cherché soit le mot-clic #FRAN160, soit les comptes de leurs pairs pour suivre l’activité du groupe. De plus, les deux personnes participantes qui avaient une connaissance préalable de Twitter sont celles qui ont suivi le plus de comptes en langue française (entre 7 et 15), ce qui leur a offert une expérience d’utilisation ponctuée de ressources politiques et culturelles dans la langue cible. L’ensemble des affordances comprises et exploitées sur Twitter ont également contribué à leur perception de la pertinence perçue de l’activité ainsi qu’à leur expérience d’apprentissage. Par exemple, ces deux personnes expriment une appréciation positive sur les aspects de flexibilité, de simplicité de prise en main et d’accessibilité qui permettent la pratique du français à tout moment et en tout lieu : « On pouvait parler de tout ce qu’on voulait, à tout moment, et de n’importe où[12] » (P7). En plus d’apprendre du vocabulaire en contexte, ces dernières constatent que Twitter leur a permis de mieux collaborer avec leurs pairs.

Les postures observées

À la suite de cette analyse, nous avons observé quatre postures nous permettant de mieux appréhender les rapports des apprenantes et des apprenants au numérique, les besoins pressentis et les enjeux du numérique en éducation. Nous avons nommé ces quatre postures ainsi : invisible, isolée, sociale et scolaire.

La posture invisible

Cette posture représente globalement la non-participation à l’activité. Il semble que ce type de comportement découle principalement d’un sentiment de non-appartenance à la communauté scolaire d’un cours de français qui dissuade leur participation. Cette posture reprend certains constats évoqués par Delahunty et al. (2014). Doutant de leurs compétences écrites et réticentes à s’exprimer en contexte scolaire, ces personnes ont évité de se construire une identité numérique, ignorant ainsi une des exigences de la tâche.

La posture isolée

Cette posture représente les apprenantes et les apprenants qui se distinguent de la communauté de leurs pairs soit en s’isolant, en étant trop préoccupés par les exigences de la tâche pour participer de manière autonome, soit encore en se positionnant contre l’usage des réseaux sociaux. Ces personnes semblent éviter la participation sociale et l’ouverture personnelle à l’activité principalement en raison d’un sens de non-appartenance à la communauté du cours qui découle de leurs insécurités linguistiques. Anxieuses de ne pas être aussi compétentes que leurs pairs, ces personnes apprenantes se préoccupent davantage des exigences de la tâche. Elles sont réticentes à se créer une identité numérique, ne participent guère, exhibent peu de stratégies numériques et publient du contenu fragmenté et impersonnel. En conséquence, elles se sentent insatisfaites de leur expérience d’apprentissage. Elles ont aussi éprouvé moins de motivation et ont ressenti plus d’anxiété durant l’activité. Ces comportements s’apparentent à ceux décelés dans des études précédentes (Delahunty et al., 2014; Fenoglio et Anthony, 2019; Muller, 2017).

La posture sociale

Cette autre posture concerne les apprenantes et les apprenants qui ont intégré la communauté sociale de leurs pairs tout en articulant l’activité autour de leurs objectifs personnels et sociaux, et qui se sont aussi intéressés à l’usage de Twitter pour l’activité. Ils se sont créé une identité personnelle, nuancée et dynamique sur la plateforme. Ces apprenantes et ces apprenants ont exhibé beaucoup de satisfaction dans l’activité et sont devenus des actrices et des acteurs sociaux en français par l’entremise des interactions sur Twitter, comme cela est suggéré par Ollivier (2018).

La posture scolaire

La dernière posture correspond aux apprenantes et aux apprenants qui se sont éloignés de la communauté sociale de leurs pairs en visant une identité plus impersonnelle et neutre. Ces personnes ont structuré l’activité autour de leurs champs d’intérêt et de leurs objectifs d’apprentissage, mais elles n’étaient pas convaincues de la pertinence d’utiliser un réseau social dans un contexte scolaire. Elles sont moyennement satisfaites par la tâche parce qu’elles ne sont pas convaincues que celle-ci était propice à l’apprentissage du français (Fenoglio et Anthony, 2019). Il s’agit ainsi d’un groupe de personnes qui s’identifient en tant qu’apprenantes et apprenants d’une langue, plutôt qu’en tant qu’actrices et acteurs sociaux en français.

CONCLUSION

Malgré les limites imposées par le nombre restreint de personnes participantes, cette étude nous permet de revisiter la place qu’occupent les médias sociaux en éducation, tant pour le développement des compétences numériques que pour l’éducation à la citoyenneté numérique. Dans le contexte plus précis de la didactique des langues, cette étude tente aussi de montrer que l’éducation langagière a une place à jouer dans la formation de citoyennes usagères et de citoyens usagers du numérique (voir Ollivier et al., 2021).

Le premier constat, motivé par la situation actuelle dans laquelle les technologies numériques sont devenues omniprésentes en éducation, est le besoin de travailler sur le développement de la littératie numérique (soit les compétences d’utilisation et d’interactions au sein du numérique) dès le secondaire, voire le primaire, pour augmenter la normalisation des pratiques d’interactions avec le numérique quand les élèves entrent à l’université. Les médias sociaux restent encore très ancrés dans des postures profondément liées à la vie sociale et personnelle de la communauté étudiante. Or, si certaines personnes ont acquis de nombreuses compétences d’interactions fonctionnelles et sociales, il semble qu’elles pourraient aussi les exploiter à des fins d’apprentissage et de participation active en tant que citoyennes et citoyens du numérique, si le contexte éducatif le leur permet. Toutefois, il importe aussi de tenir compte des apprenantes et des apprenants qui, comme nous l’avons observé, ne se sentent pas à l’aise dans des contextes numériques et sociaux. Dans ce cas, une réflexion plus profonde sur les enjeux sociétaux et éducatifs du numérique s’imposera avant de les inviter à réévaluer leur positionnement initial à l’égard du numérique.

Ce premier constat nous engage nécessairement vers une remise en question du rôle joué par le personnel enseignant. Quelle posture adopter? Quelles actions ou interactions promouvoir chez les apprenantes et les apprenants? À moins d’avoir déjà reçu une formation critique à l’éducation en contexte numérique, le personnel enseignant continuera de jouer le rôle de mentor, de curateur d’applications numériques et de facilitateur d’interactions authentiques par l’intermédiaire de tâches d’apprentissage ancrées dans la vie réelle (Ollivier, 2018). Toutefois, pour mieux développer l’aptitude des apprenantes et des apprenants à devenir des citoyennes et des citoyens du numérique, le personnel enseignant devra tenter de mieux les préparer à affronter les défis et les possibilités que présentent les sites participatifs, et promouvoir un regard et un discours plus critiques à leur égard.

Introduire le Web participatif en éducation, c’est accepter les défis d’une pédagogie ouverte et participative (Caws et al., 2021) pour tenter de normaliser (Bax, 2011) les interactions au sein d’espaces numériques réels. La présente étude de cas illustre ainsi le passage à une pédagogie ouverte et participative par l’entremise de l’utilisation de Twitter comme outil de communication, de médiation et d’interaction. Une des conséquences directes d’une telle pédagogie sera de développer une multitude de compétences de littératie, d’envisager le virtuel comme une simple métamorphose du réel (Vial, 2013) et d’élargir le débat sur des questions cruciales telles que la cybersécurité, la construction identitaire ou la socialisation en contexte numérique. Tous ces aspects s’intègrent dans le mouvement vers le développement de la citoyenneté numérique.